Reflets d’antan/La Tempête

Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 49-54).
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VII

LA TEMPÊTE


 
Une brise légère enfle à peine les voiles.
Des nuages d’argent, comme de blanches toiles,
Pendent à l’horizon dans la pourpre des cieux ;
Le baiser matinal du soleil radieux

Donne des rayons d’or aux vagues balancées
De même, le front pur des jeunes fiancées,
Sous le premier baiser de l’amoureux époux,
S’illumine soudain du reflet le plus doux.

Des oiseaux fatigués de leurs courses lointaines,
Viennent se reposer dans les hautes antennes,
Pendant que les dauphins, hardis ou familiers,
En rangs harmonieux escortent les voiliers,
Et font luire au soleil, sur les ondes limpides,
Les écailles d’argent de leurs robes humides.

Quelques-uns des marins se livrent au repos.
D’autres se sont groupés, et par de gais propos
S’efforcent d’éloigner l’ennui qui les obsède.
Mais tous ils savent bien qu’une mère intercède
À chaque instant, pour eux, auprès du Paradis.
Et soudain prend son vol un refrain du pays.

Puis, en esprit, d’avance, ils s’efforcent de peindre
Les rivages nouveaux qu’ils espèrent atteindre.
L’intrépide Cartier, debout sur le gaillard,
Fixe sur l’occident son anxieux regard,
Appelant l’heure heureuse où la terre promise
Tout à coup surgira dans l’immensité grise.


La brise cependant ne ride plus les mers ;
La flottille s’arrête au sein des flots amers.
Comme un feuillage lourd sur un tronc qui se penche,
Le long de chaque mât tombe la voile blanche.
Et ce calme imprévu, des matelots surpris,
Agite tout à coup les tranquilles esprits.

Un silence effrayant règne dans l’atmosphère.
Une flamme subtile, ondoyante, légère,
Court le long du cordage, et, dans son vif essor,
Le couvre tout entier de ses aigrettes d’or.
Sur le flanc du vaisseau reste un sillon d’écume.
On voit à l’horizon un long rideau de brume
Où, cachant à demi son orbe étincelant,
Le soleil radieux luit comme un oeil sanglant.

Mais au couchant bientôt un nuage se forme.
Il paraît s’avancer comme un géant énorme,
Dont les larges talons glissent sur le flot clair,
Et le front arrogant va se perdre dans l’air.
À l’aspect imprévu du sinistre présage,
Les prudents matelots vont, d’un calme visage,
Aux vergues attacher les voiles avec soin.
Un bruit lugubre et sourd se fait entendre au loin.


L’oiseau des ouragans sur les ondes folâtre.
Le vent siffle soudain. Sur l’océan verdâtre
Il passe, dirait-on, un frisson de fureur.
Le soleil s’est caché ; la nuit, pleine d’horreur,
Dans les replis des flots bercent de lourdes ombres.
Debout au pied des mâts, les marins, tristes, sombres,
Sentent un vague effroi s’emparer de leur cœur,
Et demandent au ciel d’éloigner le malheur.

Cartier s’approche d’eux. Son regard est tranquille.
Il ne s’agite point d’une crainte inutile.
Son esprit reste calme en face du danger ;
Le Seigneur, qu’il bénit, saura le protéger.
Il parle aux matelots, et sa voix les engage
À demander à Dieu la force et le courage.
Sa parole à leur cœur rend la sérénité,
Et chacun prend son poste avec tranquillité.

Et voilà qu’un éclair a déchiré la nue,
Et de tous les agrès monte une plainte aiguë.
Par un vent furieux les navires fouettés,
Inclinent leurs flancs noirs sur les flots irrités.
La mer comme un volcan semble lancer des flammes ;
Les bateaux sont portés à la cime des lames,

Pour retomber encor dans le gouffre béant.
On dirait que tout sombre et s’abîme au néant.

De plus en plus aux cieux les ombres s’épaississent,
Sous les efforts du vent les mâts craquent, gémissent ;
Les ponts sont balayés par des flots écumants.
Et le tonnerre unit ses longs mugissements
Aux sanglots de la bise, aux grondements des vagues ;
Et les éclairs blafards jettent des lueurs vagues
Dans le chaos des cieux et des mers confondus.
Et les vaillants bateaux, dans les ombres perdus,
Voguent séparément au gré de la tempête.
Devant l’arrêt du ciel Cartier courbe la tête.
Il espère toujours. Et chrétien et marin,
Au milieu de l’orage il demeure serein.

La nuit qui sur la mer vient d’étendre son aile,
À cet affreux tableau donne une horreur nouvelle.
Le pilote, au hasard, guide son bâtiment
Que paraît engloutir le terrible élément.
Il ne saurait rien voir qu’aux éclats de la foudre.
Tout va, lui semble-t-il, être réduit en poudre...
Mais le vaisseau revient sur le flot agité,
Comme un noble escadron qui, cent fois culbuté,

Se relève aussi fort, et remonte sans cesse
À l’assaut périlleux de quelque forteresse.

Pendant toute une nuit, et pendant tout un jour,
Nul astre du beau temps n’annonce le retour.
La mort plane partout. Dans leurs hideuses franges
Les flots semblent rouler, avec des bruits étranges,
Tantôt un cri moqueur, tantôt un rire amer.
C’est le ricanement du démon de la mer.