Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 161-173).
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LETTRE XIII.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Je vous écris à l’instant, selon votre désir, et dans une humeur tragi-comique ; car j’ai la larme à l’œil, et le sourire sur les lèvres. Très-cher Darsie, certainement jamais on ne fut aussi généreux que vous ; — certainement jamais on ne fut aussi absurde ! Je me rappelle que, pendant votre enfance, vous vouliez faire cadeau de votre beau fouet neuf à ma vieille tante Peggy, simplement parce qu’elle l’avait admiré ; et maintenant avec une libéralité non moins irréfléchie, non moins hors de propos, vous êtes tout disposé à céder votre bien-aimée à un jeune sophiste sec et enfumé, qui ne quitterait pas la moindre de ses occupations minutieuses pour toutes les filles d’Ève. Moi amoureux de votre Lilias ! — de votre Mante Verte, — de votre enchanteresse inconnue ! — Ma foi ! à peine l’ai-je vue cinq minutes, et même alors n’y avait-il que le bout de son menton qui fût distinctement visible. Elle avait bonne grâce, et ce bout de menton promettait beaucoup pour le reste de la figure. Mais grâce au ciel, elle venait pour affaire, et l’homme de loi qui deviendrait amoureux d’une jolie cliente, après une consultation, serait aussi sage que celui qui s’amouracherait d’un rayon de soleil, d’un éclat particulier qui viendrait à briller tout à coup sur sa perruque de palais. Je vous donne ma parole que mon cœur ne saigne nullement ; et, en outre, je vous assure qu’avant de souffrir qu’une femme vienne en prendre possession, il faudrait que j’eusse vu toute sa figure sans masque ni manteau, et que je connusse même beaucoup son esprit, par-dessus le marché. Ne vous effrayez donc pas à propos de moi, mon généreux et bon Darsie ; mais prenez garde à vous-même, et veillez à ce qu’un frivole attachement, conçu à la légère, ne vous entraîne point dans de sérieux dangers.

Je ressens une telle inquiétude à ce sujet, que, décoré maintenant des honneurs de la robe, j’aurais abandonné ma carrière dès les premiers pas pour venir à vous, si mon père n’était parvenu à me mettre les fers aux pieds en me chargeant d’une affaire relative à ma profession. Je vous conterai la chose au long, car elle est assez comique ; et pourquoi n’écouteriez-vous pas mes aventures judiciaires, aussi bien que j’écoute vos caravanes de chevalier errant et de ménétrier ?

C’était après dîner, et je cherchais comment je pourrais communiquer à mon père, sans qu’il s’en fâchât trop, la résolution que j’avais prise de partir pour le comté de Dumfries. Je réfléchissais même si je ne ferais pas mieux de m’évader secrètement, et de présenter mes excuses dans une lettre, mais prenant cet air particulier avec lequel il m’annonce toujours ses intentions à mon égard lorsqu’il soupçonne qu’elles peuvent ne pas m’être très-agréables : « Alan, dit-il, vous portez maintenant la robe ; — vous avez ouvert boutique, comme nous dirions d’un état plus mécanique ; et sans doute vous croyez que le parquet des cours est couvert de guinées, et que vous avez seulement à vous baisser pour en ramasser.

— Je me flatte de savoir qu’il me faut d’abord acquérir des connaissances et de la pratique, mon père, et qu’en premier lieu c’est là ce que je dois rechercher.

— C’est bien dit, » répliqua mon père ; et, craignant encore de me donner trop d’encouragement, il ajouta : « Fort bien dit, pourvu qu’on agisse comme on parle : — rechercher des connaissances et de la pratique est l’expression convenable. Vous savez très-bien, Alan, que, dans l’autre faculté qui étudie l’Ars medendi[1], avant que le jeune docteur soit appelé dans les palais, il doit, comme on dit, parcourir les hôpitaux ; il faut qu’il guérisse Lazare de ses ulcères avant d’être admis à prescrire des remèdes au riche goutteux….

