Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 54-59).
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VIII

TERRE


 
Salut, brillant soleil ! Salut, douce lumière !
Tu viens chasser la nuit de ma triste paupière,
Au ciel rendre l’azur et la sérénité,
Au perfide océan, la sauvage beauté.
Devant toi l’aquilon a vu tomber sa rage ;
Devant toi s’est enfui le vagabond nuage.


Tu traces sur la mer de lumineux sillons.
L’oiseau sèche son aile à tes brûlants rayons.
Salut, astre béni ! Mais où sont les carènes
Que le vent emporta loin des plages sereines,
Pendant que dépouillé de ton éclat si doux,
Tu te cachais d’effroi loin du ciel en courroux ?

Comme un oiseau blessé par la flèche stridente
S’efforce de s’enfuir, et, d’une aile pendante,
Rase les prés en fleur et les champs de gazon,
Un navire dérive au bord de l’horizon.
Des cordages rompus, des voiles déchirées
Voltigent au-dessus des vagues azurées,
Comme les blancs flocons que les jeunes agneaux
Accrochent, en passant, aux nœuds des arbrisseaux.

Cependant les marins pleins d’un nouveau courage,
Réparent le désordre apporté par l’orage,
Et la gaîté renaît. Le vaisseau diligent,
S’ouvre un large sillon sur la vague d’argent.

Le ciel veille sur toi. Vogue, joli navire ;
Vainement la géhenne a rallumé son ire.
Le démon de la mer, honteux et confondu,
Dans son antre de boue est déjà descendu.


Le Seigneur a parlé. Dans les gouffres funèbres
Se sont précipités les esprits des ténèbres.
Et Satan sur son front garde un nouveau soufflet.
Dieu marque ton chemin d’un merveilleux reflet.
Vogue, ô vaillant navire, avec ta noble troupe !
Un pilote divin s’est assis à ta poupe.
Pour veiller sur ton sort l’Ange du Canada,
Dans l’orage et la nuit bien souvent te guida !

Et pendant de longs jours vogue la Grande Hermine.
On sillonne, tantôt, une mer qu’illumine
Le reflet chatoyant d’un paisible matin,
Que tantôt assombrit dans un morne lointain,
Le roulement des flots vers la plage inconnue.
À genoux sur le pont, les marins, tête nue,
Viennent avec respect prier matin et soir,
Et demander à Dieu le courage et l’espoir.

Deux vaisseaux, ô douleur ! sont perdus sur les ondes.
Sont-ils ensevelis dans les vagues profondes ?
Ou sans voiles, sans mâts, sous un ciel inconnu,
Est-ce en vain que pour eux le calme est revenu ?
L’Ange du Canada, comme un débile athlète,
S’est-il donc contenté d’une gloire incomplète ?


Au démon de la mer, alors victorieux,
A-t-il abandonné ce butin précieux ?

Et souvent maintenant, au pied du mât de hune,
Cartier pleure en secret sur l’amère infortune
De bien des compagnons de ses nobles travaux.
Ils devaient avec lui fouler ces bords nouveaux
Que le ciel étonné promit à son audace.
Vainement de la mer parcourant la surface,
Son humide regard cherche quelque point noir
Qui pourrait un instant tromper son désespoir ;
La mer de toute part est limpide et déserte.
Au-dessus de ses flots nulle aile n’est ouverte.
Les matelots aussi, devant ce grand malheur,
Se sentent tour à tour vaincus par la douleur.
Leurs propos sont émus et leurs chansons dolentes,
Dans l’air calme du soir ouvrent des ailes lentes.

Comme un front de vieillard sous le poids lourd des ans,
Le flot se ride et tremble à l’haleine des vents,
Le soleil est entré dans sa couche pudique.
De nouveau, sur la mer, la nuit mélancolique
Avec son noir manteau se promène sans bruit,
Et sur son front d’ébène une étoile d’or luit.


Et le navire vogue. Et sa pesante voile
Au bercement des flots tremble comme l’étoile.
Endormis sur le pont, jeunes et vieux marins
Ont enfin tour à tour oublié leurs chagrins.
Mais Cartier veille. Il prie. Une douce espérance
Ranime son courage et calme sa souffrance.
Il lui semble que l’onde, en ses replis profonds,
Berce de verts rameaux et de flexibles joncs ;
Et qu’il flotte dans l’air un arôme sauvage,
Comme celui qu’exhale un jeune et chaud feuillage ;
Et, sur l’aile des nuits, son cœur reconnaissant
S’élève avec amour vers le Dieu tout-puissant.

La nuit s’est envolée et le vent souffle encore.
Au fond de l’Orient la matineuse aurore
Lève son front orné d’un éclat chaste et doux.
Le soleil qui la suit comme un fidèle époux,
D’une poussière d’or, de mille traits de flamme
Émaille et fait briller la vagabonde lame.
Poussant d’étranges cris, de sauvages oiseaux
Rasent, dans le lointain, la surface des eaux,
Ou planent dans les airs, au-dessus du navire.
L’espoir grandit encore ; et l’on entend le rire
Des marins réunis sur le gaillard d’avant.
Le mousse, dans le mât remonte plus souvent,

Espérant chaque fois que de l’onde azurée
Son oeil verrait surgir la terre désirée.
Le vent fraîchit toujours, et le fier bâtiment
Vers le monde nouveau s’en va rapidement.
Et Cartier, tout ému, l’œil rempli de lumière,
Regarde l’eau qui vole ainsi qu’une poussière.
Il aime son vaisseau comme un vieil écuyer
Aime, quand il hennit, son vigoureux coursier.

Quel est ce long coteau qui s’élève des vagues ?
Il est vêtu d’azur et ses formes sont vagues
Comme un rêve d’amour dans un cœur innocent.
Il s’avance ! Il s’avance ! Il va s’élargissant.
Est-ce un monde réel ? N’est-ce pas un mirage
Qui brille comme un songe aux yeux de l’équipage ?
Soudain une clameur s’élève jusqu’aux cieux :
« Terre ! Terre ! » ont crié les matelots joyeux !
Et le vaste océan a redit : Terre ! Terre !
Et, Cartier tout en pleurs, courbant son front austère,
Adore dans l’amour le Dieu de sainteté
Qui pour lui fait si haut éclater sa bonté.
Et les vaillants marins, transportés d’allégresse,
Ne se souviennent plus des longs jours de tristesse.
Il monte de partout des chants et des clameurs,
Les flots ne bercent plus que de sourdes rumeurs.