Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 96-107).
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LETTRE VIII.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Vous pouvez battre des ailes et chanter comme il vous plaira. Vous allez à la recherche des aventures, mais les aventures me viennent à moi sans que je les cherche. Eh bon Dieu ! sous quelle charmante forme arrivent-elles ? sous la forme d’une cliente, — et d’une jolie cliente encore ! Qu’en pensez-vous, Darsie, vous qui êtes le véritable chevalier des dames ? Cette aventure n’a-t-elle pas tout le mérite des vôtres, où il ne s’agit que de chasses au saumon à cheval, et n’éclipsera-t-elle pas l’histoire de toute une tribu de Larges-Bords[1] ? — Mais je dois procéder méthodiquement.

En revenant aujourd’hui de l’Université, je fus surpris de voir un gros rire semblable à une grimace détendre la figure hâlée du fidèle James Wilkinson, et comme cette circonstance ne se présente guère qu’une fois par an, ma surprise était fort naturelle. D’ailleurs, il y avait dans ses regards une expression de malice que je me serais aussi bien attendu à rencontrer dans une servante[2], — espèce de meuble auquel James, dans son état habituel, peut être heureusement comparé. « De quoi diable s’agit-il, James ? lui demandai-je.

— Le diable peut bien être de la partie, en effet, » répondit James, à qui un éclat de rire fit faire une nouvelle grimace ; « car une femme est venue vous demander, M. Alan.

— Une femme me demander ! » répliquai-je avec étonnement ; « car vous le savez, excepté ma vieille tante Peggie qui vient dîner les dimanches à la maison, et lady Bedrooket, plus vieille encore, qui vient dix fois par an demander le trimestre de son douaire de quatre cents marcs, c’est à peine si une femme approche du seuil de notre porte, puisque mon père visite toutes ses clientes chez elles. James protestait néanmoins qu’une dame était venue, me demander. « Une aussi jolie fillette que j’en ai jamais vue, ajouta James, depuis que j’étais dans les fusiliers, et que j’avais pour connaissance Peg Baxter. » Vous savez que tous les gais souvenirs de James remontent à l’époque de son service militaire, les années qu’il a passées chez nous ayant été probablement assez ennuyeuses.

« Cette dame n’a-t-elle laissé ni son nom, ni son adresse ?

— Non, mais elle a demandé quand vous seriez à la maison, et je lui ai dit de repasser vers midi ; car alors la maison sera tranquille et votre père à la banque.

— Fi donc ! James, comment avez-vous pu penser que la présence ici ou l’absence de mon père dût avoir la moindre importance ? — La dame est sans doute une personne décente ?

— J’ose l’affirmer, monsieur : — ce n’est pas une de vos… ; » James suppléa le reste en sifflant. — « Mais j’étais bien embarrassé, — mon maître fait tant de tapage lorsqu’une femme vient ici. »

Je passai dans ma chambre, assez content que mon père fût absent, quoiqu’il m’eût semblé convenable de réprimander James pour avoir pensé de même. Je dérangeai mes livres, afin de leur donner sur la table l’apparence d’une gracieuse confusion, et je suspendis mes fleurets — inutiles depuis votre départ — au-dessus de la cheminée, pour que la dame vît que j’étais tam Marti quam Mercurio[3]. Je disposai ma toilette de manière à ce qu’elle ressemblât à un élégant déshabillé du matin. — Je donnai à mes cheveux cette teinte légère de poudre qui marque l’homme bien né ; — je plaçai ma montre et mes cachets sur la table, pour montrer que je comprenais la valeur du temps. — Et quand j’eus fait tous ces arrangements dont je suis honteux lorsque j’y pense, je n’eus rien de mieux à faire que de regarder le cadran, jusqu’à ce que les aiguilles marquassent midi. Cinq minutes s’écoulèrent : — je les attribuai à la différence des horloges — cinq autres minutes me remplirent de doute et d’inquiétude ; — cinq autres encore m’eussent fait perdre patience.

Riez tant qu’il vous plaira ; mais rappelez-vous, Darsie, que j’étais un avocat, attendant son premier client — un jeune homme élevé, besoin n’est pas de vous rappeler avec quelle rigueur, attendant une entrevue particulière avec une jeune et jolie femme. Mais avant un troisième laps de cinq minutes j’entendis la sonnette de la porte tinter bas et modestement, comme tirée par quelque main timide.

