Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/08

Cour de l’ancien Observatoire des jésuites, à Pékin. — Dessin de Lancelot d’après l’album de Mme de Bourboulon.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU, PAR PEKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PROMENADE DANS PÉKIN. — LA VILLE TARTARE.

Promenade dans l’intérieur de Pékin. — Ancien Observatoire des jésuites. — Le Temple des lettres. — Celui de Confucius. — Couvent de lamas. — La montagne du Charbon. — La mer des roseaux. — Le Pei-tha-sse, etc.

Nous avons embrassé l’ensemble de Pékin du haut de ses impuissants remparts ; descendons maintenant dans la ville : nous y trouverons des monuments grandioses et des points de vue pittoresques.

Cette grosse tour carrée qui domine les murs du sud-est, auxquels elle est adossée, c’est l’ancien Observatoire des jésuites.

Elle fut construite jadis pour l’usage des astronomes chinois : au dix-huitième siècle, le P. Verbiest, président du tribunal des mathématiques, détermina l’empereur Khang-hi à remplacer les instruments indigènes par d’autres plus grands et plus compliqués, qui furent fabriqués à Pékin, sous la direction des jésuites et d’après les principes de l’astronomie européenne.

Quand les jésuites furent expulsés de l’empire, l’Observatoire fut abandonné, aucun savant du pays n’étant de force à leur succéder. Depuis plus d’un siècle que l’établissement est placé sous les scellés impériaux, rien n’a été changé de place. Une lourde porte en bois vermoulu conduit dans une petite enceinte placée à la base des remparts, entourée de bâtiments dégradés, et plantés d’arbres deux fois centenaires. C’est là que demeure le gardien de l’Observatoire, invalide des âges passés, qui a l’air aussi vieux que les instruments qu’il est chargé de surveiller.

Cette cour contient, outre deux grandes sphères célestes, une horloge d’eau ou clepsydre dont la conception mécanique est un chef-d’œuvre de patience. Ce sont quatre bassins de cuivre placés sur des gradins en brique et régulièrement étagés : chaque bassin communique avec l’autre par un petit trop-plein, d’où l’eau tombe goutte à goutte. Dans celui du bas se trouve une planche sur le côté de laquelle est fixée une aiguille indicatrice. Dès que la quantité d’eau tombée était suffisante pour équivaloir à un quart d’heure, un gardien, frappant sur un tambour, annonçait les heures du haut des murailles. Cette primitive horloge ne fonctionne plus depuis longtemps.

Il règne dans la cour de l’Observatoire une humidité pénétrante et une odeur de moisissure insupportable : les vieux murs sont couverts de mousse, les aciers et les fers sont rongés par la rouille, les bassins de cuivre et les pieds de bronze sont recouverts d’une épaisse couche de vert-de-gris. Le gardien de l’établissement s’est scrupuleusement abstenu de gratter les murs, de frotter ou de polir les instruments qui lui sont confiés, dans la crainte de se compromettre et d’aliéner les pouvoirs magiques que la tradition attribue à ces curieux spécimens de l’ancienne astronomie.

Au fond de l’enceinte se trouve un escalier qui conduit sur la plate-forme de la tour, élevée de quatre mètres au-dessus des murailles. Deux sphères armillaires, un horizon azimutal, un quart de cercle et un immense globe céleste y sont restés à la même place depuis cent quarante ans, tournés sans doute vers le même point de l’horizon où la main du P. Verbiest les avait dirigés. Un vieil escabeau en bois de fer se voit encore dans un coin de la plate-forme : peut-être a-t-il servi aussi à l’astronome.

Sur le globe céleste, dont la masse pèse au moins deux milliers, sont représentés les étoiles et les signes du zodiaque, mais tout cela est bien effacé et dégradé par le temps. Les pieds de tous ces instruments, coulés en bronze, sont formés par le dragon impérial qui y rampe dans toutes les postures : l’artiste qui les a conçus a véritablement accompli un chef-d’œuvre qui pourrait servir de modèle à la sculpture d’ornementation. Vue du centre de la ville, la tour de l’Observatoire prend un aspect étrange : les leviers, les bielles, les grands bras de ses machines astronomiques s’y dessinent à l’horizon comme les membres d’une gigantesque araignée.

Tel est cet établissement élevé à l’époque de la plus grande autorité des missionnaires catholiques dans les conseils de l’Empire, et qui seul a été respecté et défendu contre le pillage et la destruction populaire auxquels furent livrées toutes leurs propriétés.

L’enceinte de l’Observatoire est voisine de celle du Temple des lettrés ; ce vaste yamoun, qui s’appelle le Wen-hio-Koung, est la propriété du corps des lettrés. C’est là qu’ont lieu chaque année les examens littéraires ; à cette époque, une foule nombreuse se presse à la porte pour en connaître les résultats. Vous savez qu’on ne peut arriver à aucune position en Chine sans avoir pris ses grades.

On trouve dans le Wen-hio-Koung des salles spacieuses richement lambrissées pour les solennités littéraires ; dans le jardin, qui est magnifique, il y a une pagode en l’honneur de Confucius, et une rangée de petites cellules où sont enfermés les aspirants lettrés qui y traitent par écrit la question assignée ; ils n’ont le droit d’emporter avec eux que du papier blanc, une écritoire et des pinceaux ; une sentinelle veille à la porte pour empêcher aucune communication des concurrents entre eux ou avec le dehors. Le yamoun des lettrés est habité par un gouverneur ou surintendant littéraire. Sortons maintenant, si vous le voulez, de ces rues étroites, et remontons par la grande avenue de l’Est jusqu’au nord de Pékin.

La foule se presse dans cette large artère de la ville mongole ; il est prudent de marcher sur les côtés de la chaussée pour éviter d’être renversé par les chevaux, les mulets, les chameaux, les voitures, les chariots, les chaises à porteur qui s’y croisent en tous sens.

Cet édifice, à gauche, à l’entrée de cette ruelle, est le tribunal des rites et le ministère des affaires étrangères : c’est un ancien temple qui n’a rien de remarquable, sinon qu’il sert aux entrevues du prince Kong et de ses confidents avec les ministres européens ; c’est là que fut signé, le 25 octobre 1860, le traité de paix qui termina la dernière guerre.

Voici le grand mandarin Wen-Liang qui débouche par l’avenue pour se rendre au tribunal des rites !

Il est accompagné de toute la pompe orientale ; des coureurs à cheval le précèdent ; derrière sa chaise, et malgré l’absence de soleil, marchent ses porte-parasols ; il est suivi de tout le tribunal, et, pour augmenter son cortége, chacun des mandarins subalternes traîne après lui de nombreux domestiques.

L’avenue de l’Est est une des plus populeuses et des plus commerçantes de la ville mongole ; mais remarquez que, dans ce concours d’êtres humains, il n’y a presque pas de femmes ; sauf celles de la plus basse classe, elles restent toutes enfermées dans les maisons. En manière de compensation, vous voyez nombre de soldats de police chargés de la voirie de la ville ; ils balayent les rues, en enlèvent la boue et font écouler les eaux.

Quelle prodigieuse affluence de palanquins et de chaises à porteur ! En Chine, tout homme qui se respecte doit être à cheval ou en chaise : comme nous sommes à pied et que nous préférons ce mode de locomotion pour mieux voir, je suis sûr qu’on nous prend en pitié, et qu’on nous regarde comme des gens indignes de considération.

Il y a des loueurs de chaises qui en ont de grands dépôts, et l’on peut s’en procurer une pour le prix modeste d’une piastre par jour. Voici également des stations de voitures, ou plutôt de chariots avec un ou deux mulets d’attelage ; ils ont un aspect séduisant ; la caisse en est bariolée de couleurs éclatantes, l’intérieur en est garni de taffetas rouge ou vert, mais ces affreux véhicules ne sont pas suspendus, et c’est s’exposer à un supplice horrible que d’y accomplir une course à travers la ville.

Les avenues, jadis pavées de belles pierres de grès de quatre mètres carrés, sur une épaisseur de quarante centimètres, n’ont subi aucune réparation depuis deux cents ans ; la moitié de ces dalles, usées ou détruites par le temps, a été remplacée par de grands trous ; pour faire rouler une voiture sur ces avenues qui ressemblent à un chantier de pierres dégradées et posées à plat, il faut être Chinois. Quand on n’y verse pas, on y ressent des cahots affreux ; cependant les gens de Pékin s’en accommodent ; ils sont là paisiblement assis, et fument leur pipe. Le cocher, qui n’a d’autre siége que le brancard, s’y maintient par je ne sais quel prodige d’équilibre ! Le prix est de convention avec le cocher, mais je pense que ma description ne vous donnera pas envie de tenter une promenade avec lui !

