Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/02

De Shang-haï à Tien-tsin.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 87-91).
Tien-tsin.  ►
De Shang-haï à Tien-tsin.


DE SHANG-HAÏ À TIEN-TSIN.

Traité de paix conclu à Pékin, le 25 octobre 1860. — Départ de Shang-haï sur la corvette de guerre le Forbin. — La flotte à l’ancre dans le golfe de Pe-tche-li. — Épisodes de guerre à Pehtang. — Brouettes chinoises à voiles. — La rivière Peï-ho. — Aspect de ses rives. — Jonques de guerre et de douane, sampans et keo-tchouen. — Bateaux de commerce et de pêche. — Ponts de bateaux et trains de bois.

La paix venait d’être conclue à Pékin le 25 octobre 1860 ; un article des traités portait que la ville et le port de Tien-Tsin seraient ouverts aux étrangers. Par une autre convention lord Elgin, ambassadeur d’Angleterre, avait stipulé que : Le représentant de Sa Majesté Britannique résiderait désormais d’une manière permanente ou par intervalles à Pékin, suivant qu’il plairait à Sa Majesté Britannique de le décider. La France ayant obtenu de son côté le traitement de la nation la plus favorisée, M. de Bourboulon jugea qu’il fallait partir de suite pour Tien-Tsin qu’occupait encore une partie de nos troupes, afin de surveiller le payement des indemnités de guerre, et de s’entendre avec le ministre d’Angleterre sur le moment où les deux légations iraient s’établir à Pékin.

L’établissement des ministres de France et d’Angleterre à Pékin d’une manière permanente, c’était l’accomplissement de ce vœu de toutes les nations européennes : La Chine ouverte aux commerçants, aux industriels, aux savants et aux missionnaires ! Jusque-là la diplomatie avait été réduite à traiter misérablement avec des vice-rois de provinces éloignées, ou leurs délégués, sans qu’il fût possible de connaître la pensée du gouvernement central. Être en rapport direct et de tous les jours avec lui, c’était le plus grand et le plus sérieux résultat conquis par notre armée unie à celle de l’Angleterre dans la brillante campagne qu’elles venaient d’accomplir.

Le 4 novembre, le ministre de France s’embarqua avec le personnel de la légation à bord de la corvette à vapeur le Forbin mise à sa disposition par le contre-amiral Page.

Quoique Mme de Bourboulon se ressentît déjà à cette époque d’une fatale maladie dont elle avait pris les germes à Shang-haï, et qui devait soumettre sa santé à de douloureuses épreuves dans la suite de son séjour en Chine, elle voulut aussi partir, espérant que le climat du nord, où elle allait résider, apporterait une amélioration à son état.

Il y a environ deux cents lieues de Shang-haï au golfe de Pe-tche-li, au fond duquel le fleuve Peï-ho a son embouchure.

La traversée du Forbin fut rapide et heureuse, par une mer calme et un ciel pur.

« … Rien de plus beau que le spectacle qui a frappé nos yeux à notre entrée dans le golfe : dans le lointain on voyait se dessiner au milieu de la brume du matin les terres plates et noyées de la province impériale ; l’entrée du fleuve paraissait un lac tranquille parmi les vagues agitées par la brise ; les flottes anglaise et française, à l’ancre près de la côte et pavoisées, présentaient une masse imposante de mâts et de voiles qui resplendissaient sous les premiers rayons du soleil.

« Quoi de plus saisissant que l’ordre admirable de ces grandes flottes de guerre, dont la présence fait comprendre la domination que l’homme a su conquérir sur l’océan !

« De petits bateaux à vapeur, des canonnières parcouraient en tous sens la surface de la mer, allant porter les ordres, distribuant les munitions et les vivres ; leurs cheminées lançaient des panaches de fumée noire qui montaient en légers flocons vers le ciel. »

Le Forbin était d’un trop fort tonnage pour pouvoir remonter le Peï-ho.

Il fallut s’embarquer à bord d’un aviso à vapeur de commerce, le Fi-Loung, nolisé pour le service de l’escadre : le Fi-Loung fut escorté par une canonnière de guerre.

Les grèves du Peï-ho sont plates et sablonneuses. Dès qu’on a franchi la barre, on aperçoit sur la côte sud la ville assez importante de Ta-Kou, avec ses forts célèbres qui dominent chaque côté du fleuve, et qui étaient alors occupés par des garnisons de l’armée alliée.