James Wilkinson, qui n’est pas vif, met, comme vous savez, une lenteur particulière à ouvrir la porte quand on sonne ; et je m’attendais qu’il s’écoulerait bien cinq bonnes minutes avant d’entendre le bruit solennel de ses pas retentir dans l’escalier. J’aurai le temps, pensai-je, de jeter un coup d’œil à travers la jalousie, et je courus en conséquence vers la fenêtre. Mais je comptais sans mon hôte ; car James, qui avait sa curiosité à satisfaire aussi bien que moi, s’était planté sous le portail, prêt à ouvrir au premier coup de sonnette, et il put dire : « Par ici, madame, — oui, madame, — la dame, M. Alan, » avant que je pusse regagner le fauteuil, où je me proposais d’être vu assis avec toute la dignité légale. La conviction d’avoir été presque surpris regardant par la croisée, jointe à cette ridicule timidité dont l’exercice du barreau doit, m’assure-t-on, me guérir, me retint debout au milieu de la chambre, l’air un peu confus ; tandis que la dame, déconcertée elle-même, restait immobile à la porte. James Wilkinson, qui conservait mieux son sang-froid, et qui peut-être n’était point fâché de prolonger son séjour dans l’appartement, s’occupa à préparer un siège pour la dame, et me rappela à la politesse par cet avis muet. Je l’invitai à vouloir bien s’asseoir, et je dis à James de se retirer.

La femme qui me visitait ainsi était incontestablement une personne bien élevée, et probablement d’un rang plus qu’ordinaire. Elle paraissait fort réservée, et ses mouvements étaient empreints d’un mélange de grâce et de timidité. Sur mon invitation elle s’assit. Ses vêtements, autant que je pus le supposer, étaient riches et de bon goût, mais ils étaient recouverts par un manteau de promenade, en soie verte, bizarrement brodé, et dans lequel, malgré la saison, tout son corps était enveloppé ; le manteau était même garni d’un capuchon.

Le diable emporte ce capuchon, Darsie ! car je pus tout juste distinguer, abaissé comme il l’était sur la figure de la femme qu’il me cachait, une des plus gracieuses physionomies que j’aie jamais vues, et qui, par suite naturelle de son embarras, était couverte de la plus vive rougeur. Je pus voir que son teint était beau, — son menton divinement tourné, — ses lèvres de corail, — et ses dents rivales de l’ivoire. Mais je n’en peux déclarer davantage ; car une agrafe d’or ornée d’un saphir, fermait la mante jalouse sur le sein de l’inconnue, et le maudit capuchon cachait entièrement la partie supérieure du visage.

J’aurais dû parler le premier, à coup sûr ; mais avant qu’il m’eût été possible d’arranger convenablement une phrase, la jeune dame, désespérée, je pense par mon hésitation, entama la conversation elle-même.

« Je crains de vous importuner, monsieur ; — je m’attendais à rencontrer ici un homme âgé. »

Ces mots me rappelèrent à moi-même. « Mon père, peut-être, madame. Mais vous avez demandé Alan Fairford : — le nom de mon père est Alexandre.

— C’est indubitablement à M. Alan Fairford que je souhaitais parler, » répliqua-t-elle avec une plus grande confusion ; « mais on m’avait dit qu’il était avancé en âge.

— C’est quelque erreur, madame, je présume, entre mon père et moi. Nos noms de baptême ont les mêmes initiales, quoiqu’ils soient différents. — Je — je — je considérerais cette erreur comme très heureuse si je pouvais avoir l’honneur de remplacer mon père en quoi que ce fût qui pût vous servir.

— Vous êtes très obligeant, monsieur. » Suivit une pause durant laquelle elle sembla se demander si elle se lèverait ou demeurerait assise.

« Je suis au moment d’entrer au barreau, madame, » dis-je dans l’espérance de vaincre ses scrupules à me conter son affaire, et si mes conseils ou mes opinions pouvaient être de la moindre utilité, quoique je ne doive pas dire qu’il faille beaucoup s’y fier, pourtant… »

La dame se leva. « Je suis vraiment sensible à votre bonté, monsieur. Je ne doute pas de vos talents. Je serai franche avec vous. — C’est bien à vous que je voulais rendre visite ; mais je trouve à présent plus convenable de vous faire mes confidences par écrit.

