Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/13


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,


PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LA JUSTICE ET LA POLICE (Suite).

Scènes du prétoire de justice à Tien-tsin. — La bastonnade. — Voleur condamné au supplice de la cangue, nourri par sa femme. — Les juges, le bourreau et les officiers de justice. — La police de Pékin. — Les mendiants. — La maison aux plumes de poule. — Les incendies. — Pompes et pompiers, etc.

Nous avons parlé avec assez de détails, dans le chapitre précédent, du système de la pénalité chinoise. Nous croyons convenable d’épargner aux lecteurs l’énumération des supplices dont l’ancienne législation menaçait les coupables, et dont les représentations plastiques, étalées dans les prétoires, suffisent pour révéler aux générations actuelles la sévérité impitoyable et l’épouvantable recherche de cruauté de leurs ancêtres. Au lieu de nous appesantir sur ce sujet nous préférons puiser dans les souvenirs de M. Trèves, le récit de visu d’une cause et d’un jugement modernes.

Supplice du dépècement. — Dessin de Janet Lange d’après une peinture chinoise du temps des Mings.

« … Les environs de Tien-tsin étaient infestés depuis quelque temps par de nombreuses bandes de voleurs affiliés à la secte du « Nénufar blanc » [2]. Tchoung-heou, le gouverneur de la ville, ayant reçu de Pékin l’ordre d’agir énergiquement pour rétablir la sécurité, a envoyé des détachements de soldats, qui ont ramassé indistinctement dans les villages suspects tous les individus qui leur sont tombés sous la main. Il doit y avoir beaucoup d’innocents parmi ces malheureux ; ou du moins, la plupart ne sont coupables que de connivence avec les voleurs. Quelques mendiants sans aveu ont été aussi arrêtés dans la ville. Le gouverneur a tenu de grandes assises ; les coupables ont été jugés sommairement : quelques-uns ont eu la tête tranchée, beaucoup ont été condamnés à la cangue, mais aucun de ceux qui ont été arrêtés n’a échappé aux coups de bâton. Ces exécutions ont répandu la terreur ; les vols et les attaques à main armée ont presque cessé, et, quoique quelques innocents aient payé pour les coupables, Tchoung-heou a pu se vanter hautement auprès du gouvernement de Pékin d’avoir fait son devoir.

« J’ai eu la curiosité d’assister à une des dernières séances de justice, et, sur ma demande, une place m’a été réservée d’où je pouvais voir sans être vu.

Voleur conduit et fustigé par des agents de police. — Dessin de Janet Lange d’après une planche chinoise.

« Le prétoire n’a rien de remarquable au point de vue architectural. Il est défendu par un grand mur de clôture presque aussi élevé que l’édifice principal. La première cour d’entrée est entourée de bâtiments qui servent de prisons ; on y remarque des loges basses, grillées avec d’énormes barreaux en bambou, où on renferme les prisonniers pendant la nuit. Dans cette cour gisaient accroupis en plein soleil une foule de malheureux aux membres décharnés, à la face livide, et recouverts à peine de quelques sordides haillons. Les uns étaient attachés par le pied à une chaîne de fer rivée à un cône en fonte d’un poids tel qu’ils ne pouvaient le changer de place, et ils tournaient autour comme des bêtes fauves, dans un rayon de quelques pieds ; d’autres avaient les jambes et les bras entravés, et ne pouvaient marcher qu’en faisant des petits sauts saccadés et très-douloureux, à en juger par la contraction de leurs muscles. Un de ces condamnés avait la main et le pied droits retenus par une planche en bois haute à peine de quelques décimètres ; un soldat de police le tirait en avant par une chaîne de fer attachée à un lourd collier qui emprisonnait son cou, tandis qu’un autre bourreau le fustigeait par derrière pour le faire avancer. Le malheureux se traînait avec peine sur sa jambe restée libre, le corps courbé en deux, dans la position la plus pénible. Dans un coin de la cour, d’autres prisonniers subissaient leur condamnation à la cangue et à la cage. J’y remarquai une scène touchante : un voleur était enterré tout vivant dans une cage de bois. Qu’on se figure un lourd cuvier renversé sous lequel on fait accroupir un être humain, après avoir fait passer sa tête et ses mains dans des trous ronds tellement étroits qu’il ne peut ni les remuer ni les retirer. La cage de bois pèse sur ses épaules ; quelque mouvement qu’il fasse, il faut qu’il la traîne avec lui. Quand il veut se reposer, il doit s’accroupir sur les genoux dans la posture la plus fatigante ; quand il veut faire de l’exercice, il peut à peine soulever cette lourde machine. On recule d’effroi en songeant à ce que doit être l’existence d’un homme condamné à un mois d’un pareil supplice. Cet infortuné ne pouvant ni manger ni boire, sa femme s’était chargée de ce soin : elle était debout près de la cage, et tirait d’un panier qu’elle avait apporté quelques grains de riz et de petits morceaux de porc qu’elle lui faisait avaler avec des bâtonnets ; elle essuyait de temps en temps avec un vieux morceau d’étoffe la figure livide de son mari qui ruisselait de sueur, tandis que son petit enfant, qu’elle portait attaché par une courroie sur son dos, souriait dans son ignorance de la douleur, et jouait avec les boucles de la chevelure flottante de sa mère. Ce spectacle m’a vivement ému, et j’ai pressé le pas pour ne pas céder à la tentation de me révolter contre ces atrocités.

Condamné à la cangue nourri par sa femme. — Dessin de Gibert d’après une planche chinoise.

« L’entrée du prétoire est décorée d’un portail extérieur où sont peintes en couleurs éclatantes des scènes mythologiques.