C’est à quelque distance de le rive septentrionale que se trouve la ville de Peh-Tang, où avait débarqué, trois mois avant, l’armée anglo-française, afin de tourner par terre ces redoutables fortifications qui avaient fait subir à la flotte un sanglant échec l’année précédente.

Escadre anglo-française à l’entrée du Peï-ho. — Dessin de Lebreton d’après un croquis de M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

Je rapporterai à ce sujet un épisode dramatique que je dois à M. le capitaine du génie Bouvier :

« Lorsque les premiers détachements escaladèrent les murailles de Peh-Tang, je trouvai, dit-il, la ville complétement abandonnée par la population.

« Des pillards Sikes[1] furetaient déjà dans les maisons : j’entendis des cris affreux poussés dans un assez vaste édifice qui semblait être la demeure d’un mandarin : j’y entrai, et voici le spectacle qui frappa mes yeux :

« Une bande de vieilles femmes poussait des hurlements à l’aspect des cavaliers qui avaient brisé les portes, et défendaient en grimaçant l’approche de grandes jarres en terre cuite qui servent ordinairement à contenir de l’eau : dans ces jarres étaient plongés la tête la première et les jambes en l’air les cadavres de malheureuses jeunes femmes ! Dans chaque jarre, il y avait un cadavre ! La jalousie de ceux des Chinois qui n’avaient pu emmener avec eux ces infortunées créatures, avait trouvé ce moyen épouvantable de les dérober aux insultes des vainqueurs !

« Quelles n’avaient pas dû être leurs souffrances ! être plongées toutes vivantes et lentement suffoquées dans un vase étroit où leurs corps n’avaient pu passer que par force ! Je fis briser ces instruments d’un supplice affreux et donner la sépulture à ces malheureuses.

« Ce fait peut donner une idée de la terreur que le gouvernement chinois avait su inspirer aux populations pour les barbares occidentaux ; non-seulement il avait mis a prix la tête des ambassadeurs, des généraux, de chaque soldat même, mais encore il nous avait représentés comme des monstres épouvantables, capables de tous les excès et qui se nourrissaient de chair humaine. Cette indicible terreur fit bientôt place à la confiance.

« Après la prise du camp retranché de Sin-ho, lorsque l’armée à cheval sur le fleuve eut occupé les forts de Ta-Kou, j’eus occasion de revenir à Peh-Tang.

« Dès que les paysans virent que nous respections leurs vignes, leurs cultures et leurs habitations, que même nous payions scrupuleusement les vivres, ils revinrent en foule.

« Rien de plus singulier, que le système de locomotion en usage dans le nord de la Chine !

« Qu’on se figure une immense brouette en forme de civière, c’est-à-dire ayant deux bras à chaque bout ; la roue tourne au milieu d’une cage en bois, soutenue par des barres de fer. Quand il y a bon vent, l’industrieux Chinois y ajoute un mât avec une voile carrée. Sur la cage sont pendus des ustensiles de toute espèce : marmites, pots, paquets de vieux habits, instruments agricoles.

« À un bout du brancard, la femme de ce navigateur d’un nouveau genre est assise les jambes repliées avec ses plus jeunes enfants sur les bras, et quelquefois des volatiles, canards ou poulets entassés dans des cages d’osier. À l’arrière de la brouette, un ou deux autres enfants se cramponnent aux sacs de grains et aux bidons de vin de riz, tandis que l’aîné, s’il est assez fort pour travailler, aide le père, en courant à l’avant, les reins entourés d’une courroie qui est attachée aux brancards.

La brouette à voile. — Dessin de E. Bayard d’après une aquarelle du commandant anglais Fane (album de Mme de Bourboulon).

« Le défilé de ces brouettes sur la route de Sin-ho à Peh-Tang, accompagné des vociférations habituelles et des cris de joie de ces pauvres gens, du bêlement des troupeaux de moutons et du gloussement des volailles, formait, au milieu du bruit et de la poussière, un spectacle pittoresque plein de vie et de mouvement. »

Le Peï-ho est fort étroit au-dessus de la barre ; il n’a pas plus de deux ou trois cents mètres de large, c’est-à-dire, à peu près la largeur de la Seine dans Paris, mais comme il est canalisé, il peut porter des bâtiments d’un tonnage assez fort.

Entre l’embouchure et Ta-Kou, il n’y a que de vastes salines ; près de Ta-Kou, le paysage change d’aspect : les terres sont plus élevées et les coteaux chargés de vignes viennent baigner leur pied dans le fleuve. On aperçoit sur les deux rives des champs entourés d’arbres et des villages nombreux. Près des maisons construites en terre et en torchis, sont des meules de joncs et de paille et de petits tertres gazonnés qui indiquent des sépultures.

