Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/03

Tien-tsin.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 91-96).


TIEN-TSIN.

Yamoun occupé par la légation. — Description d’un boudoir chinois. — Jeune fille abandonnée. — Palais impérial concédé aux missions françaises. — Pagode des supplices.

Ce fut le 12 novembre 1860, que les voyageurs arrivèrent à Tien-Tsin ; grâce aux sinuosités du Peï-ho, il avait fallu deux jours pour franchir les soixante-douze kilomètres qui séparent cette ville de l’embouchure du fleuve.

La légation de France fut installée dans un yamoun[1] cédé par un riche Chinois, qui avait déjà voulu précédemment loger chez lui les généraux et les ambassadeurs. Ce rusé négociant, qui avait beaucoup gagné dans les fournitures de vivres faites aux armées alliées, pensait se faire bien voir, et son zèle pour les Européens était certainement entaché de ménagement pour ses intérêts particuliers.

Le yamoun de la légation, situé dans une position charmante près des bords du Peï-ho, contenait un parc planté de beaux arbres ; les pavillons, séparés par des cours et des jardins, étaient dans un bon état d’entretien.

[2] « L’intérieur de notre nouvelle habitation, quoique aussi chinois que possible, est très-élégant et réjouit l’œil par la bizarrerie de son aménagement et l’éclat de ses peintures fraîchement vernies.

« J’ai jeté mon dévolu sur deux pièces, dont j’ai fait un salon et un boudoir.

« On y voit toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : des paysages avec la mer, des lacs et des forêts ; une scène représente une chasse impériale dans la forêt de Ge-Holl[3] ; antilopes et chevreuils fuient de tous côtés percés de flèches, et poursuivis par des chiens avec la queue en trompette ; il y a aussi des scènes de mœurs plaisantes, et plus que plaisantes. Voilà pour le salon.

« Je préfère le boudoir avec son merveilleux encadrement de bois sculpté, fouillis inimitable de feuilles, de fleurs et d’animaux découpés dans le bois de fer. Les Chinois sont d’étonnants ornemanistes. Je n’ai rien vu de plus beau en Europe, de plus réellement artistique que ces boiseries sculptées à jour.

« Au fond du boudoir et du salon, près des fenêtres, sont les inévitables kangs, qui servent à la fois dans le nord de la Chine, de lits et de cheminées.

« Qu’on se figure une estrade élevée de deux pieds, et de six de large qui tient tout un côté de la pièce, sur laquelle on place des paillasses et des couvertures en feutre, et où on peut coucher à l’aise quatre personnes ; l’intérieur de cette boîte est maçonné avec de la brique, et par une bouche de four pratiquée au dehors et en contre-bas de la maison, on allume un grand feu de charbon dans ce poêle d’une nouvelle espèce ; dans les maisons riches, on a un domestique spécial pour ce service ; voilà ce qu’est un kang.

« Les miens servent seulement de cheminées, et le dessus en est couvert de belles porcelaines et des chinoiseries que nous récoltons.

« Quelques chaises, un confortable, une table en laque, et un tapis de fabrique anglaise, complètent l’ameublement de mon boudoir.

Boudoir de dame chinoise occupé à Tien-Tsin par Mme de Bourboulon, en 1860. — Dessin de Thérond d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Je serais fort bien installée, sans les cancrelas[4], qui dévorent le linge, et rongent les boiseries ; il paraît que ces détestables animaux sont aussi communs ici que dans le sud de la Chine.

« La vie est monotone à Tien-Tsin ; l’état de ma santé s’améliore lentement, et je ne puis guère sortir. Mon mari fait de longues courses à cheval : elles sont faciles dans les grandes plaines qui entourent la ville ; grâce aux gelées de chaque matin, on peut quitter la route et se lancer en pleine campagne.

