Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/11


LA RELIGION.

Indifférence religieuse des Chinois. — Musulmans, chrétiens et juifs. — Religion de Lao-tse. — Idoles du temple de Fa-quâ. — Abjection où vivent les prêtres. — Doctrine de Confucius. — Le bouddhisme. — Réforme de Tsong-Kaba. — Lamas et bonzes. — Mme de Bourboulon dans le temple des Mille-Lamas. — Visite à la bonzerie de Ho-kien. — Magnifiques jardins. — Martyrs volontaires. — Moulins à prières. — Singulière mode de sépulture. — Repas de la communauté.

La religion joue un moins grand rôle en Chine que dans tout autre pays. Le fond du caractère chinois, c’est le scepticisme. Le Chinois ne poursuit avec ardeur que les richesses et les jouissances matérielles ; les choses spirituelles ayant rapport à l’âme, à Dieu, à une vie future, il y croit peu, ou plutôt il ne veut pas s’en occuper. Cette indifférence qui fait le désespoir de nos missionnaires est confirmée par un fait récent assez concluant. Lors de l’enterrement d’un prince de la famille impériale, qui eut lieu à Pékin en 1861, on convoqua, pour augmenter la pompe de la cérémonie funèbre, des prêtres de toutes les religions qui existent dans la ville. Il y avait là, pêle-mêle, des docteurs de la raison, des lamas jaunes du culte réformé, des bonzes et des imans hoei hoei ou musulmans chinois. Est-ce le signe d’une sage tolérance ? Non. C’est seulement la preuve du mépris qu’affichent en Chine les hautes classes de la société pour les formes religieuses.

On compte, dans ce pays, trois religions principales : la religion de Lao-tse, celle de Confucius, et celle de Fô ou le bouddhisme, qui est la plus répandue. On y rencontre, en outre, un assez grand nombre de mahométans qui habitent différentes provinces et dont nous parlerons plus tard en décrivant la ville de Luan-Hoa-fou ; des chrétiens, dont le décret sur la liberté de conscience a beaucoup amélioré la position, et enfin quelques juifs dont il n’existe plus qu’un petit nombre de familles et une synagogue dans la province de Ho-nan.

La religion de Lao-tse passe pour être la religion primitive de la Chine. Ses sectateurs admettent beaucoup de dogmes qui leur sont communs avec ceux de Confucius, mais ils croient à l’existence des dieux intermédiaires, des génies et des démons. Ce culte a dégénéré en idolâtrie. Les prêtres et prêtresses, voués au célibat, se livrent à la magie, à la nécromancie et à une foule d’autres superstitions. On les appelle tao-sse ou docteurs de la raison, parce qu’un dogme de leur croyance, enseigné par Lao-tse, leur fondateur, admet l’existence de la raison primordiale qui a créé le monde. Lao-tse vivait il y a deux mille quatre cents ans, à la même époque que Confucius, avec qui il eut de fréquentes disputes sur le dogme ; ces disputes se continuèrent après leur mort, et les annales chinoises sont remplies du récit des querelles des tao-sse avec les disciples de Confucius. Les superstitions extravagantes des premiers, leur prétention de connaître l’élixir qui donne l’immortalité, donnèrent de puissantes armes à leurs adversaires qui les couvrirent de ridicule. Actuellement, la religion de Lao-tse n’est plus pratiquée que dans la plus basse classe du peuple.

La pagode de Fâ-quâ, dont nous avons parlé et qui est située dans une île de la mer du Nord, à Pékin, appartient aux prêtres tao-sse. Les vastes salles eu sont occupées par une armée de dieux et de génies monstrueux en bois peint et sculpté ; dans les galeries latérales, une foule d’autres figures représentent des héros ou des saints canonisés de cette secte populaire. Au centre de l’édifice se trouvent cinq statues gigantesques ; celle du milieu, assise sur un coussin, la poitrine et le ventre découverts, est une représentation du dieu qui doit venir sauver les hommes ; les quatre autres, qui lui servent d’acolytes, sont des dieux inférieurs ; le premier tient un long serpent enroulé autour de son corps ; le second porte un parasol sur la pointe duquel sont attachés des nuages en papier ; le troisième, qui a une figure effroyable, brandit un sabre à deux tranchants ; le quatrième, enfin, joue de la mandoline.