La longue perspective que présente l’avenue de l’Est, régulièrement percée et bâtie, est interrompue à moitié chemin par quatre arcs de triomphe, sous lesquels nous allons passer. En pierre et en bois, chargés de sculptures représentant des animaux fabuleux, des fleurs et des oiseaux, ils se composent de deux grands piliers surmontés d’un entablement avec toiture chinoise. Ce sont plutôt des portes que des arcs de triomphe.

Il y en a quatre pareils dans l’avenue parallèle, à l’ouest de la ville.

À notre droite, près des remparts, sont situés les greniers d’abondance que nous nous dispenserons d’aller visiter.

On n’y voit que d’immenses bâtiments dans un état de délabrement complet. Jadis ils contenaient des provisions de riz, de blé et d’orge, suffisantes pour fournir pendant huit ans à la consommation de la capitale ; la ville de Tong-Cheou en possédait de plus vastes encore.

Depuis l’avénement de la dynastie mandchoue, ils sont abandonnés et ne servent plus qu’à loger des mendiants et d’innombrables légions de rats.

Les deux côtés de l’avenue, à l’extrémité septentrionale, sont occupés par les deux temples les plus célèbres de Pékin ; à gauche le temple de Confucius, à droite celui des Mille Lamas.

Le temple de Confucius est une pagode circulaire entourée d’escaliers en marbre avec rampes sculptées ; son toit est couvert de tuiles vernissées en vert émeraude. L’intérieur ne présente rien de remarquable que la vaste étendue de la salle des prières, entourée de galeries latérales en marbre blanc, sur les parois desquelles on remarque des tablettes de marbre noir, où sont gravées en lettres d’or des sentences tirées des écrits du philosophe.

On n’y voit d’autres statues que celles de Confucius et de son disciple Men-tseu ; on n’y brûle pas d’encens ; cependant la dénomination de temple de Confucius paraît fausse, ou du moins le culte s’en est altéré ; car ce philosophe professait la raison pure, et il y a ici des bonzes qui accomplissent des cérémonies religieuses.

Ces statues de lions à figures de singes, et cet escalier orné de tiares à cornes du temps des Ming conduit au portail du célèbre temple des Mille Lamas : vous devez être frappé, comme moi, de la ressemblance de ces tiares bouddhiques avec la tiare catholique.

La façade du temple des Mille Lamas est soutenue par des charpentes énormes auxquelles sont adaptés des châssis en bois sculpté garnis de papier en guise de vitres. C’est un grand bâtiment carré avec des pilastres, sans corniches ni moulures. Le couvent, qui est situé derrière le temple, est contenu avec ses jardins et ses dépendances dans une enceinte qui a au moins deux kilomètres de tour.

La porte en est scrupuleusement défendue à cette heure de la journée ; nous aurons occasion d’y revenir plus tard ; cependant, je vous dirai que dans l’intérieur du temple, qui est très-riche, on admire une immense statue de Bouddha en bois doré qui a soixante-dix pieds de haut.

Cet établissement religieux appartient aux Lamas, c’est-à-dire aux prêtres du bouddhisme réformé qui diffère de la religion de Fô, professée par les bonzes chinois. C’est là que les Mandchoux et les Mongols qui habitent Pékin en grand nombre, et qui sont plus religieux que les Chinois, vont régulièrement faire leurs dévotions.

Maintenant nous tournerons à gauche, nous passerons près de la porte de Ngau-ting, par laquelle l’armée anglo-française est entrée dans Pékin, puis nous gagnerons le carrefour où s’élève la Tour de la Cloche.

La construction de cet ódifice a beaucoup d’analogie avec celle des portes de la ville, et doit être du même temps.

L’étage intérieur est formé d’une arcade percée de deux ouvertures ; au-dessus s’élève une tour rectangulaire que surplombe un large toit rouge avec un encadrement de tuiles vertes ; quatre arceaux élégamment sculptés à jour laissent entrevoir le corps d’une immense cloche de bronze qui n’a pas de battant, mais sur laquelle on frappe avec de gros marteaux en bois de fer. Les gardes de la ville l’emploient la nuit en signe d’alarme, en cas d’attaque ou d’incendie ; c’est le tocsin de Pékin.

Il y a plusieurs cloches de ce genre dans les autres quartiers : celles-là servent à annoncer les veilles de nuit, qui sont de deux heures ; on annonce la première en frappant un seul coup qu’on répète de quart d’heure en quart d’heure ; on frappe deux coups pour la seconde veille, trois pour la troisième, et ainsi de suite ; la nuit est divisée en cinq veilles.

L’avenue qui part du carrefour de la Cloche, et qui remonte vers le nord-ouest, dans la direction de la porte de Toa-Chang, longe pendant quelque temps le plus septentrional des lacs de Pékin, appelé emphatiquement par les Chinois : la mer du Nord.

Il est alimenté par les eaux des fossés de la ville, qui s’y déversent au moyen d’une écluse surmontée d’une vaste grille en bois.

On ne remarque de ce côté d’autres monuments que le charmant temple de Fâ-qua qui appartient à la secte de Tao, et qui est situé au centre d’une petite île, à l’extrémité septentrionale de la mer du Nord.

La mer du Nord et le temple de Fâ-qua. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

La pagode principale est dans une position pittoresque, au milieu d’une végétation luxuriante : elle contient une foule d’idoles appartenant à ce culte bizarre, dernier vestige du fétichisme ancien, méprisé par la plupart des Chinois, et qui n’a plus d’adorateurs que dans les derniers rangs de la populace.

Mais il est temps que nous descendions directement vers la porte de Hao, qui nous donnera accès dans l’enceinte de la Ville Jaune.

Voici la mer des Roseaux, couverte de nymphæas bleus et jaunes, de roseaux à aigrettes, de nélumbos ; elle mérite justement son nom, car ces plantes aquatiques envahissent plus de la moitié de sa surface : l’aspect de ces grandes fleurs à odeur suave est délicieux au moment de leur floraison.

Passons sur ce ponceau la prise d’eau qui alimente la Ville Jaune’, traversons la porte de Hao, qui ne diffère de celles de l’enceinte extérieure de la ville que par l’absence de corps de garde et de demi-lune, et pénétrons jusqu’au pied de la montagne de Charbon, qui est le point le plus élevé de Pékin.

La montagne de Charbon, Mee-Chaen, est une colline surmontée d’un mamelon, qui est lui-même couronné par un kiosque à deux étages d’une élégance merveilleuse ; une foule de kiosques, de pagodes, de temples, de Fou, couvrent cette colline et s’entassent pittoresquement les uns au-dessus des autres à différentes hauteurs. Un gazon toujours vert en recouvre toutes les pentes, tandis que dans le reste de la ville le plus petit brin d’herbe est brûlé par le soleil, et par la poussière de Mongolie. Cette fertilité de la montagne de Charbon tient à l’humidité du sol et à l’immense amas de charbon de terre qui l’a formée. L’histoire raconte à ce sujet qu’aux temps passés un empereur chinois, menacé d’un long siége par les Tartares, fit entasser à cet endroit le combustible nécessaire au chauffage de la ville pendant plusieurs années ; quelle que soit la vérité de cette tradition, il est certain que la houille forme la base du sol de la montagne, et qu’elle y a été apportée à mains d’hommes. Le temps et la décomposition l’ont recouverte d’une épaisse couche de terre végétale.

Pékin vu de la muraille Sud. — La montagne de Charbon. — Dessin de Lancelot d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Rien de plus amusant qu’une promenade au milieu du labyrinthe de petites ruelles que forment les édifices bâtis sur cette colline, où habitent seulement des bonzes et des personnages d’un rang élevé ! Aussi n’y rencontre-t-on pas les immondices habituels aux quartiers populaires. Ce sont des surprises de tous les instants. Des ponts de rocaille, des fontaines avec des sculptures grotesques, des pagodes qui laissent entrevoir des dieux effrayants, puis des bosquets de camellias, de lilas, d’hydrangées, de vieux cèdres centenaires, des oiseaux joyeux qui chantent au milieu de cette nature en fête, et peu de Chinois ! Car le Chinois aristocratique ne se promène pas, et ne sort de chez lui qu’en pompe.

