Redgauntlet/Chapitre 01

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 173-187).


CHAPITRE PREMIER.

NARRATION.

LE PLAIDOYER.


L’avantage de présenter au lecteur un récit fait par les personnages eux-mêmes, a donné une grande popularité aux correspondances publiées par quelques auteurs fameux, forme que nous avons adoptée nous-mêmes dans le commencement de cet ouvrage. Néanmoins, il peut rarement arriver qu’un recueil purement épistolaire (et Dieu nous garde de l’altérer en aucun point par des interpolations arbitraires !) contienne tout ce dont il est nécessaire d’instruire le lecteur pour la parfaite intelligence de l’histoire. Il doit aussi se faire souvent qu’on rencontre dans le cours d’un échange de lettres des longueurs et des redondances qui entravent la marche rapide du récit. Pour s’éviter cet embarras, plusieurs biographes ont employé les lettres des personnages intéressés, ou seulement de larges extraits, pour décrire des incidents particuliers, ou exprimer les sentiments qui les animaient, tout en nouant au besoin ces fragments par des parties de narration, lorsque la clarté de leur histoire paraissait l’exiger.

C’est ainsi que les aventureux voyageurs qui explorent le sommet du mont Blanc, tantôt avancent si lentement sur la neige qui s’enfonce sous leurs pieds, que leur marche est presque imperceptible, et tantôt abrègent la route en sautant par-dessus les fondrières qui interceptent le passage, au moyen de leurs bâtons de pèlerin ; ou, pour faire une comparaison plus exacte, la manière de conter que nous avons adoptée pour cette fois ressemble à la discipline des dragons qu’on instruit à servir à pied ou à cheval, suivant que la situation des lieux l’exige. Après cette explication, nous allons rapporter certaines circonstances qu’Alan Fairford ne put transmettre à son correspondant.

Notre lecteur, nous l’espérons, a dû se former une idée assez précise des principaux personnages qui ont paru devant lui dans la première partie de ce livre ; mais dans le cas où notre bonne opinion de sa sagacité serait exagérée, et à dessein de contenter les gens qui ont la louable habitude de feuilleter un ouvrage au lieu de le lire (ce qui m’est arrivé quelquefois à moi-même), les détails qui suivent ne seront pas superflus.

M. Saunders Fairford, comme on l’appelait plus ordinairement, était un homme d’affaires de la vieille école ; modéré dans les honoraires qu’il demandait à ses clients, économe et même parcimonieux dans sa dépense, d’une stricte probité pour ses propres affaires aussi bien que pour celles de ses pratiques ; mais devenu, par une longue expérience, méfiant et soupçonneux lorsqu’il examinait la conduite des autres. Aussitôt que l’horloge de Saint-Giles sonnait neuf heures, on voyait le petit vieillard, encore frais et leste, arriver ponctuellement à la porte du palais de justice ou du moins au bas de l’Escalier-Tournant. Il était proprement vêtu d’un habillement complet de drap brun couleur de tabac, avec des bas de soie ou de laine, suivant la saison ; il portait une perruque à trois marteaux et un petit chapeau à cornes ; il était chaussé de souliers aussi brillants que s’ils eussent été vernis avec le cirage de Waren[1], couverts de larges boucles d’argent ; des boucles d’or formaient ses jarretières dessous le genou : enfin une fleur à sa boutonnière en été, un brin de houx en hiver complétaient son costume bien connu de toute la ville. Ses manières répondaient à cet extérieur : elles étaient scrupuleusement polies et même un peu cérémonieuses. Il était un ancien de l’église, et par suite zélé partisan du roi Georges et du gouvernement, comme il l’avait montré en prenant les armes pour leur cause. Mais pourtant, comme il avait des clients et des relations d’affaires dans les familles qui professaient des opinions opposées, il mettait un soin excessif à employer toutes les phrases de convention que la civilité de l’époque avait inventées, comme un compromis de langage entre les deux partis. C’est ainsi que parfois il parlait du Chevalier, mais sans l’appeler jamais le Prince, ce qui eût été sacrifier ses propres principes ; ni le Prétendant, ce qui aurait blessé ceux des autres. Il désignait ordinairement la rébellion sous le nom de l’affaire de 1745, et s’il avait à parler d’une personne qui s’y était mêlée, il disait qu’elle s’était absentée à une certaine époque. En somme, M. Fairford était généralement aimé et respecté des deux partis, quoique ses amis n’eussent pas été fâchés qu’il donnât plus fréquemment à dîner, attendu que sa petite cave renfermait quelques vieux vins de choix dont il n’était pas avare dans les rares occasions où il traitait.