Cependant la navigation devient de plus en plus difficile : la rivière présente d’innombrables sinuosités, et il faut une grande précision de manœuvres pour que le Fi-Loung, forcé de virer constamment au plus près, ne vienne pas s’échouer sur les berges cachées par de longs roseaux.

Dès qu’on approche de Tien-Tsin, des plaines immenses couvertes de champs de sorgho, de maïs et de millet occupent l’horizon à perte de vue ; il n’y a plus de haies ni de petites cultures ; un arbre isolé apparaît seul de temps en temps.

Le terrain devient aride et de mauvaise qualité. On voit alors sur le bord du fleuve des appareils d’irrigation de toute espèce. Ce sont de grandes roues d’une extrême légèreté, qui, entourées de seaux en bambou, vont tour à tour puiser l’eau qu’elles déversent dans des réservoirs en bois, d’où elle se répand par des rigoles dans les champs voisins ; ailleurs, dans des coupures pratiquées dans les berges, sont appliquées de puissantes pompes à chaîne ou à chapelet qu’on fait fonctionner avec des mulets.

Malgré les efforts patients des agriculteurs chinois, on rencontre de place en place de grandes plaines sablonneuses et incultes, où leur industrie a été impuissante contre l’extrême aridité du sol.

Il faisait déjà froid au commencement de novembre de l’année 1860, et comme le Peï-ho gèle tous les ans, la navigation y avait presque cessé : des bateaux plats, des sampans, des jonques étaient remisés dans des anses artificielles creusées le long de la rive et séparées du fleuve par une digue en terre qu’on abat au printemps, dès que la débâcle des glaces est passée.

Sampans ou navires du commerce et pont de bateaux, à Tien-Tsin. — Dessin de Lebreton d’après un dessin chinois.

La navigation de cette rivière est très-considérable dans la belle saison, parce que Tien-Tsin sert de port à Pékin et aux autres grandes villes de la province de Pe-tche-li ; en Chine, grâce aux admirables cours d’eau et aux canalisations gigantesques faites de main d’homme, presque tous les transports se font par la voie maritime.

Les mœurs et les habitudes de la population maritime de Pei-ho, la construction et la forme des bateaux dont il est couvert présentent des détails intéressants que je crois devoir rapporter ici.

On y rencontre des jonques de guerre et de douane, des sampans et autres bateaux de commerce, des jonques ou coches d’eau pour le transport des voyageurs, des barques de pêche, des trains de bois, enfin de petits bateaux de plaisance appelés keo-tchouen.

Les jonques de guerre ne firent pas plus de trois ou quatre pieds d’eau ; elles ont des canons en batterie barbette avec des sabords ; dès qu’il fait mauvais temps au large, elles rentrent au port ; leur forme est variée, quoique généralement très-élevée à la poupe et à la proue, et elles rappellent dans leur ensemble les anciennes galères de la Méditerranée. D’immenses avirons leur servent pour les calmes et les vents contraires ; les jonques ont souvent une double et triple rangée de rames ; d’autres ont un gouvernail à l’avant et à l’arrière et marchent dans les deux sens au moyen de quatre roues semblables à celles de nos bateaux à vapeur, mais le moteur n’est pas le même, et la manivelle qui donne l’impulsion est mise en mouvement par les matelots. Ainsi les Chinois ont appliqué les premiers les roues à la navigation.

Les jonques de douane appartiennent aussi à la marine impériale. Elles sont moins grandes et affectent les formes les plus bizarres ; elles représentent tantôt des oiseaux, tantôt des dragons et des poissons avec leurs nageoires, leurs écailles et des têtes grimaçantes ; le gouvernail a la forme de la queue de l’animal ; ces bâtiments qui ont deux mâts avec des voiles carrées, des antennes en bambou, et deux coulevrines en batterie sur le pont, sont généralement peints des couleurs les plus éclatantes.

Jonque de douane à Tien-Tsin. — Dessin de Lebreton d’après un dessin chinois.

Les marins de l’État sont revêtus d’un costume uniforme en cotonnade bleue, et ne portent pas d’armes apparentes.