Les prêtres de ce temple, au nombre d’une quinzaine au plus, n’ont pas de costume particulier, ou plutôt ils sont couverts de guenilles sordides. Leur tête est rasée, mais non pas complétement comme celle des bonzes, car ils se laissent croître sur le sommet du crâne une épaisse touffe de cheveux qu’ils maintiennent avec une épingle de métal. C’est leur seul signe distinctif. La misère de ces malheureux et le mépris dont ils sont poursuivis sont tels, que le nombre en va toujours diminuant. On les laisse vivre dans l’abjection au fond de leur temple sans s’occuper d’eux, sauf quelques adeptes qui vont quelquefois consulter les sorts ou brûler du papier peint et des bâtons de parfums au pied des idoles. Ces rares aumônes ne pourraient suffire à leur entretien, s’ils n’y joignaient la mendicité qu’ils exercent en grand et de la manière la plus importune. Pour le Chinois, travailleur par excellence, tout prêtre est un paresseux, un frelon qui vit dans la ruche aux dépens des abeilles ; aussi le tao-sse en est-il réduit, dans sa vieillesse, à louer pour quelques sapègues l’enfant d’une famille pauvre dont il fait son disciple ou plutôt son domestique, et qui plus tard devient son successeur.

Bonze chinois brûlant des parfums. — Dessin de Mettais d’après une peinture chinoise.

La religion, ou plutôt la doctrine de Confucius, est suivie par les lettres : l’empereur lui-même s’en est déclaré le patriarche. Elle a pour base un panthéisme philosophique diversement interprété suivant les époques. Quoique l’existence d’un Dieu tout-puissant, punissant le crime et récompensant la vertu, ait été admise par ce grand philosophe, le peu de soin qu’il a pris de baser ses principes de morale sur l’idée divine, a amené peu à peu ses disciples au matérialisme. Pour Confucius, le bien et la justice parmi les hommes sont en conformité avec l’ordre éternel de la nature ; ce est mal au point de vue de la morale, pèche contre l’harmonie du Grand Tout. Il ne s’est, dans aucun de ses ouvrages, livré aux spéculations philosophiques sur l’origine, la création ou la fin du monde ; il n’est jamais religieux, mais il enseigne admirablement la piété filiale, l’amour de l’humanité, charité, la renonciation de soi-même ; enfin c’est un grand moraliste qui a donné les préceptes du beau et du bien, mais qui n’a voulu préjuger en rien les destinées de l’homme et la nature de la Divinité. Confucius, né l’an 551 avant Jésus-Christ, et mort en 474, était donc contemporain des premiers philosophes grecs, de Cyrus et d’Eschyle. Voltaire a dit de lui :

De la seule raison salutaire interprète,
Sans éblouir le monde éclairant les esprits,
Il ne parla qu’en sage et jamais en prophète ;
Cependant on le crut, et même en son pays.

Jamais il n’a été donné à un homme d’exercer, pendant tant de siècles, un aussi grand prestige sur ses semblables. Depuis deux mille quatre cents ans, trois cents millions d’hommes rendent un culte à la fois civil et religieux à ce grand citoyen. Il n’est pas une ville qui n’ait un temple élevé en son honneur ; son image se trouve dans toutes les académies, dans les pagodes des lettrés, dans les yamouns destinés aux examens littéraires ; dans les plus humbles écoles des villages les plus reculés, maîtres et élèves se prosternent devant sa tablette au commencement et à la fin des classes.

La religion de Confucius n’a ni images ni prêtres : chacun la pratiquant comme il l’entend, les mandarins ont ajouté à cette pure doctrine des cérémonies officielles telles que le culte rendu aux ancêtres, aux astres et aux génies du ciel et de la terre ; mais eux-mêmes tournent en ridicule ces vieilles croyances conservées pour garder un prestige vis-à-vis du peuple, et sont les premiers à se moquer des jours fastes et néfastes, des horoscopes, de l’astrologie et de la divination par les sorts publiés tous les ans par l’Almanach impérial.