L’unique jouissance de ce digne homme, outre le plaisir qu’il trouvait réellement à s’acquitter de ses occupations journalières, était l’espérance de voir son fils Alan, fruit unique d’une union que la mort avait dissoute de bonne heure, obtenir le rang et la réputation d’un bon avocat ; ce qui, à ses yeux, était la plus éclatante de toutes les distinctions.

Chaque profession a ses idées particulières sur les honneurs de ce monde, et M. Fairford était si restreint et si exclusif dans les siennes, qu’il ne prisait rien absolument après les objets d’ambition que son imagination lui présentait. Il aurait frémi à la pensée qu’Alan pût acquérir la renommée d’un héros, et souri de dédain à celle qu’il voulût cueillir les lauriers stériles de la littérature ; c’était par l’unique carrière du barreau qu’il désirait le voir parvenir à l’illustration, et les probabilités de succès et d’échec occupaient son esprit pendant le jour, et ses rêves pendant la nuit.

Le caractère d’Alan Fairford, aussi bien que son talent, étaient de nature à encourager l’attente de son père. Il possédait une rare vivacité d’intelligence, jointe à l’habitude d’une étude longue et patiente, habitude contractée par lui, grâce à la discipline de la maison paternelle, à laquelle il se conformait avec la plus grande docilité, ne témoignant jamais le désir de prendre des délassements plus variés et plus nombreux que ne le permettaient les restrictions inquiètes et sévères de son père. Quand le jeune homme se laissait aller à des espiègleries de jeunesse, son père avait la candeur de rejeter tout le blâme sur son camarade plus hardi, Darsie Latimer.

Ce dernier, ainsi que le lecteur le sait déjà, avait été reçu dans la maison et presque dans la famille de M. Fairford, à une époque où la délicatesse de constitution qui avait abrégé la vie de mistress Fairford commençait à se montrer dans son fils ; par conséquent le respectable procureur était toujours disposé à satisfaire le moindre désir de son Alan. Le jeune Anglais était à même de payer une pension considérable, mais c’était un point sans aucune importance pour M. Fairford ; il suffisait que cette compagnie semblât rendre son fils heureux et gai. Il était forcé de convenir que « Darsie était un brave garçon, quoique fort léger. » Les craintes que l’étourderie du jeune homme inspirait à M. Fairford n’auraient pu cependant le décider à séparer Alan de son ami, sans la fantaisie aventureuse qui donna lieu à la correspondance précédente ; le père se réjouissait secrètement de l’éloignement de Darsie, qui devait se prolonger au moins jusqu’à ce que le jeune avocat eût contracté les habitudes de sa sèche et laborieuse profession, et qu’il se fût accoutumé à en remplir les devoirs.

Mais l’absence de Darsie fut loin de produire ce que le père d’Alan avait attendu et désiré. Les jeunes gens étaient unis par les liens de la plus étroite amitié, d’autant plus que ni l’un ni l’autre ne songeait à faire de nouveaux amis. Alan Fairford, en général, n’aimait pas la société par suite d’un caractère naturellement réservé, et Darsie Latimer la fuyait par le sentiment pénible de son origine inconnue, position particulièrement affligeante dans un pays où grands et petits sont généalogistes de profession. Ces jeunes gens étaient tout l’un pour l’autre : il n’était donc pas étonnant que leur séparation fût pénible, et que son effet sur Alan Fairford, joint à l’inquiétude occasionnée par le contenu des lettres de son ami, excédât de beaucoup ce qu’en avait prévu M. Saunders. Le jeune étudiant remplissait ses devoirs, se livrait à ses études accoutumées, faisait tête aux examens qu’il avait à subir, mais ce n’était plus avec le zèle et l’assiduité qu’il déployait auparavant ; et son père inquiet vit clairement que le cœur de son fils était avec l’ami absent.