« Mais voici que les portes à deux battants s’ouvrent avec fracas devant la foule qui se presse dans la première cour. Au fond de la grande salle, sur une estrade élevée, j’aperçois Tchoung-heou dans son costume d’apparat, entouré de ses conseillers et des officiers de justice subalternes. Devant lui, sur une table recouverte d’un tapis rouge, sont les cahiers des procédures criminelles, les pinceaux et la palette pour l’encre de Chine, un casier recouvert d’étoffes où sont les codes et les livres de jurisprudence qu’il doit consulter, enfin un vaste étui qui contient des morceaux de bois peints et chiffrés. Derrière le mandarin, est son porte-éventail et deux enfants richement vêtus de soie, qui élèvent au-dessus de sa tête les insignes de sa dignité. Sur les douze marches de pierre qui mènent à l’estrade sont échelonnés, d’abord le bourreau, reconnaissable à son chapeau en fil de fer et à sa robe rouge ; il appuie sa main droite sur un énorme rotin, tandis que la gauche est armée d’un sabre recourbé ; puis ses aides et les greffiers de justice qui agitent tous, avec un cliquetis épouvantable, différents instruments de torture, et qui poussent à l’unisson des cris affreux pour jeter l’effroi dans le cœur des coupables. Tout autour sont groupés des soldats de police, coiffés du bonnet mandchoux à gland rouge, et armés d’une pique courte et de deux sabres contenus dans le même fourreau. L’intérieur du tribunal est orné de draperies rouges, sur lesquelles sont inscrites des sentences, et de lanternes représentant des monstres ; enfin, tout a été fait pour frapper par le spectacle imposant de l’appareil judiciaire la foule avide et curieuse qui se répand sous les portiques des galeries latérales.

« J’assistai, d’un cabinet réservé situé derrière l’estrade de justice, à la condamnation d’une dizaine de voleurs. Je ne m’étendrai pas sur les scènes de torture qu’amenèrent leurs négations répétées. L’accusé persistait à nier, le juge jetait devant le bourreau un de ces bâtons peints ou jetons placés sur sa table dans un étui et qui contenait la désignation du nombre de coups de rotin ou le genre de torture qui devait être infligé. L’exécution se faisait immédiatement, sous les yeux du juge et des greffiers, qui enregistraient soigneusement les demi-aveux que laissait échapper la victime au milieu de ses cris de douleur. Qu’il me suffise de dire avec quelle incroyable abnégation les inculpés supportaient d’affreuses tortures sans vouloir avouer ni dénoncer leurs complices, et avec quelle extrême indifférence la multitude assistait à ces scènes d’horreur. Les Chinois sont là comme à un spectacle qu’ils regardent avidement. Quand le coupable avoue, on le poursuit de huées pour railler son manque de courage ; s’il persiste dans son silence, malgré les tourments, toutes les bouches exaltent sa fermeté. Les curieux s’installent au prétoire de justice pour toute la journée : ils y sont accroupis dans toutes les positions, buvant et mangeant les provisions qu’ils ont eu soin d’apporter, riant a haute voix et s’interpellant les uns les autres.

L’indifférence pour la mort et le mépris de la douleur sont poussés à un point excessif dans ce pays : j’ai rencontré plusieurs fois à Pékin des bandes de condamnés à mort et qu’on traînait au supplice : ces malheureux se retournaient en me voyant passer, me montraient du doigt, et chuchotaient entre eux, comme s’ils n’eussent pas été à quelques minutes du moment fatal qui fait trembler tous les hommes. »

La police de Pékin est assez bien organisée, et on jouit dans cette capitale d’une sécurité aussi grande que dans les principales villes d’Europe. Le préfet de police, qui est toujours un mandchoux, s’intitule le général des neufs portes. Il a sous ses ordres plusieurs brigades de soldats de police et des ti-pao, veilleurs de nuit chargés individuellement de la surveillance d’un certain nombre de maisons. Les soldats de police, distribués par escouades dans de nombreux corps de garde, font des patrouilles toute la nuit et maintiennent le bon ordre dans la journée. Ils portent un double sabre, une pique, et un fouet dont ils ne ménagent pas l’usage. Les ti-pao veillent chacun dans leur quartier, où ils signalent leur présence aux commandants des patrouilles en agitant la crécelle qu’ils portent à leur ceinture. Comme ils sont responsables des vols, incendies on accidents qui ont lieu dans leur circonscription, toute négligence de leur part est sévèrement punie. Pendant une fête donnée par le consul de France à Tien-tsin, on vola les ifs qui illuminaient la porte d’honneur. Le ti-pao fut mandé et reçut l’ordre d’avoir à livrer les voleurs dans le délai de trois jours, sous peine de recevoir lui-même la bastonnade ; au temps voulu, ce pauvre homme, qui n’avait pu mettre la main sur les coupables, apporta sur son dos au consulat deux ifs tout neufs qu’il avait fait faire à ses frais, et dont la peinture noire n’était pas encore sèche. On conçoit que les conséquences d’une responsabilité poussée aussi loin sont de nature à redoubler le zèle des veilleurs de nuit.

Les portes de Pékin sont fermées tous les soirs au couvre-feu : il est difficile alors de circuler dans les rues de la ville ; la police, qui proscrit toutes les réunions nocturnes, a le droit de vous demander où vous allez, et de vous arrêter si vous n’avez pas une bonne raison à donner. D’ailleurs, les barrières à claire-voie qui isolent chaque quartier étant closes, les ti-pao qui les gardent ne les ouvrent, comme nous l’avons dit, qu’à prix d’argent. « La nuit est faite pour dormir. » Cet axiome des philosophes chinois est rigoureusement appliqué dans l’ordre administratif. Aussi les mandarins, comme les plus infimes artisans, se lèvent-ils à la pointe du jour.

Le service de la voirie laisse beaucoup à désirer à Pékin : les rues sont pleines d’immondices, et le moindre vent y soulève des nuages de poussière. Il n’y a pas de balayeurs, ni d’arrosage public ; mais les particuliers sont tenus, sous peine de bastonnade, d’arroser le devant de leurs portes.

Deux choses sont excessivement incommodes dans la capitale de la Chine : les mendiants et les incendies.