Le principal temple de Confucius à Pékin est situé au nord de la ville ; nous avons déjà parlé de ce monument ; à l’intérieur, l’œil ne trouve rien de remarquable que sa vaste étendue, la grandeur des salles, la décoration et la dorure des plafonds, et surtout la quantité de tablettes contenant des maximes du philosophe gravées en caractères dorés qui sont suspendues de toute part aux murailles. Sur un piédestal est un cadre plus grand que les autres qui porte l’’inscription suivante : Au très-saint maître Confucius. Malheureusement les pratiques superstitieuses se sont glissées dans le culte, et les offrandes déposées par les gens simples telles que les pièces d’étoffes de soie, les vases consacrés remplis de riz, de fruits secs et d’autres aliments servent à entretenir la paresse des desservants, qui balayent le temple, entretiennent les lumières, époussettent les tablettes, et qui se sont constitués d’eux-mêmes les prêtres de Confucius.

Vue du temple de Confucius à Pékin, prise du côté des jardins. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

La troisième religion de la Chine est le bouddhisme, qui, on le sait, prit naissance dans l’Inde plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Son fondateur se disait appelé à réformer l’antique religion des Indous, le brahmanisme ; il considérait tous les hommes comme égaux devant Dieu, et les admettait tous sans distinction de castes aux fonctions sacerdotales et civiles ainsi qu’aux récompenses de la vie future. Cette religion de douceur et de fraternité était trop en opposition avec les traditions aristocratiques des brahmanes pour qu’ils pussent l’accepter sans résistance. Ils lui opposèrent toutes les armes dont ils pouvaient disposer, spirituelles, temporelles, même les invasions barbares, et finirent par en triompher après une lutte de mille ans. Refoulé au nord et à l’est de l’Himalaya, le bouddhisme est encore aujourd’hui la religion qui compte le plus de sectateurs sur la surface du globe. Il commença à pénétrer en Chine vers le premier siècle de notre ère, et y fit bientôt de grands progrès parmi le peuple dont ses pompes religieuses séduisirent l’imagination. Les Chinois, par une mutilation du nom de Bouddhâ, ont appelé le bouddhisme la religion de . Mais une nouvelle réforme se produisit, il y a quelques siècles, au sein même du bouddhisme, dans la Tartarie Chinoise. Vers 1400, un prophète appelé Tsong-Kaba changea l’ancienne liturgie et introduisit dans les cérémonies du culte des innovations qui présentent une analogie frappante avec certains rites du catholicisme. La réforme de Tsong-Kaba triompha rapidement dans tous les pays compris entre les monts Himalayas, les frontières russes et la Grande Muraille ; la Chine, le Japon et toute l’Indo-Chine restèrent attachés au culte primitif. Les lamas ou prêtres réformés adoptèrent le bonnet et les vêtements jaunes, les bonzes gardèrent le bonnet rouge et les habits gris. Les deux sectes, d’abord rivales, vivent aujourd’hui dans un parfait accord, et se regardent comme étant de la même famille. Cependant elles ont des temples différents, et ne confondent pas leurs rites.

Les Mongols et les Mandchoux, étant tous du culte réformé, ont plusieurs temples à Pékin, entre autres le célèbre couvent des Mille-Lamas, mais on compte dans cette ville un plus grand nombre d’établissements religieux appartenant aux bonzes. Nous laisserons raconter à Mme de Bourboulon la visite qu’elle fit au commencement de l’année 1861 au temple des Mille-Lamas :

« L’entrée de la lamaserie est remarquable par la profusion de statues qui entourent le péristyle du temple principal : on y voit des lions, des tigres et des éléphants accroupis sur des blocs de granit. Les grandes rampes qui bordent les escaliers sont également ornées de mille figures bizarres représentant des dragons, des chimères, des licornes et autres animaux fabuleux. Dès qu’on a monté les degrés qui mènent à la porte d’honneur, on arrive sur un vaste perron, et on a devant soi une des façades du temple bâtie tout entière en bois verni et sculpté. D’énormes charpentes soutiennent le bâtiment dont l’intérieur est éclairé par des châssis de papier. Chaque poutre, chaque panneau, chaque morceau de bois a été ciselé, taillé, fouillé à jour. C’est un entrelacement inouï de feuilles, de fruits, de fleurs, de branches mortes, de papillons, d’oiseaux, de serpents ! Au milieu de cette végétation luxuriante en bois sculpté et pour former repoussoir, un monstre à tête humaine apparaît parfois ouvrant une large bouche et laissant voir avec une affreuse grimace ses longues dents pointues.

