Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 78-96).
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LETTRE VII.

LE MÊME AU MÊME.


— CONTINUATION. —


Le petit Benjie fut donc envoyé avec le bidet par la rive gauche, tandis que le quaker et moi nous suivîmes la droite, comme la cavalerie et l’infanterie d’une même armée, occupant les bords opposés d’une rivière, et marchant dans la même direction. Mais pendant que mon digne compagnon m’assurait d’une promenade sur une pelouse charmante jusqu’à la maison, le petit Benjie, qui avait ordre de rester toujours en vue, trouva bon de dévier de la route indiquée, et, prenant à droite, il emmena le précieux Salomon, de manière que nous ne les aperçûmes plus.

« Le coquin veut monter dessus ! » s’écria Josué avec plus de vivacité qu’on ne lui en pouvait supposer après ses grandes protestations de patience.

Je m’efforçai de calmer ses craintes, tandis qu’il doublait le pas et se frottait le front d’un air vexé, et je l’assurai que, si l’enfant montait sur l’animal, il ne manquerait pas, dans son propre intérêt, de le conduire doucement.

« Vous ne le connaissez pas, » dit Josué, rejetant toute consolation, « lui, faire quelque chose doucement ! non, il mettra Salomon au galop, — il abusera de la patience du pauvre animal qui m’a porté si long-temps ! Oui, je me suis abandonné à ma propre faiblesse quand j’ai souffert qu’il touchât seulement la bride ; car jamais pareil mécréant n’a été vu dans le pays.

Il se mit à énumérer en détail tous les délits ruraux dont on accusait Benjie. On l’avait soupçonné de tendre des pièges aux perdrix. — Il avait été surpris par Josué lui-même, attrapant des oiseaux chanteurs à la glu. Il demeurait fortement convaincu d’avoir donné la chasse à plusieurs chats, à l’aide d’un basset qui le suivait toujours, et qui était aussi maigre, aussi malpropre, aussi malicieux que son maître. Enfin Benjie était accusé d’avoir volé un canard pour avoir le plaisir de le chasser avec le susdit basset, qui était adroit sur l’eau comme sur la terre. Je fis chorus avec mon ami, pour ne pas l’irriter encore d’avantage, et je déclarai que, d’après ma propre expérience, j’étais disposé à abandonner Benjie comme un vrai suppôt de Satan. Josué Geddes se mit à censurer ma phrase comme beaucoup trop exagérée, et tout à fait inconvenante dans la bouche d’une personne réfléchie. À l’instant même où je m’en excusais, alléguant que c’était une manière de parler, nous entendîmes, de l’autre côté du ruisseau, certain bruit indiquant que Salomon et Benjie ne faisaient pas bon ménage. Les éminences de sable derrière lesquelles Benjie avait dirigé sa course nous avaient empêchés, comme c’était sans doute son intention, de le voir monter sur la selle défendue ; et ayant mis Salomon au galop, ce que le quaker exigeait rarement de l’animal, ils avaient ainsi cheminé ensemble en grande amitié, jusqu’au moment où ils approchèrent du gué que le légitime propriétaire du palefroi n’avait point osé traverser.

Là, une divergence d’opinion s’établit entre le cheval et le cavalier. Celui-ci, fidèle à ses instructions, tâchait de diriger Salomon vers le pont de pierre ; mais Salomon pensait que le gué était le plus court chemin pour retourner à son écurie. Le point fut vivement contesté, et nous entendîmes Benjie siffler, jurer, et surtout fouetter avec beaucoup d’énergie, tandis que Salomon, docile à ses vieilles habitudes, mais forcé de perdre alors patience, faisait force sauts et cabrioles ; et c’était ce double vacarme que nous entendions, avant qu’il nous fût possible d’en voir la cause, quoique Josué ne la devinât que trop bien.

Alarmé par ces indices, le bon quaker se mit à crier : « Benjie ! — Oh ! le misérable ! — Salomon ! — Oh ! le fou ! » Tout à coup le couple se montra au grand galop ; car Salomon avait obtenu décidément l’avantage dans la lutte, et entraînait malgré lui son cavalier dans la partie la plus profonde du gué. Jamais colère ne se changea si vite en crainte dictée par l’humanité, que celle de mon digne compagnon. « Le misérable va se noyer ! s’écria-t-il. Un fils de veuve ! — Son fils unique ! — se noyer ! — Laissez-moi aller… » Et il se débattait de toutes ses forces contre moi qui le retenais, pour s’élancer dans la rivière.

