Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/07


PROMENADE DANS PÉKIN.

La ville mongole. — Plan et topographie de Pékin. — Magnifique panorama. — Remparts, portes, fortifications et fossés de la ville.

Avant de visiter les monuments de Pékin, avant de se promener dans ses rues populeuses, avant d’admirer ses points de vue pittoresques et ses perspectives grandioses, il est de toute nécessité que le lecteur ait une idée exacte de la topographie de cette grande ville[1].

Plan de Pékin, dressé par M. le capitaine du génie Bouvier.

Pékin est situé par 114° 7’de longitude, et 39° 54’ de latitude dans une grande plaine qui s’étend jusqu’au golfe de Pe-tche-li, à soixante-dix kilomètres à l’est.

Cette ville est à peu près à égale distance de deux cours d’eau, le Peï-ho et le Wen-ho, qui vont se réunir à quelques kilomètres au nord de Tien-Tsin.

Les lacs et les fossés de Pékin sont alimentés par un canal qui vient des étangs de Iuen-min-yuen, le palais d’Été, et qui traverse la face nord de l’enceinte de la ville mandchoue, sous une voûte fermée par une grille en bois qu’on découvre au loin de la campagne ; un autre canal qui sort de la ville chinoise près de la porte de Tong-Pien relie Pékin au Peï-ho, et par suite à Tien-Tsin, et au grand canal impérial qui y amène les marchandises du centre, et même du sud de la Chine. C’est ce canal qui passe à Pa-li-kiao.

Le sol, sur lequel est bâti Pékin, est sablonneux ; à quatre mètres de profondeur se trouve une couche argileuse qui semble appartenir à une formation récente. Les environs sont bien cultivés en légumes, sorghos et blés ; de nombreux chemins creux, couverts de taillis ombrageant des cimetières, sillonnent la campagne environnante. De chaque porte partent en ligne droite des voies de quatre-vingts mètres de largeur, qui se prolongent jusqu’à cinq kilomètres de la ville ; là elles sont remplacées par des routes mal entretenues. Une chaussée dallée dans un état de dégradation complet commence à la porte de Tchi-Houa, et relie Tong-Cheou à Pékin ; une autre chaussée partant de la porte de Si-tche conduit à Yuen-min-yuen.

Douze faubourgs entourent la capitale, mais ils ne sont pas bien considérables ; on y voit un grand nombre de briqueteries et des établissements de maraîchers et de fleuristes. D’après le dernier recensement ordonné par l’empereur Hien-Foung, en 1852, la population de Pékin serait d’environ deux millions d’habitants, chiffre qui ne paraît pas exagéré aux Européens qui ont habité la ville.

Le mot Pe-King signifie cour du nord, en opposition à Nan-King qui veut dire cour du midi.

C’était à Nankin que le souverain faisait autrefois sa résidence, mais les continuelles incursions des Tartares obligèrent, en 1403, l’empereur Ioung-lo à transporter sa cour dans les provinces septentrionales, pour être plus à portée de s’opposer aux envahissements des nomades ; il substitua alors au nom de Chien-tien-fou, que portait sa nouvelle capitale, celui de Pékin qu’elle a gardé depuis. Pékin est resté dès lors, malgré les changements de dynastie, la capitale de l’Empire chinois. Son pourtour est de trente-trois kilomètres de tour, et sa superficie de six mille hectares. Elle est composée de deux villes différentes, entourées chacune de remparts et de fossés, et qui ne sont reliées l’une à l’autre que par trois portes fortifiées : la ville mongole (Nei-tchen) ou la ville officielle et militaire au nord, et la ville chinoise (Ouei-tchen) ou la ville marchande au sud.

La ville mongole a la forme d’un rectangle, dont les faces sont dirigées vers les quatre points cardinaux, et dont l’angle nord-ouest est abattu ; neuf portes y donnent accès, savoir :

Au nord, Ngan-ting-men[2], la porte de la Paix, qui est celle par où les alliés entrèrent à Pékin. Toa-chang-men, la porte de la Victoire ;

À l’ouest, Si-tche-men, la porte de l’Ouest. Pin-tse-men, la porte de la Soumission ;

À l’est, Tong-tche-men, la porte de l’Est. Tchi-koua-men, la porte du Peuple ;

Au sud, Tien-men, la porte de l’Aurore. Hai-tai-men, Tchouen-tche-men (ces deux dernières ont reçu les noms de deux empereurs).

Chacune des trois portes du sud de la ville mandchoue communiquent avec la ville chinoise par une demi-lune fortifiée. De toutes ces portes sortent des boulevards de trente mètres de largeur qui sont presque tous dirigés vers un des quatre points cardinaux et divisent la ville en grands carrés. Ceux-ci sont partagés à leur tour par des rues parallèles de dix mètres de largeur en carrés plus petits, reliés par une foule de ruelles étroites orientées de toutes les façons.

