Redgauntlet/Chapitre 02

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 188-197).


CHAPITRE II.

LA FUITE.


Si notre ami Alexandre Fairford avait connu ces dernières conséquences de la retraite précipitée de son fils hors de la salle d’audience, il aurait pu arriver qu’il en eût perdu la tête, et qu’on eût vu ainsi s’accomplir la prédiction du vieux juge. Dans son ignorance, il était déjà assez malheureux. Son fils s’était élevé dans son estime de dix degrés plus haut que jamais, par les talents judiciaires qu’il venait de déployer. L’approbation des juges et des professeurs de jurisprudence, qui, à ses yeux, valait celle du genre humain entier, justifiait dans sa plus grande étendue l’idée avantageuse que sa partialité de père l’avait porté à concevoir du mérite d’Alan. D’un autre côté, il se sentait un peu humilié lui-même par un déguisement dont il avait usé envers ce fils de ses espérances.

La vérité était que le matin de ce fameux jour, M. Alexandre Fairford avait reçu de son correspondant et ami M. Crosbie, prévôt de Dumfries, la lettre suivante :

« Mon cher monsieur,

« Votre honorée du vingt-cinq dernier m’est parvenue à souhait par l’entremise de M. Darsie Latimer, et j’ai prodigué à ce jeune homme toutes les attentions qu’il lui a plu d’accepter. Ma présente lettre a un double objet. Le premier est pour vous dire que le conseil est d’avis que vous commenciez à poursuivre l’affaire du moulin, et qu’il espère se trouver à même de vous fournir des preuves noviter repertas, pour que vous souteniez les us et coutumes du bourg, par rapport aux grana invecta et illata. Il vous plaira donc de vous regarder comme autorisé à parler à M. Pest et à lui soumettre les pièces que vous recevrez par la diligence. Le conseil pense que deux guinées d’honoraires peuvent suffire en cette occasion, puisque M. Pest en a déjà reçu trois pour dresser la première requête.

« Je saisis aussi cette occasion pour vous annoncer qu’il y a eu une grande émeute parmi les pêcheurs de la Solway qui ont détruit, de main de maître, les filets à pieux placés à l’embouchure de cette rivière, et ont en outre attaqué la maison du quaker Geddes, un des principaux actionnaires de la compagnie pour la pêche avec filets à marée, à qui ils ont causé de grands dommages. Je suis fâché d’avoir à ajouter que le jeune M. Latimer se trouvait au milieu du tumulte, et que depuis on n’en a plus eu de nouvelles. On parle de meurtre, mais c’est peut-être un mot en l’air. Comme ce jeune homme a tenu une conduite assez singulière depuis qu’il rôde dans nos environs, notamment en ce qu’il n’a répondu qu’une seule fois à mes invitations à dîner, et qu’il court la campagne avec des ménétriers ambulants et d’autres vagabonds, on peut espérer que son absence actuelle est seulement occasionnée par quelque nouvelle folie ; mais comme son domestique est venu me demander si je savais où était passé son maître, j’ai trouvé bon de vous en informer par la poste. J’ai seulement à ajouter que notre shérif a évoqué l’affaire et envoyé en prison un ou deux perturbateurs. Si je puis être utile dans cette occasion, soit en faisant publier que M. Latimer a disparu, soit en promettant récompense à quiconque en apportera des nouvelles, ou autrement, je suivrai vos respectables instructions, car je suis toujours votre très-obéissant serviteur,

« William Crosbie. »

Lorsque M, Fairford eut pris lecture de cette lettre, sa première idée fut de la communiquer à son fils, afin de dépêcher tout de suite un exprès, ou même un messager du roi[1] muni des pouvoirs nécessaires pour rechercher son ancien pensionnaire.

Il savait que les habitudes des pêcheurs étaient au moins brutales, sinon absolument sanguinaires et féroces ; et il était arrivé plus d’une fois qu’ils avaient transporté dans l’île de Man ou ailleurs des individus qui avaient voulu s’opposer à leur commerce de contrebande, et les y avaient retenus de force durant plusieurs semaines. M. Fairford éprouvait donc une vive inquiétude relativement au sort du jeune homme qui demeurait naguère dans sa maison, et dans un moment moins intéressant il serait parti lui-même ou aurait dépêché son fils pour qu’il allât à la recherche de Darsie.