— J’espère, madame, que vous ne serez pas si cruelle, — que vous ne m’infligerez pas le supplice de Tantale. Considérez que vous êtes ma première cliente, — que votre affaire est ma première consultation ; ne m’accablez pas de honte en me retirant votre confiance, parce que je suis de quelques années plus jeune que vous ne sembliez vous y attendre. — Mon attention suppléera à mon manque d’expérience.

— Je ne doute ni de l’un ni de l’autre, » répliqua la dame d’un ton grave, qui avait pour but de réprimer l’air de galanterie avec lequel j’avais tâché de lui parler ; « mais quand vous aurez reçu ma lettre, vous verrez que j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il vaut mieux que je m’explique par écrit. Je vous souhaite le bonjour, monsieur. » Et elle quitta l’appartement, laissant le pauvre conseiller tout confondu, saluant, s’inclinant, et la suppliant de lui pardonner tout ce qu’il avait pu dire de désagréable, quoique mes offenses semblent se réduire à ce qu’elle avait reconnu que j’étais plus jeune que mon père.

La porte fut ouverte, — la dame sortit, — remonta le trottoir, enfila la première rue, et mit, je crois, le soleil dans sa poche en tournant le coin subitement ; car la tristesse et l’obscurité tombèrent sur le square, lorsqu’elle ne fut plus visible. Je restai un moment à la fenêtre comme insensible, ne réfléchissant pas quel beau sujet d’amusement je devais avoir procuré à nos curieux amis de l’autre côté de la place. Il me vint alors à l’esprit que je pouvais la suivre, et savoir au moins qui elle était. Je me précipitai dehors, — je montai jusqu’à la rue, et ne l’y apercevant pas, je demandai à un des garçons du teinturier s’il avait vu passer une dame, ou remarqué la direction qu’elle avait prise.

« Une dame ! » — dit le teinturier, en tournant vers moi sa figure ornée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. « M. Alan, qu’avez vous donc à courir ainsi dehors comme un fou, sans chapeau.

— Le diable emporte le chapeau ! » répondis-je en courant néanmoins le chercher. Je le pris et je ressortis aussitôt. Mais lorsque j’eus regagné pour la seconde fois le coin de la rue, j’eus assez de bon sens pour voir que toute poursuite serait alors inutile. D’ailleurs, j’aperçus mon ami le garçon teinturier en grande conversation avec un personnage aux mains vertes qui appartenait à la même profession, et je demeurai convaincu, comme Scrub, qu’ils parlaient de moi, parce qu’ils riaient à gorge déployée. Je n’avais pas envie, en les accostant une seconde fois, de confirmer le bruit que l’avocat Fairford était « devenu fou, » nouvelle qui déjà s’était probablement répandue depuis Campbell’s-Close-Foot jusqu’à Meal-Market-Stairs : aussi retournai-je me cacher dans mon trou.

Ma première occupation fut de faire disparaître toutes les traces de la manière élégante et bizarre dont j’avais disposé mas effets, dans l’espérance d’en retirer tant de fruits ; car j’étais alors honteux et chagrin de n’avoir pas songé un seul instant à me préparer mieux pour recevoir une visite qui avait commencé si agréablement, mais fini d’une façon si peu satisfaisante. Je remis mes in-folio à leur place ; — je jetai mes fleurets dans mon cabinet de toilette, — ne cessant pas une minute de me tourmenter d’un doute inutile pour savoir si j’avais manqué une occasion ou échappé à un stratagème, et si la jeune personne avait été réellement décontenancée, comme elle semblait le donner à entendre, par l’extrême jeunesse de l’homme de loi qu’elle avait voulu consulter. Le miroir fut assez naturellement appelé à mon aide ; et ce conseiller de cabinet prononça que si j’étais petit, épais de taille, et ayant un genre de physionomie plus convenable, comme j’aime à le croire, pour le barreau que pour les bals, — pas assez beau pour que de jeunes filles au teint de rose mourussent d’amour pour moi, ou même pour qu’elles inventassent de faux prétextes pour s’introduire dans ma chambre, je n’étais pourtant pas assez laid non plus pour mettre en fuite ceux que des affaires réelles attiraient chez-moi. — Je suis brun, j’en conviens, mais — nigri sunt hyacinthi[4] : — et il y a de jolies choses à dire en faveur des teints bruns.