Lorsque nous eûmes pénétré dans l’intérieur du sanctuaire, nos yeux furent quelque temps à s’habituer à l’obscurité mystérieuse qui nous enveloppait. Les châssis de papier éclairent encore moins que les fenêtres à vitraux coloriés de nos églises. La cérémonie religieuse avait commencé, et le coup d’œil était vraiment imposant. Au fond, en face de nous, sur une espèce d’autel qui a la forme d’un cône renversé est assise la trinité bouddhique, environnée d’une foule de demi-dieux et de génies, ses satellites ordinaires. La statue du Bouddhâ, en bois doré, est gigantesque : elle a, dit-on, soixante-dix pieds de haut. La figure du dieu est belle et régulière, et, à part la longueur démesurée des oreilles, rappelle bien le type caucasique. Les lamas mongols, à qui appartient ce temple, ont mieux conservé les traditions religieuses que leurs rivaux les bonzes, et savent bien que le prophète Bouddhâ venait des pays d’Occident.

Cérémonie religieuse dans une lamaserie chinoise. — Dessin de Vaumort d’après une peinture chinoise.

« Devant les statues des dieux, est une table sur laquelle sont des vases, des chandeliers, et des brûle-parfums en bronze doré. L’intérieur du temple est orné de sculptures et de tableaux ayant rapport à la vie du Bouddhâ et aux transmigrations de ses plus fameux disciples. Dans les chapelles latérales, formées par des pilastres carrés sans corniches ni moulures, sont les images des dieux inférieurs : des gradins, ornés de vases de cuivre en forme de coupe pour les offrandes, et de cassolettes où brûlent sans cesse des parfums, et conduisent jusqu’aux pieds des idoles. De riches étoffes en soie chargées de broderies d’or forment sur la tête de tous les dieux comme de grands pavillons d’où pendent des banderoles couvertes d’inscriptions et des lanternes en papier peint ou en corne fondue.

« Sur un siége doré, en face de l’autel, est assis le grand lama, chef de la communauté ; son costume touche de très-près à celui des évêques catholiques : il porte dans la main droite un long bâton en forme de crosse, sur sa tête est une espèce de mitre jaune, et ses épaules sont couvertes d’une chape violette retenue sur la poitrine par une agrafe. Les simples lamas sont accroupis symétriquement dix par dix sur des nattes qui recouvrent de larges planches presque au niveau du sol ; entre chaque rang de ces divans est ménagé un espace vide pour qu’on puisse circuler librement. Les prêtres sont tous coiffés d’un chapeau en peluche jaune orné d’une chenille de la même couleur, chapeau qui ressemble beaucoup à un casque de carabinier. Ils ont tous la longue robe jaune, la ceinture de soie rouge, et les pieds nus, car, en signe d’humilité, ils ont laissé leurs bottes de velours écarlate sous le vestibule. Chacun d’eux est tourné vers le chœur, assis les jambes croisées au rang que lui assigne sa dignité.

« Mais voici que résonne le gong, qui appelle au recueillement et à la prière ! Le grand lama s’agenouille sur le coussin de crin qui lui a été préparé devant son siége doré ; chacun des assistants se prosterne sur les nattes les bras étendus dans la posture d’une profonde adoration ; puis un maître de cérémonie qui fait l’office de sacristain agite une clochette, et les lamas murmurent à voix basse des prières qu’ils lisent sur un formulaire en papier de soie que chacun d’eux tient déroulé devant lui. En ce moment, un de nos compagnons, qui, arrêté devant des bas-reliefs, les examinait attentivement les mains croisées derrière le dos, est invité par un des prêtres à prendre une posture plus décente. Un nouveau coup de gong annonce le commencement des chants sacrés : c’est une psalmodie à deux chœurs qui se répondent alternativement. Dans ce plain-chant, où chaque chanteur tient la même note, nous entendons des basses très-remarquables, mais le chant est toujours le même ; il ne varie que d’intensité.