Mais la cause du pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes serait, il le sentait bien, ajournée peut-être sine die, si cette pièce tombait sous la main de son fils. L’affection mutuelle et enthousiaste qui unissait ces deux jeunes gens lui était connue ; et il en concluait que, si la position précaire de Latimer venait aux oreilles d’Alan Fairford, non-seulement son fils ne voudrait plus s’occuper de la tâche qu’il avait à remplir et à laquelle le vieillard attachait une si grande importance, mais qu’il en deviendrait même incapable.

Il résolut donc, après de mûres réflexions, et non sans un vif sentiment de regret, de ne pas communiquera son fils le fâcheux avis qu’il avait reçu, avant que la grande affaire du jour fût terminée. Ce retard, comme il cherchait à se le persuader, n’aurait pas de tristes suites pour Darsie Latimer, que sa folie avait sans doute conduit dans quelque embarras où elle rencontrerait une juste punition, dans quelque gêne accidentelle qui, au bout du compte, ne se trouverait prolongée par là que de peu d’heures. En outre, il aurait le temps de parler au shérif du comté, — peut-être à l’avocat du roi, — et de faire prendre à l’affaire une marche régulière.

Ce projet, comme nous l’avons vu, réussit en bonne partie, et ne manqua définitivement, comme il se l’avoua lui-même avec honte, que par suite de l’étourderie impardonnable à un homme d’affaires, qu’il avait commise en mêlant, dans la confusion et l’inquiétude du moment, la lettre du prévôt à des papiers relatifs à l’affaire de Pierre Peebles, et en la passant à son fils, sans s’apercevoir de sa bévue. Il ne manqua jamais de protester par la suite, même jusqu’au jour de sa mort, que jamais il ne lui était arrivé d’être assez négligent pour laisser sortir de ses mains un papier sans en connaître le contenu, que dans cette malheureuse occasion, où un pareil oubli lui semblait sans excuse.

Troublé par ces réflexions, le vieillard éprouva, pour la première fois de sa vie, une certaine répugnance à reparaître devant son fils : aussi, pour différer un peu cette entrevue, qu’il regardait comme un moment pénible, il se rendit à la demeure du shérif, mais il apprit qu’il venait de partir, en toute hâte, pour Dumfries, afin de diriger en personne l’enquête qui avait été commencée par son substitut. Le clerc de ce magistrat ne put donner aucun détail précis relativement à cette émeute. Il avait seulement entendu dire qu’elle avait été sérieuse, qu’il y avait eu violation des propriétés et voies de fait envers des individus ; mais que jusqu’à présent il n’avait pas appris que personne y eût perdu la vie.

M. Fairford fut obligé de revenir chez lui avec ces minces renseignements ; et lorsqu’il demanda à James Wilkilson où était son fils, il reçut pour réponse que « M. Alan était dans sa chambre, et fort occupé. »

« Il faut tenter une explication, » se dit à lui-même Saunders Fairford. « Mieux vaut un doigt coupé que toujours pendant ; » et allant à la porte de l’appartement de son fils, il frappa d’abord doucement, — ensuite plus fort, — mais il ne reçut aucune réponse. Un peu alarmé de ce silence, il ouvrit la porte de la chambre ; elle était vide ; des vêtements étaient épars pêle-mêle avec des livres de droit et divers papiers, comme si l’occupant s’était hâté de faire un paquet pour se mettre en route. Tandis que M. Fairford portait des regards inquiets autour de lui, ses yeux s’arrêtèrent sur une lettre placée sur le bureau de son fils et portant sa propre adresse. Cette lettre était ainsi conçue :

