Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 60-68).
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IX

UNE ÎLE


 
Athlète valeureux qui remporte la palme,
Le navire s’arrête au fond d’une anse calme,
Que le rivage ceint, comme un bras arrondi
Ceint l’urne de cristal. Du chêne reverdi
Se reflète dans l’ombre une tremblante image.
Mille petits oiseaux, au chatoyant plumage,
Ornent comme des fleurs les feuillages touffus.
Et, du fond des forêts, cris, chants et bruits confus
S’élèvent, tout à coup, pour saluer les hôtes
Que le ciel a conduits sur ces lointaines côtes.
Les marins, agités d’indicibles transports,
Descendent cependant sur ces sauvages bords.
Tourmentés par la crainte et par l’inquiétude,
Leur cœur s’ouvre à la joie, en cette solitude
Où l’orgueilleuse mer humblement vient mourir.
Sur l’herbe et la feuillée ils aiment à courir.


Ils dorment à l’abri des arbres séculaires.
Pour réveiller l’écho de ces lieux solitaires,
Ils ouvrent, en chantant, des sentiers épineux.
Ils demandent leur baume aux arbres résineux ;
Escaladent les rocs ; montent dans les feuillages,
Comme ils montent, sur l’eau, dans les tremblants cordages.

Ainsi jusques au soir, d’un pied sûr et léger,
Ils parcourent gaîment le rivage étranger ;
Mais quand l’oiseau des nuits s’enfuit de sa cellule,
Quand aux cimes des pins tremble le crépuscule,
À la voix de Cartier, sur le pont du vaisseau,
Avec empressement ils montent de nouveau ;
Puis ensemble à genoux, ils élèvent leur âme
Vers Celui qu’en tout lieu la nature proclame.
Et cette mer tranquille, et ces immenses bois,
Entendent louer Dieu pour la première fois.
Pour leurs frères aimés que les vents dispersèrent,
Avec ferveur et foi les matelots prièrent.

Deux hommes, par leur geste, et sur leurs fronts cuivrés,
Laissent voir le bonheur dont ils sont enivrés.
À l’aspect imprévu de la rive déserte,
Leur âme, endolorie et devenue inerte,

A retrouvé l’espoir et repris sa gaîté.
À leurs esprits ardents sourit la liberté.
Ils semblent des oiseaux dont la prison s’entr’ouvre.
Ils prendront leur essor vers le bois qui recouvre
Les os de leurs aïeux, depuis les premiers jours,
Vers le wigwam d’écorce et leurs tendres amours.

Le lendemain matin, au lever de l’aurore,
Quand la grive chanta sa cantate sonore,
Quand la fleur entr’ouvrit son calice odorant,
Et que l’onde effleura le sable en murmurant,
Amenant avec eux les deux captifs sauvages,
Cartier et ses marins revinrent aux rivages.

Ils marchèrent longtemps, tantôt au bord des eaux,
Tantôt sur les rocs nus ou sur les verts coteaux,
Cherchant où s’étendait cette terre fertile.
Ils purent voir enfin qu’elle n’était qu’une île
Que la mer étreignait dans ses bras palpitants,
Une île au sol fécond, pourtant sans habitants.
Mais au nord, au midi, au sein des mers sereines,
Ils virent s’élever d’autres terres lointaines.
Et pendant qu’ils marchaient dans les épais taillis,
Les oiseaux effrayés s’élançant de leurs nids,

Faisaient vibrer les bois de leurs notes stridentes.
Et les deux Indiens, dans leurs âmes ardentes,
Éprouvaient le besoin de s’envoler comme eux.

Domagaya pourtant, sous les grands bois ombreux,
Poursuit, armé d’un arc qu’il fit d’un jeune frêne,
Un oiseau gigantesque au plumage d’ébène.
Il est bien loin déjà. Ses compagnons, surpris,
Jettent pour l’appeler, tour à tour de vains cris.
Il court comme un chevreuil sur le tapis de mousse,
La liberté jamais ne lui parut si douce.

Au sommet élevé d’un odorant sapin,
Fatigué d’un long vol, l’oiseau s’arrête enfin,
Croyant avoir vaincu le chasseur insensible.
Domagaya, joyeux, bande son arc flexible
Et s’apprête à percer l’oiseau peu vigilant,
Mais il a tardé trop. Une flèche, en sifflant,
De l’arbre balsamique atteint la haute cime,
Et d’un autre chasseur l’oiseau tombe victime.

Étonné, l’Indien ne sait plus que penser.
La surprise ou la peur l’empêchent d’avancer.
Est-ce un enfant des bois qui vient à sa rencontre ?
Est-ce un bon Manitou qui devant lui se montre

Pour le sauver enfin des entraves des Blancs ?
Des pas froissent le sol sous les rameaux tremblants ;
Un feuillage s’écarte, une branche est levée,
Et soudain apparaît une forme rêvée.
Un doute amer alors retient Domagaya.
C’est bien, lui semble-t-il, la jeune Naïa...