Les boulevards sont formés d’une chaussée pierrée élevée au-dessus des accotements ; les autres rues sont en terre. Les maisons qui bordent les premiers ont un aspect misérable ; elles n’ont pas d’étages, sauf quelques-unes qui possèdent un entre-sol servant de magasin. Quelques boutiques sont richement décorées en bois sculpté ; on y rencontre cependant des établissements impériaux et des temples reconnaissables à leurs toits jaunes ou verts ; les palais, les Fou et les hôtels des mandarins ont tous leur entrée dans des ruelles, et les grands arbres de leurs parcs en font seuls soupçonner le voisinage.

Au centre de la ville mandchoue est une enceinte formée par un mur de clôture percé de quatre portes fortifiées ; c’est la ville Jaune ou Houang-tchen, dont la superficie est d’environ 668 hectares. Elle contient beaucoup de pagodes et de Fou, appartenant aux grands dignitaires de l’Empire : la partie occidentale en est occupée par des jardins impériaux, qui sont groupés autour de deux grands lacs artificiels ; au centre est la montagne de charbon, qui a quatre-vingts mètres de hauteur, et qui est le point le plus élevé de Pékin.

Cette colline touche à la face septentrionale d’une troisième enceinte qui entoure le palais impérial ou ville Rouge, Houang-Chan-ti-Kong ; la Ville Rouge forme un carré parfait, percé également de quatre portes, et entouré de profonds fossés. Sa superficie est d’environ quatre-vingts hectares.

On voit par ces détails que la ville mantchoue se compose réellement de trois villes entourées de remparts fortifiés, et qui pourraient être successivement défendus.

La ville Chinoise forme à peu près un rectangle, dont l’une des bases est accolée à la face sud de la ville mantchoue, et déborde cette face d’environ cinq cents mètres à l’est et à l’ouest[3]. Sept portes y donnent accès, savoir :

Au nord, Si-pien-mien, Tong-Pien-men (petites portes de l’Est et de l’Ouest) ;

À l’est, Cha-coua-men (nom propre).

À l’ouest, Couanza-men (nom propre).

Au sud, Ioung-ting-men, la porte Sacrée. Tiang-tse-men, Nan-si-men (portes de droite et de gauche du Sud).

Des trois portes qui relient la ville mongole et la ville chinoise, ainsi que de Cha-coua-men et de Conanza-men partent de larges rues dans lesquelles viennent déboucher un grand nombre de ruelles.

La grande avenue du centre qui part de Tien-men, partage la ville du nord au sud et vient aboutir à Ioung-ting-men, après avoir traversé la vaste plaine cultivée qui occupe le sud de la ville chinoise, et qui ne contient que quelques pagodes isolées, outre les deux enceintes des temples du Ciel et de l’Agriculture.

Les rues de la ville chinoise sont tortueuses et très-étroites ; le commerce de Pékin s’y fait presque en entier, et on n’y rencontre ni palais impériaux ni résidences officielles.

À l’aide des détails topographiques précédents et des plans qui les accompagnent, il ne peut plus rester aucune obscurité sur cette célèbre et mystérieuse capitale de la Chine, qui a eu le privilége d’occuper si longtemps la curiosité des Européens. Cette dernière considération me fera pardonner, je l’espère, cette longue et monotone énumération de noms et de choses bizarres.

Il n’existe aux environs de Pékin aucune colline, aucune hauteur même, qui permettent aux regards curieux d’en dominer l’immense panorama.

Pékin. — D’après un plan chinois en relief.

L’enceinte de ses hautes murailles, qui l’enserrent de tous côtés, n’offre aux yeux du voyageur qu’un vaste paravent projetant son ombre sur des fossés profonds et sur les misérables ruelles des faubourgs. Pour se rendre compte de l’aspect général de cette grande cité, il faut se placer sur un point culminant.

Que le lecteur veuille donc bien nous suivre un moment sur les remparts de la ville.

Descendons, au sortir de la légation française, la rue de Toun-tian-mi-tian qui nous conduira en quelques minutes à la Porte de l’Empereur (Hai-tai-men) ; nous la franchissons par ses voûtes souterraines, et nous tournons à gauche dans la grande avenue qui sépare la ville mantchoue de la ville chinoise. C’est une large chaussée dallée, bordée d’un côté par de hautes murailles, de l’autre par des fossés pleins d’eau. En traversant un large canal sur un pont de pierre, nous arrivons à la Petite-Porte de l’est (Tong-pienmen) située à l’extrémité de la ville chinoise qui déborde l’angle sud-est de la ville mantchoue. Montons le talus en pente douce qui se présente devant nous : nous voici sur le terre-plein des remparts !

Quel magnifique panorama, et quelle étrange perspective pour les yeux d’un Européen habitué aux hautes maisons carrées, aux monuments réguliers, et à la monotonie de la couleur grise des édifices de toutes nos grandes villes !

Le ciel d’un azur profond, le soleil étincelant projettent de grandes ombres d’un noir opaque ; çà et là des rayons de lumière éclatante, glissant sur les tuiles vernissées, font ressortir comme des taches le jaune d’or, le bleu lapis, le rouge vermillon, qui se mêlent, qui se heurtent au vert sombre des cèdres, au pâle feuillage des robiniers.