Je n’avais aucune inquiétude pour Benjie ; car le petit polisson, quoiqu’il fût incapable de conduire le cheval récalcitrant, se tenait en selle comme un singe. Salomon et Benjie passèrent le gué sans accident et reprirent leur galop sur l’autre rive.

Il était impossible de décider si en cette dernière occasion Benjie s’enfuyait avec Salomon ou Salomon avec Benjie ; mais, à en juger d’après le caractère et les motifs, je penchais plutôt pour la première hypothèse. Je ne pus m’empêcher de rire lorsque le gamin passa près de moi, grimaçant moitié de peur moitié de plaisir, perché tout à fait sur le pommeau de la selle, et se retenant les bras étendus à la bride et à la crinière ; tandis que Salomon serrait le mors entre ses dents, et, la tête presque baissée entre les jambes de devant, il passa près de son maître dans cette attitude extraordinaire, en courant ventre à terre.

« Le malicieux coquin ! » s’écria le quaker, oubliant la modération habituelle de ses discours. — « Le vrai gibet de potence ! Très-certainement il rendra Salomon poussif. »

Je le suppliai de se consoler. — Je lui assurai qu’une demi-heure de galop ne ferait aucun mal à son favori, — et lui rappelai la censure qu’il m’avait adressée une minute avant pour avoir donné une dure épithète à l’enfant.

Mais Josué ne fut pas à court de réponse. « Mon jeune ami, dit-il, tu as parlé de l’âme de ce jeune polisson, que tu as affirmé appartenir à Satan, et c’est une chose dont tu ne peux rien dire à ta propre connaissance ; au contraire, moi, je n’ai parlé que de son corps qui sera assurément suspendu à une corde, à moins qu’il n’amende sa conduite. On dit que, petit comme il est, il fait déjà partie de la bande du laird.

— De la bande du laird ? » dis-je, en répétant ces mots avec surprise. — « Voulez-vous parler de la personne chez qui j’ai couché la nuit dernière ! — Je vous ai entendu l’appeler le laird. — Est-il à la tête d’une bande ?

— Bah ! je ne voulais pas dire précisément une bande, » répliqua le quaker qui parut en avoir dit par inadvertance plus qu’il n’en avait l’intention, « j’aurais dû dire de la compagnie ou de son parti : mais voilà ce qui arrive, ami Latimer, aux hommes les plus sensés, quand ils se laissent troubler par la passion ; ils parlent comme s’ils avaient le délire, comme avec la langue de l’imprudent et de l’insensé. Et quoique tu aies été prompt à remarquer ma faiblesse, je ne regrette pourtant pas que tu en aies été le témoin, attendu que les chutes du sage peuvent être aussi utiles à la jeunesse et à l’expérience que celles de l’insensé.

C’était une espèce d’aveu d’une chose que je commençais à soupçonner, savoir que mon nouvel ami, malgré la bonté réelle de son caractère, jointe au quiétisme religieux de sa secte, n’avait pu réussir à dompter entièrement l’impétuosité d’un naturel prompt et fougueux.

En cette occasion, comme s’il eût senti qu’il avait laissé voir plus d’émotion qu’il ne convenait, Josué évita de parler davantage de Benjie et de Salomon, et attira mon attention sur les objets naturels qui nous entouraient. Le paysage augmentait d’intérêt et de beauté, à mesure que, guidés encore par les détours du ruisseau, nous laissions derrière nous les sables, et que nous pénétrions dans une campagne close et bien cultivée, où les terres labourables et les pâturages étaient agréablement coupés par des bouquets d’arbres et des haies. Descendant alors plus près du ruisseau, nous franchîmes une petite porte, et nous entrâmes dans une allée tenue avec beaucoup de soin, dont les côtés étaient ornés de fleurs et d’arbustes fleuris, des espèces les plus durables ; en montant par une pente douce, nous sortîmes bientôt de ce petit bois, et je vis presque en face de nous une maison basse, mais parfaitement entretenue, d’une forme irrégulière ; mon guide, en me secouant la main avec cordialité, m’annonça que j’étais le bienvenu à Mont-Sharon.

