Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/06

Révolutions de palais et négociations politiques.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 118-123).
Révolutions de palais et négociations politiques.


RÉVOLUTIONS DE PALAIS ET NÉGOCIATIONS POLITIQUES.

(Mars 1861. — Mai 1862.)


Mort de l’empereur Hien-Foung. — Révolution de palais. — Régence des deux impératrices. — Le prince de Kong, premier ministre. — Les princes de Y et de Tchun s’étranglent dans la prison honorable. — Exécution publique du grand mandarin Sou-Chouen. — Négociations en faveur des chrétiens. — Les missions catholiques en Chine. — Immenses concessions obtenues. — Décret impérial en faveur de la liberté de conscience. — Adresse des néophytes chinois au ministre de France.

L’empereur Hien-Foung n’était pas revenu ainsi qu’on l’avait annoncé ; effrayé de la rapide victoire des Européens, et de leur établissement dans sa capitale, il s’était enfermé dans son palais de Ge-Holl, sur la frontière de Mandchourie, et y achevait, au milieu de son harem et de quelques favoris opposés à l’influence étrangère, une vie consumée par de précoces excès.

Le prince de Kong, un de ses frères cadets, qui seul avait eu le courage d’entrer en relations avec les armées alliées, lors de l’invasion, était resté à Pékin, et, sous le titre de ministre des relations étrangères, y dirigeait réellement les affaires de l’empire.

Ce fut à lui que le ministre de France alla rendre une visite officielle, quelques jours après son arrivée à Pékin.

M. de Bourboulon fut reçu courtoisement à la pagode de Hia-hing-tse, où sont les bureaux du ministère ; le prince était entouré de ses quatre assistants, les grands mandarins, Wen-Siang, Hen-Ki, Tchoung-Heun et Kweiliang. La conversation, qui eut lieu par l’entremise du secrétaire-interprète, après l’échange de mutuels compliments, roula sur des sujets peu sérieux, et n’ayant aucun trait aux affaires. Les Chinois sont extrêmement curieux des choses de l’Europe, et s’en informent chaque fois qu’ils en trouvent occasion.

Cependant, sauf l’exécution des charges financières acceptées par le gouvernement chinois en indemnités des frais de guerre, il était difficile à la diplomatie européenne d’obtenir des concessions sérieuses du prince de Kong ; ce dernier trouvait dans l’éloignement de l’empereur, son frère, un motif de non recevoir perpétuel, et d’un autre côté, il eût été maladroit, tout en exagérant la complète exécution des traités, de ne pas ménager la position du prince de Kong, véritable appui des Européens contre la camarilla hostile qui régnait à Ge-Holl.

Cette fausse situation se prolongea pendant six mois jusqu’à la mort de l’empereur Hien-Foung qui eut lieu le 22 août 1861 : Hien-Foung, qui n’avait encore que trente-trois ans, usé et vieilli par la débauche, avait succombé aux suites d’une rapide consomption.

Le 25 août, le prince de Kong donnait avis par dépêche à M. de Bourboulon, que l’empereur était parti dans la journée du 22, monté sur le dragon, pour rejoindre les pays d’en Haut, et qu’en conséquence les relations diplomatiques devaient être interrompues pendant le temps convenable.

L’étiquette du deuil est très-sévère en Chine, et comme nous aurons occasion de le dire plus tard, elle est particulièrement rigoureuse, lors du décès du souverain régnant.

La mort prématurée de Hien-Foung, qui ne laissait d’autre héritier qu’un faible enfant de six ans, allait mettre aux prises les deux partis qui se disputaient l’empire.

Le premier, composé des princes de Y-tsin-Houang et de Tchun, alliés à la famille impériale et du grand mandarin Sou-Chouen, avait formé dès l’époque de la retraite de l’empereur à Ge-Holl, un triumvirat destiné à exploiter sa faiblesse. S’enveloppant dans les mystères d’un éloignement dont la durée n’était pas calculable, et repoussant nettement les faits accomplis, il dictait, au nom du nouveau souverain qu’il gardait à vue, des arrêts de nature à détruire l’influence acquise par le parti opposé. Le triumvirat appuyait d’ailleurs son autorité sur un décret impérial qui l’avait constitué en conseil de régence.

Le prince de Kong et le prince de Tching, oncles du jeune empereur, soutenus par les grands mandarins Wen-Siang et Kwei-Liang, n’acceptèrent pas ce prétendu décret produit après coup, et non enregistré dans les formes voulues.

Une lutte devenait inévitable ; il s’agissait de savoir qui l’emporterait du parti favorable aux idées nouvelles ou de ses adversaires déclarés.