« Après la musique vocale, imposante quoique un peu monotone, vint la musique instrumentale : trois lamas battaient la mesure ; l’un frappait sur un tambour, l’autre sur un bassin de cuivre, le troisième agitait une crécelle ronde grosse comme un crâne ; ajoutez les clochettes, les conques marines et le gong, et vous aurez une idée de ce charivari ! Le service dura une heure environ avec des alternatives de chant, de musique instrumentale et de rigoureux silence. À certains passages, les lamas se frappaient la tête sur le sol devant la statue du dieu, tandis que le grand prêtre, levant ses bras au ciel, semblait appeler ses bénédictions. Le son des cloches, les prosternements, le chant sacré, l’odeur de l’encens, la tonsure et enfin le costume des officiants m’ont vivement rappelé les cérémonies du catholicisme. C’est aussi l’avis de nos missionnaires qui attribuent au réformateur du bouddhisme, dans le quinzième siècle, des voyages en Asie Mineure, qui, en lui faisant connaître les rites de l’Église, lui inspirèrent l’idée de les introduire dans l’ancien culte.

« Il n’y a pas à Pékin de temple plus riche et qui attire plus de dévots que celui des Mille-Lamas ; les croyances religieuses sont encore toutes-puissantes chez les Tartares, les Mongols et les Mandchoux ; ils professent un grand respect pour leurs prêtres, et j’ai dû constater après avoir assisté tant de fois aux basses servilités des bonzes mendiants, à leurs cyniques comédies de dévotion, et au mépris dont ils sont l’objet presque partout, que leurs confrères les lamas ont conservé un maintien plus digne, une réserve plus sacerdotale, et un cérémonial imposant, qui expliquent en partie l’immense succès du bouddhisme, cette religion fameuse qui compte en Asie plus de trois cents millions de sectateurs. »

Les bonzes, en effet, sont loin d’avoir la même importance dans la société chinoise que les lamas au Thibet et dans la Tartarie. Les plus célèbres bonzeries sont dans un état de décadence complet, et l’incrédulité toujours croissante ne semble pas annoncer qu’elles soient prêtes à recouvrer leur ancien lustre. À certaines époques de l’année, on y voit un assez grand nombre de visiteurs qui y sont attirés plutôt par la curiosité que par la dévotion ; on y va faire des parties de plaisir, des voyages d’agrément, mais on n’y accomplit pas de pèlerinages. Aussi les bonzes, ne pouvant plus vivre en communauté parce que la charité est insuffisante pour les nourrir, ont-ils pris le parti de se disséminer dans les villages, vivant comme ils peuvent sans discipline et sans hiérarchie. Pour se faire bonze, il suffit de se raser la tête et d’endosser une robe à larges manches ; quand on ne veut plus l’être, on laisse repousser sa queue et on prend des habits plus courts. Il y a de nombreux couvents de bonzesses, surtout dans le midi de la Chine : le révérend William Milne, missionnaire protestant, résida pendant quelque temps dans un de ces couvents à Ning-Po ; il nous a laissé un tableau peu flatteur des mœurs et de la conduite de ces nonnes chinoises vouées au culte de la déesse Kouanyin, une des divinités de la triade bouddhique. Rien n’égale la déconsidération où sont tombés les bonzes et les bonzesses que la loi chinoise frappe d’une sorte de mort civile : il leur est défendu de visiter leur père et leur mère, de sacrifier à leurs ancêtres, et même de porter le deuil de leurs parents morts, sous peine de cent coups de bâton. On les met en scène sur le théâtre, où l’on ne manque jamais de leur faire jouer les rôles les plus infâmes ; les empereurs eux-mêmes les raillent et excitent le peuple contre eux dans leurs édits ou Chan-Yu ; enfin les Tai-Ping ont cru rendre leur insurrection populaire en les massacrant partout sur leur passage !

« Dans un voyage que je fis, nous écrit M. Trèves, pour visiter la ville de Ho-kien, chef-lieu du département où se trouve Tien-tsin, je passai deux jours dans une bonzerie située aux environs de la ville et où je reçus la plus complète hospitalité. Cette bonzerie, une des plus vastes et des mieux entretenues que j’aie encore vues, est située sur le penchant d’une colline agreste, où sont disséminés dans un désordre pittoresque les vingt-cinq pagodes, temples et kiosques dont elle se compose.