Du sommet de la montagne de Charbon, la vue embrasse un panorama immense : c’est le point culminant de Pékin, et on l’aperçoit de toutes les parties de la ville.

Si nous tournons à droite, voici un point de vue non moins splendide, c’est le Pei-tha-sse qui s’élève dans une presqu’île au centre de la mer du Milieu.

Le Pei-tha-sse est à la fois une bonzerie et un monument funéraire élevé à la mémoire du dernier empereur de la dynastie des Ming.

Dans le jardin Impérial se trouve encore l’arbre où se pendit cet infortuné monarque, lorsque sa capitale fut occupée par l’armée tartare (1644). L’empereur mandchou, qu’il avait dépouillé de son trône, fit couvrir de chaînes l’arbre coupable d’avoir prêté ses branches au Fils du Ciel, lorsqu’il avait voulu attenter à sa personne ; il voyait là un moyen habile de sauvegarder aux yeux du peuple conquis l’inviolabilité du prestige impérial, dont il s’était revêtu par la force.

L’arbre est mort de vétusté, mais il porte encore sur son tronc desséché d’énormes chaînes de fer.

Le Pei-tha-sse, placé au milieu d’un massif de verdure sur une colline artificielle, est entouré de kiosques, de pagodes et de bonzeries : sa coupole arrondie en forme de chapeau surmonté d’un clocheton à trois pointes se détache avec vigueur au-dessus des eaux tranquilles. Cette coupole dorée, et les hauts mâts qui indiquent le monument Impérial s’élèvent au-dessus des grands arbres ; le reste des édifices apparaît dans un désordre pittoresque au milieu de leur épais feuillage.

Vue du Pei-tha-sse. — Dessin de Lancelot, d’après un dessin de M. Heine, album de Mme de Bourboulon.

À l’extrême droite, on aperçoit le beau pont de marbre qui relie la Ville Jaune à la Ville Mongole ; ce pont, analogue à celui de Pa-li-kiao, et qui paraît être de la même époque, est un chef-d’œuvre de sculpture : le marbre, fouillé à jour, s’y contourne en spirales gracieuses, et prend toutes les formes que l’art et la patience des Chinois ont su lui donner.

Le pont a une écluse au moyen de laquelle on renvoie l’eau à volonté dans les deux parties du lac.

La mer du Milieu, qui a généralement peu d’eau, est entourée de vastes parcs impériaux, où on admire de superbes futaies ; quelques Fou ou palais y sont seuls établis.

Arrêtons-nous, en passant, devant cette pagode située à l’angle nord-ouest de la Ville Rouge ; c’est là que les princes de la famille impériale vont passer leurs examens littéraires, dont ils ne sont pas plus dispensés que les simples mandarins. Elle est bien plus richement ornée que le Temple des lettrés que nous avons vu au commencement de la journée ; il y a deux petits pavillons en bois peint et sculpté avec un goût exquis ; le toit du kiosque principal est surmonté d’un immense dragon à cinq griffes, l’emblème impérial : ses écailles vertes, sa langue rouge, ses yeux de porcelaine blanche et noire ressortent sur les tuiles d’or ; une foule d’autres animaux fabuleux hurlent, se tordent et se combattent dans les postures les plus incroyables sur les montants, les chambranles, les plinthes et les arceaux de cette pagode, une des plus curieuses et des mieux conservées de Pékin, où l’on en compte des milliers.

Voici les murs d’enceinte de la Ville Impériale, reconnaissables à la couleur rouge des briques dont ils sont construits ; un chapiteau, couvert de tuiles vernissées en jaune d’or, les recouvre dans toute leur étendue.

C’est de là que vient le nom de Ville Rouge, que les Chinois donnent au palais Impérial, dont les nombreux bâtiments couvrent une superficie de quatre-vingts hectares.

La Ville Rouge, qui forme un quadrilatère, est défendue, outre ses murailles, par de larges fossés. Quatre portes y donnent accès sur les quatre faces principales.

Il est impossible d’y entrer ; et quelle que soit notre curiosité, il faut nous contenter de la vue des toits dorés des grands pavillons qui s’y succèdent symétriquement.

Tous ces édifices sont recouverts de laque jaune, couleur exclusivement réservée à l’empereur.

Le palais Impérial est une enceinte inviolable : aucun Européen n’a pu y pénétrer dans les temps modernes.

Le capitaine Bouvier m’a raconté qu’ayant un jour franchi les fossés sur un ponceau, il s’était introduit dans l’intérieur par une brèche de la muraille ; mais, à peine avait-il fait quelques pas, qu’un mandarin militaire se présenta, suivi de quelques soldats, et, comme le capitaine ne voulait pas tenir compte des supplications qu’il lui faisait pour l’inviter à repasser par la brèche, l’infortuné Chinois lui fit voir son cou avec un geste significatif qui voulait dire que, s’il persistait à forcer la consigne, il recevrait une cravate de soie pour avoir laissé pénétrer un Européen dans le sanctuaire impérial.

Le capitaine ne voulut pas se charger la conscience de la mort d’un homme, et retourna dans la Ville Jaune.

Il n’en était pas de même au dix-huitième siècle, alors que les missionnaires avaient obtenu toute la confiance de l’empereur Khang-hi ; plusieurs d’entre eux furent admis dans la Ville Impériale et en ont laissé des relations fidèles.

Voici ce qu’en dit le P. Grosier : « Le palais de l’empereur comprend neuf vastes cours qui se succèdent les unes aux autres et qui se communiquent par des portes de marbre blanc, surmontées de pavillons sur lesquels éclatent l’or et le vernis. Des bâtiments ou des galeries forment l’enceinte de ces cours qui sont accompagnées latéralement d’un grand nombre d’autres destinées aux offices et aux écuries. La première, qui est celle d’entrée, est très-spacieuse ; on y descend par un escalier de marbre, orné de deux grands lions en airain et d’une balustrade de marbre blanc qui forme le fer à cheval ; elle est arrosée d’un ruisseau qui la traverse en serpentant, et que l’on passe sur des ponts de marbre. Au fond de cette cour s’élève une façade percée de trois portes : celle du milieu est réservée à l’empereur ; les grands passent par les portes latérales. Les portes introduisent dans une seconde cour qui est la plus vaste du palais ; une immense galerie l’environne de toutes parts, et sur cette galerie sont placés les magasins de choses précieuses qui appartiennent en propre à l’empereur. Le premier de ces magasins est rempli de vases et d’autres ouvrages de différents métaux ; le second renferme les plus belles espèces de pelleteries et de fourrures ; le troisième des habits fourrés de petit-gris, des peaux de renard, d’hermine et de zibeline que l’empereur donne quelquefois en présent à ses officiers ; le quatrième est un dépôt de diamants, de pierres précieuses, de marbres rares et de perles fines pêchées sur la côte de Tartarie ; le cinquième, qui est à deux étages, est plein d’armoires et de coffres qui contiennent les étoffes de soie à l’usage de l’empereur et de sa famille ; d’autres magasins renferment les armes, arcs, piques, sabres, gingolls, arquebuses enlevés à l’ennemi ou offerts par les princes tributaires.

« C’est dans cette seconde cour que se trouve la salle Impériale, appelée Tèa-ho-tien, ou salle de la Grande-Union. Elle est bâtie au bout de cinq terrasses placées les unes sur les autres, et qui se rétrécissent graduellement en s’élevant. Chacune de ces terrasses est revêtue de marbre blanc et ornée de balustrades artistement travaillées. C’est devant cette salle que se rangent tous les mandarins, lorsqu’aux jours marqués ils viennent renouveler leurs hommages et faire les cérémonies déterminées par les lois de l’empire.

« Cette salle, qui est presque carrée, à environ cent trente pieds de longueur ; son lambris est sculpté, vernissé en vert et chargé de dragons dorés ; les colonnes qui en soutiennent le faîte ont six à sept pieds de circonférence à leur base, et sont enduites d’une espèce de mastic revêtu d’un vernis rouge écarlate ; le pavé est couvert d’un tapis ; les murailles sont sans aucun ornement, sans lustres, sans peintures et sans tapisseries.

« Le trésor, qui est au milieu de la salle, consiste en un vaste coffre formant une estrade assez élevée, sans autre inscription que le caractère chin, qu’on peut interpréter par le mot sacré.