Le bois à travers lequel nous nous étions approchés de cette petite habitation, s’étendait autour d’elle tant au nord qu’au nord-est ; seulement, percé dans différentes directions, il laissait voir qu’il était entrecoupé par des champs bien arrosés et bien abrités. La maison regardait le sud-est ; de la façade au ruisseau s’étendait un terrain d’agrément, je devrais plutôt dire un vaste jardin. J’appris que le père du propriétaire actuel ayant eu un goût décidé pour l’horticulture, dont le fils avait hérité, il avait formé ces jardins qui, avec leurs gazons bien tondus, leurs allées bien peignées, leurs labyrinthes, leurs arbres et leurs arbrisseaux exotiques, surpassaient de beaucoup tout ce qu’on avait tenté en ce genre dans le voisinage.

S’il y avait un peu de vanité dans le sourire de satisfaction qui parut sur les lèvres de Josué Geddes tandis que je contemplais avec délices une scène si différente du désert nu que nous venions de parcourir ensemble, on pouvait certainement le pardonner à l’homme qui, en cultivant les beautés naturelles de ce lieu, y avait trouvé, comme il le disait, santé de corps et délassement d’esprit. À l’extrémité du vaste jardin, le ruisseau se repliait en demi-cercle, et en formait la limite. L’autre rive ne faisait point partie du domaine de Josué ; mais le filet d’eau était bordé de ce côté-là par un roc escarpé de pierre à chaux qui semblait une barrière élevée par les mains de la nature autour de ce petit Éden de grâce, de bonheur et de paix.

« Au milieu de ton admiration pour les beautés de notre petit patrimoine, » me dit le bon quaker, « je ne dois point te laisser oublier que tu as légèrement déjeuné. »

En parlant ainsi, Josué me conduisit vers une petite porte vitrée qui ouvrait sous un porche tapissé de chèvre-feuille et de clématite, et m’introduisit dans un salon de moyenne grandeur, dont l’ameublement fort simple, et d’une excessive propreté, était empreint du caractère des maîtres de la maison.

Hannah, la femme de charge de votre père, est généralement reconnue comme une exception parmi les ménagères écossaises, et n’a point sa pareille pour la propreté parmi les femmes d’Auld Reekie ; mais la propreté d’Hannah n’est rien, comparée aux soins scrupuleux de cette secte qui semble porter dans les moindres détails de la vie la rigueur consciencieuse de ses mœurs.

Le salon aurait été sombre, car les fenêtres étaient étroites et le plafond bas ; mais Josué l’avait égayé en le faisant communiquer par une cloison et une porte vitrées avec une serre construite tout en glaces. Je n’avais jamais vu cette agréable manière de réunir les jouissances d’un appartement aux beautés de la nature, et je m’étonne qu’elle ne soit pas pratiquée davantage par les grands. On trouve une idée à peu près semblable dans un article du Spectateur[1].

Tandis que j’allais vers la serre pour en mieux examiner l’intérieur, la cheminée du salon attira mon attention. C’était une construction de pierres massives, tout à fait hors de proportion avec la grandeur de l’appartement. Au dessus du manteau avait été jadis sculpté un écusson armorié ; le marteau ou le ciseau qui avait servi à effacer l’écu et le cimier, avait laissé intacte cette pieuse devise qu’on lisait encore au-dessous : « Confiance en Dieu. » Les inscriptions gothiques, vous le savez, furent toujours ma passion ; il y a long-temps que je suis parvenu à déchiffrer tout ce que les pierres sépulcrales du cimetière des Moines gris pouvaient nous dire sur les morts aujourd’hui oubliés.

Josué Geddes s’arrêta en me voyant les yeux fixés sur ce reste d’antiquité. « Comprends-tu ? » dit-il.

Je lus la devise à haute voix et j’ajoutai qu’il me semblait voir des vestiges de date.

« Ce doit être 1537, répliqua-t-il ; car c’est au moins à partir de cette époque que nos ancêtres ont, dans les temps aveugles du papisme, possédé ces domaines, et ce fut dans cette année qu’ils bâtirent leur maison.