— Je n’ignore pas, mon père, que…

— Silence, — n’interrompez pas la cour ! — eh bien, les chirurgiens ont un usage très-utile, qui consiste à faire travailler leurs apprentis ou tyrones sur des cadavres insensibles, auxquels ils ne font certainement aucun mal, s’ils ne peuvent leur faire du bien ; pendant ce temps le tyro acquiert de l’expérience, et devient capable d’amputer une jambe ou un bras à un sujet vivant, aussi proprement que vous coupez un oignon.

— Je crois comprendre où vous voulez en venir, mon père ; et si un engagement particulier ne…

— Ne me parlez pas d’engagements ; silence ! — Vous êtes un bon garçon, — et n’interrompez pas la cour. »

Mon père, vous le savez, — soit dit avec tout le respect filial possible — est assez prolixe dans ses harangues. Je n’avais rien de mieux à faire qu’à tendre le dos et à écouter.

« Peut-être pensez-vous, Alan, que parce que j’ai sans contredit la direction de plusieurs affaires en litige que de respectables clients m’ont confiées, je puis penser à vous les jeter au nez instanter, et de la sorte vous fournir des pratiques, ainsi que mes petites relations et mon influence me le permettraient. J’espère sans nul doute pouvoir bien le faire un jour, mais encore, avant de donner, comme dit le proverbe, « mes appâts de poisson aux mouettes, » il faut, dans l’intérêt de ma propre réputation, que je sois bien sûr que la mouette puisse y mordre avec quelque profit. Qu’en dites-vous ?

— Je suis si loin de vouloir en venir promptement à la pratique de mon état, mon père, que je consacrerais volontiers quelques jours à…

— À une étude plus approfondie, voulez-vous dire, Alan. Mais ce n’est point là le nécessaire non plus : — il vous faut parcourir les hôpitaux, — guérir Lazare, — couper et tailler un sujet mort pour montrer votre habileté.

— Très-sûrement, je me chargerai avec plaisir de la cause du premier pauvre homme venu, et je me donnerai autant de peine pour gagner son procès que si c’était celui d’un duc ; mais il me faudrait deux ou trois jours.

— Pour étudier la cause, Alan, — oui, et en faire une étude approfondie ; car vous aurez l’avantage de prendre la parole, in prœsentia dominorum, mardi prochain.

— Moi, monsieur ! » répliquai-je avec étonnement : — « je n’ai pas encore ouvert la bouche devant une cour de juridiction inférieure.

— Ne vous occupez pas de la cour des gentils, mon cher ; — nous vous introduirons soudain dans le sanctuaire — tout chaussé — tout botté.

— Mais, mon père, je nuirais infailliblement à la cause qu’on me confierait avec tant de précipitation.

— Vous ne pouvez lui nuire, Alan, » répliqua mon père en se frottant les mains avec complaisance : « c’est la crème des affaires, mon cher ami ; — c’est précisément un sujet, comme je l’ai déjà dit, sur lequel tous les tyrones ont essayé leurs outils depuis quinze années ; et comme dix ou douze avocats s’y sont escrimés, comme chacun d’eux l’a retournée à sa manière, l’affaire en est venue à ce point que ni Star ni Arniston[2] ne pourraient en tirer parti ; et je pense que vous-même, Alan, vous ne pouvez lui nuire ! — Il est possible qu’elle vous fasse honneur, impossible qu’elle vous déshonore.

— Et, je vous prie, quel est le nom de mon heureux client, mon père, » demandai-je d’un ton assez peu gracieux.

— C’est un nom bien connu dans la chambre du parlement, répliqua mon père. À vrai dire, je l’attends à chaque instant, c’est Pierre Peebles.

— Pierre Peebles ! » m’écriai-je avec étonnement ; » c’est un insensé, un mendiant, aussi pauvre que Job, et aussi fou qu’un lièvre de mars.