« Sur la plate-forme qui porte cette salle, on voit de grands vases de bronze dans lesquels on brûle des parfums les jours de cérémonie. On y voit aussi des candélabres façonnés en oiseaux et peints de diverses couleurs, ainsi que les bougies et les torches qu’on y allume.

« Cette plate-forme se prolonge vers le nord et porte deux autres salles : l’une est une rotonde percée de beaucoup de fenêtres, et toute brillante de vernis ; c’est là que l’empereur change d’habits avant ou après la cérémonie ; l’autre est un salon dont une des portes est tournée vers le nord, et c’est par où l’empereur, sortant de son appartement, doit passer lorsqu’il vient recevoir sur son trône les hommages des grands de l’empire ; alors il est porté en chaise par des officiers habillés d’une longue veste rouge brodée en soie et couverts d’un bonnet surmonté d’une aigrette. »

J’ajouterai à ces détails qu’il y a aussi dans l’intérieur des casernes et des écuries pouvant contenir quinze mille hommes de troupe et cinq mille chevaux, et qu’enfin la Ville Rouge constitue à elle seule une forteresse défendue par l’enceinte fortifiée de la Ville Jaune, qui est contenue elle-même dans les remparts de la Ville Mongole. Ainsi il faudrait trois siéges successifs pour s’emparer du palais Impérial.

En contournant l’enceinte extérieure, nous arrivons à la porte du Sud de la Ville Jaune (Tat-Sing-Men).

Les deux grands parcs qui bordent chaque côté de cette large avenue renferment d’anciennes bonzeries abandonnées depuis l’avénement des empereurs mandchou.

Dès qu’on a franchi la porte de Tat-Sing, on arrive sur une grande place où sont de vastes caves contenant des dépôts de charbon de bois et de combustible.

Mais le jour baisse, Pékin n’est pas éclairé la nuit, et nous n’avons pas de lanternes. Nous retournerons donc à gauche, si vous le voulez bien, dans la rue de Toun-tiau-mi-tiau que voici devant nous, et qui nous ramènera à la Légation française.


SUITE DE LA VILLE TARTARE. — LA VILLE CHINOISE.

La bonzerie de la Ville Jaune. — La pagode impériale. — L’écurie des éléphants. — Établissements des missions catholiques, anglicanes et grecques. — La cathédrale. — Attelage de deux cents chevaux. — Le carrefour des exécutions. — Horrible spectacle. La rue des libraires. — La musique d’un enterrement. — Passage du bric-à-brac. — La grande Avenue du Centre. — Ouvriers ambulants. — Orateurs populaires. — Diseur de bonne aventure. — Temple du Ciel.

J’ai fait faire au lecteur dans le chapitre précédent une longue promenade dans la Ville Tartare. Je n’ai pu pourtant lui faire visiter la partie occidentale de cette grande cité, où se trouvent quelques monuments dignes d’intérêt, et dont je vais donner une description succincte.

Au delà du pont de marbre, jeté sur la mer du Milieu, la Ville Jaune contient encore la Grande Place, le couvent des Bonzes, le Peh-Tang, établissement des missionnaires catholiques, et la pagode impériale de Kwang-Min-Tien. En dehors de la Ville Jaune, se trouvent l’évêché catholique ou Nam-Tang, l’écurie des éléphants, et le Temple de la Tour.

La bonzerie de la Ville Jaune, située au nord du Pen-Tang[2], se compose d’une succession de bâtiments carrés, enclavant de vastes cours : le temple principal est tout entier construit en marbre blanc ; une série de piliers en marbre noir, formant une colonnade imposante, soutient l’arête aiguë du toit qui déborde de plusieurs mètres au-dessus de l’entablement ; l’entre-deux de ces piliers est occupé à l’intérieur par une série de petites chapelles contenant chacune la statue d’une des nombreuses divinités du panthéisme chinois ; l’autel principal est orné de figures deux fois plus grandes que nature de la trinité bouddhique.

À droite de cette bonzerie, dont la porte s’ouvre sur un carrefour, on remarque des têtes de lions annonçant l’entrée de Fou ou palais qui appartiennent à de hauts dignitaires de l’empire.

L’enceinte du Temple de la Tour borde l’avenue de Li-Houa, et est limitée par un canal, qui fait communiquer, à travers la Ville Mongole, la prise d’eau du nord avec les fossés de la Ville Chinoise. Le temple qui est en même temps un couvent considérable jouissant d’une grande renommée, contient une tour élevée analogue comme architecture à celle du Pei-tha-sse.

La Grande Place, qui touche aux murailles nord-ouest de la Ville Jaune, n’a de remarquable que son étendue et sa régularité. Le centre en est orné d’une fontaine avec un bassin de marbre ; des palais bâtis symétriquement et précédés de perrons monumentaux, l’entourent de tous côtés, et contribuent à lui donner une forme parfaitement octogone.

La pagode impériale Kwang-Min-Tien, située au sud-ouest de la Ville Jaune, est une des plus belles et des plus richement décorées de Pékin ; elle s’élève au milieu d’un parc entouré de murs où l’on remarque une vaste rotonde qui servait jadis de temple, et deux charmants kiosques, qui surmontent la porte principale. La toiture du Kwang-Min-Tien est entièrement recouverte de tuiles d’un bleu lapis éclatant ; des clochettes sont suspendues aux corniches des toits qui s’avancent au-dessus des balcons, et font entendre, lorsque le vent les agite, un tintement continuel. Les poutres qui soutiennent ces balcons sont massives et curieusement peintes de brillantes couleurs ; le corps de l’édifice est construit en briques rouges vernissées ; des drapeaux et des lanternes de toutes nuances sont attachés à chaque étage aux pilastres des balcons. À l’intérieur, il y a des peintures représentant des dieux et des génies, et des niches contenant des statues d’idoles en bois doré. Cet édifice, depuis longtemps abandonné par les hommes, n’est plus habité que par des chauves-souris et les hirondelles qui maçonnent leurs nids dans les enfoncements des corniches.

Pagode impériale de Kwang-Min-Tien. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À l’angle sud-ouest de la Ville Tartare, on peut voir encore les ruines des vastes bâtiments, dont se composait l’écurie des éléphants. Jadis les empereurs de la dynastie des Ming y entretenaient trente éléphants. Depuis que les Mandchoux, les barbares du Nord, se sont emparés de l’empire, les nouveaux souverains ont méprisé les pompes grandioses du despotisme asiatique personnifiées par ce majestueux animal. Cependant, il y reste encore un éléphant, tout blanchi par l’âge, dont les défenses sont usées, et qui n’y voit plus que d’un œil ; il doit avoir plus de cent ans, et son existence est une preuve irréfutable de la longévité qu’on attribue à ces colosses de la création. C’est le dernier et vénérable témoin des magnificences de cette cour du Fils du Ciel célébrée par les missionnaires et les voyageurs du dix-septième siècle.

Les établissements des missions chrétiennes se sont multipliés rapidement à Pékin, et y ont repris une partie de leur splendeur passée. On compte déjà dans la capitale quatre établissements catholiques : le Peh-Tang ou mission du Nord, situé dans l’enceinte de la Ville Jaune, le Nam-Tang ou mission du Sud qui contient la cathédrale non loin de la porte de Tchouen-Tche, enfin les missions de l’Est et du Nord-Ouest placées dans les quartiers correspondants de la Ville Mongole. Ces deux derniers, qui sont plutôt des écoles pour les néophytes chinois n’ont qu’une importance secondaire et nous les passerons sous silence ; quant au Peh-Tang et au Nam-Tang qui ont appartenu aux jésuites français et aux franciscains portugais au dix-huitième siècle, ils présentent assez d’intérêt, au point de vue architectural, pour que nous en donnions la description.

Le Peh-Tang, situé non loin de la mer du Milieu, contient toute une série de pavillons à un étage séparés par de vastes cours, et une ancienne chapelle avec une tour entourée d’une balustrade en fer formant terrasse sur laquelle on peut monter. On jouit sur cette terrasse de la vue d’un immense panorama ; elle a servi à faire les premières épreuves photographiques, qu’on ait essayées à Pékin, et que nous devons au zèle du révérend provicaire apostolique. Le parc du Peh-Tang est superbe et tellement vaste que les Chinois lui donnent le nom de forêt, ce qui n’a rien d’exagéré pour qui a visité ces ombrages deux fois séculaires. Cet établissement, rendu tout récemment aux missions françaises, deviendra de la plus haute importance. Il avait été complétement ravagé au temps de l’expulsion des jésuites, mais les efforts de la populace de Pékin ont été impuissants contre l’enceinte de la chapelle formée de grilles fleurdelisées en fer massif qu’on n’a pu desceller, mais qui portent encore visiblement les empreintes de la fureur populaire. On y voit aussi une porte d’honneur monumentale, en style du temps de Louis XIV, avec des colonnes doriques, des feuilles d’acanthe, et deux vases grecs qui la surmontent ; elle fait le plus singulier effet au milieu de l’architecture fantastique du pays.