Un philosophe n’aurait point cherché à contenir ce torrent de sensibilité, dans l’espoir d’en diminuer la force ; il eût permis aux jeunes gens de passer quelque temps ensemble, afin de laisser leur intimité se refroidir peu à peu ; mais M. Fairford n’aperçut que le moyen plus direct d’une séparation plus prolongée, et tâcha seulement de voiler ses intentions de quelque prétexte plausible. Dans l’inquiétude qui le tourmentait en cette occasion, il avait tenu conseil avec un vieil ami, Pierre Drudgeit, dont le lecteur a déjà fait la connaissance. « Alan, lui dit-il, perd la tête et va de mal en pis. Je m’attends à tous moments à le voir s’envoler comme une oie sauvage pour courir après ce fou de Latimer ; Will Sampson, le marchand de chevaux dans Candlemaker-Row, m’a donné à entendre qu’Alan était allé voir s’il avait un bon bidet, pour aller quelques jours à la campagne. M’y opposer directement ! — cela est impossible : je ne puis que penser à la manière dont sa pauvre mère m’a été ravie 5 ; — plût au ciel qu’il se trouvât enchaîné à quelque bonne besogne bien difficile, peu importe qu’il fût bien ou mal payé, à quelque affaire capable de le clouer à la maison jusqu’aux vacances des tribunaux, ne fût-ce que par décence ! »

Pierre Drudgeit sympathisa facilement avec le procureur ; car Pierre avait un fils qui, à tort ou à raison, avait absolument voulu changer son habit bourgeois et les manches de futaine qu’il mettait par-dessus pour écrire, contre l’uniforme bleu et les revers blancs ; il suggéra donc à M. Fairford l’idée d’engager Alan à se charger de l’affaire du pauvre Pierre Peebles qui restait là par la fuite du jeune Dumtoustie. Cela pouvait servir en même temps à cacher la désertion de cet avocat ; « et ainsi, ajouta Drudgeit, nous écartons deux chiens avec une seule pierre. »

Après ces explications, le lecteur jugera bien qu’un homme de bon sens et d’expérience comme M. Fairford père n’était pas tourmenté de cette curiosité impatiente et hasardeuse qui pousse des enfants à jeter un petit chien à l’eau, uniquement pour voir si la pauvre bête sait nager. Malgré toute sa confiance dans les talents de son fils, qui étaient vraiment très-remarquables, il aurait été bien fâché de lui imposer une cause si compliquée et si difficile, pour son début au barreau, s’il n’avait pas pensé que c’était le seul expédient qui pût empêcher le jeune homme de faire une démarche fatale au moment de son début dans la carrière.

Entre deux maux, M. Fairford dut choisir celui qu’il jugeait être le moindre, et imiter le brave qui envoie son fils à l’assaut, et qui préfère le voir mourir sur la brèche que de le voir quitter le champ de bataille avec déshonneur. Mais il ne l’abandonna pas à ses propres efforts. Comme Alphée précédant Hercule, il débrouilla lui-même le procès de Pierre Peebles, vraie étable d’Augias. Ce fut pour le vieillard un travail plein de douceur que de mettre sous un jour clair et lumineux les faits réels de cette cause, que l’insouciance et les bévues des premiers procureurs de Peebles avaient plongée en un immense chaos de formes judiciaires et de termes techniques. Telles étaient son habileté et son adresse, qu’il fut capable, après un rude travail de deux ou trois jours, de soumettre à la réflexion du jeune avocat les clauses principales du procès sous un point de vue aussi clair que simple. Avec l’assistance d’un procureur si affectionné et si infatigable, Alan Fairford fut à même, quand arriva le jour de l’épreuve, de se présenter devant la cour, accompagné de son père. Celui-ci, malgré ses craintes, ne cessait de l’encourager, avec une certaine confiance que l’audace de s’attaquer à une affaire aussi ardue ne nuirait pas à la réputation du nouvel avocat.

Ils rencontrèrent à la porte du tribunal le pauvre Pierre Peebles avec son énorme chapeau, perché, comme de coutume, sur sa perruque d’étoupes. Il se jeta sur le jeune avocat comme un lion se jette sur sa proie. « Comment cela va-t-il, monsieur Alan ? — Comment cela va-t-il, mon cher ami ? — Le terrible jour est enfin arrivé, — jour dont le souvenir demeurera long-temps dans cette cour de justice. Le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes, six procès réunis — devant les chambres assemblées ; — ma cause la première sur le rôle d’aujourd’hui ! — Je n’ai pas dormi de toute la semaine à force d’y penser ; et, j’ose le dire, le lord président n’en a pas dormi d’avantage. — Car une pareille cause !… Mais, dites donc, votre père m’a fait vider un peu trop vite sa bouteille d’une pinte l’autre soir. C’est mal de mêler l’eau-de-vie avec les affaires, monsieur Fairford. J’aurais été gris à rouler dans la rue, si j’avais consenti à boire autant de fois que vous m’y invitiez tous les deux. Mais il y a temps pour tout ; et, la plaidoirie terminée, s’il vous plaêt de venir dîner chez moi, ou, ce qui revient au même et vaut peut-être encore mieux, que j’aille dîner chez vous, je ne refuserai pas de prendre quelque liqueur, pourvu que ce soit avec modération. »