— Il plaide devant la cour depuis quinze ans, » répliqua mon père d’un ton de commisération qui semblait reconnaître que ce fait était suffisant pour expliquer la position du pauvre homme sous le rapport de l’esprit et de la fortune.

« D’ailleurs, mon père, ajoutai-je, il est sur le rôle des pauvres ; et vous savez qu’il y a des avocats particulièrement nommés pour plaider pour eux ; et ne dois-je pas craindre que…

— Silence, Alan ! — n’interrompez jamais la cour : — tout est arrangé, l’affaire vous arrive comme une balle du dernier bond. »

Mon père tire parfois ses comparaisons de son ancien jeu favori, le golf. « Il vous faut savoir, Alan, que la cause de Pierre devrait être plaidée par ce jeune Dumtoustie ; — vous pouvez connaître ce garçon-là, le fils de Dumtoustie, membre du parlement pour le comté de…, et neveu du plus jeune frère du laird, du digne lord Bladderskate ; d’où l’on peut inférer qu’il y a autant de rapport entre lui et un illustre patronage[3], qu’entre un crible et un van. Or Saunders Drudgeit, le clerc de milord, est venu me trouver ce matin au palais, comme un homme qui a perdu la tête ; car le jeune Dumtoustie est un des avocats des pauvres, et l’affaire de Pierre Peebles lui a été par conséquent renvoyée d’office. Mais aussitôt que cet oison écervelé vit les sacs de procédure (et à vrai dire, Alan, on pourrait en voir de moins volumineux), il fut épouvanté, demanda son cheval à grands cris, le monta, et s’enfuit à la campagne. « Aussi, ajouta Saunders, milord est-il prêt à perdre la tête de colère et de honte en voyant son neveu rebrousser chemin dès son entrée dans la carrière. — Je vous proteste, Saunders, répondis-je, que si j’étais à la place de milord, et qu’un de mes amis ou parents quittât la ville pendant la session, ce parent, cet ami, ou ce que vous voudrez, ne remettrait jamais le pied chez moi. » Et alors, Alan, je pensai à envoyer la halle de votre côté ; et je dis que vous étiez un drôle bien dégourdi, sortant de sa coquille ; et que, si cela pouvait obliger milord, vous plaideriez la cause de Pierre, mardi prochain, et présenteriez quelque adroite excuse pour l’absence obligée de votre savant ami, en ajoutant que votre client et la cour y perdraient beaucoup sans doute, etc. Saunders accepta vivement ma proposition, comme un coq tombe sur un grain de blé ; il me dit que le meilleur expédient possible était de trouver un avocat neuf qui ne connût pas l’entreprise dont il se chargeait ; car il n’y a au barreau aucun homme de loi ayant suivi deux sessions qui ne soit assommé de Pierre Peebles et de sa cause. Il me conseilla donc de vous communiquer la chose tout doucement d’abord ; mais je lui répliquai que vous étiez un brave garçon, Alan, et que vous n’aviez dans les affaires de ce genre d’autre volonté ni d’autre envie que les miennes. »

Que pouvais-je dire, Darsie, pour me soustraire à un arrangement pris dans des intentions si bonnes — mais si vexantes pour moi ? — Imiter la défection et la fuite du jeune Dumtoustie, c’était détruire d’un coup et à jamais les espérances de mon père ; et même telle est la susceptibilité avec laquelle il regarde tout ce qui se rattache à sa profession, que cette conduite lui aurait brisé le cœur. Je fus donc obligé de consentir, bon gré mal gré, quand mon père appela James Wilkinson et lui donna l’ordre d’apporter les deux sacs de procédure qu’il trouverait sur la table.