Porte et parc du Peh-Tang. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Ce que le Nam-Tang, ancien établissement des Portugais cédé aussi à la France, contient de plus remarquable, c’est la cathédrale catholique : cet édifice, bâti du temps de Louis XV, se compose de deux tours carrées, comme celles de l’église Saint-Sulpice à Paris, et d’un corps de bâtiment avec des fenêtres à ogives et des portes surmontées de fleurons. La cathédrale de Pékin était dans un état de délabrement complet, et il a fallu de nombreuses réparations pour qu’elle fût rendue au culte. Enfin, le jour de Noël 1861, la messe de minuit y fut célébrée en grande pompe, et les Chinois étonnés purent entendre le gong[3] résonner dans leurs rues pour annoncer le passage du ministre de France, de Mme de Bourboulon et des gens de leur maison se rendant au service divin ; un grand nombre de Chinois catholiques assistaient également à la cérémonie. De ce jour, la liberté des cultes, décrétée par le Gouvernement, était un fait accepté par la population.

Cathédrale catholique, à Pékin. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Pékin contient aussi une mission russe de la confession grecque établie depuis longtemps à l’angle nord-est de la Ville Mongole ; il y a aussi depuis 1861 une mission protestante adossée à l’enceinte du palais de la légation anglaise, et où se trouve un vaste hôpital.

Si la Ville Tartare contient un nombre aussi considérable de monuments intéressants, dont l’énumération et la description ont pu paraître un peu longues au lecteur, il n’en est pas de même de la Ville Chinoise, amas de ruelles et de masures plus faites pour inspirer le dégoût que pour attirer l’admiration : cependant, à plus d’un titre, elle paraîtra intéressante au voyageur curieux d’observer les mœurs intimes de la population ; la Ville Chinoise de Pékin, c’est la vieille Chine avec toutes ses étrangetés et toutes ses laideurs pittoresques !

Nous laisserons donc raconter à Mme de Bourboulon la première excursion qu’elle fit au milieu de ce chaos humain.

« Je suis partie à cheval ce matin avec sir Frédérick Bruce et mon mari pour faire une promenade dans la Ville Chinoise ; nous étions sans autre escorte que quatre cavaliers européens et deux Ting-tchai[4], ce qui prouve le degré de sécurité dont on jouit maintenant à Pékin.

« Qui eût pu prévoir cela, il y a deux ans, alors que l’entrée de cette ville mystérieuse était interdite sous peine de mort aux Européens !

« La curiosité de la population commence à s’émousser ; on nous regarde, on se retourne pour nous voir plus longtemps, mais nous ne sommes plus suivis par une masse de peuple, ce qui est un progrès véritable, et rend ces longues promenades plus faciles et plus agréables.

« Nous sommes sortis de la Ville Mongole par la porte de Tien, et suivant la large chaussée qui sépare les deux villes, nous avons fait notre entrée dans la Ville Chinoise par la porte de Tchoaen-Tche.

« Nous avons débouché alors sur l’avenue de l’Est qui est d’une assez belle largeur et régulièrement bâtie : de nombreuses boutiques de marchands de soieries, de porcelaines et de laques s’étalent des deux côtés de la rue ; chaque marchand a devant sa porte une planche haute de dix à douze pieds soigneusement vernie et dorée, sur laquelle sont indiquées en gros caractères les marchandises qu’il débite : cette suite de pilastres, placés de part et d’autre le long des maisons et à égale distance, produit la perspective la plus agréable, et donne à ces longues rues l’apparence d’une décoration théâtrale. L’usage de cette sorte d’écriteaux est commun à tous les marchands des grandes villes de la Chine.

« En avançant dans l’avenue de l’Est, nous avons dû diriger rapidement nos montures sur le côté de la chaussée, pour éviter une formidable machine qui marchait sur nous, ébranlant sur son passage les maisons et le sol même qui tremblaient tout à l’entour.

« Qu’on se figure deux cents chevaux au moins attelée en éventail avec un câble presque aussi gros que le corps d’un enfant à un chariot sur lequel est placé un gigantesque monolithe ! Pour combiner la simultanéité d’efforts qui leur permet de transporter des poids énormes, les Chinois sont d’une habileté merveilleuse ; j’ai vu des portefaix transporter à dos des pièces de fonte ou des canons dont la pesanteur aurait fait reculer les Européens les plus vigoureux. Ce n’est pas par la force seulement, c’est par l’adresse qu’ils réussissent.

« Rien n’était plus étonnant que la manière dont les charretiers s’y prenaient pour pousser leurs chevaux ; les coups de fouet et les excitations verbales se succédaient avec un ensemble merveilleux, et le chef du travail, l’ingénieur sans doute, précédant la lourde machine, devant laquelle il marchait à reculons, faisait avec ses bras un télégraphe animé, comme un capitaine de navire sur son bord, lorsqu’il commande une manœuvre difficile.

« Nous sommes arrivés au bout de la chaussée à un vaste carrefour formé par l’avenue de l’Est qui s’y termine et la grande rue qui traverse la Ville Chinoise de l’orient à l’occident, en reliant ensemble, par une voie directe, les portes de Conan-Tsu et de Cha-Coua.

« Ce carrefour populeux emprunte, un caractère tout particulier à la grande quantité de revendeurs de la campagne qui viennent y étaler des viandes, du gibier et surtout des légumes ; j’y remarquai des tas énormes d’oignons et de choux qui s’élevaient jusqu’à la hauteur des portes des maisons. Les paysans et paysannes, assis par terre sur une natte de jonc ou sur un escabeau en bois, fument tranquillement leurs pipes, tandis que les vieilles mules rétives, les ânes tout pelés, qui ont servi au transport des marchandises, errent sur le marché au milieu de la foule, allongeant leur long cou pour saisir au passage quelque légume ou quelque herbe moins surveillés.

« À chaque pas des citadins à la démarche nonchalante et prétentieuse, armés d’un éventail, au moyen duquel ils protègent leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil, se rencontrent avec de robustes campagnards au teint cuivré, chaussés de sandales et coiffés de larges chapeaux de paille.

« Un pavillon, placé au milieu du carrefour et garni d’une devanture en papier huilé, contient un poste de soldats de police chargés de maintenir l’ordre dans le marché.

« Nous ne savions comment guider nos chevaux au milieu de cette cohue que les cris énergiques et les imprécations sonores de nos Ting-tchai finirent cependant par faire ranger, et nous gagnâmes les abords du pavillon de police, espérant y être plus tranquilles et voulant tenir conseil sur la direction qu’il nous fallait suivre.

« Nous y étions à peine depuis quelques instants que mon cheval se mit à broncher et à renâcler énergiquement : j’avais toutes les peines du monde à le maintenir, lui ordinairement si doux et si obéissant. Certainement quelque chose l’épouvantait. Je levai machinalement la tête, et je pensai me trouver mal devant le spectacle horrible qui vint frapper mes yeux !

« Derrière et tout près de nous était une rangée de mâts, auxquels étaient fixées des traverses en bois ; aux traverses étaient suspendues des cages en bambou, et dans chaque cage il y avait des têtes de mort qui me regardaient avec des yeux mornes tout grands ouverts ; leurs bouches se disloquaient avec d’affreuses grimaces, leurs dents étaient convulsivement serrées par l’agonie du dernier moment, et le sang découlait goutte à goutte le long des mâts de leurs cous fraîchement coupés !

« En un instant nous nous lançâmes tous au galop pour nous dérober à la vue de ce hideux charnier, auquel je penserai longtemps encore dans mes nuits d’insomnie ! (Voy. le Tour du Monde, t. IX, p. 125.)

« Il paraît que j’ai été heureuse de ne voir que ce que j’ai vu ! J’étais exposée, grâce à notre ignorance des lieux, à assister à quelque chose de plus hideux encore !

