Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/10


LE GOUVERNEMENT.

Autorité de l’empereur. — Le corps des lettrés. — Division des grades et boutons des mandarins. — L’office des censeurs. — Le conseil des ministres. — La cour de cassation. — Les six cours souveraines ou ministères. — Administration supérieure et gouvernement des provinces.

Il y a un ancien proverbe chinois qui dit : « Quand les sabres sont rouillés et les bêches luisantes, les prisons vides et les greniers pleins, les degrés des temples usés par le pas des fidèles et les cours des tribunaux couvertes d’herbes, les médecins à pied et les boulangers à cheval, l’empire est bien gouverné. »

Malheureusement ce proverbe, s’il a jamais trouvé application, ne la trouve plus depuis bien longtemps. l’insurrection des Tai-ping, l’intervention armée des Européens, la faiblesse de caractère de l’empereur Hien-foung ont amené un état de décadence, un mépris des vieilles institutions qui semblent annoncer la prochaine dissolution de ce vaste empire.

Son organisation était pourtant un modèle dans le genre despotique. L’empereur est considéré comme le père et la mère de ses sujets ; manquer au respect et à l’obéissance qu’on doit aux délégués de son pouvoir, c’est commettre un crime contre la piété filiale, vertu fondamentale qui est l’objet de tous les éloges des moralistes. La piété filiale sert de base à la morale publique ; être bon ou mauvais citoyen, c’est être bon ou mauvais fils. Tels sont les principes du pouvoir impérial établis par les King ou les cinq livres canoniques des Chinois, anciens monuments dus à leurs premiers sages, et qui, depuis plus de quatre mille ans, sont les codes de leur religion, de leurs lois et de leur organisation administrative. Mais si le souverain possède un pouvoir paternel illimité vis-à-vis de ses sujets, il est lui-même Tien-tse ou le fils du Ciel, c’est-à-dire que le Tien ou l’Être suprême peut, en cas d’indignité, lui retirer la souveraineté qu’il a reçue par un mandat céleste. Quelle que soit la valeur de cette théorie, malgré les nombreuses révolutions qui se sont opérées en Chine, malgré les vingt-deux dynasties qui s’y sont succédé pendant la période historique, le profond respect qu’inspire la dignité impériale n’a pas diminué, et l’affection pour toute dynastie nouvelle est érigée en maxime de droit public.

L’autorité de l’empereur est donc absolue ; il fait la loi ou l’abolit à son gré ; il a droit de vie et de mort ; tout pouvoir administratif et judiciaire émane de lui ; tous les revenus de l’empire sont à sa disposition ; cependant, il n’absorbe pas à lui seul l’autorité ; il la délègue à ses ministres qui la transmettent aux gouverneurs de provinces, d’où elle arrive de degré en degré jusqu’aux chefs de famille dont l’ensemble forme la nation. On n’aborde le fils du ciel qu’avec une extrême servilité dans les formes extérieures, mais sa puissance est très-contenue, dans une certaine limite, par les règles et les usages. Quand on approche de son trône, on frappe neuf fois la terre du front ; mais il ne peut choisir un sous-préfet que sur une liste de candidats dressée par les lettrés, et s’il négligeait, le jour d’une éclipse, de jeûner et de reconnaître les fautes du ministère, cent mille pamphlets autorisés viendraient lui enseigner ses devoirs et le rappeler à l’observation des antiques usages.

Deux institutions, le corps des lettrés et l’office des censeurs, font ou devraient faire contrepoids au despotisme impérial.

Le corps des lettrés forme une véritable aristocratie qui n’est pas le résultat des hasards de la naissance, mais qui se renouvelle perpétuellement par les examens et les concours. Cette institution, qui est la noblesse du talent, a contribué puissamment à la longue durée de l’empire et a seule la puissance de le maintenir encore sur ses bases ébranlées. Les titres héréditaires n’y sont pas reconnus, sauf pour les descendants du célèbre Confucius, mais on y donne des titres rétrogrades qui ennoblissent les ancêtres de l’homme illustre que l’on veut récompenser, marque d’honneur à laquelle les Chinois attachent un grand prix. Tous les magistrats, officiers civils et employés, qui font partie exclusivement de la classe des lettrés, sont désignés par la qualification générique de Kouang-Tou, qu’on a traduit mal à propos par le mot mandarin. On n’arrive aux emplois supérieurs de l’administration qu’en se faisant recevoir aux premiers grades des lettrés. Les uns sont la conséquence absolue des autres. Les mandarins sont divisés en neuf ordres qu’on distingue les uns des autres par des boutons de la grosseur d’un œuf de pigeon qui se vissent au-dessus du chapeau officiel. Les trois premiers ordres ont le bouton rouge, le plus élevé est en corail uni, le second est vermillon ciselé, le troisième couleur ponceau ; le quatrième et le cinquième ont le bouton bleu opaque (en lapis-lazuli) et bleu transparent (en verre bleu), le sixième est blanc opaque (en jade blanc), le septième en cristal de roche, le huitième et le neuvième en cuivre doré et ouvragé. Telle est l’organisation de ce remarquable corps des lettrés, qui, sans la fraude dans les examens et sans la corruption dans la pratique, formerait la plus rationnelle des institutions gouvernementales qu’on puisse citer chez aucun peuple du monde.