James sortit, et rentra bientôt pliant sous le poids de deux énormes sacs de cuir, tout remplis de papiers étiquetés sur leurs flancs graisseux de l’inscription magique qu’y avaient tracée les clercs de la cour, Peebles contre Plainstanes[4]. Cette masse énorme fut déposée sur la table, et mon père, avec un visage plus rayonnant que de coutume, se mit à en tirer les différentes liasses attachées, non avec des cordons rouges ou de la ficelle, mais avec de solides et grosses cordes goudronnées, qui auraient pu retenir de petites barques à leur amarrage.

Je tentai un dernier effort de désespoir pour me soustraire à cette effroyable corvée. « Voilà qui m’épouvante réellement, » dis-je à mon père ; « cette affaire paraît si compliquée, et il reste si peu de temps pour m’y préparer avec fruit, que mieux vaudrait prier la cour de la remettre à la session prochaine.

— Comment, monsieur ? — comment donc, Alan ? s’écria mon père ; — voudriez-vous accepter et refuser presque en même temps ? Vous avez consenti à plaider la cause de ce pauvre homme, et si vous n’avez point déjà vos honoraires en poche, c’est parce qu’il n’en a aucun à vous donner. Pouvez-vous maintenant dire non, lorsque vous venez de dire oui ? — Songez au serment que vous avez prêté comme avocat, Alan, et à l’obéissance que vous devez à votre père, mon cher garçon. »

Encore une fois, que pouvais-je dire ? Je vis au visage allongé et à l’air interdit de mon père, que rien ne le vexerait autant que d’échouer dans le projet qu’il avait résolu d’exécuter, et je lui assurai de nouveau que j’étais disposé à faire de mon mieux, malgré les désavantages que j’avais contre moi.

« Bien, bien, mon garçon, » reprit-il alors, « le Seigneur vous accordera de longs jours sur la terre, pour l’honneur que vous avez rendu aux cheveux blancs de votre père. Vous pouvez bien trouver des conseillers plus sages que lui, Alan, mais personne qui vous désire plus de bien. »

Mon père, vous le savez, ne se laisse pas aller ordinairement à des expressions de tendresse, et elles sont touchantes dans sa bouche en proportion de leur rareté. Mes yeux se remplirent de larmes en voyant ses yeux briller ; et ma joie de lui avoir procuré un plaisir auquel il paraissait si sensible aurait été sans mélange, si j’eusse pu ne point penser à vous. Sans mon inquiétude à votre égard, j’en serais gaiement venu aux prises avec mes sacs, eussent-ils été aussi larges que des sacs à blé. Mais, pour changer ce qui était grave en farce, la porte s’ouvrit, et Wilkinson introduisit Pierre Peebles.

Vous devez avoir vu cet original, Darsie, qui, comme bien d’autres, continue à hanter les cours de justice après y avoir perdu son temps, sa fortune et sa raison. Ces pauvres insensés m’ont paru quelquefois ressembler aux débris de vaisseaux qu’on rencontre dans les bas-fonds, au milieu des sables de Goodwin, ou dans la rade d’Yarmouth, et qui sont là comme pour avertir les autres navires de se métier des côtes où ils se sont perdus ; — ou bien encore on peut les comparer à des épouvantails placés dans les cours de justice pour éloigner les fous du domaine de la chicane.

