Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/04

Tien-tsin et ses environs.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 97-112).
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Tien-tsin et ses environs.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU, PAR PEKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




TIEN-TSIN ET SES ENVIRONS.

Commerce et culture. Marchés. — Gibier. — Chasse au faucon. — Marchandes de légumes. — Les femmes en Chine. — Mendiants aveugles. — Fortifications de Tien-Tsin. — Décadence de cette ville. — Le fleuve Jaune et le grand Canal. — Affreuse misère.

Le dialecte qu’on parle à Tien-Tsin est si différent de celui du sud, que les coolies[2] de Shang-Haï qui avaient suivi la légation ne parvenaient que difficilement à se faire comprendre des gens du pays. Il ne faut pas oublier qu’en Chine, au-dessous de la langue des mandarins, de la langue savante parlée en tous lieux par la classe instruite, il y a des idiomes populaires qui varient suivant les provinces.

Tien-Tsin ne ressemble en rien aux villes que des voyageurs ont visitées dans le Kouang-Toung, dans le Fo-Kien, et dans le Kouang-Sou.

Productions naturelles, costumes, usages, tout est différent.

Je dois à M. le lieutenant de vaisseau Trèves, qui a rempli pendant un an les fonctions de consul provisoire dans cette ville, des détails intéressants, que je m’empresse de transcrire ici :

« Les campagnes qui environnent Tien-Tsin sont fertiles et fournissent largement à l’alimentation publique : les céréales, telles que maïs, sorgho et orge, les plantes qui donnent de l’huile, le ricin et le sésame, et enfin la vigne, y sont cultivées sur une grande échelle.

« Les raisins, qui sont blancs ou noirs et excellents au goût, sont considérés plutôt comme fruits que comme éléments d’une boisson alcoolique ; les Chinois ne savent pas faire le vin, mais ils conservent admirablement les fruits, et c’est de Tien-Tsin que sont exportés ceux qui sont servis sur les tables des riches mandarins.

« Voici comment on s’y prend : Le Peï-ho gêle ordinairement pendant les trois mois d’hiver ; on voit alors la surface du fleuve se couvrir de travailleurs qui taillent la glace à une profondeur de 40 à 50 centimètres, et en forment des cubes égaux comme des pierres de taille. Ces cubes sont transportés dans un endroit à l’exposition du nord, et entassés les uns sur les autres, de manière à former de longues et hautes galeries ; entre ces galeries, on laisse un passage suffisant pour un homme, et c’est dans les intervalles des piliers de glaces qu’on suspend les grappes de raisin à des cordes.

« Il y a des conservatoires de ce genre qui ont plusieurs centaines de mètres de longueur ; on en rencontre un grand nombre dans les environs de Tien-Tsin. Ces maisons de glace résistent aux plus fortes chaleurs de l’été, et conservent si merveilleusement les fruits qu’il m’a été servi sur la même table des raisins de l’année précédente confondus avec ceux qu’on venait de cueillir à la vigne, sans qu’il me fût possible d’en faire la différence.

« Le commerce de la glace a une très-grande importance entre le nord et le sud de la Chine, non pas pour rafraîchir les boissons, on sait que les Chinois boivent toujours chaud, mais pour la conservation des denrées alimentaires.

« Voici comment on construit les glacières dans le nord : on fait un trou carré dans le sol, on y met un bloc de glace taillé à la même dimension, et on recouvre le tout de la terre du déblai et d’un paillasson. Il y avait une immense glacière de ce genre dans la cour intérieure des forts de Ta-Kou.

« Dans le sud, au contraire, on les place dans des endroits élevés au sommet des collines.

« Dans le courant de cette année (1861), les navires européens ont fait de grands bénéfices au moyen du transport de la glace entre les ports de la Chine.

« L’usage en est si répandu que j’ai vu ici, exposés chez des marchands de comestibles, des poissons et des volailles conservés tout entiers dans la glace, c’est-à-dire qu’on les a trempés dans l’eau par les belles gelées de l’hiver dernier, et que, quand la couche qui les entourait a été assez épaisse, on les a déposés dans le conservatoire pour reparaître en plein été ; il n’y a pas de si pauvres guinguettes, où la pastèque qu’on débite à la tranche ne soit conservée dans la glace.

« L’abondance extrême des vignes dans la province du Pé-tche-li, le prix très-modique du raisin dont on a un panier pour quelques sapèques[3], enfin l’ignorance absolue des Chinois à l’égard de la fabrication du vin, me font penser que des vignerons français, qui viendraient faire le vin sur les lieux, réaliseraient en peu de temps de grands bénéfices, à cause de l’excessive cherté de cette liqueur dans tout l’extrême Orient.

« On cultive aussi dans les environs de Tien-Tsin des pêches, des poires et des pommes, mais ces fruits sont de qualité inférieure ; enfin on y trouve des légumes de toute sorte : carottes, choux, haricots blancs et verts, pois, lentilles, laitues, oignons et autres alliacés ; une plante de la famille des raiponces fournit l’hiver-une salade de racines blanches et roses de la grosseur du doigt et très-délicates.

« Le marché de Tien-Tsin est abondamment fourni de poissons de mer et de rivière d’espèces analogues aux nôtres. Le lièvre, la perdrix, la caille et le canard sauvage abondent dans les vastes plaines et les marais des environs ; le lièvre y est un gibier si commun que j’ai vu vendre pour une piastre[4] vingt-trois de ces animaux ! Les Chinois estiment peu sa chair, et nos soldats la trouvaient, à la fin, si fastidieuse, qu’ils n’en voulaient même plus pour faire la soupe !

« Les habitants du pays prennent le gibier au collet, au trébuchet et à d’autres piéges dont je ne saurais donner la description, mais qui m’ont paru très-ingénieux, puisqu’ils manquent rarement leur coup. Ils chassent peu au fusil, à cause de l’imperfection de leurs armes à feu, mais en revanche ils sont bons fauconniers ; dans le nord de la Chine, la chasse au faucon n’est pas le privilége des hauts personnages ; il y a des gens du peuple qui vivent uniquement de cette industrie.

« Le lièvre se chasse avec le faucon lanier ou avec le gerfaut, la perdrix et la caille avec le hobereau et l’émerillon.