Le vieux Fairford haussa les épaules, et se hâta de quitter le plaideur. Bientôt il vit son fils revêtu de la robe ornée de martre, qui était à ses yeux plus vénérable que la robe violette d’un archevêque ; il ne put s’empêcher de venir lui frapper sur l’épaule, l’engageant à prendre courage et à montrer qu’il était digne de la porter. Ils entrèrent dans le grand vestibule du palais, où s’assemblaient jadis les membres du vieux parlement d’Écosse, et servant au même usage que Westminster-Hall en Angleterre ; espèce d’antichambre qui précède la chambre elle-même, et domaine privé de certains personnages sédentaires appelés lords de l’Ordinaire.

La plus grande partie de la matinée fut employée par le vieux Fairford à répéter ses instructions à Alan, et à courir dès qu’il voyait un confrère ou un ami auprès duquel il pouvait encore recueillir quelques détails soit sur le fond de l’affaire, soit sur les points accessoires du procès. Cependant le pauvre Pierre Peebles, dont le cerveau timbré était entièrement incapable de comprendre l’importance réelle du moment, suivait son jeune avocat d’aussi près qu’une ombre suit un corps, affectant de lui parler tantôt à voix haute et tantôt à l’oreille. Il tâchait d’égayer sa sombre figure en souriant agréablement, ou de froncer les sourcils pour se donner un air grave et solennel, et parfois il affectait de regarder son monde avec un air de mépris et de dérision. Ces variations d’idées du pauvre client étaient accompagnées de gestes et de mouvements bizarres que le plaideur en haillons croyait analogues aux changements de sa physionomie. Tantôt il brandissait son bras en l’air, le poing fermé, comme pour percer son adversaire ; tantôt il appuyait sa main tout ouverte sur la poitrine, et tantôt, la levant soudain, il faisait bravement claquer ses doigts.

Ces démonstrations, ainsi que la honte et l’embarras qu’elles causaient au jeune Fairford, n’échappèrent pas à l’observation des oisifs qui se trouvaient dans l’antichambre. Il est vrai qu’ils n’approchèrent pas de Peebles avec leur familiarité habituelle, par un sentiment de déférence pour Fairford, quoique la plupart l’accusassent de présomption pour oser entreprendre pour son coup d’essai une cause aussi difficile. Mais Alan, malgré cette sorte de respect, n’en sentait pas moins que lui et son compagnon étaient les sujets de nombreuses plaisanteries, et que c’était à leurs dépens que partaient alors les éclats de rire qu’on entend si souvent dans ce lieu.

À la fin, la patience du jeune avocat fut poussée à bout ; et craignant de perdre présence d’esprit et mémoire, Alan dit franchement à son père qu’à moins d’être délivré de la torture à laquelle le soumettait son client par sa présence et ses instructions, il fallait nécessairement qu’il déchirât ses conclusions, et renonçât à plaider la cause.

« Silence, silence, mon cher Alan, » répliqua le vieillard, à qui cette déclaration fit presque tourner la tête ; « ne faites pas attention aux sottises que débite cet insensé. Nous ne pouvons empêcher le pauvre homme d’entendre plaider sa propre affaire, quoiqu’il ait l’esprit un peu dérangé.

— Sur ma vie, mon père, je serai incapable de remplir ma tâche. — Il trouble tous mes esprits ; et, si j’essaie de parler sérieusement du tort qu’il a souffert et de la condition à laquelle il est réduit, ne dois-je pas m’attendre à ce que la seule vue d’un aussi ridicule épouvantail fasse de mon discours une véritable plaisanterie.

— Il y a quelque chose de vrai dans vos paroles, » reprit Saunders Fairford en jetant un coup d’œil sur le pauvre Pierre, et glissant d’un air mystérieux son index sous sa perruque à marteau pour se gratter le front et aider son Imaginative : « On ne pourra certainement pas voir une pareille figure à la barre sans rire : mais comment s’en dépêtrer ? C’est peine perdue que de lui parler le langage de la raison et du bon sens. — Attendez donc. — Oui, Alan, mon bien-aimé, un peu de patience ; je vais le renvoyer comme une balle au jeu de golf.