On comprendra avec quelle anxiété le ministre de France en attendait les résultats : il songeait aux conséquences possibles de la chute du prince de Kong pour les quelques Européens établis dans cette grande ville, loin de tout secours et à la merci d’une population qui pouvait devenir hostile.

L’odieux attentat de Toung-Cheou avait prouvé le peu de respect des Chinois pour les parlementaires, et leur facilité à violer cruellement le droit des gens.

Le prince de Kong se rendit à Ge-Holl vers la fin d’octobre, gagna à sa cause les deux impératrices, veuves de Hien-Foung, dont la seconde était la mère du jeune empereur, et, malgré l’opposition du conseil de régence, fit décider le retour de la cour à’Pékin le 1er novembre.

La Gazette officielle, en annonçant cet heureux événement, défendait à la population de se porter sur le passage du cortége impérial, qui devait rentrer par la Porte du Nord, et les ministres Européens avaient été priés de s’abstenir de diriger leurs promenades vers cette partie de la ville.

Le prince de Kong, accompagné des dignitaires de son entourage, ainsi que de tous les hauts fonctionnaires, partit le 30 octobre pour se rendre au-devant de la cour, qui fit son entrée au jour indiqué.

Le lendemain matin, les princes de Y et de Tchun qui croyaient leur position au-dessus de toute attaque, furent arrêtés chez eux et conduits en prison, sans tenter aucune résistance.

Il n’en fut pas de même de Sou-Chouen, le plus défiant et le plus audacieux des membres du conseil de régence : il s’était improvisé une garde, et suivait le cortége impérial à une journée de marche en arrière ; le jeune prince de Tching, qui s’était chargé personnellement de l’arrêter, le rejoignit à quelques lieues de Pékin, dans un yamoun, où il avait passé la nuit, traversa les rangs de ses gardes du corps, qui n’osèrent porter la main sur la personne sacrée de l’oncle du jeune empereur, lui signifia qu’il était porteur d’un édit d’arrestation, et qu’il eût immédiatement à ouvrir la porte de sa chambre qu’il tenait hermétiquement fermée, sans quoi il allait la faire enfoncer, ne répondant plus alors des conséquences que pourrait avoir sa résistance.

Sou-Chouen entrouvrit sa porte, « m’arrêter, dit-il, en vertu de quel ordre ! et qui a le droit de faire des édits, si ce n’est le conseil de régence ?

« Si vous ne reconnaissez pas la légalité de l’édit, répondit le prince de Tching, c’est en mon nom personnel que je vous donne l’ordre de vous rendre prisonnier ! » et, en même temps, le prince, qui est jeune et vigoureux, poussa la porte et mit la main sur le vieux mandarin que ses partisans avaient abandonné et qui ne put se défendre plus longtemps.

Le même jour parut dans la Gazette de Pékin un décret impérial annonçant la dissolution du conseil de régence, et la mise en jugement des tout-puissants favoris du dernier empereur. Un autre décret proclamait le prince de Kong, I-tchen-Wouang, c’est-à-dire prince chargé de la direction suprême, ou autrement premier ministre ; le titre de régente de l’empire était décerné à la première impératrice.

Cependant le Tsing-Pou, ou haute cour de justice, fit son rapport sur les accusés dans les vingt-quatre heures, et ils furent condamnés en dernier ressort par le grand conseil, composé des ministres et de tous les membres de la famille impériale.

Cet acte d’accusation est d’autant plus remarquable, que le principal point en est l’attentat de Toung-Cheou, dirigé par le prince de Y, et qu’ainsi le manque de foi vis-à-vis des gouvernements européens est imputé comme un crime aux plus puissants personnages de l’empire.

Un tel langage mis dans la bouche du jeune souverain qui venait de monter sur le trône, les termes dans lesquels il est parlé dans ce document solennellement adressé à tout l’empire de ces nations étrangères si méprisées jusqu’alors, dénotaient un changement complet dans l’esprit de ce gouvernement, représenté si longtemps et à juste titre comme l’ennemi irréconciliable de toute civilisation nouvelle.

Voici le résumé de l’acte d’accusation :

1o Avoir amené la destruction de l’armée mongole, et avoir fait mettre en doute par les étrangers la bonne foi du souverain ;

2o Au lieu de chercher un dénoûment pacifique, n’avoir su imaginer qu’un guet-apens, dont le résultat a été de déshonorer l’empire aux yeux des Européens, et de justifier de terribles représailles, entre autres l’incendie du palais d’Été ;

3o Avoir manqué de respect à l’autorité de l’empereur, en se servant de choses à son usage, en buvant dans sa coupe, etc., etc.,

4o Avoir commis le crime de lèse-majesté, en s’arrogeant des prérogatives réservées à la personne sacrée du Fils du ciel, etc. »

Le 7 novembre au soir, la sentence de condamnation fut prononcée : les trois chefs de l’ancien conseil de régence devaient subir la mort lente, c’est-à-dire être coupés en morceaux membre par membre !