Le fauconnier chinois. — Dessin de E. Bayard d’après un croquis de M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

« J’ai assisté plusieurs fois à l’une et à l’autre de ces chasses : le principal acteur était Pou-tao, un marchand de gibier et braconnier de profession. Un jour, par un beau temps sec et froid, nous nous sommes lancés en pleine campagne ; lui courant pieds nus sur la terre durcie par la gelée, moi suivant à cheval.

« Les lièvres se blottissent alors dans les guérets, et se chauffent aux rayons du soleil de midi.

« Pou-tao, son faucon au poing, commença par se livrer à un exercice violent qui consistait à parcourir au pas gymnastique de grands cercles qu’il raccourcissait symétriquement à chaque tour ; son œil exercé avait aperçu quelque lièvre au gîte : soudain l’animal part dans les jambes du chasseur, qui, décapuchonnant son faucon, le lance en l’air et se renverse en arrière en poussant des exclamations pour l’animer : Aï, aï poung hio, courage camarade ! De l’index de la main gauche il lui désigne le lièvre qui ne paraît déjà plus que comme un point noir dans la vaste plaine, tandis que le faucon monte en tournoyant dans les airs.

« Mais le drame est bientôt terminé ! l’oiseau de proie fond comme une flèche sur sa victime qu’il déchire avec ses serres puissantes ; Pou-tao court à toutes jambes, et un temps de galop m’amène près du faucon vainqueur ; le chasseur jette un morceau de viande à l’oiseau pour le récompenser, l’enchaperonne et le replace sur son poing, tandis que le gibier s’engouffre dans la vaste sacoche qu’il porte derrière le dos.

« J’ai vu prendre ainsi trois lièvres en une heure, et je suis rentré à Tien-Tsin, émerveillé de cette chasse amusante, si aimée de nos aïeux, et qu’on a abandonnée depuis deux siècles en Europe, je ne sais trop pourquoi.

« En revenant, j’ai rencontré dans un village, le préfet Tse-Chen ; il était à cheval, suivi de gardes armés d’arcs, d’arbalètes et de fusils ; toute la population se mettait à genoux sur son passage, et le gros homme, se croyant grandi par la servilité de ses administrés, passait fièrement, en témoignant par quelques inclinations de tête qu’il était content et satisfait.

« Le peuple de cette province est bien plus doux, bien plus facile à gouverner que celui de Canton et d’Amoy.

« Il commence à s’apprivoiser avec nos figures européennes, et quand la musique militaire passe dans les rues, toutes les jeunes femmes qui l’aiment passionnément, accourent sur le seuil des portes, et entr’ouvrent leurs fenêtres ; il y en a de fort jolies.

« J’ai vu dernièrement une marchande de légumes qui aurait passé pour belle dans tous les pays du monde, mon vieux cuisinier Ky-tsin, disputait brutalement avec elle ; je lui ai demandé pourquoi il la maltraitait ; il m’a répondu que c’était une femme ! c’est un argument sans réplique en Chine : Ky-tsin est un Chinois de vieille roche, et ne transige pas avec ses convictions.

Marchande de légumes à Tien-Tsin. — Dessin de E. Bayard d’après une aquarelle du commandant Fane (album de Mme de Bourboulon).

« Il y a un an quand les troupes alliées occupèrent Tien-Tsin, on le trouva seul dans une maison que ses propriétaires avaient abandonnée : des officiers européens vinrent y loger, et Ky-tsin se fit de lui-même le domestique du cuisinier français, chargé de l’ordinaire. En quelques mois il devint plus habile que son professeur qu’il remplaça.

« J’en ai hérité avec la maison, et j’y tiens beaucoup parce qu’il est propre et honnête, deux qualités rares chez un Chinois.

« Il m’a appris depuis peu qu’il avait ses femmes et ses enfants à Toung-Tcheou : je lui aidonné congé pour aller les voir, et comme je lui demandais à son retour s’il avait été content de son voyage, il se mit à pleurer, en me parlant de ses fils qu’il avaient trouvés grandis et bien portants et pour lesquels, disait-il, il voulait travailler jusqu’à son dernier souffle. — Et tes femmes, lui demandai-je ? — Les femmes, me répondit-il dans son français barbare, et avec un air de mépris souverain, pas bon, pas bon, bambou ! bambou !

« Ainsi, le bâton, voilà le seul argument que les Chinois connaissent à l’usage du sexe faible.

« Ne faut-il pas voir dans ce mépris pour les femmes, malheureusement si répandu dans toutes les classes, la cause dominante de la démoralisation et de la dégénérescence de ce grand empire chinois !

« Nous avons beaucoup de mendiants ici : ils sont d’une audace et d’une persistance insupportables ; surtout un vieil aveugle qui se tient obstinément à la porte du consulat, et qui, chaque fois que je sors ou que je rentre, me joue avec fureur la reine Hortense ou la

Marseillaise, qu’il a apprises je ne sais comment, de nos troupiers : sa flûte a des sons nasillards qui me mettent hors de moi. Il est vrai, pour ma consolation, que le consul anglais en a un autre attaché à sa personne, qui lui joue le God Save the Queen avec le même acharnement.

L’aveugle du consulat. — Dessin de E. Bayard d’après un croquis de M. Trèves, lieutenant de vaisseau.

« Si je ne craignais de lui faire donner des coups de bâton, vu la brutalité de la police locale, je demanderais au ti-pao[5] de m’en débarrasser. »

Je compléterai ces renseignements d’un de nos compatriotes, par quelques emprunts faits à un observateur anglais tout récent aussi et justement estimé[6].

« La ville de Tien-Tsin occupe l’angle formé par la jonction du grand Canal et du Peï-ho. Elle a la figure d’un carré à peu près régulier dont chaque côté a un mille environ de longueur. Quatre portes massives s’ouvrent aux quatre routes qui viennent des quatre points cardinaux aboutir au centre de la ville, ou elles se coupent à angle droit. À ce point d’intersection s’élève une pagode supportée par quatre arceaux qui fait face aux quatre rues principales formées par ces routes. De cet endroit l’on voit les quatre portes. Ces rues diffèrent entièrement de celles des villes du midi. En effet, dans ces dernières, deux chaises à porteurs peuvent à peine passer de front ; tandis qu’à Tien-Tsin les voitures circulent aisément dans les rues pavées, dallées et ornées de trottoirs pour les piétons.