« Les malheureux dont les têtes étaient ainsi exposées à la vindicte publique, et il y en avait plus de cinquante, appartenaient à une bande de voleurs des environs de Pékin, qui avaient été arrêtés tout récemment, et dont l’exécution remontait seulement à la veille de notre promenade. On avait fabriqué des cages neuves pour l’exposition de ces têtes humaines qui, n’ayant subi aucune atteinte de décomposition, n’exhalaient encore aucune odeur fétide.

« Quelques jours auparavant, à ce qu’on m’a raconté depuis, un des jeunes gens de la Légation avait passé par ce carrefour, et avait été obligé de fuir devant l’odeur empestée qui s’échappait des débris humains en putréfaction ! Les cages pourries s’étaient disloquées et disjointes. Quelques têtes pendaient accrochées aux barreaux par leur longues queues, d’autres étaient tombées à terre au pied des mâts.

« Tel est l’usage impitoyable de la loi chinoise, indigne d’un peuple aussi avancé en civilisation. Mais ces barbares coutumes remontent aux temps les plus éloignés : elles sont passées dans les mœurs, et les Chinois vaquent tranquillement à leurs affaires au moment des exécutions. Tandis que nous fuyions ce sinistre spectacle, la foule affairée des acheteurs et des revendeurs criait, se disputait, marchandait, sans même daigner jeter un coup d’œil à ces têtes de mort suspendues au-dessus des leurs.

« Je respirai enfin quand nous eûmes mis quelques centaines de pas entre nous et le carrefour des exécutions.

« J’avais hâte, toutefois, de rentrer à la Légation, et nous tournâmes à gauche pour éviter de faire un grand détour, en allant rejoindre la Grande Avenue du milieu de la Ville Chinoise par le carrefour qu’elle forme avec celle de Cha-Coua, dans laquelle nous nous trouvions.

« Cette rue, dont j’ai oublié le nom, va aboutir à la Grande Avenue, près de la porte de Tien-Men, mais elle est tellement étroite, tellement encombrée de gens et d’animaux, et elle fait tant de détours, que nous mîmes beaucoup plus longtemps à la parcourir, que si nous avions suivi tout droit par les avenues.

« À moins d’avoir du temps à perdre et de vouloir faire un voyage de découverte, ce qu’il y a de mieux à Pékin, c’est de ne pas quitter les larges chaussées qui sillonnent la ville aux quatre points cardinaux. Dans le cas contraire, on sait quand on part, mais on ne peut jamais prévoir quand on arrivera.

« La rue que nous venions de prendre, et que j’appellerai la rue des Bimbelotiers ou des Libraires, à cause du genre de commerce auquel se livrent ses habitants, est une de celles où la circulation est le plus difficile : à chaque pas, nous rencontrions des processions, des mariages, des enterrements, une foule pressée de badauds entourant des faiseurs de tours, des sorciers, des médecins ou des revendeurs au rabais.

« Les maisons, à un seul étage, sont toutes formées d’un magasin, avec une arrière-pièce servant de logement ; on y voit des livres empilés dans des rayons ou à terre, des estampes pendues au plafond, des peintures et des cartes de géographie en rouleaux, des caricatures et des affiches collées au châssis de la devanture ; dans ces boutiques de libraires, on vend et on loue des journaux, entre autres la Gazette de Pékin ; dans quelques-unes, on remarque à la place d’honneur de vieux livres coloriés ou des peintures sur feuilles d’arbres ; ces peintures qui sont toujours d’un prix très-élevé, s’obtiennent, en faisant macérer les feuilles pour en enlever la partie compacte, après quoi on les couvre d’un enduit en poussière de talc, et, quand le tout est bien séché et bien homogène, on y trace des dessins colorés d’une manière très-vive et très-agréable à l’œil.

« Les boutiques de bimbelotiers et de merciers exposent des verroteries, des petits bijoux, des boutons, des épingles, des bracelets en jade, de la mercerie et tous les objets à bon marché qui servent aux gens du peuple.

« Mais quelle est cette bruyante musique qui se fait entendre ? Ce charivari de flûtes, de trompes, de tam-tams et d’instruments à cordes a lieu pour célébrer les funérailles d’un des plus riches marchands du quartier !

« Voici sa porte devant laquelle l’administration des pompes funèbres (il y en a une à Pékin) a établi un arc de triomphe avec une carcasse de bois, recouverte de vieilles nattes et de pièces d’étoffes. La famille a installé les musiciens à la porte pour annoncer sa douleur, en écorchant les oreilles des passants.

« Nous pressons le pas pour ne pas nous trouver arrêtés au milieu de l’interminable cortége d’un enterrement : le plus beau jour de la vie d’un Chinois, c’est le jour de sa mort ; il économise, il se prive de toutes les aisances de la vie, il travaille sans repos ni trêve pour avoir un bel enterrement.

« Nous ne sortirons pas de cette maudite rue ! Voici un grand rassemblement qui nous barre le passage : on vient de placarder des affiches à la porte du chef de la police du quartier ; on les lit à haute voix, on les déclame sur un ton ampoulé, pendant que mille commentaires, plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent au milieu des éclats de rire.

« Qu’a fait ce malheureux pour provoquer la vindicte populaire ?

« Cette liberté de la moquerie, de la pasquinade, de la caricature, appliquée aux mandarins et aux dépositaires de l’autorité est un des côtés les plus originaux des mœurs chinoises ; dans ce pays ou un magistrat quelconque dispose si facilement de la vie de ses administrés, sous un prétexte de haute trahison ou de lèse-majesté, il lui est impossible de se soustraire à la satire populaire, qui le poursuit jusque dans sa maison, dans ses habitudes, dans son costume, dans ses mœurs.

« En Chine, on est libre d’imprimer et d’écrire ce que l’on veut ; beaucoup de gens ont chez eux des presses mobiles, dont ils ne se font pas faute de faire usage, quand ils en veulent à quelque fonctionnaire. Les rues sont littéralement tapissées d’affiches, de réclames, de sentences philosophiques. Un poëte a-t-il rêvé la nuit quelque strophe fantastique, vite il l’imprime, en gros caractères, sur du papier bleu ou rouge, et il l’expose à sa porte, c’est un moyen ingénieux de se passer d’éditeurs. Aussi peut-on dire que les bibliothèques sont dans les rues : non-seulement les façades des tribunaux, les pagodes, les temples, les enseignes des marchands, les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors sont remplis de maximes de toute sorte, mais encore les tasses à thé, les assiettes, les vases, les éventails sont autant de recueils de poésie. Dans les plus pauvres villages, où les choses les plus nécessaires à la vie manquent, on est sûr de trouver des affiches.

« En attendant, la foule ne faisait que s’accroître : nos Ting-tchai nous assurèrent que nous pouvions gagner la Grande Avenue par un passage couvert, qui s’ouvrait sur notre droite comme la gueule d’un four.

« Nous étions curieux de voir ce que pouvait être un passage de Pékin, et nous mîmes pied à terre, en recommandant aux domestiques de nous ramener nos montures de l’autre côté à la sortie.

« Ce passage, affecté au commerce du bric-à-brac, ou du Kou-toung, qui est le nom que lui donnent les Chinois, est tout simplement une ruelle obscure, où l’on peut à peine passer deux de front, couverte en mauvaises planches, pavée en terre, et a demi éclairée en plein jour par des lampes fumeuses.

« Il a environ cinq à six cents pas de long, autant que j’ai pu le calculer, et si l’impatience d’en sortir ne m’a pas fait compter double !

« Ce ne sont plus des boutiques qu’on entrevoit dans ce couloir, ce sont d’informes amas de vieilles planches, provenant de démolitions, dressées au hasard les unes contre les autres, et soutenues par des piles de marchandises de tout genre, des vases, des porcelaines, des bronzes, des armes, des vieux habits, des pipes, des outils, des bonnets, des fourrures, des bottes, des engins de pêche et de chasse.

« Des objets sans nom, et qui n’ont plus de forme, tous les reliquats, tous les résidus de la fabrication sont entassés là ! On ne comprend pas où peut se tenir le propriétaire de la boutique ; mais, pour peu que vos yeux se portent sur quelques-unes de ces marchandises, vous voyez sa tête hâve et son front chauve sortir comme une végétation maladive de cette moisissure humaine.

« Il paraît cependant qu’il y a des objets de grande valeur au milieu de toutes ces vieilleries ! Voici un amateur de bric-à-brac, le nez armé de formidables lunettes, qui examine en connaisseur, avec la moue caractéristique de la lèvre inférieure, des porcelaines antiques et de vieux bronzes.