En parlant ainsi, il courut vers son allié, Pierre Drudgeit ; Celui-ci le voyant arriver avec tant de précipitation et l’inquiétude peinte sur le visage, accrocha sa plume derrière son oreille, et lui cria : « Bon Dieu ! qu’avez-vous donc, monsieur Saunders ? — Est-il arrivé malheur ?

— Voici un dollar, mon ami, dit M. Saunders ; à présent ou jamais, Pierre, rendez-moi un service. Votre homonyme, que vous voyez là, ce Pierre Peebles, va pousser les pourceaux à travers nos superbes écheveaux de laine filée. — Emmenez-le au café John, mon ami ; — faites-le boire, — et retenez-le jusqu’à ce que la plaidoirie soit terminée.

— Il suffit, » répliqua Pierre Drudgeit, nullement fâché du rôle qu’il jouerait dans le service qui lui était demandé, « je remplirai votre commission. »

En conséquence, on vit bientôt le scribe murmurer à l’oreille de Pierre Peebles quelques mots qui lui valurent pour réponse les phrases entrecoupées que voici : —

« Quitter la cour pour une minute en ce grand jour de jugement ! — Non pas, per regiam majest…! — Eh quoi ! de l’eau-de-vie, dites-vous ? — de l’eau-de-vie de France ? — Ne pourriez-vous pas m’en apporter un verre sous votre habit, mon homme ? — Impossible ? Alors, si c’est absolument impossible, et si nous avons une bonne heure avant qu’on appelle la cause et qu’on lise l’assignation, je consens à traverser la place avec vous. — Il est sûr que j’ai besoin de prendre quelque chose pour me remettre le cœur un jour comme celui-ci mais je ne resterai qu’un instant, — pas plus d’une minute d’horloge, — le temps d’avaler un seul petit verre. »

On aperçut bientôt les deux Pierre traversant le clos du parlement, que la prétention moderne a décoré du nom de place ; Drudgeit conduisait en triomphe son prisonnier Peebles, qui se laissait emmener, en jetant de temps à autre un regard sur la cour. Ils s^enfoncèrent dans les abîmes cimmériens du café John[2], jadis rendez-vous favori du gai et classique docteur Pitcairn, et disparurent à tous les regards.

Délivré de cette espèce de bourreau, Alan Fairford eut le temps de recueillir ses idées, dont il avait presque perdu le fil dans l’irritation et le dépit du moment, et de se préparer à remplir une tâche où il savait qu’un triomphe, aussi bien qu’une défaite, aurait la plus grande influence sur son avenir. Il avait de l’amour-propre ; il était convaincu qu’il possédait un certain talent et l’ardent désir que témoignait son père de le voir débuter glorieusement le faisait redoubler d’efforts. Par-dessus tout il avait le sang-froid essentiel au succès de toute entreprise ardue, et il était entièrement libre de cette irritabilité fébrile par laquelle les gens dont l’imagination trop active exagère les difficultés se rendent incapables de les surmonter quand elles se présentent.

Après être revenu de son trouble, Alan reporta ses pensées vers le comté de Dumfries, et sur la situation précaire dans laquelle il craignait que son ami bien-aimé ne se fût placé ; et il consulta bien des fois sa montre, impatient de commencer la tâche qui lui était imposée pour l’avoir plus tôt finie, et voler alors au secours de Latimer. L’heure et le moment arrivèrent enfin. L’huissier[3] cria de toute la force de ses poumons : « Le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes ; avocats Dumtoustie et Tough : — maître Da—a—niel Dumtoustie ! » Mais Dumtoustie ne répondit pas à cet appel, qui, tout sonore et tout perçant qu’il était, ne pouvait se faire entendre au delà de Queensferry ; maître Alan Fairford parut à sa place.

La salle était encombrée de curieux : on s’attendait à voir recommencer l’amusement qu’on avait eu dans les séances précédentes, où Pierre Peebles, en voulant donner un échantillon de sa propre éloquence, avait complètement réussi à déconcerter la gravité des juges et à réduire au silence, non-seulement l’avocat de la partie adverse, mais le sien même.