« Tien-Tsin possède d’autres avantages sur les villes du sud. Le voyageur peut la parcourir sans être incommodé à chaque instant par des odeurs fétides. Ce n’est pas dire pourtant que ses rues soient propres ou bien tenues, loin de là. Les quelques magasins capables d’intéresser les étrangers se trouvent dans les faubourgs, car les boutiques et les maisons de la ville même ne contiennent que des articles chinois de première nécessité et leur extérieur n’est guère plus luxueux que leur intérieur. Elles sont généralement construites en briques mal cuites et quelquefois en terre : elles consistent en deux petits étages et un rez-de-chaussée ouvrant sur la rue. Quelques arcades en bois aux formes fantastiques se font remarquer le long d’une des rues, c’est le seul ornement dont la ville puisse se vanter. Nous avons dit ailleurs ce que c’étaient que les temples. Bref, en dépit d’une immense population, il règne à Tien-Tsin l’absence de cette vie et de ce mouvement qui caractérisent les villes commerciales du monde moderne.

« Tel est l’aspect intérieur de Tien-Tsin ; ses fortifications consistaient jadis en un vieux mur écroulé aujourd’hui et dont il ne reste plus qu’un seul pan debout. On dit que sur cette muraille il y avait quatre-vingts canons, dont vingt de chaque côté. En supposant que le nombre n’en fût pas exagéré, ils existaient plutôt de nom que de fait, car au lieu d’être posés sur des roues, ils m’ont paru enfouis dans le sable et tellement rongés que leur détonation eût certes offert un péril plus imminent pour les canonniers que pour l’ennemi. Les portes étaient surmontées de constructions de deux étages qui servaient de casernes et au milieu desquelles on apercevait une pagode dans une niche.

« La décadence de Tien-Tsin est moins le fait de la guerre civile et de la guerre étrangère que celui du débordement du Ho-ang-ho. Ce fleuve, dont l’histoire la plus antique de la Chine mentionne les débordements capricieux et les changements de lit, a fait irruption, en 1857, dans le Grand-Canal, l’a envasé et dégradé au point de le rendre navigable sur un long parcours. Puis les malheurs des temps ont absorbé tous les fonds destinés aux travaux indispensables à sa réparation. Des produits de toutes les provinces de l’occident et du centre de la Chine, apportés par les canaux tributaires de cette grande artère, arrivaient jusqu’à Tien-Tsin qui les expédiait à Pékin. Ils arrivent aujourd’hui dans la capitale par d’autres canaux intérieurs, ou bien ont complétement cessé d’exister. D’après sir Georges Staunton, mille jonques de blé circulaient pendant le séjour de lord Macartney, entre Tien-Tsin et Toung-Tcheou. On verra par la citation suivante pleine d’intérêt et tirée des sources chinoises les plus authentiques, quel est l’état actuel du canal Impérial, et par suite, ce qu’est devenu le transport des grains.

« Pendant de longs mois, dit le Nord China Herald[7], de terribles rumeurs ont circulé parmi les populations du littoral nord-est, touchant le déplacement du lit du fleuve Jaune. Il est maintenant hors de doute, qu’à peu près à la hauteur de Kaï-fung-fou, ce violent courant a pris une nouvelle direction, ou même, d’après certains auteurs chinois, repris sa direction primitive vers le nord-est, et qu’il porte maintenant dans le golfe de Pé-tche-li ses eaux grossies de celles du Tat-sing et des autres fleuves du Shan-Tung. Un témoin oculaire nous dépeint la contrée intermédiaire comme ne formant plus qu’un lac ou plutôt un marécage traversé par des torrents impraticables, au milieu desquels se perd la grande artère du nord-est : le canal Impérial. Le fleuve Jaune ne présente plus, au-dessous de ce point qu’un lit desséché.

« Quoique Tien-Tsin, par suite de ces événements, eût perdu de son importance commerciale, elle était encore au point de vue politique, dans une position favorable pour exercer une terrible pression morale sur la capitale, ainsi que l’a démontré la campagne de 1860.

« Quant aux statistiques sur Tien-Tsin, il est fort difficile d’obtenir des renseignements à ce sujet. Les habitants notables que l’on peut avoir l’occasion d’interroger sur cette matière, répugnent à faire part de leurs connaissances à un étranger ou plutôt n’ont aucun document à lui transmettre. Le thême sur lequel ils se complaisent à appuyer avec un grand attendrissement, est la pauvreté de la ville et des environs. On n’exporte en effet absolument rien. Les seuls produits locaux sont : le sel qui provient des bassins des alentours et de la mer et quelques grains de diverses espèces tout au plus suffisants pour la consommation domestique. Parmi les importations du sud, on remarque les fruits secs, le sucre, les articles de verroterie, le camelot, la laine, l’opium, etc., en petite quantité. Il arrive des côtes de la Mandchourie des quantités considérables de fèves et de gâteaux aux fèves. Il est douteux que nos fabriques trouvent dans le nord de la Chine un marché important pour l’écoulement de leurs produits de laine et de coton. On ne remarque au bazar que quelques calicots de Manchester, ainsi que des articles de verroterie anglaise ou allemande, de coutellerie, des allumettes chimiques, etc.

« En considérant la population de Tien-Tsin au point de vue commercial et pratique, on se demande, non si les habitants manquent de vêtements, mais s’ils ont de l’argent pour en acheter. Les apparences justifient les plaintes des notables chinois sur la pauvreté de leur ville. Je n’ai jamais vu nulle part un peuple plus sale et plus pitoyable que celui qui semble rechercher de préférence les faubourgs. La corruption, la maladie, la gale tels sont leurs tristes compagnons. Les bords du fleuve fourmillent d’hommes qui vivent des rebuts des navires ou des restes que le courant amène de la ville. Il y avait juste en face de notre yamoum un courant dans lequel tourbillonnaient des chats morts, etc. et où l’on voyait plonger des figures décharnées occupées à choisir le morceau le plus délicat. Les vêtements de ces malheureux consistaient généralement en une pièce de natte ou de vieille toile à sac qu’ils portaient, non pas autour du corps, mais négligemment sur les épaules ; il était difficile de deviner dans quel but ; car la décence est pour eux chose inconnue et la chaleur n’est guère à désirer au mois de juin. On n’avait pas besoin d’aller loin pour rencontrer des maladies de peau tellement repoussantes et monstrueuses qu’elles semblaient une raillerie de la création et choquaient les sentiments même les moins délicats.