— Cela date de loin, » repris-je en regardant avec respect ce monument. « Je suis fâché que les armoiries soient effacées. »

Il était peut-être impossible que mon ami, tout quaker qu’il était, n’eût aucune vénération pour sa généalogie, tout en s’élevant contre la vanité qu’on attache ordinairement à de pareils titres : il entreprit ce sujet avec cet air de mélancolie et de regret, et il avait ce sentiment de dignité que prenait Jack Fawkes quand il nous parlait, au collège, d’un de ses ancêtres qui avait eu le malheur de tremper dans la conspiration des poudres.

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste. — Telle fut la harangue que prononça Josué Geddes de Mont-Sharon. — Si nous ne sommes rien nous-mêmes devant le ciel, que doit être l’illustration qu’on tire des os pourris et de la poussière infecte dont les âmes immortelles sont allées depuis long-temps rendre leur compte ? Oui, ami Latimer, mes ancêtres furent renommés parmi les hommes barbares et sanguinaires qui habitaient alors ce pauvre pays. Ils étaient si fameux par le succès de leurs pillages, de leurs rapines et de leurs meurtres qu’on les surnomma Geddes, dit-on, pour les comparer au poisson appelé Jack Pick ou Luce, et Ged[2] dans le patois de nos comtés : — belle distinction vraiment pour des chrétiens ! Et pourtant ils firent représenter ce requin d’eau douce sur leurs écussons ; et ces prêtres profanes d’une coupable idolâtrie, ces flatteurs, appelés hérauts d’armes, qui s’occupent à graver des poissons, des oiseaux et des bêtes à quatre pattes, pour que les hommes tombent devant ces signes et les adorent, ces corrupteurs leur assignèrent le ged pour écusson et pour devise, le sculptèrent sur leurs cheminées et le placèrent sur leurs tombes. Alors ces hommes s’enorgueillirent dans leur cœur et devinrent encore plus semblables au ged, tuant, emmenant en captivité et partageant le butin, au point que l’endroit où ils demeuraient reçut le nom de Sharing-Knowe[3] — parce qu’ils venaient y faire avec leurs complices le partage des dépouilles. Mais un jugement meilleur fut accordé au père de mon père — Philippe Geddes, qui, après avoir essayé de s’éclairer des vains feux follets qui brillaient alors dans différentes réunions, et dans certaines maisons à clocher, finit par obtenir une étincelle à la lampe du bienheureux Georges Fox, qui vint en Écosse répandre la lumière parmi les ténèbres, aussi abondamment que jaillissent les étincelles du sabot d’un cheval qui court au grand galop sur un chemin pierreux.

Là, le bon quaker s’interrompit en disant : À propos, il faut que j’aille voir tout de suite en quel état se trouve Salomon. »

Un serviteur quaker entra dans la chambre avec un plateau, et saluant son maître par une inclination de tête, mais non de la manière dont on salue habituellement, dit avec gravité : « Tu es le bien venu à la maison, ami Josué, mais nous ne t’attendions pas si tôt. — Qu’est-il arrivé à Salomon, ton cheval ?

— Comment ! que lui est-il arrivé ? N’a-t-il pas été ramené ici par l’enfant qu’on appelle Benjie ?

— Il l’a été, mais d’une étrange manière. Il est arrivé ici en furieux et courant au galop, et a jeté l’enfant Benjie, qui était sur son dos, au milieu du tas de fumier qui est dans la cour de l’écurie.

— J’en suis content, » dit Josué avec précipitation, « content de tout mon cœur et de toute mon âme. — Mais un moment, c’est l’enfant de la veuve : — le polisson s’est-il fait mal ?

— Non, car il s’est relevé immédiatement pour s’enfuir à toutes jambes.

Josué grommela entre ses dents le mot fouet, puis demanda en quel état se trouvait actuellement Salomon.

— Il fume comme un chaudron sur le feu ; et Bauldie le promène par la laisse dans la cour, de peur qu’il ne prenne du froid. »

M. Geddes courut aussitôt à la basse-cour pour s’assurer par ses propres yeux de l’état de son favori, et je l’accompagnai pour offrir mes conseils comme jockey. — Ne riez pas, Alan : assurément j’en sais assez dans l’art de soigner les chevaux pour conseiller un quaker — dans une occasion si critique.