Pendant que de stupeur il reste sans parole,
Jusqu’au pied du sapin la chasseresse vole,
Et ramasse l’oiseau que sa flèche a percé.
Elle aperçoit alors, contre un arbre adossé,
L’homme que pour époux a choisi sa tendresse :
Elle lui tend les bras, jette un cri, puis s’affaisse.
Domagaya près d’elle à genoux s’est jeté.
Il soulève son front avec anxiété,
Met un baiser ardent sur sa main refroidie,
Lui parle. Chaque mot est une mélodie.
Et bientôt, à la voix du fidèle chasseur,
Elle ouvre ses beaux yeux tout remplis de douceur.

― « Ô toi qui m’apparais sous cet ombreux feuillage,
Es-tu Domagaya, l’ami de mon jeune âge,
Dit-elle, en essuyant des pleurs délicieux ?
Ou bien es-tu, dis-moi, son esprit soucieux

Qui vient du champ des morts soutenir mon courage ?
Les Blancs t’ont-ils chez eux fait subir quelqu’outrage ?
Et les vieillards sensés n’ont-ils donc pas eu tort
De me dire traîtresse et d’exiger ma mort ? »

― Naïa, que dis-tu ? Que dis-tu, mon amie ?
Je suis Domagaya, plein d’amour, plein de vie.
Les guerriers de l’aurore ont un cœur généreux.
À travers le grand lac je reviens avec eux.
Le vent nous a jeté l’autre jour, sur cette île :
Ce n’est pas un malheur, elle est grande et fertile.
Mais toi, dis-moi comment tu te trouves ici,
Comment tu fus traîtresse, et condamnée aussi ?

― « Non, non, ta Naïa ne fut point insensée.
Son crime n’existait qu’au fond de la pensée
De ces vieillards pervers qui désiraient du sang.
Mais allons nous asseoir sur le bord de l’étang,
Et je vais si tu veux te dire mes misères. »

Tous deux s’étant assis sur les molles fougères,
Tout près des eaux, au pied d’un érable élevé,
Elle fit ce récit à l’ami retrouvé :


― « Quand des Blancs le navire eut laissé notre plage,
Un sombre désespoir, une bouillante rage
Entrèrent dans le cœur de ton père attristé.
Longtemps il accusa les Blancs de cruauté,
Et demanda ses fils ravis à sa tendresse.
Un perfide jongleur, plein de haine et d’adresse,
Lui dit de se venger en renversant la croix.
Le conseil des vieillards l’aurait voulu, je crois,
Mais j’arrive soudain pendant qu’on délibère...
J’avais du Dieu des Blancs vu l’adorable Mère ;
Au pied de la croix même elle m’avait parlé.
Je redis son discours au grand chef désolé ;
Il sentit se calmer son courroux et ses peines.
La croix resta debout au milieu de nos plaines.
Mais en vain notre chef dans les pleurs nuit et jour,
De ses fils bien-aimés attendit le retour.

« Le jongleur, nourrissant une haine farouche,
Se plut à me souiller du venin de sa bouche.
Il me traqua partout, jusqu’au fond des forêts ;
Pour me perdre il forma mille infâmes projets.
Il m’accusa d’avoir, par des bruits ridicules,
Surpris la bonne foi des vieillards trop crédules.


Les vieillards, convaincus de ma témérité,
Fâchés d’avoir aussi manqué de fermeté,
Crurent laver leur honte et servir la justice,
En me faisant du feu subir l’affreux supplice.

« J’étais là, dépouillée et liée au poteau,
À l’heure où le soleil derrière le coteau,
Semble se reposer dans un lit de feuillage.
Autour de moi pleuraient les femmes du village.
Le jongleur était doux ; son sourire moqueur,
Comme un trait acéré me déchirait le cœur.
Pour narguer mes bourreaux, à cette heure terrible,
Je n’aurais pas chanté d’un ton ferme et paisible,
Mais j’étais innocente et je mourais sans peur.
Un instant s’éloigna le barbare jongleur.
Il revint brandissant une torche enflammée.
Il me sourit encore. Aussitôt la fumée
Fit monter jusqu’au ciel ses épais tourbillons,
Et du feu je sentis les cuisants aiguillons.

« Mais que vois-je soudain au milieu de la flamme ?
Un esprit inconnu, sous l’aspect d’une femme !
La même que je vis un jour devant la croix !
Elle défait mes nœuds de ses flexibles doigts,

Baise mon pâle front, et me dit à l’oreille :
«Naïa, sauve-toi, va ! sur tes jours je veille. »
Et je ne sais comment, malgré les javelots,
Je franchis le village et courus près des flots.
Mais j’éprouvais alors une étonnante force ;
Avec une pagaie et mon canot d’écorce,
Je bravai hardiment un destin hasardeux.
J’allais à ta rencontre... Et nous voici tous deux. »

Ainsi longtemps parla la jeune fugitive.
Prêtant à son récit une oreille attentive,
Domagaya, muet, la regardait toujours.

« Ô Naïa ! dit-il, Naïa, mes amours,
Retournons maintenant au pays de nos pères.
Je les écraserai ces langues de vipères
Qui sur toi n’ont pas craint d’appeler tant de maux !
Le jongleur maudira ses desseins infernaux.
Comme l’iniquité la justice a son heure.
Mon père, en revoyant les deux enfants qu’il pleure,
Saura qu’à des méchants il a donné sa foi.
Il se repentira d’avoir douté de toi,
Voguons dans ton canot. Voguons, ô mon amie !
Mon frère nous suivra sur la mer endormie. »