« En plusieurs occasions je vis expirer quelques-uns de ces malheureux à l’endroit même où ils mendiaient. Une vieille femme en particulier attira mon attention. Elle avait l’habitude d’étendre au milieu de la route sur une natte son squelette affaibli et immobile. Il lui restait juste assez de force pour prendre l’argent qu’on lui jetait. Un jour ses forces semblaient lui manquer : je la regardai de plus près, elle était morte. Quelques heures après, je repassai à la même place, mais la femme n’y était plus : son corps avait été enlevé et jeté à la voirie. Un jour que j’étais à l’une des extrémités de la ville, je vis un homme qui en emportait un autre sur son dos. Je pris d’abord le fardeau pour un cadavre ; mais en m’approchant davantage, je remarquai dans ses jambes qui traînaient sur la poussière, une flexibilité qui me détrompa. L’homme qui le portait était un de ces balayeurs qui ramassent dans les rues les mendiants morts, quelquefois même mourants et les portent dans quelque champ voisin où ils les laissent en proie aux vautours et aux corbeaux. Certainement si le Chinois qui a donné à Tien-Tsin le nom de Lieu Céleste ne s’était pas formé une plus haute idée d’un séjour de bonheur on se demande quelle notion il aurait eue du contraire.

« Comme pour railler la misère des vivants, les plus jolis endroits des environs de Tien-Tsin sont des cimetières. Ce sont les seules places ornées d’arbres ; ils consistent généralement en un espace carré d’à peu près dix ares, entouré d’un mur de terre ou d’un fossé, représentant assez exactement l’image d’un glacis de fort en miniature. Chaque habitant de cette nécropole est enseveli sous un monticule conique de la forme d’un clocher. D’épais massifs de saules et de cyprès entourent le cimetière, et lui donnent une apparence calme mais froide comme les dépouilles qui dorment là. »


Négociations politiques. — Départ de Tien-Tsin, le 22 mars 1861. — Cortége et escorte du ministre de France. — Maladie de Mme de Bourboulon. — Villes de Yang-Tchouen et de Hos-si-Mou. — Plaines de Tchang-kia-Ouang. — Description de Toung-Tcheou. — Le pont de Pali-Kiao le soir après la bataille. — Détails rétrospectifs. — Le canal de Pékin. — Les faubourgs de la capitale. — Immense curiosité. — Trompettes sonnant la marche. — Entrée par la porte de Toung-pien-Men. — Arrivée au palais Tsing-Kong-Fou, affecté à la légation.

M. et Mme de Bourboulon passèrent tranquillement à Tien-Tsin l’hiver de 1860 à 1861 qui fut très-froid.

Dans l’état de santé de Mme de Bourboulon, et par un temps aussi rigoureux, on ne pouvait songer à faire le voyage de Pékin ; d’ailleurs des négociations avaient été commencées avec le prince Kong, régent de l’empire en l’absence de l’empereur, afin de fixer une résidence définitive dans la capitale aux ministres de France et d’Angleterre.

Le mois de mars 1861, fut signalé par la débâcle des glaces sur le Peï-Ho : une crue subite, amenée par la brusque élévation de la température, désagrégea les masses de glaces amoncelées par les gelées de l’hiver, et, dans la nuit, des craquements terribles annoncèrent la débâcle.

C’était un spectacle grandiose et plein de mouvement ! On voyait s’agiter de tout côté des torches et de grosses lanternes suspendues à de longues perches de bambou éclairant les efforts des mariniers et de la population, pour garer les bateaux et les trains de bois ; le sinistre tam-tam, qui est le tocsin du pays, résonnait dans les rues pour demander le secours de tous les hommes valides ; des cris sinistres, des appels réitérés se faisaient entendre, dominés par le sourd mugissement du fleuve qui montait toujours, et le crépitement des bancs de glace que le courant jetait les uns sur les autres. Enfin le jour éclaira cette scène de désolation. Quelques bateaux avaient été brisés, et beaucoup de personnes avaient péri. Mais dans cette fourmilière d’êtres humains, qui s’appelle la Chine, la vie est comptée pour peu de chose, et les pertes matérielles ont seules le privilége d’affecter la gaieté ordinaire des Chinois.

Cependant le printemps revenait avec toute sa splendeur : il fallut songer au prochain départ et à l’installation à Pékin, cette immense capitale presque inconnue, où allait résider dorénavant le ministre de France en Chine.

Les négociations entamées dans le courant de l’hiver avec le prince de Kong, régent de l’empire, avaient amené la cession de deux anciens Fou, ou palais Impériaux, aux ministres de France et d’Angleterre, pour l’établissement permanent de leurs habitations officielles.

Les premiers secrétaires y étaient allés s’établir à l’avance, et M. Bouvier, capitaine du génie, s’était chargé de diriger les réparations nécessaires pour rendre habitable le nouveau palais de la légation de France, depuis longtemps abandonné par le gouvernement chinois.

Le 21 mars, Tchoung-Heou, préfet de Tien-Tsin, se présenta chez le ministre de France, sans l’avoir fait prévenir de sa visite comme il est d’usage, et lui fit connaître que le prince de Kong, redoutait beaucoup que son arrivée et celle de son collègue d’Angleterre, ne coïncidassent avec le retour de l’empereur, formellement annoncé pour le 29 ou le 30 mars : il proposait en conséquence, à M. de Bourboulon de partir de suite, ou de retarder son entrée dans la capitale, jusqu’aux premiers jours d’avril.

Il était très-important, vu le peu d’empressement du gouvernement chinois admettre les ministres étrangers à Pékin, de ne pas retarder l’installation ; la santé de Mme de Bourboulon s’était un peu améliorée, et le départ fut fixé suivant un des vœux exprimés par le prince de Kong, au lendemain 22 mars.

Tchoung-Heon, satisfait de la réponse qui lui fut faite, annonça qu’il avait reçu des ordres pour veiller à ce que le voyage fût entouré de toutes les commodités et de tous les égards possibles, et qu’il espérait avoir pris toutes les mesures nécessaires.