Le jeune garçon qui promenait le cheval semblait n’être pas quaker, seulement ses rapports avec les gens de la maison lui avaient donné une teinte de cette retenue qui distinguait leur air et leurs manières. Salomon lui-même hennit en voyant son maître et frotta la tête contre l’épaule du bon quaker, comme pour lui assurer qu’il allait parfaitement bien, Josué revint donc plus tranquille au salon, où l’on faisait les préparatifs du déjeuner.

J’ai su depuis que l’affection de Josué pour son poney, est regardée comme extravagante par certaines personnes de sa secte, et qu’il a été fort blâmé, dans le temps, pour avoir permis qu’on l’appelât Salomon, et même qu’on lui donnât un nom quelconque ; mais il est si respecté et si influent parmi ses frères, qu’ils ferment les yeux sur cette faiblesse.

J’appris de lui-même (tandis que le vieux domestique Joachim, entrant et ressortant sans cesse, semblait ne devoir jamais terminer les apprêts du déjeuner) que son grand-père Philippe, le prosélyte de George Fox, avait beaucoup souffert des persécutions auxquelles ces innocents sectaires furent en butte de toutes parts durant cette période d’intolérance, et qu’une grande partie de la famille avait été pillée. Le père de Josué avait vu se lever des jours meilleurs, et s’étant allié par un mariage à une riche famille de quakers du Lancashire, il se livra avec succès à différentes branches de commerce, et racheta une partie du domaine de ses ancêtres, dont il changea le nom de Sharing-Knowe contre la dénomination plus évangélique de Mont-Sharon[4].

Ce Philippe Geddes, comme je l’ai déjà dit, avait pris goût à l’horticulture et aux travaux du fleuriste, occupations assez communes parmi les membres de la secte pacifique à laquelle il appartenait. Il avait détruit les restes de la vieille maison crénelée, et substitué en sa place une habitation moderne ; et tout en conservant le foyer de ses ancêtres en mémoire de leur hospitalité, comme aussi la pieuse devise qu’ils avaient prise par hasard, il ne manqua pas de faire effacer les emblèmes mondains et sanguinaires gravés sur l’écu et le casque.

Lorsque M. Geddes m’eut donné ces renseignements sur lui-même et sur sa maison, sa sœur Rachel, qui en est maintenant avec lui l’unique rejeton, entra dans la chambre. Son extérieur est extrêmement agréable, et quoiqu’elle puisse avoir trente ans, elle conserve encore la taille et les mouvements d’une personne plus jeune. L’absence de tout ornement et de toute concession à la mode était réparée suivant l’habitude par la parfaite blancheur et la propreté exquise de ses vêtements ; et son simple bonnet serré allait parfaitement à des yeux qui avaient la douceur et la simplicité de ceux d’une tourterelle. Ses traits étaient aussi fort gracieux, quoiqu’ils eussent un peu souffert de cette ennemie déclarée de la beauté, la petite vérole : ce désavantage était racheté en partie par une bouche bien faite, par des dents pareilles à des perles, et par un sourire vraiment enchanteur, qui semblait souhaiter bonheur en ce monde et dans l’autre à ceux à qui elle parlait. Vous ne pouvez tirer ici aucune de vos ridicules conclusions, Alan, car je vous ai donné un portrait en pied de Rachel Geddes : de sorte qu’il vous est impossible de dire en ce cas, comme dans votre dernière lettre, que j’ai été sobre de détails, parce que je craignais de m’étendre sur un pareil sujet. — Nous reviendrons là-dessus.