Ce fameux Pierre Peebles portait une large redingote montrant la corde et rapiécée, mais soigneusement attachée par les boutons qui restaient, et par un grand nombre d’épingles supplémentaires, de façon à cacher l’état encore plus misérable de ses vêtements de dessous. Ses souliers et ses bas de charretier rejoignaient, à la hauteur des genoux, une culotte d’un brun noirâtre ; un mouchoir couleur de rouille, qui avait été blanc dans son temps, entourait son cou pour figurer le linge. Ses cheveux, moitié gris, moitié noirs, s’échappaient en mèches roides de dessous une perruque faite d’étoupes, à ce qu’il me sembla, et tellement rétrécie qu’elle se tenait sur le petit bout de la tête. C’est sur cette perruque qu’il plante un vaste chapeau retroussé, qui, comme la bannière d’un chef, peut se voir tous les jours de séance, entre neuf et dix heures, surmontant la foule mobile et remuante qui encombre la chambre extérieure du palais[5]. Là, ses extravagances le font souvent devenir le centre d’un groupe d’espiègles infatigables qui exercent sur lui l’art de tourmenter ingénieusement. Sa figure, autrefois celle d’un bon bourgeois, est maintenant amaigrie par la pauvreté et l’inquiétude ; l’expression égarée de ses yeux brillants indique le fâcheux état de son cerveau. Joignez-y une peau hâlée, un teint flétri, cet air d’importance particulier à la folie, et l’habitude de se parler continuellement à lui-même. Tel était mon infortuné client ; et je dois avouer, Darsie, que ma profession a besoin de faire beaucoup de bien à d’autres individus, si elle en réduit un certain nombre à une pareille misère.

Après qu’on nous eut présentés l’un à l’autre avec beaucoup de cérémonie (et alors je compris aisément aux manières de mon père qu’il désirait relever à mes yeux l’importance de Pierre, autant qu’il se pourrait) : « Alan, me dit-il, c’est monsieur qui a consenti à vous accepter comme avocat, en place du jeune Dumtoustie.

— Uniquement par amitié pour ma vieille connaissance, votre père, » dit Pierre Peebles avec un air bienveillant et protecteur, « oui uniquement par égard pour votre père, et pour mon vieil et intime ami lord Bladderskate. Sans quoi, per regiam majestatem ! j’aurais présenté une pétition et porté plainte contre Daniel Dumtoustie, avocat, par nom et surnom ; — Je l’eusse fait, par toutes les cours de justice ! — Je connais les formes de la procédure, et l’on ne peut se moquer de moi sous ce rapport. »

Là, mon père interrompit mon client, et lui rappela qu’il avait beaucoup à faire, puisqu’il se proposait de donner au jeune avocat un aperçu de l’état où se trouvait ce procès difficile, et de lui montrer les faits principaux de la cause, débarrassés de tous les accessoires de forme. J’en ai fait une courte analyse, M. Peebles, dit-il, « car j’ai passé toute la nuit dernière et une grande partie de la matinée à parcourir ces paperasses pour éviter quelque peine à mon fils, et je vais maintenant lui présenter le résultat de mon travail.

— J’expliquerai moi-même l’affaire, » dit Pierre intervenant sans respect pour son procureur.

« Non pas, répartit mon père ; je suis votre homme d’affaire pour le moment.

— Alors vous êtes le onzième, interrompit Pierre ; j’en ai un nouveau chaque année. Je voudrais qu’il me fût possible d’avoir un habit neuf aussi régulièrement.

— Je suis donc votre procureur, continua mon père ; et vous qui connaissez bien les formes, vous savez que le client explique l’affaire au procureur, — le procureur à l’avocat…

— L’avocat au procureur général, le procureur général à la chambre du conseil, le président de cette chambre à la cour. C’est absolument la même chose que la corde pour l’homme, l’homme pour le bœuf, le bœuf pour l’eau, l’eau pour le feu…

— Silence ! pour l’amour du ciel, M. Peebles, » s’écria mon père, coupant court à cette énumération ; « le temps s’écoule ; il faut nous mettre à la besogne. — Vous ne deviez point interrompre la cour. — Hem, hem ! de cet examen sommaire il ressort…

— Avant de commencer, dit Pierre Peebles, je vous prierais de me faire servir un morceau de pain et de fromage, une tranche de viande froide, un consommé ou toute autre provision alimentaire : j’étais si pressé de voir votre fils, que je n’ai pas mangé une bouchée à mon dîner. »