Ces mesures étaient déjà en voie d’exécution : le gros des bagages avait été acheminé par eau vers Toung-Tcheou, sous la garde d’un petit mandarin, et dès le 20, au matin, M. de Méritens, secrétaire interprète, était parti en avant, accompagné d’un mandarin du rang de sous-préfet, chargé de l’aider à préparer les logements aux diverses étapes indiquées pour passer la nuit.

Le 22 mars, à midi, toute la maison du ministre de France, tant française que chinoise, se mit en route : elle formait un train considérable ; deux chaises à porteur, une litière, et un britchka envoyé de Pékin par le ministre de Russie, qui l’avait mis obligeamment à la disposition de Mme de Bourboulon, enfin un grand nombre de charrettes pour les gens de la suite, et le transport des vivres et des objets nécessaires au voyage, exigeaient la présence de trente-six portefaix chinois, et d’une foule de coolies et d’hommes de peine.

Une escorte de vingt cavaliers du train d’artillerie, commandée par un officier, et de huit gendarmes destinés à composer la garde permanente de la légation à Pékin, formait au ministre de l’Empereur un cortége respectable.

Lui-même, à cheval, ainsi que le personnel de la légation, était suivi de chevaux tenus en main par des palefreniers.

Enfin, le préfet de Tien-Tsin, pour ne manquer à aucun des égards de politesse, suivit dans sa chaise jusqu’à une lieue de la ville, tandis que par ses ordres, des officiers de rang inférieur, précédaient à cheval, à une distance d’une heure ou deux pour annoncer l’arrivée du cortége, et veiller à ce que rien ne manquât aux honneurs de la réception.

Sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre, partit en même temps que M. de Bourboulon, avec qui il avait décidé de faire le voyage jusqu’à Toung-Tcheou, la dernière étape en deçà de Pékin.

Comme ou ne saurait prendre trop de précautions avec les Chinois, et afin que la population ne vînt pas à s’imaginer que les étrangers étaient gardés à vue, on avait refusé toute escorte militaire chinoise.

Mme de Bourboulon était si souffrante, qu’on dût l’emporter dans une litière, où elle fit tout le trajet couchée, sans avoir même la force de changer de côté : elle était suivie de son médecin, et on avait emporté une tente pour l’abriter, s’il devenait nécessaire qu’elle s’arrêtât ; heureusement le changement d’air et le mouvement lui redonnèrent un peu de force.

Il y a environ trente lieues de Tien-Tsin à Pékin, et le voyage fut divisé en quatre étapes d’égale durée, pour rendre le trajet moins fatigant.

En sortant de Tien-Tsin, on suit une chaussée empierrée élevée de plusieurs mètres au-dessus des plaines environnantes ; des ponts en pierre de taille laissent de distance en distance passer les canaux d’irrigation qui vont rejoindre le Peï-ho. Cette rivière devenue beaucoup moins large, trace des sinuosités sans nombre dans la vallée verdoyante où coulent ses eaux paisibles. De temps en temps, on voit près de la route des groupes de maisons formant des hameaux agricoles.

À dix-sept kilomètres de Tien-Tsin, se trouve le village de Pou-Kao, où on s’arrêta une heure environ ; sa population s’élève à douze mille habitants ; ces bourgs populeux sont très-fréquents en Chine, mais comme ils ne sont pas murés, ils ne portent pas même le nom de villes.

On arriva le soir à six heures à Yang-Tchouen, cité ancienne, très-délabrée, où on ne remarque que deux portes monumentales élevées aux deux extrémités de la route qui forme une grande rue traversant la ville d’un bout à l’autre ; des pans de murailles épars çà et là, des portes de guetteurs avec des meurtrières, un antique yamoun dans un état de ruine et d’abandon complet, où on fut forcé de coucher, tel est l’aspect de Yang-Tchouen.

Le lendemain soir on passa la nuit plus confortablement au gros bourg de Hos-si-Mou, dans un beau monastère Bouddhiste, préparé à l’avance par les soins des mandarins d’avant-garde.

Rives du Peï-ho. — Dessin de Lancelot d’après un croquis pris sur les lieux.

Jusque-là, la chaussée qu’on suivait s’était déroulée au milieu d’une plaine nue dont la monotonie n’était interrompue que par le cours du Peï-ho ; le troisième jour le paysage devint plus accidenté.

Un peu avant Ma-Tao, on voit de grandes dunes sablonneuses, plantées de taillis d’arbres verts : Ma-Tao, petite ville murée, se présente dans une position pittoresque, au sommet d’une colline élevée au pied de laquelle passe la route ; le pays est boisé, plein de haies et de vergers.

Vue de la ville de Ma-Tao. — Dessin de Lancelot d’après un croquis pris sur les lieux.

La route s’éloigne ensuite de la rivière, et traverse une grande plaine bordée par le canal qui part de Tchang-Kia-ouang.

Ce fut là qu’à la suite de l’odieuse trahison qui avait coûté la liberté ou la vie aux parlementaires français et anglais, l’armée alliée livra, le 18 septembre 1860, un premier combat victorieux aux milices tartares.

Tchang-Kia-ouang conserve les traces récentes du passage des armées ; beaucoup de maisons y sont détruites, et la population dispersée n’a pas encore au bout de six mois osé regagner ses foyers.

Après un pénible trajet de cinquante kilomètres sur une route mal entretenue, les voyageurs aperçurent à la tombée de la nuit la grande ville de Toung-Tcheou.

Le cortége dut s’arrêter dans les faubourgs parce qu’on ne savait pas dans quel endroit était le yamoun préparé pour la nuit : une population immense, attirée par la curiosité, entourait les voitures, mais elle ne manifestait aucun sentiment de répulsion, ni d’antipathie, et s’écartait avec la plus grande docilité au moindre geste des soldats de l’escorte, auxquels il était d’ailleurs recommandé de ne point la rudoyer, et d’éviter toute apparence de menace.

Enfin arriva le mandarin qui devait servir de guide. Il fit éviter le centre de la ville : l’étroitesse des rues, et le mauvais état des dalles de pierre qui les pavent, rendant presque impossible le passage des voitures ; puis on s’engagea dans un faubourg très-populeux qui longe le grand canal de Pékin, et on arriva à la nuit noire au palais militaire désigné pour l’habitation des ministres de France et d’Angleterre.