Au matin la ville est envahie en quelques minutes par des bandes d’aveugles, de manchots, de boiteux, de pieds bots, de paralytiques, de lépreux, d’épileptiques, qui, s’échappant avec le premier rayon de soleil des masures où la police les confine pendant la nuit, se répandent dans les plus beaux quartiers, aux portes mêmes des palais dont ils assourdissent les maîtres par l’importunité de leurs prières et la vivacité de leurs récriminations. Loin d’être interdite, la mendicité est protégée par l’État : les mendiants forment une immense association qui a des règles fixes. Ils ont un roi nommé à l’élection, un trésorier chargé du partage des aumônes et des vivres. La part de mise dans l’association se compose d’infirmités ou de maladies plus ou moins hideuses. Quand des désordres ou des vols ont lieu dans la ville, le préfet s’en prend au roi des mendiants, qui est responsable de ses sujets. Pékin tout entier a l’air d’une immense cour des Miracles, et dans les premiers temps qu’on y séjourne, la vue de toutes ces misères, de toutes ces plaies vraies ou simulées, cause un profond dégoût : peu à peu cependant on s’y habitue, et on arrive à jeter dédaigneusement, comme les riches Chinois, quelques sapèques à la volée au milieu des troupes de gueux, sans être autrement affecté de leurs souffrances.

On trouve dans les mendiants chinois une variété de types, un chaos de guenilles, un ensemble de physionomies repoussantes et grotesques que Callot lui-même aurait été impuissant à reproduire : ici c’est un nain haut de deux pieds, gras et luisant, qui passe, tenant par la main un géant décharné et tellement maigre qu’on peut compter les os de son échine ; ces deux personnages, sont couverts d’étoffes grossières en feutre de poils de chameau dans lesquelles ils se sont taillé des robes et un capuchon ; on dirait des malades d’hôpital. Ce feutre est si plein de trous, si imprégné d’ordures, que le Mongol, à qui il servait de couverture de cheval, l’a cédé à quelque revendeur parce qu’il le trouvait trop sale ; c’est tout dire. Le géant s’arrête, ouvre une bouche large comme un four, et, pour montrer qu’il a faim, mange l’herbe des rues et fouille avidement dans les tas d’immondices, tandis que le nain, afin d’attirer les sapèques, danse avec des postures grotesques et en poussant des rires stridents. Plus loin, c’est un faux épileptique qu’il se roule dans la poussière en faisant des contorsions impossibles. Puis des bandes d’aveugles qui s’avancent en file en barrant la rue et sous la conduite d’un borgne ; ces aveugles ont la spécialité d’être tous plus ou moins musiciens, et se livrent impunément au charivari le plus odieux. Beaucoup de mendiants stationnent dans les endroits populeux de la ville presque entièrement nus, à l’exception d’un caleçon en guenille ; personne ne s’en formalise. Pour attirer l’attention, ils se frappent à tour de bras sur le bas des reins, et si ces claques sonores n’attirent pas l’aumône du passant, ils le poursuivent d’imprécations. Ces pauvres trop peu vêtus, qui laissent croître leurs barbes et leurs cheveux, forment sans doute une des tribus de l’association, car plusieurs fois Mme de Bourboulon leur fit distribuer des vêtements, et le lendemain ils reparaissaient dans le même costume, ou même un peu moins habillés.

Les mendiants chinois simulent les infirmités avec une rare habileté : il ne faut pas trop s’affliger en les regardant ; s’il faut en croire un mandarin de la police, à l’heure où ils sont enfermés dans leurs bouges, les aveugles voient, les paralytiques marchent, les manchots retrouvent leur bras, les bossus perdent leur bosse, les lépreux reprennent leur teint naturel.

Mendiants chinois. — Dessin de Staal d’après une peinture chinoise.

C’est le long des murailles de la ville chinoise que sont confinés les mendiants : ils habitent là de misérables huttes en torchis et des cabanes construites avec des matériaux de démolition ; leur quartier est séparé de la ville par des portes où veillent des soldats de police. Tous ceux qui sont trouvés la nuit dans Pékin reçoivent la bastonnade.

Il existe en dehors de la porte de Tchi-houa, dans les faubourgs de la ville tartare, un établissement philanthropique encore plus curieux. C’est la maison aux plumes de poule. Qu’on se figure deux vastes hangars en bois, construits avec des poutres non équarries et couverts de lattes cimentées avec de la boue. Le sol, soigneusement battu, est couvert d’une couche épaisse de plumes de volailles achetées par l’entrepreneur dans tous les marchés et les restaurants de Pékin. Aussitôt que le couvre-feu a sonné, les bandes de mendiants se précipitent dans cet asile, où, moyennant un sapèque qu’ils payent en entrant, ils reçoivent l’hospita1ité pour la nuit. Tout le monde étant rentré, le gardien abaisse, au moyen d’une mécanique, une grande pièce de feutre de la dimension de la salle : cette couverture publique reste suspendue à quelques pouces au-dessus de la tête des dormeurs qu’elle défend contre le vent, contre la froidure des hivers rigoureux et contre la pluie, qui passe facilement à travers les trous de la fragile toiture. La plume et la concentration de tous ces corps humains suffisent pour entretenir dans ces établissements une chaleur suffocante. Le soir, lorsque les soldats de police amènent dans ce taudis les mendiants retardataires, il faut avoir vu grouiller, se démener, se tordre cette cohue forcenée, pour comprendre ce que peut être la maison aux plumes de poule. Les rayons des lanternes venant à tomber dans ce trou profond sans horizon, où s’agitent, comme dans un boyau de mine, des centaines de créatures, on se croirait à l’entrée d’une bouche de l’enfer. C’est un entassement de bras, de jambes, de têtes. On y voit toutes les infirmités, tous les âges et tous les sexes, et quand les malheureux que les soldats y poussent à coups de fouet et de bâton y sont brusquement jetés, ils sont accueillis dans cette géhenne par un tonnerre de huées et de blasphèmes ! On dirait alors que tout va s’écrouler, et on se précipite vers la porte, heureux d’échapper à des odeurs insupportables, à la vue et aux clameurs de ce pandémonium humain : on se demande après si on n’a pas rêvé.

La maison aux plumes de poule, à Pékin. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Les incendies sont excessivement communs dans le nord de la Chine ; la mauvaise disposition des cheminées et des kang, dont les briques ne sont pas assez épaisses et communiquent, en rougissant, le feu aux poutres sur lesquelles elles s’appuient, l’usage si habituel des pétards et des pièces d’artifice qu’on tire sans précaution jusque dans les maisons, enfin et surtout les matériaux inflammables des habitations chinoises, construites entièrement en bois verni, avec des châssis en papier, explique suffisamment la fréquence des sinistres.