Extrêmement satisfait, je pense, de rencontrer un aussi bon moyen pour clore efficacement la bouche de son client, mon père fit apporter un morceau de viande froide, auquel James Wilkinson, pour l’honneur de la maison, allait ajouter la bouteille d’eau-de-vie qui se trouvait encore sur le buffet ; mais, à un signe de mon père, il la remplaça par une cruche de petite bière. Peebles attaqua les vivres avec la voracité d’un lion affamé ; et cette diversion l’occupa si bien, tandis que mon père m’exposait l’affaire, que, tout en levant les yeux fréquemment vers lui, dans l’intention de l’interrompre, il ne pouvait se résoudre à renoncer à l’exercice agréable de ses mâchoires. Il revenait toujours au bœuf froid avec une avidité nouvelle, ce qui me fit conjecturer que de longtemps il n’avait rencontré pareille occasion de se rassasier. Laissant de côté beaucoup de phrases techniques, et grand nombre de détails légaux, je m’efforcerai de vous donner, en échange du conte de votre joueur de violon, l’histoire d’un plaideur, ou plutôt l’histoire de son procès.

« Pierre Peebles et Paul Plainstanes, dit mon père, entrèrent en société comme merciers et marchands de drap, en l’année… ; ils s’établirent dans Luckenbooths, et firent un commerce étendu à leur mutuel avantage. Mais il n’est pas besoin de le dire au docte avocat, societas est mater discordiarum, une société est souvent matière à procès. La compagnie se trouvant dissoute par consentement mutuel en l’année…, il fallut établir les comptes, et après certaines tentatives pour arranger les choses à l’amiable, l’affaire fut enfin portée devant les tribunaux, et se divisa en plusieurs procès distincts, dont la plupart ont été réunis par l’avocat général. C’est sur l’état de ces différents procès que l’attention de l’avocat doit particulièrement se porter. 1° Il y a l’action originaire de Peebles contre Plainstanes, Peebles assignant son ex-associé en paiement de 3000 livres, plus ou moins, balance de comptes due par Plainstanes. 2° Il s’agit d’une contre-action dans laquelle Plainstanes est demandeur, et Peebles défendeur, à propos de 2500 livres, plus ou moins, balance de comptes per contra, et due par Peebles. 3° Le septième procureur de M. Pleebes lui persuada d’intenter une action en règlement et débat de comptes, afin qu’on pût démontrer loyalement et clairement prouver de quel côté il était dû une balance. 4° Pour prévenir la supposition hypothétique que Peebles pût se trouver débiteur de Plainstanes, M. Wildgoose, huitième procureur de M. Peebles, lui conseilla de faire des offres réelles, pour amener en cour toutes les parties intéressées. »

La tête allait me tourner à cette énumération de procès surgissant d’un procès, comme une multitude de boîtes se renfermant les unes dans les autres, et dont il fallait que je prisse connaissance.

« Je comprends, dis-je, que M. Peebles réclame une somme d’argent de Plainstanes ; — alors, comment peut-il être son débiteur ? et s’il n’est pas son débiteur, comment peut-il invoquer un cas de dettes réciproques, ce qui intimerait que le plaignant reconnaît devoir certaines sommes qu’il désire payer par ordre de justice ?

— Vous n’y entendez pas grand’chose, je crois, l’ami, s’écria M. Peebles : des offres réelles sont le plus sûr remedium juris de toutes les formes de procédure. J’ai même ouï dire qu’on y recourut pour faire déclarer un mariage. — Votre bœuf est excellent, » dit-il à mon père qui s’efforçait en vain de continuer son résumé, « mais un peu trop épicé, — et votre bière à quatre sous est incontestablement bonne ; mais elle n’a point grand goût, — non, pas grand goût, — elle sent plus le houblon que la drèche : — avec votre permission je goûterai de cette bouteille noire que voilà. »

Mon père se leva pour lui en servir de sa propre main une dose convenable ; mais, à mon grand amusement, Pierre Peebles se mit en possession de la bouteille, qu’il empoigna par le goulot, et les idées de mon père sur l’hospitalité étaient beaucoup trop scrupuleuses pour lui permettre de la reprendre par aucun moyen direct ; de sorte que Pierre revint triomphant se remettre à table, avec sa proie à la main.