À Toung-Tcheou, comme dans les autres étapes, les autorités locales s’empressèrent de venir présenter leurs respects, et offrir leur service aux grands mandarins de l’Occident, mais les interprètes avaient reçu l’ordre de tout refuser, sauf le combustible et le fourrage pour les chevaux. Il est vrai que les nombreux Chinois, qui étaient accourus sous différents prétextes se mettre à la disposition des étrangers, présentaient un contraste complet par leur avidité, et leurs demandes incessantes avec la généreuse hospitalité offerte par les mandarins d’un rang supérieur.

Toung-Tcheou est une grande ville de quatre cent mille âmes, reliée à Pékin par une voie de douze kilomètres. Elle est assise sur un bras du Peï-ho canalisé, et sur un vaste canal qui permet aux marchandises de la capitale de descendre jusqu’au fleuve.

L’origine de Toung-Tcheou se perd dans la nuit des temps : c’est une des plus antiques cités du nord de la Chine. Ses hautes murailles, l’étroitesse de ses rues, le mouvement de sa population, la quantité de ses temples et de ses pagodes, ses sculptures grotesques, ses peintures aux couleurs éclatantes rappellent un peu l’aspect de Canton.

Cette ville n’est, à vraiment parler, qu’un faubourg de Pékin, auquel elle est jointe par une série de maisons et de constructions.

M. de Bourboulon trouva à Toung-Tcheou M. de Meritens qui revenait de Pékin où il était allé la veille pour annoncer la prochaine arrivée de la légation.

Il fut décidé, qu’il était plus convenable que les deux ministres se séparassent, afin de faire isolément leur entrée dans la capitale ; le ministre d’Angleterre attendit un jour de plus à Toung-Tcheou, et, dès le lendemain, 22 mars, M. de Bourboulon se mit en route pour Pékin.

Au sortir de la ville, on suit pendant quelque temps une voie dallée qui longe le canal et va le franchir sur le pont de Pa-li-Kiao, devenu célèbre par la bataille qui y avait été livrée le 21 septembre de l’année précédente.

Le pont de Pa-li-Kiao, le soir de la bataille. — Dessin de E. Bayard d’après une esquisse de M. E. Vaumort (album de Mme de Bourboulon).

La plaine de Pa-li-Kiao est couverte de bosquets : des groupes de maisons de campagne, de petites pagodes sont reliées entre elles par des massifs épais d’arbres verts, à l’abri desquels s’élèvent de nombreux tombeaux.

C’était là que le 21 septembre 1860 le Sen-Wang San-ko-lit-zin, oncle de l’empereur et le général le plus renommé de l’empire, avait résolu d’anéantir la petite armée qui marchait audacieusement sur Pékin. Vingt-cinq mille hommes de cavalerie tartare, regardés à juste titre comme les soldats les plus intrépides de la Chine, et soutenus par de nombreuses milices indigènes, vinrent se briser contre une poignée d’Européens, que ne purent ébranler, ni leurs cris sauvages, ni leurs charges impétueuses et réitérées.

Le généralissime chinois San-Ko-Li-Tsin. — Dessin de E. Bayard d’après une peinture chinoise.

Malgré leur nombre et leur bravoure, ces hordes indisciplinées ne purent entamer nos faibles bataillons, et le canon eut bien vite raison de leurs flèches, de leurs lances et de leurs sabres émoussés.

Ce fut une déroute effroyable ! Les chefs militaires et tous les braves du Tcha-Kar de Mongolie[8] vinrent se rallier sur le pont de Pa-li-Kiao, où San-ko-lit-Zin avait arboré sa bannière : alors, malgré le feu croisé de l’artillerie alliée qui les prenait en enfilade, et dont chaque coup venait décimer ces masses d’hommes entassés sur un seul point, on les vit, la poitrine découverte au milieu des balles et des boulets qui pleuvaient de toute part, agiter des drapeaux en signe de défi, et rester pendant une heure sous ce feu écrasant, jusqu’à ce que le dernier boulet eut enlevé le dernier de ces combattants inhabiles, mais héroïques !

On ne peut se faire une idée, me disait un témoin oculaire, du terrible spectacle que présentait le pont de Pa-li-Kiao le soir de la bataille :

« La nuit était rendue plus sombre encore par les nuages de fumée qui montaient lentement à l’horizon ; un faible croissant de lune éclairait à gauche d’une lueur blafarde les lions gigantesques et les balustrades de marbre blanc, monuments bizarres d’une civilisation vieillie, tandis que la droite de la chaussée était plongée dans une obscurité profonde.

« Cependant l’incendie y couvait sourdement.

« Les fantassins chinois portent en bandoulière des étriers en bois, comme les Circassiens, où sont des cartouches avec les charges préparées d’avance ; une mèche en nitre enroulée autour de leur bras et toujours allumée sert à enflammer la poudre du bassinet : le feu s’était communiqué aux vêtements dont étaient recouverts les cadavres de ces malheureux.

« Il flambait par intervalles, laissant apercevoir des boucliers en osier avec des têtes grimaçantes, des fusils de rempart encore appuyés sur leurs fourches, des plates-formes d’artillerie, des affûts démontés, des sacs à poudre rangés dans des paniers, des flèches, des arcs, des arquebuses, des étendards troués par la mitraille ; puis des cadavres horriblement mutilés ; des fantassins avec leur veste brunes à bordure rouge, portant sur le dos et sur la poitrine, le numéro de leurs bataillons gravés dans de grands ronds blancs, des tigres de la garde dont le maillot est rayé de noir et de jaune, et dont la tête est recouverte d’un masque représentant le diable avec des bouches et un nez rouge, enfin des cavaliers de la bannière mongole, couchés sous leurs chevaux éventrés par les boulets, et revêtus des plus riches costumes de satin.

« Il me semble voir encore, au milieu de tous ces cadavres, celui d’un mandarin militaire renversé sur la balustrade du pont ; il tenait suspendu à la main gauche, son bâton de commandement en jade blanc, tandis que la droite, enroulée dans les plis de la bannière verte qu’il agitait fièrement au moment où la mitraille l’avait frappé, pendait inanimée le long de sa belle robe jaune brodée : sa figure contractée, sa bouche encore ouverte pour proférer des imprécations ressortaient avec une expression terrible.