Il ne se passe presque pas de nuit à Pékin qu’on n’entende le cliquetis précipité des crécelles et les cris des veilleurs de nuit qui annoncent le feu, tandis qu’au loin résonnent sourdement les tambours et les gongs du guet. Les mugissements entrecoupés de ces gigantesques bassins de cuivre sont d’un effet encore plus sinistre que le tocsin.

Dès qu’un incendie est signalé, on voit sortir de chacun des quartiers de la ville les brigades de pompiers courant au pas gymnastique. Les pompes, aspirantes et refoulantes, très-lourdes et d’une grande force, sont placées sur des traverses en bambou que tiennent dix ou douze porteurs. Les points d’appui et d’équilibre sont si bien observés dans ces transports à bras, que la rapidité extrême de la marche n’en est pas retardée.

Les porteurs sont précédés et suivis du reste de la brigade, armée de haches, d’outils de démolition et de lanternes. Chaque quartier de la ville a sa brigade de pompiers et sa pompe : ces pompiers, qui n’ont pas d’uniformes, composent une milice spéciale et sont tenus, sous peine de châtiments sévères, d’accourir au premier signal. Quant aux pompes qui paraissent être une imitation des nôtres, elles ont la forme de dragons ou de serpents marins et on leur en donne le nom.

Scène d’incendie en Chine. — Dessin de Janet Lange d’après un croquis de M. Trèves.

Les soldats de police éloignent les voleurs, trop disposés à profiter du désordre, font la chaîne, remplissent, d’eau les cuves où s’alimentent les pompes, et montent la garde autour des objets mobiliers qu’on enlève aux flammes ; les pompiers arrachent les poutres de bambou, enfoncent les portes, montent sur les toits pour jeter de l’eau, et font la part du feu avec une libéralité qui fait le désespoir des propriétaires, dont on démolit les habitations, souvent éloignées de plus de cent mètres du foyer de l’incendie. En somme, l’organisation générale est bonne, mais elle manque de direction et d’unité ; les chefs ne savent ni commander, ni se faire obéir[3].

Une chose étonnante, c’est la rapidité avec laquelle on reconstruit les maisons détruites. Il est vrai que les matériaux ne sont ni onéreux, ni difficiles à transporter.


Organisation patriarcale de la famille. — Respect pour les vieillards. — Le culte des ancêtres. — La fête des morts. — Rigueur du deuil impérial. Passion des Chinois pour les cercueils. — Cérémonie des funérailles. — Les cimetières. — Condition servile des femmes. — La polygamie. — Les veuves ne doivent pas se remarier. — Les fiançailles. — Fête du mariage. — La dame, — la jeune fille, — les petits pieds. — Ornements et objets de toilette, etc.

Nous avons dit comment les législateurs chinois avaient appuyé l’autorité de l’empereur sur le respect patriarcal si puissant en Chine. La vénération pour la vieillesse est aussi une loi de l’État. On rencontre souvent dans les rues de Pékin des vieillards impotents, trop pauvres pour louer des chaises à porteur, qui sont assis dans des charrettes à bras traînées par leurs petits-enfants : sur leur passage, ils reçoivent les hommages de tous les jeunes gens, qui cessent leurs jeux ou leurs travaux pour prendre une attitude respectueuse. Le gouvernement est le premier à encourager ces sentiments, en donnant des robes jaunes aux vieillards d’un âge très-avancé. La robe jaune (on sait que cette couleur est réservée aux membres de la famille impériale) est la plus grande distinction qu’on puisse accorder à un particulier.

À l’âge de soixante et dix ans, tout Chinois est tenu de donner un repas et une fête à sa famille et à ses amis : il est arrivé à l’âge vénérable, et s’il a employé sa vie à accumuler des richesses, s’il a de nombreux enfants, il a acquis, suivant l’adage populaire, le comble du bonheur dont on puisse jouir ici-bas.

Le culte des ancêtres, si répandu, et qui est la religion du foyer domestique, doit son origine aux mêmes idées : c’est une chose touchante que cette vénération pour les aïeux, ce souvenir permanent donné à leur mémoire, et cette participation muette qu’on leur accorde dans les destinées de la famille. Il n’est pas une cabane, si pauvre qu’elle soit, où les tablettes sur lesquelles sont gravés les noms des ancêtres, depuis celui qui passe pour le fondateur de la famille jusqu’au grand-père défunt, n’occupent la place d’honneur dans une niche au fond de la chambre. Chez les gens riches, il y a une pièce réservée, espèce de sanctuaire domestique, qui contient tous les portraits et les reliques de famille. Devant un autel richement orné, près duquel on entretient constamment des lampes allumées, on vient au temps prescrit par les rites brûler des parfums, présenter des offrandes et faire des prostrations. Le chef actuel de la famille ne prendrait pas une décision importante sans aller méditer dans le temple des ancêtres qu’il semble ainsi inviter à prendre leur part des biens et des maux qui arrivent à leurs descendants.

Au dix-huitième siècle, ce culte et les hommages rendus à la mémoire de Confucius excitèrent des discussions entre les missionnaires catholiques. Les uns voulurent les tolérer comme innocents, les autres les condamnèrent comme idolâtres, et furent appuyés par la cour de Rome. Ces querelles malheureuses déplurent au gouvernement chinois qui y vit une preuve d’intolérance, et ordonna des persécutions contre les chrétiens.

Le culte domestique des ancêtres est d’accord avec les soins qu’on donne à leurs tombeaux : au mois d’avril on célèbre la fête du Tchang-feu ou des morts. Tout le monde, hommes, femmes, enfants, et jusqu’aux animaux, sont ornés de petites branches de saule pleureur, symbole de la douleur et du souvenir ; on se rend ensuite aux tombeaux des aïeux soigneusement entretenus et décorés de fleurs pour cette occasion ; on émaille le sol qui les entoure de découpures en papier doré, on y brûle des cierges et des bâtons d’encens, et, d’après les traditions, on dépose tout autour des plateaux et des vases pleins de mets délicats.

L’étiquette du deuil est rigoureusement observée : il dure trois ans pour un père ou une mère, et pendant ce temps les mandarins même ne peuvent exercer aucune fonction publique, ils doivent vivre dans la retraite, ne rendre aucune visite, et interrompre toute relation officielle. La couleur la plus généralement adoptée pour les vêtements de deuil est le blanc.