« Mieux vaudrait que vous prissiez un verre à liqueur, M. Peebles, » dit mon père d’un ton monitoire, « vous trouverez cette boisson très-forte.

— Si l’église est excessivement grande, nous pouvons chanter la messe dans le chœur, » répliqua Pierre se versant une rasade dans le gobelet où il venait de boire la petite bière. « Qu’est-ce que c’est, de Tusquebaugh ? — c’est de l’eau-de-vie ! aussi vrai que je suis un honnête homme. J’avais presque oublié le nom et le goût de l’eau-de-vie. — M. Fairford père, à votre bonne santé (il en avala une gorgée). — M. Alan Fairford, à l’heureuse réussite de votre difficile entreprise (il but un nouveau coup de la généreuse liqueur) ! — Et maintenant quoique vous ayez fait un abrégé passable de ce grand procès, dont il est impossible de ne pas avoir entendu parler, si peu qu’on ait fréquenté les salles du palais de justice, — encore à votre santé, par manière d’arrêt provisoire : — pourtant vous avez omis de dire un mot des saisies-arrêts.

— J’allais en venir à ce point, M. Peebles.

— Et de la demande en sursis pour le paiement des frais.

— J’y venais précisément.

— Et de l’évocation du procès devant la cour du shérif.

— J’allais justement y arriver.

— Comme la Tweed arrive à Melrose, j’imagine, » dit le plaideur ; puis remplissant son gobelet d’eau-de-vie au-dessus du quart, comme par distraction : « Oh ! M. Alan Fairford, vous êtes vraiment heureux de débuter au barreau par une cause comme la mienne. C’est une espèce d’échantillon de toutes les causes, mon cher ami. Per regiam, il n’y a pas un remedium juris dans toute la pratique, dont vous ne trouviez là un spécimen. Voyons, à votre succès dans cette affaire ! — Mais — je bois de l’eau-de-vie pure, je crois. Pardieu ! si la païenne est trop forte, nous la baptiserons, grâce au brasseur. » Il s’interrompit et mêla quelques gouttes de petite bière à son breuvage ; puis nous regardant alternativement, il cligna de l’œil et continua : « M. Fairford… n’oubliez pas l’action en voies de fait et coups donnés ; car, quand je forçai l’infâme Plainstanes à me donner une croquignole sur le nez à deux pas de la statue du roi Charles, sur la place du Parlement… je l’attirai joliment dans le piège. Jamais homme ne m’a pu dire comment je devais m’engager dans ce procès. — Jamais avocat qui vendait le vent de ses poumons n’a eu la complaisance de m’indiquer s’il convenait mieux de procéder par voie de pétition et de plainte, ad vindictam publicam, avec consentement de l’avocat de Sa Majesté, que par une action pour violences pendente lite, ce qui devait emporter la place d’assaut et sortir des cours de justice par une porte de derrière. — Per regiam majestatem, ce bœuf et cette eau-de-vie m’échauffent trop le cœur ; — il faut que je revienne à la bière. — Mais, » ajouta-t-il après en avoir avalé plusieurs gouttes, « la bière est par trop froide, il faut que j’y mêle le reste de l’eau-de-vie. »

Il fit comme il disait, et continua de babiller sur un ton si bruyant et si animé, frappant sur la table, buvant et prisant alternativement, que mon père, abandonnant toute tentative de l’interrompre, resta muet et honteux, inquiet et redoutant la fin d’une pareille scène.