C’était la pénalité appliquée par la loi chinoise, dont le Tsing-Pou est le dépositaire, aux crimes dont ces malheureux avaient été convaincus.

Cependant la peine fut commuée, et un des princes de la famille impériale porta aux princes de Y et de Tchun, dans la prison honorable[1] où ils étaient détenus depuis leur arrestation, le décret de clémence qui leur permettait de se donner la mort eux-mêmes avec la ceinture de soie destinée à cet usage.

À la même heure (9 novembre 1861), Sou-Chouen, qui n’avait pas obtenu cette faveur réservée aux membres de la famille impériale, avait la tête tranchée sur une des places de la ville chinoise, lieu habituel des exécutions des plus vulgaires criminels ! Ce vieux mandarin resta impassible devant la mort. Assis stoïquement dans la charrette attelée d’une mule qui le conduisait au supplice à travers les rangs pressés d’une immense multitude, il se contentait de secouer de temps en temps sa belle robe de soie que couvrait la poussière des rues, comme s’il allait rendre visite officielle à quelque grand personnage.

Comme tous les Orientaux, les Chinois sont doués au plus haut point du courage passif qui les rend indifférents à la mort.

Exécution du grand mandarin Son-Chouen. — Dessin de Emile Bayard d’après un dessin de M. E. Vaumort. (Album de Mme de Bourboulon.)

Ainsi se termina, sans secousses populaires, cette révolution de palais, qui a eu pour résultat d’installer définitivement aux affaires le parti favorable aux idées nouvelles. Désormais les négociations allaient devenir faciles ; le prince de Kong était maître du gouvernement.

Cependant la position faite aux missionnaires catholiques par les derniers traités n’était rien moins qu’assurée. Or, pour la France, la question des missions absorbe presque toute l’importance politique.

On a dit avec raison que le gouvernement français agissait avec discernement en Chine en s’y plaçant sur le terrain religieux, et qu’il y avait acquis en influence, ce qu’il n’avait pu encore gagner sur le terrain commercial et industriel.

Malgré les traités, les autorités provinciales, s’autorisant d’un article du code des anciennes lois chinoises, prescrivaient dans leurs édits les rigoureuses pénalités portées depuis un siècle contre les chrétiens.

Il fallait à tout prix soustraire les chrétiens aux vexations et aux injustices dont ils étaient l’objet, et arrêter les persécutions qui se renouvelaient déjà dans l’intérieur de l’empire.

Le ministre de France comprit qu’un décret impérial témoignant hautement de la liberté de conscience, et ordonnant la destruction des tablettes du code pénal où étaient inscrites les lois persécutrices, était le seul moyen pratique de mettre fin à ce fâcheux état de choses. L’obtention de ce décret fut le sujet de négociations diplomatiques qui durèrent plus de deux mois.

Rien de plus curieux que le récit des entrevues qui eurent lieu entre Wen-Siang, un des acolytes du prince de Kong, et M. Trèves, chargé des fonctions de secrétaire de la légation française.

Le négociateur chinois avait à sa disposition toute une série d’arguments aussi spécieux qu’habilles ;

« Vous nous avez dit vous-même, répondait-il à M. Trèves, que vos missionnaires ne venaient dans notre pays que pour prêcher le bien et pratiquer la vertu ; ce ne sont donc pas des hommes politiques dont vous inondez la Chine pour arriver à son absorption ?

« Pourquoi ne respectent-ils pas mieux le caractère officiel de nos fonctionnaires ? pourquoi leur adressent-ils des lettres inconvenantes ? pourquoi, enfin, agissent-ils sur le peuple pour le détacher de la soumission qu’il doit aux autorités ?

« J’accorde, pour vous être agréable, qu’ils prêchent le bien et pratiquent la vertu, mais vous ne sauriez croire quels embarras ils nous suscitent dans les provinces, et ce qu’il faut de patience à nos mandarins pour les y supporter.

« Il fut un temps où notre grand empereur Khang-hi accorda à vos missionnaires une protection spéciale, les combla d’honneurs, les logea même dans son propre palais[2]. Je le comprends, parce qu’alors ils nous rendaient de grands services ; ils nous enseignaient le cours des astres, nous apprenaient à fondre des canons, nous accompagnaient à la guerre, et nous aidaient à rédiger les traités.