Durant le séjour de M. et de Mme de Bourboulon à Pékin, l’empereur Hieu-foung étant mort, le deuil impérial fut décrété dans toute la Chine. La sévérité de ces prescriptions est extrême. Aucun homme ne peut se faire raser la tête pendant quatre-vingt-dix jours ; toute réjouissance de famille est interdite pendant un an et un jour ; les fêtes publiques, les théâtres, les représentations des bateleurs sont fermées pour trois ans ; il y a vacances des tribunaux, et aucun mariage ne peut être contracté pendant un laps de temps déterminé par la loi. On raconte qu’un garde-magasin chinois de la légation, ayant appris que l’empereur était à l’extrémité, et étant pressé de s’établir, demanda un congé pour aller se marier au plus vite ; mais comme il n’avait pas vu sa femme, suivant la coutume chinoise, et que les circonstances ne lui avaient pas laissé le temps de se renseigner auprès des entremetteurs, il revint quelques jours après fort piteux, déclarant que son épouse n’était ni belle ni jeune, et qu’il avait été odieusement trompé.

Rien n’égale le calme étonnant des Chinois en face de la mort. Les malades meurent sans gémissements, sans lutte, avec cette résignation calme qui est un des caractères les plus curieux des races orientales. Le P. Huc rapporte que, lorsque des néophytes chrétiens venaient l’appeler pour administrer les derniers sacrements, ils ne manquaient pas de lui dire : le malade ne fume plus sa pipe ; c’était une formule pour indiquer que le danger était pressant.

En Europe, on s’abstient généralement de parler de cercueil : c’est un objet lugubre qui entre furtivement dans les maisons, et qu’on dérobe à la vue des parents. En Chine, on en fait montre. Chez les riches particuliers, près du temple réservé aux ancêtres, est la chambre où sont classés et numérotés les cercueils de tous les membres de la famille. On fait des économies pour s’acheter une bière plus riche que celle des autres, et un fils ne croit pas pouvoir faire un plus beau cadeau à son père vieux et malade que celui d’un cercueil qu’il a payé du produit de son travail. Ces trophées de la mort sont les ornements de la maison. Aussi faut-il voir avec quels soins ils sont sculptés, dorés et peints en couleurs éclatantes.

Cercueil chinois. — Dessin de Catenacci d’après une peinture chinoise.

La fête funéraire d’un enterrement est la plus grande occasion pour les Chinois de déployer leur luxe et de faire ostentation de leurs richesses. On a vu des familles se ruiner pour célébrer le décès d’un de leurs membres.

Instruments de musique chinois. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Dès le matin, l’administration des pompes funèbres établit à la porte de la maison mortuaire une espèce d’arc de triomphe en nattes sous lequel des musiciens gagés exécutent des airs tristes et solennels. La salle d’entrée, drapée dans toute sa hauteur, reçoit les amis et les connaissances du défunt, dont le portrait est placé au-dessus des statues des dieux domestiques et de l’autel des ancêtres. Un repas somptueux est servi sur des tables dressées à l’avance, et tous les invités doivent par convenance s’y asseoir et manger, car c’est le mort, devant lequel sont placés ses mets favoris, qui est supposé vous recevoir et manger avec vous. On ne voit pas le cercueil : il est placé dans une chambre retirée. Bientôt le gong annonce le départ du cortége : en tête s’avancent les porte-bannières déployant des drapeaux et des cadres peints sur lesquels sont tracées des inscriptions louangeuses ; derrière eux la troupe des musiciens où dominent les instruments à vent, trompes, flûtes, cornes et surtout l’inévitable tam-tam, font entendre sans interruption des mélodies un peu monotones, mais d’un effet très-lugubre ; puis viennent des bonzes qui portent sur leurs dos des autels et les statues des divinités. Ces prêtres précèdent la bière entourée d’une immense catafalque et de draperies avec des glands de soie. Les dorures, les couleurs les plus gaies, les plus éclatantes et les plus bariolées ornent le char funèbre et les panneaux du catafalque décorés de dessins sur verre. Cette lourde machine n’est pas traînée par des mulets ; elle est conduite à bras comme un palanquin, et il faut au moins quarante hommes qui se relayent successivement pour le transporter. Une troupe de pleureuses, tête baissée et voilée, suivent le cercueil et accompagnent les musiciens de leurs cris nasillards ; enfin vient la famille cachée dans des chaises à porteur toutes drapées d’étoffes blanches. Il est de bon goût qu’aucun parent du défunt ne se laisse voir, à cause de la douleur où on suppose qu’il doit être plongé.

Enterrement à Pékin. — Dessin de Janet Lange d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Tout se passe avec le plus grand silence : les Chinois qui aiment tant à tirer des pétards s’en abstiennent dans cette occasion.

Il ne faut pas croire qu’une pompe funèbre de ce genre soit celle d’un riche ou d’un mandarin ; un pauvre ouvrier se privera toute sa vie de manger à sa faim pour avoir un bel enterrement, et le mendiant qui sent la mort approcher ne trouve pas de meilleur moyen d’exciter la générosité que de dire qu’il n’a pas de quoi s’acheter un cercueil convenable.

Les enterrements des grands personnages se font avec une ostentation extraordinaire : on porte devant eux tous les objets qui leur ont servi pendant leur vie ; les meubles, les uniformes, les armes, les insignes des dignités ; plusieurs milliers de personnes accompagnent le cortége, mais on n’y voit jamais de soldats, même pour les mandarins militaires.