« Mais pour en revenir à mon procès favori, reprit Peebles, à mon action en voies de fait, lorsque j’eus le bonheur de provoquer mon adversaire à me tirer le nez sur le seuil même de la cour, ce qui était précisément ce dont j’avais besoin — M. Pest… vous le connaissez, papa Fairford ? — le vieux Pest penchait pour une action d’hame sucken[6] car il disait que la cour pouvait être appelée… oh ! oh ! oh !… appelée mon véritable domicile. J’y demeure plus que partout ailleurs, et l’essence de l’hame sucken est de frapper un homme dans son domicile. — Réfléchissez bien à ce fait, jeune avocat. — Nous pouvons donc espérer que Plainstanes sera pendu comme bien des gens l’ont été pour moins ; car, milords, — dira Pest aux juges siégeant en la cour, — milords, la chambre du parlement est le domicile de Peebles, attendu que ladite chambre est commune forum et commune forum est commune domicilium. — La fille, une autre bouteille de whisky, et mettez-la à mon compte. — Il est temps que je m’en aille — par la procédure ! Je ne puis trouver la bouteille ; — pourtant il y en a deux, je crois. Per regiam, Fairford, — papa Fairford — prêtez-moi deux pence pour acheter du tabac : ma boîte est vide — Huissier, appelez une autre cause. »

La tabatière lui échappa des mains, et il serait lui-même tombé de dessus la chaise si je ne l’avais soutenu.

« C’est passer les bornes ! s’écria mon père. — Faites venir un porteur, James Wilkinson, et qu’il emporte chez lui cet être dégradé, cet ivrogne, cette brute. »

Lorsque Pierre Peebles fut sorti de cette mémorable consultation, et que nous l’eûmes confié aux soins d’un vigoureux Celte, mon père se hâta de rattacher en liasses tous les papiers, comme un joueur de marionnettes s’empresse de fermer boutique quand la représentation n’a pas réussi. « Voici mes notes, Alan » me dit-il avec précipitation ; « examinez-les soigneusement ; — comparez-les aux pièces de la procédure, et retournez l’affaire dans votre tête jusqu’à mardi. — Plus d’un plaidoyer a été fait par un sot client ; et écoutez-moi, mon garçon, écoutez-moi : — je n’ai pas l’intention de vous escamoter vos honoraires, quand l’affaire sera finie, quoique j’eusse aimé à entendre d’abord le plaidoyer ; mais il n’y a rien de tel comme de donner l’avoine à un cheval avant le voyage. Voici cinq bonnes guinées dans une bourse de soie ; — c’est l’ouvrage de votre pauvre mère, Alan. — Elle eût été bien heureuse de voir son jeune fils avec la robe sur le dos, — mais ne parlons plus de cela, — à l’ouvrage mon brave garçon, et dévorez-moi ça comme un tigre. »

Je me mis à travailler, Darsie ; car qui pourrait résister à de pareils motifs ? Avec l’aide de mon père, je me suis rendu maître des détails, tout confus qu’ils soient ; et mardi je plaiderai pour Pierre Peebles aussi bien que je le ferais pour un duc. J’ai maintenant une idée si nette de l’affaire, que j’ai pu vous écrire une longue lettre sur ce sujet ; et certes, Pierre Peebles et son procès y tiennent une assez bonne place, pour vous montrer combien ils occupent à présent mon esprit. Encore une fois songez à vous, et ne m’oubliez pas, moi qui suis votre fidèle

Alan Fairford.




Par des circonstances qui seront rapportées plus tard, il se passa long-temps avant que cette lettre parvînt à son adresse.



  1. La médecine. a. m.
  2. Anciens jurisconsultes. a. m.
  3. Peatship, dit le texte, parce que jadis, observe Walter Scott, un avocat était supposé sous le patronage de quelque juge particulier. Peat ou pet signifie favori et ship veut dire la possession de la qualité ; ainsi peatship signifie l’homme qui jouit de la faveur, le favori, comme lordship veut dire sa seigneurie. a. m.
  4. Peebles against plainstanes, mot à mot cailloux contre dalles de pierre. a. m.
  5. Outer house, tribunal de première instance. a. m.
  6. Hame, écossisme pour home, chez soi. a. m.