« Un autre incendie plus vaste, et alimenté par des matières plus inflammables, avait été allumé dans les maisons de la rive opposée, par les obus qui étaient allés débusquer leurs derniers défenseurs ; il jetait sur les campagnes environnantes des lueurs rouges réfléchies par les eaux paisibles du Grand-Canal.

« Mais déjà, on voyait se mouvoir dans la plaine et sur la chaussée, des ombres silencieuses. C’étaient les vivants qui venaient piller les morts.

« Les maraudeurs chinois, qui suivaient à distance l’armée européenne, comme les chacals suivent le lion, se glissaient dans les tentes abandonnées, défaisaient les sacs d’effets, et coupaient les bourses suspendues aux ceintures de soie.

« La récolte dut être bonne pour les pillards ; car, l’armée impériale avait reçu sa paie, la veille du combat, et il y avait une immense quantité de sapèques dans les tentes, et sur les cadavres. »

Il ne tint pas à leurs superstitions natives que les Chinois ne vissent dans ce monceau de corps humains calcinés, dans la vapeur nauséabonde qui s’exhalait de ce charnier fumant, une offrande à la déesse gardienne de la foi jurée, une hécatombe expiatoire au droit des gens, indignement violé par eux trois jours auparavant (18 septembre). Mais l’orgueil haineux de la race parla plus haut en eux que la religion et la conscience, et il fallut des leçons plus significatives, la fuite de leur souverain et l’occupation de leur capitale, pour les amener à simuler le repentir devant l’étranger et à lui offrir des réparations.

On s’est beaucoup ému et avec raison en Europe de l’acte de perfidie auquel nous faisons allusion et qui coûta la vie à dix-huit Européens ou Indous, sur trente-six qui en furent victimes. De nombreuses versions en ont été publiées : peut-être ne sera-t-on pas fâché d’en trouver ici une de plus, dont l’origine garantit l’impartialité.

C’est le Rapport de deux prêtres chinois au baron Gros sur l’arrestation des commissaires alliés à Tung-chao ; nous l’empruntons textuellement à un livre officiel qui vient de voir le jour[9].

« Le 18 septembre l’armée chinoise, dans laquelle se trouvaient à peu près quatre cents Tartares chrétiens, était commandée par le sen-Wang (San-ko-li-tsin), par Jouïline, par Tchen-pao et par d’autres chefs. Il paraît que c’est le ministre de la guerre Muh-ine qui a donné le conseil d’arrêter les Européens qui allaient quitter Toung-Tcheou, et que c’est le prince Tsaï qui en a donné l’ordre, irrité, dit-on, par la tenue et les paroles de M. Parkes, le commissaire interprète anglais, qui, hors de lui pendant la discussion, avait renversé exprès une table couverte de porcelaines, et tout brisé en mille pièces.

« Deux Européens ont été tués à Toung-Tcheou ; deux autres n’ont pas été conduits à Pékin comme leurs compagnons d’infortune, et sont restés, par ordre, auprès du général Tchen-pao, qui les traitait bien. L’un d’eux parlait le chinois et engageait le général à se rendre au camp des alliés pour y conclure la paix. Mais ce chef, qui avait été blessé au cou, voyant les armées alliées s’avancer vers le pont de marbre (Pa-li-kiao), les a fait décapiter sur le pont même, et a fait jeter leurs corps et leurs têtes dans le canal.

« Quatre Européens arrivèrent d’abord dans Pékin ; ils étaient dans des chariots ; six autres y furent amenés à pied ; enfin vingt autres y vinrent à cheval, dans l’après-midi. On dit que l’un d’eux est parvenu à s’échapper au grand galop de son cheval. Les vingt-trois autres, conduits dans Pékin, ont été garrottés, les pieds et les mains liés en faisceau derrière le dos, et c’est dans cette position humiliante que plusieurs d’entre eux ont été portés par deux hommes, qui avaient passé un bâton entre les liens. On conçoit les douleurs et les cris de ces infortunés : par un raffinement de cruauté difficile à croire, on mouillait leurs liens pour les serrer davantage, tout en refusant d’humecter leurs lèvres avec cette eau qu’ils demandaient à boire avec des cris déchirants. Quelques païens, émus de compassion, reprochaient aux prétoriens leur cruauté envers leurs victimes… Parmi elles, l’une se faisait remarquer par sa douceur et sa patience… les autres se laissaient aller à leur indignation et à leur désespoir, et il paraît certain que les Chinois qui comprenaient un peu l’anglais disaient méchamment aux bourreaux que les prisonniers les accablaient de malédictions. Un de ces pauvres Européens criait si fort qu’un Chinois lui a plongé son couteau dans le côté pour le faire taire. C’est portés de la sorte que plusieurs de ces infortunés ont été conduits à Yuen-min-Yuen et jetés dans une des cours du pavillon où avait demeuré le prince Tsaï, et là ils ont été abandonnés sans nourriture, sans soins, sans espoir ! Plus tard on sépara les survivants… Les uns furent envoyés dans le nord, les autres dans le sud… et depuis lors le public ne s’en est plus occupé. »

Les insultes ne s’étant pas étendues jusqu’aux cadavres, quelques personnes ont voulu voir en cela un effet du respect que les Chinois témoignent aux morts, même aux suppliciés. Mais probablement, suivant l’auteur que nous citons, ce fut là le résultat de la crainte.

« On ne connaît rien, dit-il, sur les circonstances qui accompagnèrent la fin de la plupart de ceux dont on ne nous rendit que la dépouille mortelle ; on ignore s’ils échappèrent par le délire à une partie de leurs souffrances, s’ils entendirent le canon des alliés, quelles forces ils puisèrent dans leur religion ou dans leur caractère ? Leur fin misérable assombrit encore l’éclat de cette campagne prodigieuse. Nos mœurs répugnent au récit même de ces crimes d’un autre âge. Par générosité d’âme ou par défaut de portée dans l’esprit, on n’imagine pas que le monde soit modelé autrement que sur les royaumes et les peuples qui nous touchent ; on juge d’après soi-même, et, dans un pays bouddhique, on voudrait trouver les adoucissements que des milliers de rencontres d’hommes et d’idées ont assurés à des belligérants dans les champs de l’Allemagne et de l’Italie. L’attentat contre les parlementaires alliés eût excité une horreur plus grande encore si l’on eût pu savoir que la cruauté asiatique s’y était surpassée. L’impassibilité des bourreaux et des victimes est un trait commun dans ces pays, et la pitié, qui tient aux nerfs, n’existant pas en Chine, on y démonte l’homme comme un automate, mais on ne s’acharne pas contre lui. Les tortures qu’endurèrent les infortunés saisis à Tchang-kia et à Toung-Tcheou sortent de cette échelle méthodique des supplices. L’impassibilité chinoise se démentit quand les armées tartares, déroutées, se rabattirent sur Yuen-min-yuen, et qu’on put prévoir, autour de l’empereur Hien-Fung, que sa capitale allait être tournée et que les avenues de ses palais étaient accessibles. La confusion et la fureur aveugle qu’en ressentit la cour de Pékin, se traduisirent par des raffinements de cruauté qui émurent les Chinois eux-mêmes. »