Les pagodes, les temples, les kiosques, les tours, les portiques, se tordent en spirales, se dressent en lames recourbées, s’arrondissent en boules, s’élèvent en pointes aiguës et dentelées au milieu des troncs dénudés et des longues branches des arbres centenaires ; les mâts des résidences princières laissent flotter au vent leurs longues banderoles. C’est un mélange inouï de formes et de couleurs.

Devant nous, à droite, voici les toits dorés du palais Impérial avec sa haute coupole de marbre blanc ; plus loin la montagne de Charbon et ses cinq pagodes étagées les unes au-dessus des autres ; puis le Pei-tha-sse, placé dans une presqu’île, qui se mire dans les eaux paisibles de la mer du Milieu au centre même de la ville. En se portant vers le nord, le regard suit la sombre ligne des murailles chargées de tours, de pavillons, et de batteries, jusqu’à cinquante mètres au-dessus du sol.

Si nous nous retournons vers la gauche, le coup d’œil change entièrement : c’est la ville chinoise ! un amas inextricable de ruelles et de masures basses à un seul étage avec des toits en torchis et des tuiles rougeâtres. On aperçoit seulement la grande avenue du Centre qui forme une profonde ligne de démarcation, coupant la ville en deux. D’ici on distingue bien la foule compacte et affairée qui se presse dans cette grande artère ; c’est la ville des marchands, des revendeurs, de la populace, des mendiants.

Au loin, le regard s’arrête sur la masse sombre d’une forêt d’où ressortent les coupoles bleues de deux immenses rotondes : ce sont les temples célèbres du Ciel et de l’Agriculture avec leurs parcs renfermés dans une enceinte réservée.

Enfin, du côté de la campagne, au-dessus des misérables faubourgs qui entourent Pékin, nous n’apercevons qu’une grande plaine couverte de luxuriantes cultures, mais où il n’y a pas un bosquet, pas un grand arbre même. Dans le nord de la Chine, par un singulier contraste avec nos habitudes européennes, il n’y a de planté que les villes : celles-ci, de loin, ressemblent à de grands bois ; les campagnes, au contraire, sont trop bien cultivées pour qu’on y souffre des arbres, ces végétaux parasites qui mangent le suc nourricier de la terre réservée aux céréales. la campagne forme une batterie à quatre étages de feux, dont chaque étage a douze embrasures de face et quatre de flanc. Voilà sans doute de formidables défenses. Mais ces batteries ne peuvent être armées, à cause de la faiblesse des planchers qui sont vermoulus, et sur lesquels nous ne nous hasarderons pas, de peur qu’ils ne s’écroulent sous nos pieds ; à plus forte raison sont-ils hors d’état de supporter le poids des immenses canons chinois. L’ouverture de la face de la demi-lune est surmontée d’un corps de garde percé d’embrasures et de meurtrières.

Nous pouvons voir d’ici les charbonnages et les inscriptions qui en couvrent les murs ; il y a des dessins, des caricatures et des noms gravés par les touristes, mauvaise habitude que les Européens, sans s’en douter, partagent avec les Chinois. Les murailles des fortifications n’ont pas été épargnées : elles sont couvertes d’affiches et de réclames de toute sorte. Un mauvais plaisant a même collé un placard satirique sur l’arrêté officiel du préfet de la ville, portant l’énoncé bien connu : Défense d’afficher en cet endroit.

Dans l’espace vide, qui s’étend entre la demi-lune et les flancs de ces énormes pavillons, est une place d’armes couverte où cinq cents hommes peuvent se ranger en bataille. Enfin les portes avec leurs casernements et leurs batteries ne sont pas les seules fortifications ; chaque angle de la muraille est défendu par une tour ayant quatre étages de feux, et sur la face Est il existe devant chaque courtine un grand bâtiment pouvant servir de magasin.

Ces fortifications étonnantes, qui ont dû exiger le travail de plusieurs générations, n’ont pu arrêter une poignée de soldats européens manquant de batteries de siége. D’ailleurs, depuis que les Mantchoux ont conquis la Chine, Pékin a perdu son importance de place forte protégeant le pays contre les invasions du Nord.

L’enceinte des remparts est formée de couches de chaux grasse éteinte et de terre végétale soutenues par deux murs espacés de douze à quinze mètres. Ce terre-plein est couvert d’un dallage de briques fixées sur une couche épaisse de béton. Plusieurs cavaliers pourraient aisément s’y promener de front, et malgré les ronces et les herbes qui l’obstruent par endroits, c’est réellement une des plus belles promenades de la ville.

Mais sur tout cela planent l’abandon et la ruine.

A. Poussielgue.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Nous devons ces renseignements à M. le capitaine Bouvier, qui a bien voulu nous confier le résumé de ses travaux topographiques pendant son séjour à Pékin.
  2. Men, en chinois, veut dire porte.
  3. Le lecteur peut voir, en comparant les deux plans de Pékin, pages 114 et 115, que le plan chinois n’est pas exact puisqu’il donne la même largeur et la même profondeur aux deux villes mongole et chinoise. C’est une erreur qui tient à l’imperfection des notions géométriques des géographes du pays.