« On m’assure que les marchands d’antiquailles sont ici d’une habileté à faire pâmer leurs confrères européens : au moyen d’une argile roussâtre, à laquelle ils font subir des préparations particulières et qu’ils enterrent pendant quelques mois, ils obtiennent des contrefaçons remarquables de vieilles porcelaines de la dynastie des Yuen si recherchées par les amateurs. L’imitation est si parfaite que les plus malins y sont trompés.

« En Chine, comme ailleurs, les magasins de bric-à-brac ont le privilége de la plus grande malpropreté ; s’il n’en était ainsi, les acheteurs ne croiraient pas sans doute à l’antiquité des objets qui sont offerts à leur convoitise ; seulement, qui dit malpropreté chinoise, exprime ce dont nous ne pouvons avoir l’idée, et ce que je n’entreprendrai pas de décrire.

« Qu’il me suffise de dire que, dans ce passage où nous étions, la terre battue du sol était une bouillie de débris sans nom, que les planches de la toiture et des boutiques suintaient une humidité verdâtre et nauséabonde, que des enfants et des femmes en guenilles étaient vautrés dans tous les coins, et qu’il s’exhalait de tout cela une odeur fétide et insupportable que tempérait heureusement pour nous la fumée âcre et épaisse des lampes éclairées à l’huile de ricin.

« Qu’on juge avec quel plaisir nous avons retrouvé l’air pur, le ciel bleu, et tout le confortable de nos appartements du Tsing-Kong-Fou ! »

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La Ville Chinoise de Pékin contient à son extrémité méridionale deux temples des plus célèbres de la Chine, tant par leur architecture, que par les souvenirs historiques auxquels ils se rattachent. Ce sont les temples du Ciel et de l’Agriculture, placés au centre de parcs très-vastes qui constituent une des plus belles promenades de la ville.

J’emprunterai la relation suivante à M. Trèves, qui, pendant son séjour à Pékin, avait fait de ces parcs, dont l’entrée est interdite au public, le but habituel de ses promenades quotidiennes.

« Il faut convenir, quelque habitué qu’on soit à la Chine et aux mœurs de ses habitants, que l’Avenue du Centre de la Ville Chinoise présente le spectacle le plus animé, le plus bruyant, qu’il m’ait encore été donné de voir dans aucun pays du monde.

« Les larges chaussées en sont couvertes de baraques de toute grandeur, de toute forme, de toute couleur : c’est l’aspect d’une foire en permanence, mais avec ce caractère spécial que tous les métiers sont pratiqués par des opérateurs ambulants qui transportent avec eux les outils de leur profession, et poussent chacun à leur manière un cri particulier.

« Je me rappelle avoir eu sous les yeux à la fois un forgeron ambulant, un barbier en plein vent et un restaurateur de rencontre : tous trois exerçaient leur industrie, entourés de leurs chalands, dans le même coin de la rue.

« Le forgeron, placé devant son établi, ressemblant assez à celui d’un tonnelier, faisait mouvoir son soufflet avec son pied, et, comme il n’avait pas d’étau, il tenait le fer de sa main gauche enveloppée dans un morceau de cuir, tandis que de la droite il maniait avec dextérité sa lime dont l’autre bout était maintenu par un anneau ; il faisait ainsi œuvre de tous ses membres à la fois.

« Le barbier était chargé par devant d’une table et d’un escabeau en bois, auxquels faisait contre-poids par derrière un lourd bassin en cuivre retenu par trois cordes, à une desquelles était pendu un petit tam-tam annonçant par son tintement continuel sa présence aux pratiques. Il passait, courbé sous le poids de son bagage ! Un amateur se présente pour se faire raser la tête : en un clin d’œil le frater a placé sa table à deux pas du forgeron, il la cale avec un peu de boue, fait asseoir le patient sur l’escabeau, la figure tournée vers la forge qui vomit des étincelles, lui rabat le cou sur son genou en l’empoignant par sa queue qu’il enroule autour de son poignet, et, après lui avoir mouillé la tête avec de l’eau tiède, il lui frotte la nuque à tour de bras ou plutôt de main pour remplacer le savon absent et lui attendrir l’épiderme, enfin il tire de sa ceinture un rasoir en fer non poli qui a l’air d’un sabre, vu sa dimension et sa forme, et commence l’opération.

« À côté du barbier, un restaurateur ambulant s’est établi, sans se soucier de ce voisinage compromettant pour la propreté de sa cuisine qu’il porte suspendue avec le sac aux provisions à un long bâton de bambou. Il allume son fourneau, et annonce avec béatitude qu’il va offrir au public le thé merveilleux qui donne une longue vie, les tranches de la pastèque céleste qui inspirent la sagesse, l’eau-de-vie de sorgho qui donne le courage aux cœurs faibles, accompagnés de petits poissons et de gâteaux frits à la graisse, le tout pour le prix extraordinaire de vingt sapèques par consommateur.

« Un peu plus loin, l’odorat est désagréablement affecté par le contenu de hottes portées à dos par deux hommes ! Ils viennent de vider l’intérieur d’une de ces petites maisonnettes en paille élevées par les soins de l’édilité sur tous les points populeux de la ville. Ces hommes agitent une sonnette pour avertir de leur présence ; ils font leur service gratuitement, ce genre d’engrais étant très-recherché pour l’agriculture.

« Une bande de mendiants aveugles, et dans un costume plus que léger, car ils ont oublié leurs caleçons, passent en se tenant la main. Des enfants jouent au Mont-de-Piété ; l’un d’eux, qui a orné son nez d’une énorme paire de lunettes en papier, représente le prêteur sur gage impitoyable… Il manie avec dédain les objets que lui présentent ses camarades, offre des prix au rabais, et discute comme un vieux marchand consommé. Des porteurs d’eau poussent un cri strident, en maintenant d’une main l’équilibre de leurs seaux suspendus à un cerceau recourbé, tandis que de l’autre ils s’éventent avec célérité. Le marteau du forgeron retentit, le tam-tam du barbier tinte continuellement, la friture frémit dans la poêle du restaurateur, les mendiants nasillent leurs misères, les enfants poussent de joyeux éclats de rire, la foule trépigne, hurle, se presse, se démène !

« Un orateur populaire s’est établi à l’ombre d’un arbre : monté sur une grosse pierre de taille, il harangue les passants du haut de cette tribune improvisée ; c’est un aspirant lettré, qui n’a jamais pu se faire recevoir aux premiers grades, et qui, n’ayant appris aucun métier manuel, gagne sa vie en récitant les vers des poëtes et les chroniques des sages du temps passé.

« Le Tchou-chou-ti ou lecteur public a le privilége d’attirer la foule autour de lui ; car les Chinois, même ceux des classes inférieures, ont la passion des choses littéraires, et quittent volontiers des divertissements grossiers pour écouter la lecture des passages les plus intéressants et les plus dramatiques de leur histoire nationale. À l’aspect des physionomies, à l’approbation qui se manifeste vivement, on comprend tout l’intérêt que le peuple attache à ces récits historiques. Le Tchou-chou-ti s’arrête, quand il est fatigué, et profite des entr’actes pour faire une quête qu’il accompagne, afin d’exciter ses auditeurs à la générosité, de commentaires sur la charité et les vertus privées des humbles, sur les vices et les iniquités des puissants qui oppriment le monde. Ces espèces de clubs en plein vent existent partout en Chine : ils sont tellement passés dans les habitudes que la police ne songe pas à y mettre obstacle. Voilà qui est singulier dans un pays où le despotisme a jeté de si profondes racines !

« L’Avenue du Centre ne présente pas un spectacle aussi animé dans tout son parcours. Dès qu’on passe le carrefour qu’elle forme avec l’Avenue de Cha-Coua, les maisons deviennent plus rares et la foule moins nombreuse. À la hauteur des dernières habitations se trouve un pont suspendu jeté à une certaine hauteur et qui fait communiquer ensemble deux rues parallèles. Ce pont est solidement construit en pierre et en bois.

« Je descendis de cheval, et je montai les deux longs escaliers qui conduisent au sommet pour jouir de la perspective de l’Avenue du Centre qu’il sépare à peu près en deux parties égales.