Nous procédâmes donc au déjeuner après un bénédicité, ou plutôt une prière improvisée que Josué prononça et que l’esprit lui fit prolonger plus long-temps que je ne le désirais. Alors, Alan, je me mis à expédier les bonnes choses qui composent un repas du matin avec une voracité dont vous n’avez pas été le témoin depuis que vous déjeunez sans Darsie Latimer. Thé et chocolat, œufs, jambon et pâtisserie, sans oublier le poisson grillé, disparaissaient avec une promptitude dont mes bons hôtes paraissaient émerveillés : ils ne discontinuaient pas de surcharger mon assiette, comme pour voir s’il était possible de me rassasier. Une circonstance, cependant, me rappela où j’étais. Miss Geddes m’avait offert un morceau de gâteau que j’avais refusé dans le moment ; mais, presque aussitôt après, voyant le plat à ma portée, j’allongeai le bras pour en prendre une tranche : je venais de la poser sur mon assiette lorsque Josué mon hôte, non pas avec l’air du docteur de Sancho, Tirtea Fuera, mais d’une manière fort calme et fort tranquille, me l’enleva pour la remettre dans le plat, en se contentant de dire : « Tu viens de la refuser, ami Latimer. »

Ces bonnes gens-là, Alan, n’ont aucune indulgence pour ce que votre digne père appelle le privilége des habitants d’Aberdeen, celui de « retirer sa parole ; » ce que le sage appelle « seconde pensée. »

Sauf cette petite leçon, il n’y eut rien de particulier dans la réception qu’on me fit, sinon, toutefois, que je dus remarquer la bonté constante et empressée dont toutes les attentions de mes nouveaux amis étaient accompagnées, comme s’ils eussent été jaloux de me prouver que l’absence des formes du monde proscrites par leur secte ne faisait que rendre leur hospitalité plus sincère. Enfin ma faim s’apaisa, et le digne quaker, qui m’avait vu travailler des dents avec un air de vive satisfaction, s’adressa ainsi à sa sœur :

« Ce jeune homme, Rachel, a passé la dernière nuit dans la chaumière de notre voisin qu’on appelle le laird. Je suis fâché de ne l’avoir pas rencontré hier au soir ; car notre voisin exerce trop peu souvent l’hospitalité pour être à même de bien recevoir ses hôtes.

— Josué, répliqua Rachel, si notre voisin a rendu un service, tu ne devrais pas lui en envier l’occasion ; et si notre jeune ami n’a point passé une excellente nuit, il jouira d’autant mieux des douceurs que la Providence peut lui envoyer.

— Et pour qu’il en puisse jouir à loisir, nous le prierons, Rachel, de rester un jour ou deux avec nous. Il est jeune et fait son entrée dans le monde : notre habitation peut, s’il le trouve bon, être pour lui un lieu de repos d’où il pourra examiner le pèlerinage qu’il lui faut entreprendre, et le sentier qu’il doit parcourir. — Qu’en dis-tu, ami Latimer ? nous n’astreignons pas nos amis à nos usages, et tu es, je pense, trop sensé pour nous en vouloir de ce que nous suivons nos propres coutumes ; si même nous venions à te donner un mot de conseil, tu ne t’en fâcherais pas, j’espère, pourvu qu’il vînt en temps et lieu. »

Vous savez, Alan, combien je me laisse aller aisément à tout ce qui ressemble à la cordialité : — aussi, quoiqu’un peu effrayé des manières formalistes de mon hôte et de mon hôtesse, j’acceptai leur offre hospitalière, à condition que je pourrais envoyer à Shepherd’s Bush chercher mon domestique et mon portemanteau.

« Il est vrai, ami, répondit Josué, que ton extérieur gagnerait beaucoup avec des vêtements plus propres, mais je remplirai moi-même ta commission ; je me rendrai à l’auberge de la veuve Gregson, et je t’enverrai ton domestique et tes habits. Pendant ce temps, Rachel te montrera notre petit jardin et te mettra ensuite à même d’employer utilement ton loisir, jusqu’à ce que le dîner nous rassemble de nouveau à deux heures après midi. Je te souhaite le bonjour pour le moment, attendu que j’ai du chemin à faire, et que je dois laisser Salomon se reposer et se rafraîchir. »

En parlant ainsi, M. Josué Geddes sortit. Certaines dames de notre connaissance auraient éprouvé ou du moins affecté beaucoup de réserve et d’embarras, en se voyant condamnées à faire seules les honneurs de la maison à — je lâcherai le mot, Alan, à un jeune homme bien fait, à un étranger. Rachel quitta la chambre, et revint, quelques minutes après, avec un manteau, un chapeau très simple et des gants de castor, prête à me servir de guide avec autant de simplicité que s’il lui eût fallu seulement accompagner votre père. Je sortis donc avec ma jolie quakeresse.