Les grandes jonques de commerce pontées partent quelquefois avec les moussons favorables pour trafiquer jusqu’aux Philippines et dans les îles de la Sonde : un de ces bâtiments, frêté par une maison de Canton et commandé par un capitaine américain vint en Californie à San-Francisco en 1850 avec une cargaison de thés, de porcelaines et de parfumeries ; le capitaine s’était risqué à faire l’immense traversée de l’océan Pacifique, et, en réalité, ces bâtiments, quoique très-lents et difficiles à manœuvrer, tiennent bien la mer à cause de leur forme ventrue qui rappelle celle des anciennes galiotes hollandaises. Les Chinois sont bons matelots, et composent souvent la plus grande partie des équipages des navires européens qui trafiquent dans ces mers ; malheureusement ils sont indisciplinés, voleurs et enclins à la piraterie.

Les sampans et les autres bateaux qui servent au commerce sur les rivières et les canaux sont grands, carrés des deux bouts, quelquefois avec quatre ou cinq mâts ; il y en a de toute espèce et d’appropriés à tous les transports ; les voiles sont en nattes de jonc, les ancres en bois de fer ; les manœuvres se font sans sifflet et sans commandement au moyen d’un chant nasillard et cadencé d’une intonation toute particulière.

Les jonques pour le transport des voyageurs ou coches d’eau, ressemblent à de véritables maisons flottantes : la masse de constructions qui les couvre rendant la manœuvre de la voile difficile, elles descendent le courant guidées, comme nos trains de bois par deux rameurs placés à l’avant et à l’arrière avec de longs avirons. Au lieu d’être assis et de couper l’eau d’avant en arrière, les Chinois rament debout et d’arrière en avant. Quand il faut remonter les cours d’eau, les mariniers halent à la corde, et, comme dans ce singulier pays, il semble que tout soit opposé à nos habitudes européennes, dès qu’ils ont trop chaud, ils se mettent nus jusqu’à la ceinture, non pas par le haut, mais par le bas ; c’est-à-dire qu’ils ôtent leurs culottes, et gardent leurs vestes ; ils prétendent ainsi avoir plus frais et se mieux garantir des coups de soleil.

C’est un spectacle pittoresque que de voir passer ces jonques pleines de voyageurs accroupis dans toutes les postures, jouant aux cartes et aux dés, prenant le thé et fumant l’opium ; de vigoureux coups de tam-tam qui résonnent au loin sur l’eau annoncent les arrivées et les départs.

Les barques de pêche se reconnaissent à leurs voiles en jonc, plissées comme des éventails, et à leurs grands filets noirs soigneusement tannés et étendus à l’extrémité des mâts.

Il y a aussi de petites jonques de mandarins, qui font l’office de yachts de plaisance ; elles sont fort élégantes : on y trouve salle à manger, chambre à coucher, salon, le tout peint, doré et verni ; l’arrière est réservé au maître, à l’avant se tiennent les domestiques. Pour ne pas être dérangé par le bruit, ni gêné par les manœuvres, l’heureux propriétaire se fait remorquer par un canot au moyen duquel six vigoureux rameurs traînent doucement sur la surface des eaux la pesante embarcation.

Enfin, on voit sur le fleuve une multitude de petits bateaux plats, qu’un seul homme dirige à la pagaie ; dans quelques-uns appelés keo-tchouen, le rameur couché à l’arrière, grâce à un mécanisme ingénieux qui lui permet cette posture, pagaie avec ses pieds, et le léger bateau, où de loin on ne voit personne, semble de lui-même glisser avec rapidité.

Ce qu’il y a de plus ingénieux dans la marine chinoise, c’est la division de la cale en plusieurs compartiments séparés, procédé adopté tout récemment en Europe, et qui empêche une voie d’eau de faire couler le bâtiment.

Dans le Peï-ho, le chenal est dans quelques endroits indiqué par des balises fixes ; seulement il ne faut pas trop s’y fier, parce que le lit de la rivière est changeant.

À Tien-Tsin, on voit encore des bateaux-moulins avec roues de chaque côté, et un pont de bateaux construit dans un système tout particulier, et dont la gravure suivante donnera une idée exacte.

Enfin, on rencontre sur le Peï-ho de grands trains de bois, construits comme les nôtres, sinon qu’ils ont des mâts et des voiles ; ces trains, allant par le canal impérial jusque dans le centre de la Chine, et mettant fort longtemps à accomplir ce voyage, portent des maisons ou plutôt des huttes, autour desquelles les mariniers ont amassé de la terre végétale en assez grande quantité pour cultiver des légumes ; ce sont des potagers flottants, et les radeaux eux-mêmes forment des colonies où vivent des familles entières.

  1. Cavalerie auxiliaire de l’Inde anglaise.