Enfin, — comme le sens commun prend toujours le dessus, quand un homme veut seulement lui faire beau jeu, — je commençai à reconnaître à part moi que j’avais été âne avant l’entrevue, pour en avoir espéré un trop beau résultat, — âne durant l’entrevue, pour n’avoir pas su deviner la véritable intention de la dame, — et plus âne encore, maintenant que l’entrevue était terminée, pour ne pas songer à autre chose. Mais je ne puis m’empêcher d’y revenir toujours, et je me suis en conséquence déterminé à y réfléchir dans de bonnes intentions.

Vous vous rappelez comment Murtough O’Hara défendait la doctrine catholique sur la confession, disant que ses péchés pesaient fort sur sa conscience jusqu’à ce qu’il les eût dits à un prêtre ; mais qu’une fois confessés, il n’y pensait plus du tout. » J’ai donc essayé de sa recette ; et à présent que j’ai confié ma secrète mortification à ton oreille fidèle, je ne pense pas davantage à cette fille du brouillard,

Qui m’a dévisagé sans montrer son visage.




Quatre heures.


Peste soit de la Mante-Verte ! Elle ne peut être qu’une fée, puisqu’elle me trotte toujours par la tête ! Pendant tout le dîner j’ai été terriblement distrait ; mais heureusement mon père a attribué tout l’honneur de ma rêverie à la nature abstraite de la doctrine, vinco vincentem, ergo vinco te[5] ; argument sur lequel notre professeur a disserté ce matin. J’ai donc été renvoyé de bonne heure à mon antre, et j’y suis, étudiant dans un certain sens le vincere vincentem, pour vaincre la ridicule passion de la curiosité — je crois… je crois que ce n’est rien autre chose qui s’est emparé de mon imagination, et qui me tracasse perpétuellement avec cette question : Écrira-t-elle ou n’écrira-t-elle pas ? — Elle n’écrira pas. — Elle n’écrira pas, dit la raison, et elle ajoute : « Pourquoi prendrait-elle la peine d’entrer en correspondance avec un individu qui, au lieu de se montrer galant, hardi, vif, empressé, a paru devant elle comme un pauvre garçon à cœur de poulet, et lui a laissé tout l’embarras d’une explication dont il aurait dû lui épargner la moitié ? — Mais encore, réplique l’imagination, elle écrira : car elle n’est nullement une de ces femmes pour qui vous la prenez dans votre sagesse, madame la Raison. Elle était déjà assez déconcertée, sans que j’ajoutasse encore à son embarras par une impudente conduite. Et elle m’écrira, car — par le ciel ! elle m’a écrit, Darsie, et je triomphe. — Voici sa lettre, laissée à la cuisine par un commissionnaire trop fidèle ; on n’a pu obtenir de lui ni par argent ni par un coup de whiski, aucun renseignement, si ce n’est qu’il l’a reçue, avec six pence, d’une femme mise comme tout le monde, tandis qu’il était à son poste accoutumé près de la Croix.


à alan fairford, écuyer, avocat.


« Monsieur,


« Excusez ma méprise d’aujourd’hui. J’ai appris accidentellement que M. Darsie Latimer avait un ami intime et un camarade d’étude dans M. Alan Fairford. Quand je vins à m’enquérir de cette personne, elle me fut montrée à la Croix — c’est, je pense, le nom qu’on donne à la Bourse de votre ville — sous les traits d’un homme âgé et respectable — votre père, à ce que je reconnais maintenant. Lorsque je le demandai dans Brown’s Square, où je sus qu’il demeurait, j’employai le prénom d’Alan ; ce qui naturellement vous a occasionné aujourd’hui l’importunité de ma visite. Après de plus amples informations, je suis portée à croire que c’est vous qui pouvez déployer le plus de zèle dans l’affaire sur laquelle je vais appeler votre attention ; et je regrette beaucoup que des circonstances nées de ma situation particulière m’empêchent de vous communiquer de vive voix les choses qu’il faut que je vous apprenne.