Si la maison, à Mont-Sharon, n’est qu’une habitation ordinaire et commode, de moyenne grandeur et d’humble prétention, les jardins et les dépendances, quoique peu considérables, peuvent rivaliser avec ceux d’un comte sous le rapport de l’entretien et de la dépense. Rachel me conduisit d’abord dans son endroit favori, une basse-cour remplie d’une multitude de volailles domestiques, des espèces les plus rares aussi bien que les plus ordinaires. Un petit ruisseau, qui formait un bassin pour les oiseaux aquatiques, coulait sur un sable fin dans les parties de l’enclos destinées aux volailles de terre qui trouvaient ainsi abondamment les moyens de faciliter leur digestion.

Toutes ces créatures semblèrent s’apercevoir de la présence de leur maîtresse, et quelques favoris particuliers accoururent à ses pieds et continuèrent à la suivre aussi loin que leurs limites le permettaient. Elle m’expliqua leurs différences et leurs qualités, avec la précision d’une personne qui a étudié l’histoire naturelle ; et j’avoue que je n’avais jamais contemplé les oiseaux d’une basse-cour avec autant d’intérêt, — à moins qu’ils ne fussent bouillis ou rôtis. Je ne pus m’empêcher de lui adresser une question difficile : « Comment pouvait-elle ordonner le supplice de ces créatures dont elle paraissait si soigneuse ?

— C’est une chose pénible, répondit-elle, mais d’accord avec la loi de leur existence. Il faut qu’elles meurent ; mais elle ne savent pas quand l’heure de leur mort approche ; et, en satisfaisant tous leurs besoins pendant qu’elles vivent, nous contribuons à leur bonheur autant que les conditions de leur existence nous le permettent. »

Je ne partage pas tout à fait son opinion, Alan. Je ne pense pas que les porcs on les volailles admissent jamais que le but unique de leur existence est d’être tués et mangés. Pourtant, je ne rétorquai pas cet argument auquel ma quakeresse semblait fort désirer d’échapper ; car, me conduisant à la serre qui était étendue et remplie des plantes les plus rares, elle me montra une volière qui se trouvait à une extrémité, et dont elle prenait plaisir, dit-elle, à soigner elle-même les habitants, sans être jamais troublée par aucune réflexion pénible sur leur sort futur.

Je ne vous ennuierai pas avec le détail des jardins, des serres chaudes, et de tout ce qui s’y trouve renfermé. Il faut qu’on ait dépensé des sommes considérables pour les créer d’abord, et ensuite pour les entretenir dans l’état où je les vis. Cette famille, à ce qu’il paraît, est alliée à celle du célèbre Millar, et participe de son goût pour les fleurs et l’horticulture. Mais, au lieu d’estropier des noms de botanique, je vous mènerai plutôt en pays civilisé, c’est à dire au jardin d’agrément que le bon goût de Josué ou de son père a étendu jusqu’au bord de la rivière. Contrairement à la simplicité de la maison, il était orné à un point extraordinaire. On y rencontrait divers compartiments artistement réunis ; et quoique le terrain total n’excédât pas cinq ou six acres, il était si bien varié qu’il paraissait quatre fois plus grand. Cet espace étroit renfermait des allées sombres et des promenades découvertes, une jolie cascade artificielle, une fontaine d’où partait un jet d’eau considérable dont les filets, brillant aux rayons du soleil, formaient un arc-en-ciel continuel. Il y avait un cabinet de verdure, comme disent les Français, pour se soustraire aux chaleurs de l’été, et une terrasse abritée au nord-est par une belle haie de houx, avec toutes ses luisantes épines, où l’on peut jouir des douceurs du soleil quand il se montre par les jours froids de l’hiver.

Je sais, Alan, que vous condamnerez tout cela comme vieux et de mauvais goût ; car depuis que Landseer a décrit les Leasowes, et parlé des imitations de la nature tentées par Brown, depuis que vous avez lu le dernier essai d’Horace Walpole sur le jardinage, vous êtes absolument pour la simple nature ; — vous détestez les escaliers en plein air, vous n’aimez plus que les bois et la solitude. Mais ne quid nimis[5]. Je ne voudrais pas gâter une scène naturellement grande et belle en y entassant une multitude de décorations artificielles ; je crois, néanmoins, qu’elles peuvent être tort intéressantes, quand la situation n’offre pas de beautés particulières.