Le pont de Pa-li-Kiao rappelait tous ces souvenirs aux voyageurs par ses statues, et ses balustrades entamées par la mitraille ; la tête d’un des lions de marbre enlevée par un boulet, gisait sur le socle ; des branches d’arbres brisées et mortes pendaient au-dessus de l’eau, enfin les maisons de la rive effondrées et dévastées par le feu n’avaient pas encore été relevées.

Ce pont, qui est une œuvre d’art intéressante, mesure cent cinquante mètres de long, sur une largeur de trente environ ; de grandes arches très-cintrées forment à elles seules la largeur du canal, et d’autres plus petites relient le pont à la chaussée surélevée au-dessus du niveau de la plaine.

Les balustrades en marbre sont ciselées avec art ; les lions sont d’un caractère étrange ; c’est de la sculpture chinoise ; l’ensemble de l’architecture est en harmonie avec le paysage, et la construction doit être d’une solidité à toute épreuve.

Les rives du Canal, bordées de grands roseaux, sont plantées d’arbres de toute essence, au milieu desquels ressortent les toits pointus des maisonnettes habitées par des pêcheurs et des mariniers. Quelques belles maisons de campagne se font remarquer sur la droite.

La grande chaussée, qui passe sur le pont de Pa-li-Kiao, conduit directement à Pékin qui n’en est éloigné que de huit kilomètres ; mais comme il importait beaucoup au ministre de France de ne pas traverser pour la première fois cette ville immense dans toute son étendue du nord au sud, il résolut avec raison d’y faire son entrée par la porte la plus rapprochée de la nouvelle résidence de la légation.

En conséquence il fit prendre à gauche un chemin de traverse qui contournait la ville : les voitures avançaient si lentement sur cette route sablonneuse et sillonnée de profondes ornières, qu’il fallut les laisser en arrière.

Cependant l’heure s’avançait, et ce fut seulement à la tombée du jour, que les Européens virent émerger dans la brume du soir les toits étincelants des pagodes de la grande cité impériale que doraient les derniers rayons du soleil couchant.

On touchait aux faubourgs qui débordent chaque aile de la ville Chinoise ; de grands nuages de poussière roulaient sous les pieds des chevaux de l’escorte et des curieux qui se pressaient le long de la chaussée.

Pékin à l’horizon, vue du sud-est. — Dessin de Lancelot d’après un croquis de l’album de Mme de Bourboulon.

Enfin, à sept heures du soir, on arriva en vue de Pékin : à mesure que les voyageurs en approchaient, l’aspect de ces grandes murailles, se dressant comme un immense paravent en une longue et sombre ligne uniforme qui se détachait sur le ciel déjà pâli, avait quelque chose de saisissant et de majestueux annonçant bien la capitale du plus ancien et d’un des plus grands empires du monde.

Aux approches de la petite porte de l’est, Toung-Pien-Men, par laquelle on devait entrer, l’escorte se rangea militairement en avant, et en arrière du groupe formé par le ministre de France, le personnel de sa légation, et les chaises à porteur dans l’une desquelles se trouvait Mme de Bourboulon.

Les clairons, précédés de deux gendarmes, ouvraient la marche, et sonnaient de distance en distance : il fallait bien faire un bruit européen quelconque, pour prouver aux Chinois qu’on entrait librement, et sans se soumettre à leur cérémonial.

L’arrivée du ministre ayant été annoncée plusieurs jours à l’avance, une foule immense composée de centaines de mille âmes, était rassemblée aux abords de la Porte de l’Est, et dans les rues où devait passer le cortége. Ici, l’autorité des mandarins reparaissait sous sa forme la plus expressive dans la personne de sbires armés de fouets de chasse, dont ils ne ménageaient pas l’usage pour écarter les curieux.

Murailles et porte de Pékin. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

Dès qu’on eut franchi la petite porte de l’est, on s’engagea dans une grande voie qui sépare la ville tartare de la ville chinoise : du côté de la première se dressent de hautes murailles, l’autre est bordée par un profond canal.

On défila ainsi au pas de course des porteurs de chaise et presque au trot des chevaux jusqu’à la porte de Ha-Ting-Men, qui donne accès dans la ville Tartare, et de là par une grande rue droite et régulière jusqu’au Tsing-Kong-Fou, ou palais des princes de Tsing, concédé désormais à la légation française.

Il était sept heures et demie du soir : la nuit était entièrement tombée, le vent du nord soufflait une bise glaciale, et ce fut avec un sensible plaisir qu’après cette fatigante journée, les voyageurs trouvèrent de grands feux allumés dans les cheminées à l’européenne des appartements particuliers qu’on avait préparés pour leur usage.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 81.
  2. Coolies est le nom donné aux gens de service et aux hommes de peine.
  3. Les sapèques équivalent environ à nos centimes.
  4. La piastre mexicaine en usage en Chine vaut environ cinq francs vingt-cinq centimes.
  5. Ti-pao, gardes de police dans les villes.
  6. Laurence Oliphant : Narrative of the earl of Elgin’s mission ; 1857-59.
  7. Numéros de janvier 1857, mai et juin 1858.
  8. Cette confédération de tribus mongoles, habitant entre la grande muraille et les Khalkas, fournit un contingent de huit bannières.
  9. Relation de l’expédition de Chine en 1860, publiée d’après les documents officiels et avec l’autorisation du ministre de la marine, par M. Pallu, lieutenant de vaisseau ; grand in-8, avec atlas ; Imprimerie impériale, 1864.