Il n’y a pas de cimetières publics à Pékin. Les cercueils très-grands et très-lourds sont recouverts d’un enduit qui les rend imperméables à l’air, et permet de les conserver longtemps sans inconvénient, même dans les maisons. Aussi les gens riches gardent-ils quelquefois le corps de ceux qu’ils ont aimés, dans une pièce réservée de leur habitation de ville. Mais il est généralement d’usage d’enterrer les morts dans la campagne au milieu d’un jardin qui appartient à la famille. Quant aux pauvres, qui n’ont pas un pouce de terrain à eux, leurs cercueils sont déposés dans un endroit isolé ou même jetés dans les fossés de Pékin. Lorsqu’on parcourt les environs des grandes villes, les yeux sont frappés de la quantité de tombeaux disséminés dans la campagne. Ce sont de petites éminences coniques en forme de pains de sucre, émaillées de gazon fleuri et entourées de saules pleureurs, de génevriers et d’arbres vers. Les cercueils posés à plat sur le sol qui n’a pas été creusé, sont recouverts d’un monticule de terre, mais les pluies d’orage suivies de grandes sécheresses lavant les terres, fondent l’enduit, font craquer le bois, et les cadavres pourrissent au grand air. C’est un spectacle affreux, auquel il faut si habituer en Chine. Le gouvernement ne prend aucun soin de faire disparaître ces épaves de la mort, aussi horribles à la vue que dangereuses pour la santé publique. Dans quelques villes, il existe, dit-on, des sociétés philanthropiques qui font donner la sépulture aux pauvres, mais la seule chose que nous ayons pu constater, c’est la spéculation de certains industriels, qui, moyennant un droit assez élevé, conservent dans des locaux affectés à cet usage les corps des marchands ou des riches particuliers des provinces éloignées, morts en voyage, et que leurs familles font réclamer et transporter à grands frais.

Le mariage est loin d’être célébré avec la même pompe que les funérailles.

La condition de la femme est servile en Chine. Il y a un proverbe qui dit : La jeune fille est soumise à ses parents, l’épouse à son mari, la mère à son fils. La femme est considérée comme inférieure à l’homme ; sa naissance est un malheur ; une fille ne peut être qu’à charge à sa famille, car elle doit être enfermée jusqu’à l’époque de son mariage, et comme elle n’exerce aucune industrie, elle ne saurait dédommager ses parents des dépenses qu’elle leur occasionne. Elle vit en recluse dans la maison paternelle mangeant seule à l’écart, regardée comme une servante et en remplissant les fonctions. Toute son instruction consiste à savoir manier l’aiguille et à préparer les aliments. Le Gouvernement, qui attache une si grande importance à l’instruction publique, et qui a multiplié avec tant de soins les écoles et les maisons d’éducation, n’a pas songé aux enfants du sexe féminin. La femme, c’est la propriété de son père, de son frère, de son mari. Elle n’a même pas d’état civil. On la marie sans la consulter, sans lui faire connaître son futur époux, sans daigner lui en dire le nom.

Chez les riches Chinois, les femmes mariées sont complétement confinées dans le gynécée. Lors des rares occasions où leur maître les autorise à se visiter entre elles ou à aller visiter leurs parents, elles ne sortent que dans des chaises hermétiquement closes. Les Chinois de haut rang sont très-jaloux de tout ce qui touche à leurs femmes, reléguées au fond d’un corps de bâtiment réservé. Aucun des membres de la diplomatie européenne n’eut occasion, malgré des relations journalières et une certaine intimité avec les mandarins, d’apercevoir ni leurs épouses, ni leurs filles, ni même les femmes âgées de leur famille. Pendant la guerre, lorsque les officiers européens pénétraient jusque dans les appartements les plus secrets pour faire des casernements les jeunes femmes étaient cachées dans des coffres ou sous des monceaux de vêtements. Elles se familiarisèrent peu à peu cependant avec les figures européennes, et dans les derniers temps de l’occupation, chaque fois que la musique militaire passait, faisant retentir les rues de la ville de ses vigoureuses harmonies, on voyait de petites mains ouvrir les châssis des fenêtres, et de jolies têtes aux longues tresses brunes se pencher pour écouter.

Il n’en est pas de même dans les classes pauvres : les femmes sortent à visage découvert et jouissent d’une certaine liberté chèrement achetée par les travaux pénibles et fatigants auxquels elles sont condamnées. Ces malheureuses créatures, qui servent de bêtes de somme à leurs maris sont dégradées, courbées en deux, vieilles et laides à vingt ans.

La polygamie existe en Chine, quoiqu’elle ne soit pas reconnue par la loi qui ne fait que la tolérer. Quelque nombre de femmes qu’ait un grand personnage, il n’a jamais qu’une épouse légitime, la première. Les Chinois appellent les autres, petites femmes ou femmes de second rang. Celles-ci doivent obéissance à la femme légitime, qui seule ne peut être répudiée sans des raisons légales. La loi ne dit rien des autres que le mari peut traiter suivant son caprice.

Les veuves ne doivent pas se remarier ; l’usage fait considérer cela comme un déshonneur, et comme digne du mépris public. La loi interdit même aux veuves de mandarins de convoler à de secondes noces : la gloire qu’elles ont eue de vivre avec un homme honoré de distinctions publiques doit leur suffire.

Les mariages ou du moins les fiançailles sont souvent conclus avant que les contractants aient atteint l’âge d’adolescence. Cela dépend des conventions entre les parents, et, comme l’obéissance des enfants est absolue, la pensée ne leur viendrait même pas de s’opposer aux arrangements qu’on a pris pour eux. La cérémonie des fiançailles est considérée comme le mariage définitif ; personne n’oserait contester la sainteté de cet engagement qui est si solennel qu’une fiancée qui perd son fiancé ne peut se remarier : il n’en est pas de même du jeune homme.

Après les fiançailles, on fixe en famille l’époque de la fête du mariage qui est quelquefois ajournée à plusieurs années. Cela dépend de la volonté des parents, des horoscopes des deux fiancés, et des prescriptions de l’almanach impérial, dont la science astrologique décide pour chaque semaine, pour chaque jour de l’année, les temps fastes et néfastes.

Une jeune Chinoise n’apporte aucune dot ; ce sont les parents de l’époux qui payent une somme d’argent pour l’acheter, et qui font les cadeaux d’étoffes, de meubles et de provisions. Si le père de l’épousée n’a pas d’enfants mâles qui héritent de lui à l’exclusion absolue des filles, il s’engage par avance à lui laisser une partie de sa fortune ; car ce sont ses neveux ou ses collatéraux masculins qu’il préférera pour légataires de ses biens, afin d’être assuré que ses héritiers accompliront les cérémonies rituelles devant sa tombe et devant l’autel de ses ancêtres, ce dont une femme est regardée comme indigne.