« La première, qui s’étend jusqu’à la porte de Tien, était celle que je venais de parcourir ; c’est le centre le plus populeux de la Ville Chinoise. L’autre, qui passe entre les deux enceintes des temples du Ciel et de l’Agriculture, va aboutir à l’extrémité méridionale des remparts près de la porte de Ioung-ting ; elle est presque inhabitée, ou du moins, si quelques maisons bordent l’avenue, des champs cultivés s’étendent autour. Du haut de ce pont, on aperçoit, au-dessus des grandes futaies de leurs parcs, les coupoles rondes des deux temples, et à droite et à gauche de vastes plaines plantées en sorgho, en maïs, et en blé ; des maisonnettes de paysans, les clochetons de quelques pagodes, et les minarets du cimetière musulman varient un peu la monotonie du point de vue que bordent à l’horizon comme un rideau sombre les hautes murailles de la ville.

« Un industriel d’un nouveau genre s’était établi avec son attirail au pied du parapet du pont : c’était un diseur de bonne aventure. Il était assis devant une table, aux deux bouts de laquelle étaient des lanternes allumées quoiqu’il fît plein jour, profusion de lumière dont je n’eus pas l’occasion de m’expliquer le motif, car il ne le savait pas lui-même ; tel était l’usage, à ce qu’il m’assura !

« Ce pauvre diable ne paraissait pas avoir beaucoup de clients en ce lieu solitaire ; aussi me décidai-je à lui demander de me prédire mon sort.

« La confiance que je lui témoignais lui fit grand plaisir ; ses yeux s’animent, sa taille voûtée se redresse, il fait craquer tous ses doigts, rejette sa queue en arrière, et toute sa personne, quoique son costume n’ait rien de particulier, prend une allure magique. Il saisit quatre petites pièces en cuivre, les met dans un cornet, lève le cornet à la hauteur de l’œil avec un air fatal, l’agite et verse les piécettes sur la table ; il les regarde, marmotte dans ses dents quelques mots cabalistiques, et recommence quatre fois la même opération ; puis, il retire d’un sac quatre cubes en bois sur lesquels sont gravés des points, et qui ressemblent à des dés ; il les range et forme des combinaisons entre ces cubes et des carrés qu’il a faits avec du charbon sur sa table. Dans ces carrés sont des dessins qui ont, autant que je peux le deviner, la prétention de représenter les divers événements de la vie ; ce sont les pièces de cuivre qui déterminent l’emploi des dés et leur rangement.

« J’avoue que, quelque ému que je dusse être par l’appréhension de ma destinée qui s’agitait, je trouvai les combinaisons du bonhomme un peu longues, je lui mis un tael[5] dans la main, et je m’éloignai ; mais j’avais compté sans mon sorcier qui, reconnaissant de ma générosité, me poursuivit en me prédisant toutes sortes de prospérités et de succès, qu’il avait soin d’assortir à mon âge et aux goûts qu’il me supposait. Au moment, où je passais à cheval sous le grand Pont, du haut du parapet il m’annonça l’Empire… du Monde !

« J’en avais pour mon argent !

« Quelques minutes après, j’arrivais à l’endroit où l’Avenue du Centre se trouve bordée de chaque côté par les enceintes des temples du Ciel et de l’Agriculture, le premier à gauche, le second à droite. Je n’eus pas besoin d’en faire le tour pour en gagner les portes ; les fossés qui touchent à l’enceinte sont comblés en certains endroits par le sable de Mongolie qu’y amoncellent les vents d’ouest, et mon cheval était habitué à franchir, d’un bond, le mur dont la crête dépassait de quelques pieds à peine le niveau du sol exhaussé.

« Je me trouvais dans le parc du Temple-du-Ciel, où il est défendu à quiconque de s’introduire, mais où le prince de Kong avait bien voulu nous autoriser à diriger nos promenades.

« Il y a quelque chose de saisissant et de profondément triste à la fois dans cette vaste solitude, dans cette absence de tout bruit et de tout mouvement, qui succède subitement au tumulte de la ville.

« Ce sont de grandes avenues droites dallées en pierre, bordées de chaque côté de balcons de marbre, et entourées de futaies magnifiques d’arbres deux fois séculaires. Ces arbres sont disposés en vastes carrés coupés régulièrement par les avenues, qui sont toutes de même largeur et aménagées sur le même modèle. Sous ces futaies composées en grande partie d’arbres verts, aucun buisson, aucune fleur, aucune herbe même ne peut pousser. Le sol est couvert d’une couche épaisse de feuilles effilées et jaunies, dont se sont dépouillés les cèdres et les pins ; on n’entend rien que le battement cadencé du pic noir qui frappe sur les vieux troncs, et le gémissement du vent qui souffle dans les clairières.

« Le Temple-du-Ciel est rond, surmonté de deux toits qui ont l’air de deux vastes chapeaux chinois. C’est la forme la plus usitée dans la construction des temples, mais cet édifice est d’une dimension inusitée : il a au moins cinq cents mètres de circonférence ! Les tuiles des toits vernissées en bleu azur sont placées de manière à faire saillie les unes au-dessus des autres comme les écailles d’un lézard ; une mousse épaisse et noirâtre couvre en partie la surface du toit supérieur, l’autre est moins dégradé. L’intervalle des deux toits est construit avec des carreaux de faïence d’un bleu plus clair, ornée de peintures aux vives couleurs ; quatre écussons en bois verni et sculpté, formant un riche ornement et sur lesquels sont inscrits des caractères dorés et le dragon impérial, sont placés aux quatre points cardinaux en face des grands escaliers. La partie inférieure de l’édifice se compose de châssis en bois verni, veiné et d’un ton de rouge laque admirable, dans lequel sont enchâssés des panneaux en émail d’un bleu très-foncé parsemé d’étoiles d’or. Au dessus, et sous le second toit, on retrouve le même encadrement de faïences d’un bleu pâle avec des peintures encore plus riches. Une masse de cuivre doré, ayant la forme d’un immense plumet, couronne l’édifice.

Temple du Ciel, à Pékin. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« On ne remarque aucune sculpture à l’extérieur du temple, mais l’œil est surpris de l’élégance avec laquelle sont nuancés les différents tons de ces couleurs éclatantes, qui produisent un ensemble harmonieux, et dont on ne peut bien rendre compte par une description orale. On peut dire de cet édifice, comme de certains tableaux : le dessin manque, mais la couleur en est charmante.

« L’intérieur, dans lequel on pénètre par quatre portes très-hautes et à deux battants a été entièrement dévasté : on y remarque des statues de dieux d’une dimension gigantesque ; les larves d’insectes qui vivent dans le bois ont rongé l’intérieur de ces divinités périssables, et, pour peu qu’on les touche brusquement, elles tombent en poussière.

« La partie des toits, qui surplombent en saillie, est recouverte d’une toile métallique, pour empêcher, à ce que m’a assuré un gardien, les hirondelles d’y nicher. Il doit y avoir bien longtemps, à en juger par l’état de dégradation des autres parties de l’édifice, que ces soins méticuleux ont été pris dans un but de conservation.

« La forme du Temple-du-Ciel est peu gracieuse, lourde et écrasée, mais la haute terrasse sur laquelle il est placé et qui double presque sa hauteur, les nombreux balcons de marbre qui l’entourent, les quatre magnifiques escaliers qui y conduisent, lui donnent un aspect imposant et grandiose.

« J’ai compté trente-deux marches aux escaliers construits en marbre, ou plutôt en pierres d’albâtre ; une rampe en pente douce couverte de sculptures les sépare en deux parties ; un vaste brûle-parfum en bronze est placé sur un piédestal au pied de chacun d’eux. L’architecture des balcons est très-gracieuse ; il y en a trois rangs superposés ; ils supportent des pilastres peu élevés, carrés par le bout, sur lesquels sont sculptées des têtes d’animaux.

« L’enceinte du temple de l’Agriculture est beaucoup moins large quoique aussi profonde que celle du Temple du Ciel ; l’aménagement du parc est le même, mais les futaies sont plus dévastées ; beaucoup d’arbres sont tombés de vétusté, et ont laissé place à de nombreuses clairières ; tout annonce que cet édifice est encore plus antique que son voisin. »

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97 et 113.
  2. Voir pour la position de tous ces monuments l’excellent plan de Pékin, dressé par M. le capitaine Bouvier, qui a été donné dans la livraison précédente.
  3. Le gong est une espèce de tam-tam gigantesque qui sert en Chine aux mêmes usages que le tambour en Europe.
  4. Messagers chinois ou cavas attachés au service des légations européennes.
  5. Petit lingot d’argent servant de monnaie.