« C’était des hommes utiles, et vous n’ignorez pas qu’ils ne durent leur perte qu’à eux-mêmes ; si vous avez étudié notre histoire et la leur, vous savez qu’ils eurent entre eux de très-vives querelles ; les différents ordres n’étaient pas d’accord sur les pratiques de leur religion ; les uns voulaient conserver les formes du culte que nous rendons à nos ancêtres, les autres les repoussaient comme entachées de ce qu’ils appelaient superstition.

« Que sais-je ? Quelle idée pouvons-nous avoir d’une doctrine sur laquelle ceux qui l’enseignent ne sont pas eux-mêmes d’accord ? Toutes ces discussions vont-elles revenir ?

« Vont-ils prêcher la doctrine chacun à leur guise ? Vont-ils faire naître des dissensions dans le peuple qui les écoute ?

« Je prévois bien des difficultés… »

M. Trèves, répondit victorieusement à ces arguments subtils du mandarin chinois, et quand enfin il vint à parler de la parfaite liberté des cultes qui régnait en France, comme Wen-Siang l’interrompait pour lui demander si les bouddhistes pourraient bâtir une pagode à Paris : « Très-certainement, Excellence, » répondit-il.

Wen-Siang et ses deux acolytes parurent fort étonnés, et ne trouvèrent rien à répondre.

On se sépara, chacun ayant prouvé sa bonne foi ; ce qui est un terme convenu dans la diplomatie chinoise ; la nation qui en manque le plus met toujours la sienne en avant.

Cependant le gouvernement chinois ne se pressait pas d’accomplir ses promesses ; le ministre de France dut témoigner son mécontentement en s’abstenant au nouvel an de faire ni de recevoir aucune visite des hauts fonctionnaires de Pékin.

Enfin le 7 avril 1862 parut dans la Gazette officielle le décret impérial si longtemps attendu.

Ce décret, qui restera justement célèbre, ordonne :

« 1o Que les missionnaires soient reçus avec honneur par les mandarins chaque fois qu’ils désireront les voir ;

« 2o Que les chrétiens chinois soient exemptes de toutes contributions pour les cérémonies religieuses en dehors de leur culte ;

« 3o Que les anciennes planches, ayant servi à la réimpression des Codes[3] où étaient inscrites des peines et des mesures restrictives contre la religion catholique, soient entièrement détruites et anéanties ;

« 4o Qu’enfin, les établissements religieux, églises et autres lieux, ayant appartenu aux missions catholiques, avant leur expulsion au dix-huitième siècle par l’empereur Kia-king, leur soient rendus ou tout au moins compensés par la cession de propriétés équivalentes. »

Nos missionnaires accueillirent avec grande joie ces restitutions, au sujet desquelles Mgr Languillat, de la Compagnie de Jésus, l’un des évêques les plus distingués de Chine, disait que ce décret semblait avoir été promulgué par un empereur très-chrétien.

« À mon avis, monsieur le Ministre, écrivait-il à M. de Bourboulon, l’obtention de cet édit impérial assurera à la légation de France une page immortelle dans les annales de nos missions ! Le 22 mars 1692 et le 7 avril 1862, voilà deux dates que nous n’oublierons jamais !

« Daignez achever votre belle œuvre, monsieur le Ministre, en obtenant du gouvernement que le décret soit imprimé sur papier jaune portant la figure du dragon[4] ; et tel que le grand empereur Khiang-hi en donnait autrefois à chaque missionnaire. »

Les vœux de Mgr Languillat furent exaucés, et depuis ce temps nos missionnaires peuvent voyager partout avec ce document protecteur, qu’ils considèrent comme leur meilleur sauf-conduit.

Ainsi, non-seulement l’exercice de la religion chrétienne, dégagée de toute restriction, est complétement libre, mais encore dans toutes les capitales des dix-huit provinces de l’empire chinois, dans un grand nombre de villes importantes, et même jusqu’en Mongolie et en Mandchourie, les missions ont été mises en possession de biens fonciers représentant une valeur financière considérable !

Nous n’entrerons pas dans de plus longs détails sur ce sujet qui appartiendrait plutôt à une histoire des missions catholiques qu’à une relation de voyage.

Qu’il nous suffise seulement de dire que le 13 mai 1862, cinq jours avant le départ de M. et de Mme de Bourboulon qui retournaient en Europe par la Mongolie et la Sibérie, une députation des chrétiens chinois de toutes les provinces vint présenter au ministre de France une adresse témoignant de la plus profonde gratitude.

  1. La prison honorable est une geôle particulière réservée aux membres de la famille impériale.
  2. Wen-Siang fait allusion ici à la position conquise en Chine par les jésuites à la fin du dix-septième et au commencement du dix-huitième siècle.
  3. Le code chinois se réimprime tous les sept ans.
  4. Le jaune et le dragon sont les attributs du pouvoir impérial.