Dame de Pékin. — Dessin de Staal d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Les premières démarches sont toujours confiées à des entremetteuses appelées mei-jin, et c’est seulement quand les conditions sont réciproquement acceptées, que les deux familles échangent des visites. Tout le monde alors peut voir la jeune fille, excepté celui qui l’épouse : il doit s’en tenir au ouï-dire de ses parents.

Les cérémonies du mariage varient beaucoup dans leurs formes, suivant les provinces. À Pékin, la mariée se rend en pompe au domicile de son époux qui la reçoit à la porte de sa maison : elle est parée de ses plus beaux vêtements en soie brodée d’or et d’argent ; ses longues nattes noires sont diaprées de pierreries et de fleurs artificielles (si la famille ne possède pas de bijoux, l’usage est d’en louer pour la journée chez les prêteurs sur gages), sa figure est fardée, ses lèvres rougies, l’arc de-ses sourcils et noirci, et ses vêtements sont inondés de musc. Un palanquin richement orné et entouré de musiciens l’attend à la porte : elle se présente devant sa mère qui lui attache sur la tête le voile nuptial dont elle est entièrement recouverte. Il est d’usage que la mère et la fille se confondent alors en gémissements, et la timide épouse doit être entraînée de force de la maison paternelle ; agir autrement serait manquer aux lois de la pudeur et du bon goût. Au moment où le palanquin atteint la porte du domicile conjugal, on tire un feu d’artifice et les spectateurs font le plus de bruit possible pour marquer leur joie. L’épouse doit faire quatre génuflexions devant son époux et maître qui vient la recevoir ; puis les deux conjoints font leurs prières devant l’autel des ancêtres, accomplissent les libations prescrites, et boivent le vin consacré dans la même coupe. Un grand repas ou se réunissent les hommes des deux familles achève la journée ; les femmes mangent de leur côté, et c’est seulement dans la chambre nuptiale que l’épouse enlève le voile sous lequel sont cachées pendant toute la cérémonie sa figure et sa taille.

Le type convenu de la beauté chinoise a été très-exagéré et presque dénaturé par les peintures grotesques qu’on fabrique à Canton pour l’exportation européenne. Beaucoup de Chinoises ont le teint et tous les attraits des créoles ; une main petite et charmante, de jolies dents, des cheveux noirs superbes, la taille longue, mince et souple ; leurs yeux, un peu relevés vers les tempes, donnent à leur physionomie quelque chose de piquant ; leur grâce indolente et leur mignardise sont loin d’être sans charmes. Deux choses leur nuisent beaucoup, l’étrange abus du fard dont elles se couvrent la figure et qui détruit leur beauté de bonne heure ; et surtout la mode des petits pieds qui paraît ridicule et repoussante à un Européen.

Cet usage barbare, beaucoup moins commun à Pékin que dans les provinces du sud, a été vivement combattu par les empereurs mandchoux, qui ont rendu plusieurs fois des édits sévères contre ce système de mutilation. Les dames tartares et chinoises qui composent la cour des impératrices, ainsi que les femmes des nombreux fonctionnaires qui résident dans la capitale, ont conservé leurs pieds naturels, mais telle est la force de la mode, que beaucoup d’entre elles ont adopté le brodequin de théâtre avec lequel il est tout aussi difficile de marcher. Dans ces chaussures, un haut talon fixé sous la plante des pieds dissimule leur forme naturelle et force celle qui les porte à s’appuyer seulement sur l’extrémité des doigts. Les brodequins de contrebande sont employés aussi les jours de fête par les femmes du peuple qui, forcées de conserver leurs pieds naturels pour aider leurs maris dans leurs pénibles travaux, se donnent au moins le plaisir d’avoir de temps en temps la démarche à la mode.

La mutilation qu’on fait subir aux femmes chinoises remonte à une haute antiquité. On prétend qu’une impératrice née avec le pied-bot imposa cet usage aux dames de sa cour, et que de là il se répandit dans tout l’empire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la jalousie des hommes, la paresse et la vanité des femmes le firent adopter généralement. Avoir un petit pied, c’est prouver qu’on est riche, qu’on peut vivre sans rien faire puisqu’on est dans l’incapacité de travailler. Une Chinoise de bonne famille se croirait déshonorée si ses parents n’avaient pas pris soin de la déformer. D’ailleurs elle se marierait difficilement, car un pied long de deux ou trois pouces est un de ces charmes irrésistibles que les poëtes indigènes ont célébré sur tous les tons de l’enthousiasme.

Pieds mutilés et brodequins de dames — Dessin de Staal.

Les habitants des villes de la côte qui sont en rapport journalier avec les Européens répondent aux observations qu’on leur fait à ce sujet en se moquant de la compression exagérée que nos dames font subir à leur taille ; leur argument, qui ne manque pas d’à-propos et de justesse, a souvent embarrassé leurs interlocuteurs.

Dès qu’une petite fille a atteint l’âge de six ans, sa mère lui comprime les pieds au moyen de bandelettes huilées : le pouce est replié sous les quatre autres doigts qui sont rabattus eux-mêmes sous la plante du pied. Ces ligatures sont serrées de plus en plus tous les mois, et on arrive ainsi, lorsque la jeune fille est adulte, à faire prendre à son pied la forme d’un poing fermé. Les conséquences de cette mutilation sont souvent graves, en interrompant la circulation et en amenant des plaies difficiles à guérir. Aussi existe-t-il une corporation de pédicures : ce sont de vieilles femmes, qui, sous prétexte des soins à donner, pénètrent dans toutes les maisons, où en réalité elles servent aussi d’intermédiaires pour les mariages. C’est par elles qu’on a pu avoir ces détails, car une Chinoise, à quelque classe de la société qu’elle appartienne, et quelque peu honnête que soit d’ailleurs sa conduite, ne ferait voir à aucun prix son pied nu ; ce serait même l’offenser que de chercher à voir ses brodequins. On conçoit aisément quelle peine les femmes doivent avoir à marcher. Elles s’avancent en sautillant, les bras étendus en guise de balancier ; on dirait qu’elles sont montées sur des échasses. Cependant, telle est la force de l’habitude, que les jeunes filles jouent à cloche-pied des journées entières, exécutent les postures de danse les plus difficiles et renvoient avec une adresse merveilleuse le volant sur le revers de leurs petits brodequins, qui leur servent de raquettes.