La cour et l’auditoire parurent extrêmement surpris de l’extérieur et de l’extrême jeunesse de l’avocat qui se levait en place de Dumtoustie pour plaider une cause si compliquée et depuis si longtemps pendante ; le commun des assistants fut désappointé par l’absence du client Pierre Peebles, le polichinelle du divertissement sur lequel ils avaient compté. Les juges regardèrent d’un œil favorable notre ami Alan, la plupart connaissant plus ou moins un aussi vieux praticien que son père, et tous ou presque tous prêtant, par civilité, à la première plaidoirie d’un avocat, l’attention que la chambre des communes accorde au discours vierge[4] d’un de ses membres.

Lord Bladderskate faisait exception à cette expression générale de bienveillance. Il regardait Alan avec un air renfrogné par-dessous ses gros sourcils épais et grisonnants, comme si le jeune avocat venait usurper les honneurs de son neveu et non cacher la honte de sa conduite ; et par des sentiments qui faisaient peu d’honneur à sa Seigneurie, il espérait intérieurement que le jeune homme ne réussirait pas dans la cause que Dumtoustie avait abandonnée.

Mais lord Bladderskate fut charmé, en dépit de lui-même, par le ton judicieux et modeste avec lequel Alan s’adressa à la cour pour s’excuser de sa présomption, alléguant pour motif l’indisposition soudaine de son docte confrère, à qui la tâche de plaider une affaire si difficile et si importante avait été beaucoup plus dignement confiée. Il parla de lui-même, comme il était réellement, et du jeune Dumtoustie comme il aurait dû être, se gardant bien d’appuyer sur ces deux sujets un instant de plus qu’il n’était nécessaire. Les regards du vieux juge devinrent bienveillants ; son orgueil de famille était satisfait ; adouci par la modestie et la civilité du jeune homme qu’il avait regardé d’abord comme vaniteux et malhonnête, l’expression de dédain qui animait sa physionomie s’effaça et fit place à une attention profonde : or, c’est le compliment le plus flatteur et le plus grand encouragement qu’un juge puisse présenter à l’avocat qui lui adresse la parole.

Après avoir réussi à s’assurer l’attention favorable de la cour, le jeune légiste profitant des lumières que l’expérience et la longue habitude de son père lui avaient communiquées, se mit, avec une adresse et une clarté qu’on ne pouvait attendre d’un avocat de son âge, à écarter de la cause elle-même les innombrables formalités de procédure dont elle avait été surchargée, de même qu’un chirurgien enlève les appareils qui ont été misa la hâte sur une blessure, pour procéder à la guérison secundum artem. Débarrassée d’un grand nombre de termes techniques, aussi bien que des formes judiciaires et embrouillées, dont l’obstination du client, la précipitation inconsidérée ou l’ignorance des procureurs et l’astuce d’un subtil adversaire l’avaient enveloppée, la cause du pauvre Pierre Peebles, à ne considérer simplement que les faits, n’était pas un mauvais sujet de déclamation pour un débutant, et notre ami Alan ne manqua point de tirer bon parti de tous les avantages qu’elle présentait.

Il désignait son client comme un homme simple de cœur, honnête et rempli de bonnes intentions, qui, durant une société de douze ans, était graduellement devenu de plus en plus pauvre, tandis que son associé, autrefois son commis, n’apportant de fonds que les soins qu’il donnait à une maison de commerce, où il avait été reçu sans aucune mise de capitaux, s’était peu à peu enrichi.