« J’ai recueilli ici, il y a quelque temps, une jeune Chinoise de onze à douze ans, qu’on a trouvée, après la prise de Peh-Tang, dans une maison où ses parents avaient été massacrés : elle devait appartenir à une bonne famille ; j’essaye de faire son éducation, mais elle n’est sensible à rien, bien qu’une Chinoise de cet âge soit déjà formée : son enfantillage excessif n’est-t-il pas le résultat de l’absence de toute éducation chez les femmes de ce pays, où on les tient dans une telle infériorité, que ce sont des choses plutôt que des êtres raisonnables.

« Elle dort et mange bien, est fort gaie, et semble ne se souvenir, ni se soucier en aucune façon de l’affreux malheur qui l’a séparée de tous les siens. Peut-être même aime-t-elle mieux la douceur avec laquelle on la traite ici, que la servitude qui l’attendait au sein de sa famille.

« J’exige qu’elle cesse de se martyriser les pieds, mais elle est moins docile sur ce sujet que sur les autres ; une mode bizarre et cruelle est la seule chose pour laquelle elle ait manifesté clairement sa volonté. Ses pieds ne sont pas encore tout à fait déformés, et ils reprendront leur forme naturelle ; cependant, quand on défait les bandelettes qui les compriment, elle a bien soin de les replacer la nuit.

« … Ma jeune Chinoise se civilise tout a fait ; j’en ai fait une chrétienne, et j’ai été sa marraine ; désormais elle s’appellera Catherine, et c’est sous ce nom que je l’envoie à l’évêque de Shang-haï, qui fera continuer son éducation dans la maison catholique placée sous sa haute surveillance. »

La ville de Tien-Tsin, est naturellement divisée en trois parties par le Peï-ho et le canal Impérial.

Sur la rive sud du fleuve est située la ville murée qui est bordée à l’est par le canal ; au delà du canal et sur le même côté du Peï-ho, est un grand faubourg très-commerçant, relié à la ville par un pont de bateaux : c’est le centre des affaires et l’entrepôt de toutes les marchandises de transit.

Au nord du Peï-ho, se trouve un autre faubourg planté de vastes jardins, qu’on peut appeler la ville officielle : c’est là que sont situés les yamouns des légations de France et d’Angleterre, du préfet et des mandarins supérieurs, et enfin le palais Impérial, où a été signé le premier traité conclu à Tien-Tsin en 1858. Il a été cédé, le 21 décembre 1861, sur la demande du ministre de France, aux lazaristes et aux sœurs de charité qui y ont établi une mission.

Palais concédé aux missionnaires français, à Tien-Tsin. — Dessin de Lancelot d’après une aquarelle chinoise.

Le Peï-ho qui coule dans la direction du sud-est fait un coude au centre de la ville, où vient déboucher le canal Impérial alimenté par ses eaux ; leur réunion forme un vaste port couvert de bâtiments et de bateaux de toute grandeur qui y arrivent des provinces du centre de la Chine par le Hoang-ho, et le Jang-tse-kiang. Cet admirable ouvrage d’art traverse une grande partie de l’Empire du Milieu : il commence à Hang-Tcheou, capitale de la province de Tche-Kiang, au sud de Shang-haï, passe dans tous les centres populeux du Kiang-Sou, du Chan-Toung et du Pe-tche-li, et vient aboutir au Peï-ho à Tien-Tsin ; de Tien-Tsin, un autre canal transporte les marchandises à Pékin.

Le canal Impérial est fortement encaissé, et endigué dans des quais en pierre de taille ; il est large de cent mètres au moins, et assez profond pour permettre la navigation à des bâtiments d’un fort tonnage. Les travaux gigantesques de canalisation accomplis par les Chinois ont excité à juste titre l’admiration des voyageurs.

La position de Tien-Tsin sur le grand canal a été la source de sa longue prospérité.

Aujourd’hui, cette ville est triste et peu animée, quoiqu’elle contienne une population de cinq cent mille âmes ; les rues en sont plus larges et mieux percées que celles des villes du sud, mais les maisons sont basses, d’un aspect misérable et construites pour la plupart en terre et en torchis. Elle ne contient aucun monument remarquable, sauf quelques beaux yamouns situés sur le bord de la rivière, et une pagode très-ancienne, dite pagode des supplices, qui mérite par la bizarrerie de son ornementation une description particulière.