« Mon cher père,

« Vous ne serez pas surpris, je l’espère, ni peut-être trop mécontent d’apprendre que je suis en ce moment en chemin vers le comté de Dumfries pour obtenir par moi-même des renseignements positifs sur la situation actuelle de mon meilleur ami, et lui prêter secours autant qu’il sera en mon pouvoir. Je me flatte que mes efforts seront couronnés de succès. Je n’ose vous prier de réfléchir, mon cher père, à la conduite que vous avez tenue en me cachant des nouvelles d’une si grande importance pour la tranquillité de mon esprit et pour mon bonheur ; mais j’espère que votre procédé à mon égard sera, sinon une excuse, du moins un adoucissement à la faute que je commets en faisant une démarche aussi grave, sans consulter votre bon plaisir, et je dois même l’avouer, dans une circonstance qui pouvait vous porter à ne point approuver mon projet. Voici tout ce que je puis alléguer pour ma justification : si quelque malheur était déjà arrivé, — fasse le ciel qu’il en soit autrement ! — à la personne qui, après vous-même, m’est la plus chère au monde, j’aurais sur le cœur l’éternel regret de n’avoir pas volé sur-le-champ à son secours, étant jusqu’à un certain point averti de son danger et muni des moyens de le prévenir : ma seule faute est d’avoir donné toute mon attention à l’affaire de cette malheureuse matinée. Aucun motif d’ambition personnelle, rien en vérité, hormis l’accomplissement de vos plus ardents désirs, n’aurait pu me retenir à la ville jusqu’à ce jour, et puisque j’ai fait un tel sacrifice au respect filial, j’espère que vous m’excuserez si je réponds maintenant à l’appel de l’amitié et de l’humanité. Ne soyez pas inquiet sur mon compte, je saurai, je m’en flatte, me conduire avec prudence dans les cas critiques qui se pourront présenter, autrement mes études législatives ne seraient pas utiles à grand’chose. Je suis abondamment muni d’argent, et même d’armes en cas de besoin ; mais vous pouvez vous en remettre à ma circonspection pour éviter toute occasion d’en faire usage, hors le cas d’absolue nécessité. Que Dieu veille sur vous, mon cher père, et qu’il permette que vous oubliiez le premier, et je l’espère, le dernier acte ressemblant à la désobéissance, dont j’ai à présent et dont j’aurai jamais à m’accuser envers vous. Je suis, jusqu’à la mort, votre fils respectueux et affectionné,

« Alan Fairford. »

« P. S. — Je vous écrirai avec la plus grande exactitude, vous informant de toutes mes actions, et demandant toujours vos conseils. J’espère que mon absence sera courte, et je pense qu’il me sera possible de ramener Darsie avec moi. »

La lettre échappa aux mains du vieillard, lorsqu’il eut ainsi la confirmation du malheur qu’il avait tant redouté. Sa première idée fut de monter en chaise de poste, et de poursuivre le fugitif. Mais il se rappela que, dans les occasions, fort rares, il est vrai, où Alan s’était montré indocile patriœ potestati, sa douceur naturelle et la flexibilité de son caractère avaient paru se changer en obstination. Maintenant donc qu’il avait le droit, étant arrivé à l’âge de majorité, et devenu membre de la docte faculté, de diriger sa propre conduite, il était fort douteux qu’Alan voulût consentir à retourner sur ses pas. Dans la crainte de ne pouvoir réussir, M. Fairford jugea plus sage de se désister de son projet ; il pensa que son succès même, dans une pareille poursuite, donnerait un éclat ridicule à toute l’affaire, qui ne pourrait être que préjudiciable à la réputation naissante de son fils.

Les réflexions de Saunders Fairford furent pourtant amères, lorsque, ramassant la lettre fatale, il se jeta dans le fauteuil de son fils, et se mit à la commenter en phrases décousues : «  Ramener Darsie ! — la chose n’est pas douteuse, — un mauvais shilling revient presque toujours à son maître. Je ne souhaite pas à Darsie un mal pire que d’avoir été emmené en un lieu où cet écervelé d’Alan ne pourra jamais le revoir. C’est une heure mauvaise que celle où il a passé le seuil de ma porte ; car, depuis cette époque, Alan a comme abandonné le tranquille bon sens qu’il tenait de sa mère, pour imiter les ridicules et les folies de son camarade. — Muni d’argent ! — Il faut alors que vous en eussiez plus que je ne savais, mon ami ; car il me semble que je vous ai tenu joliment court dans votre propre intérêt. — Aurait-il reçu d’autres honoraires ? ou se figure-t-il que cinq guinées n’ont pas de fin ? — Des armes ! que veut-il en faire ? que peut faire avec des armes tout homme qui n’est pas régulièrement enrôlé dans les armées du gouvernement, ou voleur de grand chemin ? J’en ai eu bien assez, quant à moi, quoique je les portasse pour le roi Georges et pour le gouvernement. Mais voilà qui est pire encore que l’affaire de Falkirk-Fiel. — Dieu nous protège ! Nous sommes de pauvres créatures bien inconséquentes ! Penser que ce garçon a débuté si brillamment, et le voir courir tout à coup après un drôle qui ne fera jamais rien, comme un lévrier suit une fausse voie ! — Malpeste ! il est vexant de voir une vache rétive renverser le seau lorsqu’il est plein de lait. — Mais, après tout, c’est un vilain oiseau que celui qui salit son propre nid. Il faut que j’étouffe le scandale aussi bien que je pourrai. — De quoi s’agit-il, James ?

— C’est un message, monsieur, répondit James Wilkinson, de milord président ; et il espère que M. Alan n’est pas sérieusement indisposé.