L’office des censeurs, analogue à ce qu’on voyait chez les Romains, se compose de magistrats qui, sans aucune autorité directe, jouissent du droit de remontrances dans toute son étendue. Les censeurs exercent leur inspection sur les mœurs et la conduite des mandarins, des ministres, des princes et de l’empereur même. On a trouvé au Palais d’été quelques-unes de ces remontrances à propos d’abus de pouvoir qui montrent jusqu’à quel point les empereurs sont ou consentent à paraître justiciables de leur contrôle.

Le gouvernement suprême se compose, outre l’office des censeurs :

1o Du conseil privé (Nei-Ko), dont sont membres huit Tchoung-tang ou grands lettrés, quatre Mandchoux et quatre Chinois. Le conseil privé est chargé, suivant le livre officiel des statuts, de mettre en ordre et de manifester la pensée de l’empereur dans les formes administratives ; c’est une sorte de conseil d’État.

2o Du conseil des ministres composé des huit membres du Nei-Ko et des présidents et vice-présidents des six cours souveraines ou ministères. Le conseil des ministres délibère avec l’empereur sur toutes les affaires politiques.

3o De la cour de cassation où entrent tous les membres des ministères et les censeurs ; elle statue sur les appels en matière criminelle et sur les sentences de mort ; ses décisions doivent être rendues à l’unanimité ; dans le cas contraire c’est l’empereur qui juge en dernier ressort.

Les six cours souveraines ou ministères sont : le Li-pou ou cour des emplois civils, qui correspond à notre ministère de l’intérieur ; le Hou-pou ou cour des revenus publics (ministère des finances) ; le Ly-pou ou cour des rites, qui est à la fois le ministère des affaires étrangères et celui des beaux-arts[1] ; le Ping-pou ou ministère de la guerre et de la marine, cour des châtiments (ministère de la justice), et enfin le Koung-pou ou le ministère des travaux publics.

L’administration supérieure comprend en outre : l’office des colonies, chargé de la surveillance des Mongols, des Thibétains et des tribus mahométanes de la frontière occidentale, l’académie des Han-lin (han-lin-youen, la forêt de pinceaux), qui partage avec la cour des rites la direction de l’instruction publique, et enfin le conseil d’administration du palais, chargé de toutes les affaires de la maison de l’empereur.

Tels sont les principaux ressorts du gouvernement chinois ; ressorts usés par trois mille ans de frottements.

Les provinces sont administrées par un gouverneur général qui représente l’empereur ; après lui viennent le gouverneur civil et le gouverneur militaire, puis une foule de mandarins dont le pouvoir et les attributions dépendent du chef civil ou du chef militaire. Pour empêcher les conspirations, les empereurs mandchoux ont décrété que nul ne serait fonctionnaire dans son pays natal, et ne pourrait exercer de charges dans la même province pendant plus de trois ans. Le Code chinois interdisait déjà aux fonctionnaires d’acquérir des biens ou de se marier dans leur juridiction territoriale. Ces mutations perpétuelles ont beaucoup contribué à affaiblir le lien gouvernemental, et ont motivé en partie les dernières insurrections. L’empire tout entier est divisé en communes, composées théoriquement de cent familles, dont le chef, nommé à l’élection, est responsable des impôts, de l’entretien des routes et de l’accomplissement des corvées publiques.

Il est inutile d’entrer dans des détails plus circonstanciés sur le gouvernement chinois, sujet qui a été supérieurement traité par Abel de Rémusat, dans ses Mélanges asiatiques, plus récemment dans l’ouvrage de M. Pauthier, intitulé : Chine moderne, et enfin dans les livres si populaires du P. Huc ; cependant il nous a paru utile de mettre sous les yeux du lecteur un aperçu concis de cet antique gouvernement, qui a été trop décrié peut-être après avoir été trop admiré. Qui pourrait nier d’ailleurs que la forme administrative adoptée par une nation n’ait un rapport direct avec ses mœurs et ses coutumes ?

  1. Ce ministère a été scindé en deux depuis 1862. Il y a maintenant à Pékin un véritable ministère des affaires étrangères.