« Leur association, » dit Alan, et ce petit à-propos lui valut quelques applaudissements, « ressemble à l’ancienne histoire du fruit qui fut coupé avec un couteau empoisonné d’un seul côté de la lame, de sorte que l’individu, à qui la portion envenimée fut servie, tomba malade, et mourut pour avoir mangé un aliment qui avait flatté le palais et soutenu la vie de l’autre. » Il s’enfonça alors hardiment dans le mare magnum des comptes entre les deux parties ; il attaqua tout règlement faux en opposant le brouillon au journal, le journal au livre des recettes, le livre des recettes au grand livre. Il présenta les interpolations artificieuses et les habiles insertions de l’astucieux Plainstanes, et fit voir qu’elles se combattaient les unes les autres, et contredisaient les faits. Profitant avec habileté des travaux préparatoires de son père, aussi bien que de ses propres connaissances en comptabilité, connaissances qu’on lui avait inculquées avec beaucoup de soin, il soumit à la cour un exposé clair et intelligible des affaires de la société, montra avec précision qu’il était dû pour balance à son client, lors de la dissolution, une somme suffisante pour le mettre à même de reprendre la maison de commerce à son compte, et de conserver ainsi la condition de négociant industrieux et indépendant qu’il occupait dans le monde. « Mais, au lieu, dit-il, de cette justice qui devait être volontairement rendue par l’ancien commis à son ancien patron, — par l’obligé à son bienfaiteur, — par un honnête homme à un autre, — mon malheureux client a été forcé de poursuivre son ex-commis, devenu son débiteur, de tribunaux en tribunaux ; il a vu opposer à ses justes réclamations des contre-réclamations malignes, mais dénuées de tout fondement ; — il a vu son adversaire changer son rôle de demandeur et de défendeur aussi souvent qu’Arlequin opère ses transformations, jusqu’à ce qu’enfin, dans une procédure si variée et si longue, l’infortuné plaideur ait perdu sa fortune, sa réputation et même presque l’usage de sa raison. Il est devenu, en présence de Vos Seigneuries, un objet de dérision insensée pour les gens irréfléchis, de compassion pour les cœurs sensibles, et de terrible méditation pour celui qui se dit que, même dans un pays où d’excellentes lois sont administrées par des magistrats droits et incorruptibles, un homme peut poursuivre un droit incontestable à travers un labyrinthe de procédures, perdre sa fortune, son honneur et sa raison, comme je l’ai déjà dit, et paraître devant la cour suprême de son pays dans la misérable situation de mon malheureux client, victime d’une justice différée et de cet espoir déçu qui brise le cœur. »

La force de cet appel aux sentiments produisit autant d’impression sur la cour qu’en avait produit auparavant la lucidité de l’argumentation d’Alan. Le personnage burlesque de Peebles avec sa perruque de filasse n’était heureusement point là pour exciter des émotions d’un genre comique, et l’instant de silence qui régna lorsque le jeune avocat eut terminé son discours, fut suivi d’un murmure d’approbation que les oreilles de son père recueillirent comme les plus doux sons qui y fussent jamais parvenus. Nombre de personnes vinrent serrer, en signe de félicitation, sa main d’abord tremblante d’inquiétude et ensuite de plaisir ; sa voix balbutiait, tandis qu’il répondait : « Oui, oui, je savais qu’Alan était capable de faire une cuiller ou de gâter une corne[5]. »

L’avocat de la partie adverse se leva. C’était un vieux praticien qui avait trop bien remarqué l’impression faite par le plaidoyer d’Alan, pour ne pas craindre les conséquences d’une décision immédiate. Il commença donc par adresser les compliments les plus flatteurs à son très-jeune confrère, — au Benjamin de la docte faculté, comme il se croyait autorisé à l’appeler. — Ensuite il soutint que les pertes que M. Peebles prétendait avoir éprouvées étaient bien compensées par la situation dans laquelle la bienveillance de Leurs Seigneuries l’avait placé, en lui accordant une assistance gratuite qu’il n’aurait pu obtenir autrement qu’à un prix élevé. Il avoua que son jeune confrère avait présenté plusieurs faits sous un point de vue si nouveau que, tout certain qu’il était de pouvoir aisément le réfuter, il désirait au moins avoir quelques heures pour préparer sa réponse, afin de pouvoir suivre M. Fairford de point en point. Il avait en outre à faire observer qu’il y avait dans la cause une circonstance à laquelle son confrère, dont l’attention s’était du reste si merveilleusement étendue sur l’ensemble, ne s’était pas arrêté suffisamment : — il s’agissait d’expliquer certaine correspondance qui avait eu lieu entre les parties, peu après la dissolution de la société.

La cour, après avoir entendu Me Tough, lui accorda aisément deux jours pour se préparer, lui donnant à entendre en même temps qu’il pourrait trouver sa tâche difficile, et laissant au jeune avocat, après l’avoir comblé d’éloges sur la manière dont il avait débuté, le choix de parler tout de suite ou au prochain appel de la cause sur le point que l’avocat de Plainstanes l’avait prié de prendre en considération.

Alan s’excusa modestement de ce qui, dans le fait, était une omission fort pardonnable dans une affaire aussi compliquée, et se déclara prêt à donner immédiatement des explications sur cette correspondance, et à prouver qu’elle était dans la forme, comme dans le fond, rigoureusement favorable au jour sous lequel il avait présenté la cause à Leurs Seigneuries. Il pria son père, qui était assis derrière lui, de lui passer de temps en temps les lettres dans l’ordre qu’il avait intention de les lire et de les commenter.