— De milord président ? Le seigneur nous protège ! Je vais lui faire réponse à l’instant. Dites au domestique de s’asseoir, et demandez-lui s’il veut boire un coup, James. — Voyons maintenant, » continua-t-il en prenant une feuille de papier doré sur tranche, « comment nous allons tourner cette réponse. »

Avant que la plume eût touché le papier, James entra une seconde fois dans la chambre.

« Qu’y a-t-il encore, James ?

— Le domestique de milord Bladderskate vient demander comment va M. Alan, attendu qu’il a quitté la salle d’audience…

— Oui, oui, oui, » répliqua Saunders amèrement, « il a même fait une escapade au clair de lune comme le neveu de milord.

— Répondrai-je ainsi, monsieur ? » demanda James, qui, en sa qualité d’ancien soldat, exécutait à la lettre les commissions qu’on lui donnait.

— Diable ! non, non ! Priez le domestique de s’asseoir aussi, et de goûter notre ale. Je vais répondre par écrit à Sa Seigneurie. »

Le papier à tranche dorée fut repris, et James ouvrit une troisième fois la porte.

« Lord… envoie demander des nouvelles de M. Alan.

— Ah ! que le diable les emporte avec leurs politesses ! s’écria le pauvre Saunders. Donnez à boire aussi à son domestique ; je vais écrire à Sa Seigneurie.

— Les domestiques attendront aussi long-temps que vous voudrez, monsieur, c’est-à-dire, aussi long-temps que je remplirai leurs verres. — Encore ! je crois qu’à force de sonner, ils finiront par briser la sonnette. »

Cependant il se hâta d’aller ouvrir, et revint annoncer à M. Fairford que le doyen de la faculté venait lui-même savoir des nouvelles de M. Alan. — « Le ferai-je asseoir aussi pour boire un coup ? ajouta James.

— Seriez-vous assez idiot pour le faire, monsieur ? répondit Fairford. — Faites passer M. le doyen dans le salon. »

En descendant lentement l’escalier pas à pas, l’homme d’affaires, fort embarrassé, eut cependant le temps de réfléchir que, s’il est possible de revêtir d’un beau vernis une histoire véritable, la vérité sert toujours mieux que tous les contes adroits qu’on peut imaginer. Il annonça donc au docte personnage qui le visitait que, quoique son fils eût été incommodé par la chaleur de l’audience, et par la longue suite de fatigantes études qu’il lui avait fallu faire jour et nuit pour se préparer, il était pourtant si heureusement remis, qu’il avait pu s’occuper immédiatement d’une affaire qui l’appelait à la campagne, et où il s’agissait de vie et de mort.

« Il faut, en effet, que l’affaire soit bien sérieuse pour nous enlever notre jeune ami dans un pareil moment, dit le bon doyen. J’aurais souhaité qu’il restât pour finir son plaidoyer, et battre le vieux Tough. Sans compliment, M. Fairford, c’est le plus beau début qu’il me soit jamais arrivé de voir. Je serais fâché qu’il ne se chargeât point de la réplique. Rien de tel que de battre le fer quand il est chaud. »

M. Saunders Fairford fit une piteuse grimace, en acquiesçant à une opinion qui était incontestablement la sienne propre ; mais il crut prudent de répliquer que l’affaire « qui rendait la présence de son fils Alan à la campagne absolument nécessaire, regardait un jeune homme, possesseur d’une grande fortune, qui était l’ami particulier d’Alan, et qui ne faisait jamais une démarche importante sans consulter le jeune et savant avocat.

« Bien, bien, M. Fairford, vous savez votre affaire mieux que personne, répliqua le doyen ; s’il est question de mort ou de mariage, un testament ou une noce doivent passer avant toute autre affaire. Je suis heureux d’apprendre que M. Alan est assez bien rétabli pour avoir pu se mettre en route, et je vous souhaite le bonsoir. »

Après s’être placé sur ce pied-là avec le doyen de la faculté, M. Fairford se hâta d’écrire des billets, en réponse aux trois juges qui avaient envoyé savoir des nouvelles de son fils, expliquant l’absence d’Alan de la même manière. Lorsqu’il les eut cachetés, et qu’il eut écrit les adresses, il les remit à James, en lui recommandant de congédier messieurs les laquais, qui, pendant ce temps-là, avaient consommé un gallon de bière à deux pence, en discutant des points de droit, et en se désignant les uns les autres par les titres de leurs maîtres.