« Votre ami, M. Darsie Latimer, se trouve exposé à un imminent péril. Vous n’ignorez sans doute pas qu’on lui a recommandé de ne jamais entrer en Angleterre. — Or, s’il n’a point absolument transgressé cette injonction amicale, il s’est du moins approché du danger dont il est menacé, autant qu’il pouvait le faire, sans déroger à la lettre de prohibition. Il a étable sa demeure dans un voisinage très-dangereux pour lui, et c’est seulement par un prompt retour à Édimbourg, ou du moins par une retraite vers quelque partie plus ignorée de l’Écosse, qu’il peut échapper aux machinations de certaines gens dont il doit craindre l’inimitié. Il faut que je parle avec mystère, mais mes paroles n’en sont pas moins certaines ; et, je pense, la destinée de votre ami vous est assez connue pour sentir que je ne puis vous écrire comme je le fais sans la connaître mieux encore que vous.

« S’il ne peut ou ne veut pas suivre le conseil qu’on lui donne, mon opinion est que vous l’alliez joindre, sans délai, s’il est possible, et que vous fassiez valoir, par votre présence et vos prières même, des arguments qui peuvent n’avoir pas assez de force dans une lettre. Un mot encore, et je supplie votre bonne foi de le prendre dans le sens que je l’écris. Personne ne pense que le zèle de M. Fairford à servir son ami ait besoin d’être stimulé par des motifs mercenaires. Mais on dit que M. Alan Fairford, n’exerçant point encore la profession à laquelle il se destine, peut, dans un cas comme celui-ci, n’avoir pas les moyens d’agir avec promptitude, bien qu’il ne puisse manquer de bonne volonté. M. Alan Fairford aura donc la complaisance de regarder le billet ci-joint comme ses premiers honoraires ; et celle qui le lui envoie espère qu’il sera l’augure d’une réussite complète, quoique venant d’une main aussi inconnue que celle de La Mante-verte. »

Un billet de banque de 20 livres sterling était renfermé dans la lettre, et toute cette aventure me rendit stupéfait d’étonnement. Je ne suis pas en état de relire le commencement de ma propre lettre, qui sert d’introduction à cette missive extraordinaire. Je sais seulement que, toute mêlée qu’elle est d’un bon nombre de folies, et Dieu est témoin que mes idées sont bien différentes en ce moment, elle donne des renseignements assez exacts sur la mystérieuse personne de qui vient cette lettre, — et que je n’ai ni le temps ni la patience de séparer l’absurde commentaire du texte qu’il est si nécessaire que vous connaissiez.

Combinez cet avertissement, envoyé d’une si étrange façon, avec la défense faite à vous par votre correspondant de Londres, M. Griffiths, de visiter l’Angleterre, — avec le caractère de votre laird des lacs de la Solway — avec les habitudes des habitants de ce pays frontière, qui ne reconnaissent aucune loi, chez qui des mandats d’arrêt ne sont pas facilement exécutés, à cause de la jalousie mutuelle des deux peuples, qui ne peut souffrir que la justice de l’un intervienne chez l’autre ; souvenez-vous que sir John Fielding[6] lui-même disait à mon père qu’il lui était impossible de jamais poursuivre un coquin par delà le pont de Dumfries ; — que la distinction de whig et de tory, de papiste et de protestant, tient encore cette contrée, comparativement aux autres, dans un état de trouble et de résistance aux lois : — songez à tout cela, mon cher Darsie, et rappelez-vous qu’en demeurant à Mont-Sharon vous résidez dans une famille actuellement menacée de violence ; parmi des gens dont l’obstination provoque une attaque à laquelle ils ne peuvent, par principes, opposer aucune résistance.

Même, permettez-moi de vous le dire, en homme du barreau, la légalité du mode de pêche employé par votre ami Josué paraît fort douteuse à nos meilleurs jurisconsultes ; et si les filets à pieux sont réellement une obstruction illégale élevée dans le canal du golfe, un rassemblement qui viendrait viâ facti[7] les renverser et les détruire, ne serait pas considéré par la loi comme coupable de violence publique. Ainsi, en restant où vous êtes, il est vraisemblable que vous serez engagé dans une querelle où vous n’avez rien à faire, et qu’alors vous mettrez vos ennemis, quels qu’ils puissent être, à même d’exécuter, dans la confusion d’un mouvement général, les mauvais desseins qu’ils peuvent avoir formés contre votre sûreté personnelle. Des pêcheurs bravant toute loi, des braconniers, des contrebandiers, sont des gens qui ne seront guère touchés ni des textes de votre quaker ni de votre chevalerie. Si vous êtes assez don Quichotte pour rester la lance en arrêt, avec intention de défendre des individus aux filets à pieux, et aux vêtements de couleur sombre, je vous déclare un chevalier perdu ; car, comme je vous l’ai déjà dit, je doute que contre ces puissants redresseurs de torts, les officiers de justice et les constables se croient autorisés à intervenir. En un mot, revenez, mon cher Amadis ; l’aventure des filets de la Solway n’est pas réservée à Votre Seigneurie. Revenez, je serai votre fidèle Sancho Pança, et nous en chercherons qui promettent davantage. Nous battrons ensemble la campagne pour découvrir cette Urgande, cette inconnue de la Mante-Verte qui peut expliquer l’énigme de votre destinée mieux que la docte Eppie de Backharen, mieux que Cassandre elle-même.