Avoir les ongles des mains très-longs est encore un genre de beauté fort estimé. Les dames riches y attachent une extrême importance, et, dans la crainte de les casser, elles y adaptent des étuis en argent qu’elles emploient en même temps comme cure-oreilles.

La coiffure des femmes varie dans chaque ville ; voici les plus usitées à Pékin : les jeunes filles laissent tomber leurs cheveux en touffes sur leur front et de chaque côté de la figure ; par derrière ils sont divisés en une multitude de tresses ornées de rubans et de fleurs artificielles ; lorsqu’elles sont fiancées, elles relèvent leurs cheveux à la chinoise, et les retiennent avec l’épingle d’argent en signe de leur engagement ; enfin, le jour de leur mariage, on leur fait subir l’opération du kai-mien, qui consiste à leur raser le front jusqu’à une certaine hauteur, puis à enrouler leurs longues nattes sur un coussinet en carton doublé en soie noire posé sur la nuque ; ce coussinet, qui supporte les fleurs artificielles en pierres précieuses non taillées, en plumes d’oiseaux, ou simplement en papier et en verre coloré, suivant le rang et la fortune, est attaché aux cheveux par la grande épingle en argent d’un pied de long qui traverse tout le chignon et qui a la même signification en Chine que la bague d’alliance en Europe.

Coiffure de jeune fille. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Outre le fard dont elles se peignent, le noir qui teint leurs sourcils, leurs cils et le tour de leurs yeux, les Chinoises mettent deux larges mouches de taffetas noir sur chacune des tempes ; cette mode, qui est également suivie par quelques hommes, a une raison médicale, les médecins indigènes considérant que ce taffetas entretient sur la peau une irritation favorable à la santé.

Leur costume se compose d’une tunique ou robe de dessous descendant jusqu’à mi-jambe, et d’un caleçon de soie serré à la taille dont l’extrémité est plissée comme des manchettes et nouée avec un ruban. Elles portent des bas fabriqués d’étoffes différentes cousues ensemble, piquées et doublées en coton. Une robe longue, fendue sur le côté, peu ample, formant une sorte de fourreau qui s’adapte au corps, recouvre entièrement les vêtements de dessous ; les manches sont larges et pendantes, le collet, qui monte très-haut, est très-étroit et s’attache par des agrafes ainsi que les revers de la robe qui se croisent sur la poitrine de manière à en dissimuler les contours. Il serait aussi indécent pour une dame chinoise de laisser voir ses mains que de montrer ses pieds ; aussi ses manches lui servent-elles à la fois de gants et de manchon.

Quelque temps avant le départ de madame de Bourboulon pour la Sibérie, les chrétiens de la province de Pe-tche-li lui firent hommage d’une robe de princesse impériale : des broderies exquises, représentant le dragon à cinq griffes, des animaux et des fleurs fabuleuses, encadrées dans des passementeries en soie blanche sur fond écarlate et terminées par une étoffe rayée des couleurs de l’arc-en-ciel et doublée en brocart d’or, enrichissent ce beau spécimen de l’industrie chinoise. Les dames de haut parage exécutent elles-mêmes presque tous les objets nécessaires à leur toilette, surtout les broderies et les fleurs artificielles. C’est leur principale occupation au fond du harem où les confine la jalousie de leurs époux. Elles passent le reste du temps à se parer, à cultiver les fleurs dans des jarres de porcelaine, à jouer avec des chiens et des oiseaux privés, et à se faire représenter les ombres chinoises, distraction qui passionné ces malheureuses privées de tout commerce d’esprit.

Robe de princesse mandchoue. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Ce qui donne un caractère particulier au costume des habitants du Céleste Empire, ce sont les accessoires de toilette, c’est-à dire les éventails, les parasols, les pipes, les tabatières, les blagues à tabac, les étuis à lunettes, les bourses. Tout cet attirail de petits objets usuels dont les Chinois ne se séparent jamais est suspendu à leurs ceintures par des cordons de soies ; il faut y ajouter les montres d’or que les mandarins et les riches marchands recherchent beaucoup et sont fiers de montrer en toute occasion.

Menus objets de toilette d’hommes et de femmes. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

L’usage de l’éventail est général dans les deux sexes et dans toutes les conditions : hommes, femmes, enfants, riches, pauvres, prêtres, lettrés, soldats, l’ont sans cesse à la main. Les élégants, à la place des cannes et cravaches de nos dandys, agitent leur éventail avec prétention ; les évolutions que les jeunes filles font faire au leur composent, dit-on, un langage muet, mais significatif. Les mères se servent de l’éventail pour endormir leurs enfants au berceau, les maîtres pour frapper leurs écoliers récalcitrants, les promeneurs pour écarter les moustiques qui les poursuivent ; les ouvriers, qui portent le leur dans le collet de leur tunique, s’éventent d’une main en travaillant de l’autre ; les soldats manient l’éventail sous le feu de l’ennemi avec une placidité inconcevable. Il y a des éventails de deux formes, ouverts ou pliants : les premiers sont en feuilles de palmier ou en plumes ; ce sont des espèces d’écrans ; les seconds sont formés de lames d’ivoire ou de papier ; ils servent d’albums autographiques, et c’est sur un éventail en papier blanc qu’un Chinois prie son ami de tracer une sentence, des caractères ou un dessin qui puissent lui rappeler son souvenir. Les albums-éventails sur lesquels sont apposés les sceaux d’hommes illustres ou de grands personnages acquièrent avec les années une haute valeur.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. voy. t. IX, p. 81, 91, 113 ; t. X, p. 33 et 49.
  2. La secte du Nenufar blanc qui s’est formé dans le Pe-tche-li, dans le Kan-sou et dans tout le nord-ouest entretient des rapports avec les rebelles du sud. Les dernières nouvelles venues de Chine annoncent que cette insurrection fomentée en partie par les musulmans s’est rendue extrêmement redoutable et a été sur le point de s’emparer de la ville de Tien-tsin.
  3. Au moment de mettre sous presse, nous lisons dans les Annales de la Propagation de la foi, que le beau monument de Pé-thang, dont nous avons donné la description, page 41 de ce volume a été en grande partie détruit par les flammes, le 9 janvier 1864.