L’occupation que lui donnaient ces différents soins, et l’intérêt que tant de personnes de considération semblaient prendre à son fils, allégèrent beaucoup le poids qui pesait sur l’esprit de Saunders Fairford, et il continua de parler mystérieusement de l’affaire fort importante qui avait forcé son fils à s’éloigner, même avant la fin de la session, qui était très-prochaine. Il tâcha d’appliquer le même remède à son cœur : mais là, le succès fut loin d’être complet ; car sa conscience lui disait qu’aucun résultat, quelque important qu’il fût, auquel on parviendrait dans l’intérêt de Darsie Latimer, ne balancerait la perte de réputation à laquelle s’exposait Alan en abandonnant la cause du pauvre Pierre Peebles.

Durant ce temps, le brouillard qui enveloppait la cause de cet infortuné plaideur, et qui avait été un moment dissipé par l’éloquence d’Alan, comme les nuages brumeux que chasse le tonnerre de l’artillerie, semblait recouvrir de nouveau cette malheureuse affaire d’un voile aussi épais que l’obscurité palpable de l’Égypte. Il ne fallut pour cela que le son de la voix de Me Tough, qui, deux jours après le départ d’Alan, fut admis à répondre au plaidoyer de son jeune confrère. Muni d’une voix sonore, ayant de forts poumons, une opiniâtreté imperturbable, et prenant une prise de tabac entre chacune de ses phrases, dont, sans cette précaution, il n’eût jamais vu la fin, — le vétéran de la chicane promena sa lourde prose sur tous les sujets qui avaient été traités avec tant de clarté par Fairford ; il ramena peu à peu la cause dans le galimatias d’où son adversaire l’avait tirée, et réussit à étendre de nouveau le voile de ténèbres qui avait obscurci et rendu incompréhensible, pendant un si grand nombre d’années, le procès de Peebles contre Plainstanes. L’affaire resta encore pendante par suite du renvoi des parties devant un auditeur de comptes ordonné par la cour, pour que rapport lui fût fait avant le prononcé du jugement. Un résultat si différent de celui qu’attendait le public, d’après le plaidoyer d’Alan, donna lieu à différentes conjectures.

Le client lui-même opinait pour qu’on l’attribuât : 1° à son absence durant le plaidoyer de la première séance, « ayant été, disait-il, entraîné au café par John, et débauché par l’eau-de-vie, l’usquebaugh et d’autres liqueurs fortes, et tout cela per ambages de Pierre Drudgeit, employé à cet effet par les conseils, la fraude et la fourberie de Saunders Fairford, son agent ou son prétendu agent ; 2° à la fuite et à la désertion volontaire du jeune Fairford, son avocat. En conséquence de quoi, il porta plainte contre le père aussi bien que contre le fils, et les accusa de malversation : de sorte que l’issue de ce procès semblait menacer l’infortuné M. Saunders Fairford d’un nouveau sujet d’ennuis et de mortifications. Le pire de l’affaire était que sa conscience lui disait que la cause avait été réellement abandonnée, et qu’Alan, pour peu qu’il se fût donné la peine de revenir sur sa première argumentation, et de reproduire les preuves sur lesquelles il avait appuyé ses raisonnements, Alan n’aurait eu qu’à souffler, pour ainsi dire, et l’on aurait vu s’envoler toutes les toiles d’araignée dont Me Tough avait tapissé de nouveau la procédure. Mais l’arrêt avait été rendu, disait-il, comme par défaut, et la cause perdue faute de contradicteur.

Cependant une semaine environ s’écoula sans que M. Fairford reçût aucune nouvelle directe de son fils. Il apprit, à la vérité, par une lettre de M. Crosbie, que le jeune avocat était heureusement arrivé à Dumfries, mais qu’il avait quitté cette ville pour procéder à des recherches ultérieures, dont il ne lui avait pas communiqué la nature. Le vieillard, ainsi laissé en proie aux doutes, et poursuivi par des souvenirs mortifiants, privé même de la société domestique à laquelle il était accoutumé, commença à souffrir de corps aussi bien que d’esprit. Il avait formé la résolution de se rendre en personne dans le comté de Dumfries, lorsque, après avoir été bourru, morose et même brutal envers ses clercs et ses domestiques à un point inusité et intolérable, l’acrimonie des humeurs détermina un violent accès de goutte, mal qui réussit toujours, comme on sait, à dompter les esprits les plus violents.

Nous laisserons pour le moment le vieux procureur prendre son mal en patience ; la suite de cette histoire prend, au chapitre suivant, une forme un peu différente du récit simple et de la correspondance épistolaire, quoique tenant de chacun de ces deux genres.



  1. King’s messenger, huissier écossais, chargé d’arrêter les individus pour dettes. a. m.