« Dès que j’eus reçu à Ho-kien, où j’étais assez mal logé, l’invitation hospitalière de l’administrateur de la bonzerie, je m’acheminai, sous la conduite d’un jeune bonze qu’on m’avait envoyé comme guide, vers le parc dont on apercevait les hautes futaies ; après avoir franchi quelques kilomètres, nous nous engageâmes sous l’ombre épaisse d’une allée bordée d’arbres centenaires. Elle décrivait mille détours capricieux à travers des ravins, des étangs, des ruisseaux bordés de plates-bandes de fleurs odorantes et d’arbustes aromatiques, et nous amena, au débouché de grottes profondes taillées en plein rocher, en face d’un lac majestueux, au-dessus duquel le temple principal élevait ses portiques de marbre soutenus par douze colonnes de granit.

« Rien de plus saisissant que l’aspect architectural et grandiose de ce monument qui se reflète dans les eaux paisibles du lac. Au milieu des nymphœas roses qui étalent leurs brillantes corolles au-dessus de leur tige d’un vert tendre moucheté de noir, se promènent des canards mandarins couleur de feu et d’azur ; des gouramis et des dorades aux écailles d’or et d’argent se jouent à la surface de l’eau et sautent pour attraper les mouches luisantes qui forment des chœurs aériens ; de temps en temps des tortues, effrayées par notre passage, se laissent tomber dans le lac, semblables à de grosses pierres qui roulent ; des petits oiseaux gazouillent sur les longues branches de saules pleureurs et de peupliers argentés. Le spectacle de ce paysage enchanteur me fit une vive impression ; je ne crois pas avoir vu dans aucun autre pays du monde un parc où la nature secondée par l’art, se soit présentée à moi sous des dehors aussi séduisants.

« Une réception amicale m’attendait : on me fit entrer dans la salle des visiteurs, et l’on plaça devant moi tous les rafraîchissements compatibles avec les règles du jeûne bouddhique. Je passai le reste du jour à visiter les jardins et les nombreux édifices qu’ils renferment ; puis, la nuit venue, on me servit à souper dans la chambre vaste et commode qu’on m’avait assignée.

« Le lendemain j’assistai à un service religieux, pendant lequel je fus frappé de l’ensemble et de l’harmonie des chants sacrés. Parmi les cinquante bonzes qui faisaient partie de la communauté, il y avait des enfants qui n’avaient pas quinze ans et des vieillards plus qu’octogénaires : ces fraîches voix de soprano mêlées à des basses caverneuses produisaient une psalmodie assez mélodieuse, quoique un peu monotone. J’assistai aussi dans le temple à une cérémonie bizarre, où de vieilles dévotes vinrent offrir des bâtons de parfums et des cierges à l’idole du Bouddhâ. Le grand prêtre leur fit l’imposition des mains, pendant qu’elles allumaient leurs offrandes et se prosternaient en frappant le parvis du front. Ces cierges, que j’examinai après coup, sont faits avec de la bouse de vache mêlée avec de la cire et des résines odoriférantes ; ils se composent d’une sebille de bois, au fond de laquelle sont attachés trois bâtons de cire, un perpendiculaire et deux autres formant le cône ; trois plus petits bâtons sont placés horizontalement, de manière que le cierge se compose de sept becs de flamme alimentés par des mèches nitrées : on dirait un if en miniature.

Bonze se torturant dans un temple. — Dessin de Mettais d’après une peinture chinoise.