Le vieux Tough avait formé un projet assez ingénieux pour diminuer l’effet des arguments du jeune avocat, en l’obligeant ainsi à joindre à une argumentation claire et complète en elle-même des explications soudaines et improvisées. Mais il fut fort désappointé ; car Alan était aussi bien préparé sur ce point que sur tous les autres de la cause, et il recommença à plaider avec un degré de véhémence et de chaleur qui ajouta même une nouvelle force à ce qu’il avait déjà établi, et qui aurait peut-être fait regretter au vieux praticien de l’avoir amené sur ce terrain, si son père, qui lui passait les lettres, ne lui en eût remis entre les mains une qui produisit sur l’orateur un singulier effet.

Au premier coup-d’œil, il vit que le papier n’avait aucun rapport aux affaires de Pierre Peebles ; mais le premier coup-d’œil lui montra aussi que, même en ce moment et en présence des illustres magistrats, il ne pouvait se dispenser de la lire. Il s’arrêta court dans sa harangue, — regarda le papier avec un air de surprise et d’horreur, — poussa un cri, et laissant échapper les notes qu’il avait prises sur l’affaire, et qu’il tenait en main, il s’enfuit hors de la salle sans répondre un seul mot aux questions : « Qu’était-ce donc ? — se sentait-il indisposé ? — fallait-il lui faire apporter une chaise ? » etc. etc. etc.

Le vieux M. Fairford restait assis et paraissait aussi insensible que s’il avait été changé en pierre. Il fut enfin rappelé à lui-même par les demandes inquiètes que lui adressèrent les juges et l’avocat du roi sur la santé de son fils. Il se leva alors d’un air qui indiquait que le respect profond et habituel qu’il professait pour la cour, se mêlait à quelque cause d’agitation intérieure, parla en balbutiant de méprise, — de mauvaises nouvelles, — et ajouta qu’il espérait qu’Alan serait complètement remis le lendemain ; mais, incapable d’en dire davantage, il joignit les mains et les leva au ciel, en s’écriant : « Mon fils ! mon fils ! » puis quitta précipitamment l’audience, comme pour courir après lui.

« Que peut donc avoir le vieux procureur ? » dit un juge observateur à ceux qui se trouvaient près de lui. « C’est bien là un procès de fous, Bladderskate. — D’abord, il fait tourner la tête au pauvre homme qui l’intente ; — ensuite il trouble l’esprit de votre neveu, rien que par la pensée de s’en charger ; — et ce jeune homme si habile, donnant de si belles espérances, a maintenant le cerveau dérangé, pour l’avoir trop étudié, j’imagine, — enfin le vieux Saunders Fairford en est devenu plus fou que le plus fou d’entre eux. Qu’en dites-vous, confrère ?

— Rien, milord[6], » répondit Bladderskate, beaucoup trop grave pour admirer les plaisanteries que se permettait parfois son confrère. — « Je ne dis rien, mais je prie le ciel de nous conserver l’esprit sain.

— Amen, amen ! répliqua le docte juge ; car plusieurs d’entre nous n’en ont pas à revendre. »

La cour se sépara, et l’auditoire se dispersa plein d’une grande admiration pour les talents déployés par Alan Fairford, dès son début, dans une cause si difficile et si embrouillée, et formant mille conjectures, toutes différentes les unes des autres, pour expliquer la singulière interruption qui était venu obscurcir son jour de triomphe. Le pire de l’affaire fut que six procureurs, qui avaient pris chacun en leur particulier la résolution de lui remettre en main propre, au sortir de l’audience, les honoraires de causes qu’ils voulaient lui confier plus tard, secouèrent la tête en remettant les espèces dans leur sac de cuir, et dirent : « que le gaillard avait des moyens, mais qu’ils désiraient le connaître mieux avant de le faire travailler : — ils n’aimaient pas à le voir sauter et disparaître comme une puce dans une couverture. »



  1. Célèbre fabricant de cirage à Londres. a. m.
  2. Jurisconsulte écossais, qui était aussi médecin. a. m.
  3. The macer, celui qui porte la masse, grand bâton en argent avec une couronne à l’un des bouts : ici le macer est un huissier. Au parlement la masse est toujours sur la table. a. m.
  4. Maiden speech, c’est-à-dire le début d’un député ou d’un membre du parlement. a. m.
  5. Make a spoon or spoil a horn, proverbe écossais qui revient à cette phrase Alan était le garçon capable de réussir ou de se perdre tout à fait. a. m.
  6. Mylord, tous les juges en Angleterre se traitent de lords. a. m.