On y voit une suite de statues en bois peint et doré, presque de grandeur naturelle, qui figurent tous les genres de supplices infligés en enfer en punition des crimes commis ici-bas.

Le premier groupe représente un paysage : c’est un énorme rocher hérissé de pointes de fer, du haut duquel sont précipitées de petites figurines ; dans leur chute, elles tombent sur les pointes qui les mettent en pièces. C’est le châtiment des ambitieux et des orgueilleux.

Le chemin du ciel, tableau d’une pagode de Tien-Tsin. — Dessin de E. Bayard d’après un croquis de M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

Dans le second groupe, on voit un homme tout nu pressé entre deux planches : des bourreaux sont occupés à le scier méthodiquement de bout en bout. C’est le supplice du parricide.

Pagode des supplices infernaux. — Supplice des parricides. — Dessin de E. Bayard d’après M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

Dans le troisième est une femme également nue et attachée à un poteau : on lui arrache les entrailles, et on les remplace par des charbons ardents, après quoi on lui recoud le ventre. C’est une femme adultère.

Puis viennent : un homme auquel on perce la langue ; mensonge et abus de la parole ; un autre écorché vif ; trahison ; une femme plongée dans l’huile bouillante ; empoisonnement ; enfin un mandarin broyé par une roue en fer, tandis que les chiens avides se pressent au bas de l’instrument du supplice pour lécher le sang, et dévorer les morceaux pantelants de la victime ; incendie volontaire.

Pagode des supplices infernaux à Tien-Tsin. — Supplice des incendiaires. — Dessin de E. Bayard d’après un croquis de M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

Le dernier groupe présente un mécanisme ingénieux. Sur une planche qui a un mouvement horizontal, est couché un supplicié débité en morceaux par un grand couteau qui le tranche régulièrement en s’abattant sur lui de haut en bas. C’est la punition des voleurs de grand chemin. Toutes ces horribles marionnettes sont montées avec art, et ne laissent pas que d’être effrayantes, malgré leur côté grotesque.

Les supplices inventés par les Chinois sont épouvantables, et l’artiste qui les a figurés n’a fait que les interpréter au point de vue des bonzes[5].

Autour des groupes sont placées les statues des dieux vengeurs de l’enfer qui président à ces tourments avec d’affreuses grimaces.

Enfin on trouve aussi dans cette pagode un grand paysage en bois sculpté couvert de figurines qui représente le chemin de la vie future : une foule nombreuse monte la route qui conduit au paradis ; devant ses portes, le gardien du ciel, orné d’une barbe formidable, fait entrer les uns, repousse les autres, qui, désespérés, se jettent au fond d’un précipice, dans l’ombre duquel les tourmenteurs infernaux guettent leurs victimes.

Les prêtres de Bouddha cherchent, comme on le voit, à frapper d’effroi l’imagination des pénitents, mais le Chinois est peu crédule de son naturel, et aime encore moins à délier les cordons de sa bourse ; aussi le bonze assis à la porte a-t-il beau frapper avec fureur sur son tam-tam, l’aumône qui doit racheter les pêcheurs n’en remplit pas plus vite l’escarcelle de la communauté.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Yamoun est le nom donné, en chinois, à la réunion de kiosques, de pavillons, de cours et de jardins entourés d’un grand mur, qui servent d’habitation aux mandarins ; ce mot est l’équivalent d’hôtel ou plutôt de palais.
  2. Note de Mme de Bourboulon.
  3. Ge-holl, résidence impériale au nord de Pékin, est le Versailles des empereurs chinois. Nous aurons l’occasion d’en parler plus tard.
  4. Insectes de la famille des blattes, très-communs dans les pays chauds du monde entier, où ils habitent en parasites l’intérieur des maisons.
  5. Prêtres de Bouddha.