« Je visitai ensuite des grottes, où vivent cinq ou six fanatiques devenus complétement étrangers au monde extérieur et qui, absorbés dans leurs niches par une conversation intime avec le Bouddhâ, ne paraissent jamais que dans les postures de la dévotion la plus outrée. Ce sont les saints de la communauté, dont la présence lui assure la vénération des fidèles. Deux d’entre eux s’étaient infligé volontairement des supplices ridicules : l’un avait suspendu à sa poitrine et à son bras gauche, au moyen de deux crochets de fer qui paraissaient s’enfoncer dans ses chairs saignantes, des lampes à trois et à cinq becs, qu’il faisait brûler pour la rédemption des hommes ; l’autre était debout, les deux bras et les deux jambes écartés, retenus dans cette position gênante par de lourdes chaînes attachées au plafond. Il devait rester ainsi trois mois durant. Je ne fus pas dupe de ces prétendues mortifications ; le bonze aux lampes avait collé sur son front un morceau de peau couleur de chair, dans lequel était fixé le crochet, et le sang qui découlait n’était probablement que du sang de poulet ; quant à celui qui faisait l’X, je le reconnus dans la foule des bonzes qui me reconduisirent à mon départ ; ses trois mois de position forcée n’avaient pas duré longtemps. Je n’en parus pas moins admirer le dévouement dont faisaient preuve les deux patients pour racheter nos péchés, et je déposai, pour ma part, dans le bassin des aumônes une généreuse offrande.

« Deux choses m’étonnèrent encore plus que ces jongleries religieuses : ce furent le moulin à prières et le mode de sépulture adopté par les bonzes. Le moulin à prières ou la prière tournante, comme on l’appelle, ressemble assez à un dévidoir ; on y attache des banderoles d’étoffe ou de papier, sur lesquelles sont imprimées les prières qu’on veut adresser au ciel ; puis le postulant fait tourner le moulin de sa main droite, tandis que la gauche est appuyée sur son cœur. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice, quand il a été fait avec la contrition et la rapidité suffisantes, on s’est acquis, à ce qu’assurent les bonzes, les indulgences divines. Il existe d’autres moulins encore plus ingénieux et plus commodes pour les paresseux qui peuvent rester couchés et fumer leur pipe, tandis que la prière tournante intercède pour eux. Ceux-là, qui sont plus vastes et plus compliqués, sont mis en mouvement par le vent, et même par des chutes d’eau.

Moulins à prières. — Dessin de Mettais d’après une peinture chinoise.

« En visitant le cimetière, je fus frappé de la forme des tombes qui simulent des pyramides renversées ; voici l’explication qu’on m’en donna : Quand un bonze est mort, on l’enterre assis, c’est-à-dire qu’on fait prendre au cadavre la posture dans laquelle le vivant se mettait en prière, les jambes repliées, les mains jointes et la tête penchée sur la poitrine. Le cadavre ainsi disposé est mis dans une grande jarre de terre sur laquelle on en place une autre de même dimension, mais renversée, pour servir de couvercle ; le tout est hermétiquement fermé par une maçonnerie en briques de la hauteur des jarres.

« La veille de mon départ, je fus invité à un grand dîner où je fus très-étonné, quoique la règle du Bouddhâ établisse l’abstention de tout aliment qui ait eu vie ainsi que de l’ail et de l’huile, de voir servir des poulets, du porc rôti, des ragoûts de mouton, du poisson et des nids d’hirondelles. Mais tous ces plats succulents n’étaient que des imitations, destinées à plaire aux yeux plutôt qu’au palais, et que le frère cuisinier était arrivé à produire par un miracle de l’art culinaire : ces prétendus plats de viande ne contenaient que des purées de pois, de fèves et d’autres légumes farineux cuits dans un moule qui leur avait donné la forme voulue, et recouvertes au moyen du four de campagne d’une croûte dorée et appétissante. Des fruits, des confitures, des gâteaux de farine d’orge sans levain et de l’eau-de-vie de riz complétaient le repas, auquel j’ajoutai deux bouteilles de chartreuse qui furent très-bien reçues par les bonzes.

« La bonzerie de Ho-kien me confirme dans l’idée que j’avais déjà conçue des prêtres du Bouddhâ : c’est qu’ils sortent tous des classes les plus inférieures de la société où ils se recrutent parmi les enfants abandonnés ou vendus par leurs parents, qu’ils sont affreusement sales et débauchés, et qu’enfin ils n’ont aucune influence ni crédit parmi le peuple qui les confond tous dans le même mépris. Cela donne beau jeu à nos missionnaires, dont la religion est basée sur une morale plus pure, et qui, malgré la résistance des mandarins de province, balancent, aux applaudissements des administrés, les excès du despotisme des administrateurs. »