Il faut bien que je plaisante, Darsie ; car, en discutant avec vous, les plaisanteries obtiennent parfois meilleur succès que les arguments ; mais le cœur me saigne, et je ne puis renvoyer davantage la balle. Si vous avez la moindre considération pour l’amitié que nous nous sommes si souvent jurée l’un à l’autre, que mes désirs l’emportent une fois sur votre caractère aventureux et romanesque. Je suis très-sérieux quand je vous proteste que les avis communiqués à mon père par ce M. Herries, et la lettre mystérieuse de la jeune dame se prêtent une force mutuelle, et que, si vous étiez ici, vous pourriez apprendre de l’un ou de l’autre, ou même de tous les deux, certaines choses qui jetteraient de la lumière sur votre naissance et vos parents. Vous ne préférerez certainement pas un caprice inutile à la perspective qui se développe devant vous.

Conformément à l’avis que me donne, dans sa lettre, la jeune demoiselle, car je suis certain que telle est encore sa condition, j’aurais voulu me rendre près de vous pour appuyer de vive voix sur ces arguments, au lieu de les exposer par écrit. Mais vous savez que le jour de mes examens est fixé ; j’ai déjà, remplissant les formalités voulues, visité mes examinateurs ; déjà le sujet de ma thèse est désigné. Tous ces motifs ne sauraient peut-être me retenir à la maison ; mais mon père regarderait toute irrégularité en cette occasion comme un coup mortel porté aux espérances qu’il s’est fait un bonheur d’entretenir toute sa vie, savoir que j’entrerais au barreau avec quelque honneur. Pour moi, je sais qu’il n’y a point grande difficulté à passer ces examens de forme, sinon comment certaines personnes de notre connaissance s’en fussent-elles tirées ? Mais pour mon père, ces formes constituent une solennité auguste et sérieuse, à laquelle il pense depuis bien long-temps, et m’absenter en ce moment pourrait presque lui faire perdre la tête. Pourtant je la perdrai tout-à-fait moi-même, si je ne reçois pas promptement l’assurance que vous revenez en toute hâte ici. — En attendant, j’ai recommandé à Hannah de tenir votre petite chambre dans le meilleur ordre possible. Je n’ai pu savoir si mon père vous avait déjà écrit ; et il n’a point reparlé de son entretien avec Birrenswork ; mais, quand je lui donnerai à entendre que vous courez à présent de grands dangers, je sais que mes instances pour que vous reveniez sans retard recevront sa cordiale approbation.

Une autre raison encore. — Je dois, suivant l’usage, donner à dîner à nos amis, après mon admission ; et mon père, mettant de côté toutes les considérations habituelles d’économie, désire que le festin soit dans le meilleur style possible. Venez donc ici, cher Darsie, ou, je vous le déclare, j’enverrai les examens, le dîner d’admission et les conviés au diable, et j’irai en personne vous chercher de vive force. Votre camarade, plein d’une vive inquiétude.

A. F.



  1. C’est-à-dire les quakers, portant chapeaux à larges bords. a. m.
  2. Petite table faite de manière à ce qu’on puisse se servir soi-même à table. a. m.
  3. Aussi dévoué à Mars qu’à Mercure : aux armes qu’à l’éloquence. a. m.
  4. Les hyacinthes sont noires. a. m.
  5. Je vaincs celui qui t’a vaincu, donc je te vaincs. a. m.
  6. Auteur de Tom Jones. a. m.
  7. Par voie de fait. a. m.