En conséquence, lorsque j’aurai une maison de campagne, — qui peut dire si je l’attendrai encore long-temps ? — vous pouvez compter sur des grottes, des cascades et des fontaines ; même, si vous m’y forcez par esprit de contradiction, peut-être irai-je jusqu’à un temple. — Ne me provoquez donc pas, car vous voyez de quels excès je suis capable.

En tous cas, Alan, si vous condamnez comme artificiel le reste des propriétés de mon ami Geddes, il est une allée de saules au bord même de l’eau, si sombre, si solennelle, si silencieuse, qu’elle commanderait votre admiration. Le ruisseau, retenu à l’extrémité du domaine par une digue naturelle, — par une barrière de rochers, semblait, alors même que les eaux étaient grosses, ne couler qu’à peine ; et les branches que les pâles saules laissaient tomber dans l’eau, amassaient autour d’elles, en petits ronds, l’écume produite par le courant, qui plus haut était assez rapide. Le rocher élevé qui formait la rive opposée du ruisseau n’était vu qu’obscurément à travers les arbres, et sa crête pâle, dont chaque crevasse laissait échapper de longues guirlandes de ronces et d’autres plantes grimpantes, paraissait une barrière entre le paisible sentier que nous parcourions et le monde bruyant et affairé. Le sentier lui-même, suivant les détours du courant, décrivait une légère courbure, de façon à cacher complètement le but de la promenade, tant qu’on n’y était pas arrivé. Un bruit sourd et continu, qui augmentait à mesure que vous avanciez, vous préparait à ce dernier tableau. On trouvait là des sièges grossiers formés de racines d’arbres, et l’on apercevait le ruisseau qui se précipitait par-dessus la digue de rochers que j’ai déjà mentionnée.

La tranquille solitude de cette promenade faiblement éclairée en faisait un lieu convenable pour un entretien confidentiel ; et, comme je n’avais rien de plus intéressant à dire à ma belle quakeresse, je pris la liberté de la questionner sur le laird : car vous savez ou devez savoir qu’après les affaires du cœur, ce sont à celles des voisins que s’intéresse le plus le beau sexe.

Je ne cachai ni ma curiosité, ni la réserve avec laquelle Josué m’avait déjà répondu, et je vis que ma compagne ne répondait elle-même qu’avec embarras. « Je ne dois dire que la vérité, dit-elle ; et en conséquence je t’avouerai que mon frère n’aime point, et que moi je redoute l’homme sur qui tu m’interroges. Peut-être avons-nous tort tous deux ; — mais c’est un homme violent, et il jouit d’une grande influence sur grand nombre de gens qui, faisant les métiers de marin et de pêcheur, deviennent aussi intraitables que les éléments contre lesquels ils luttent. Il n’a point de nom certain parmi eux : ils ont la mode grossière de se distinguer les uns des autres par des surnoms ; et ils l’ont appelé le laird des lacs (ne se souvenant pas qu’il n’existe qu’un seul être qu’on doive nommer seigneur[6]) ; c’est une dérision, car les mares d’eau salée que laisse la marée sur les grèves sont appelées les lacs de la Solway.

— N’a-t-il pas d’autre revenu que celui qu’il retire de ces grèves ?

— Je ne saurais répondre à cette question. On dit qu’il ne manque pas d’argent, quoiqu’il vive comme un pêcheur ordinaire, et qu’il partage généreusement sa fortune avec les pauvres habitants des environs ; on répète tout bas que c’est un homme d’importance grièvement compromis jadis dans la malheureuse affaire de la rébellion[7], et qu’il a même aujourd’hui encore trop à craindre du gouvernement pour porter son vrai nom. Il s’absente souvent de sa chaumière de Broken-burn-Cliffs, des semaines et des mois entiers.

— J’aurais pensé que le gouvernement ne voulait pas se donner la peine, à l’heure qu’il est, de sévir même contre les rebelles les plus coupables. Tant d’années se sont écoulées !…

— Cela est vrai ; pourtant de telles personnes peuvent croire qu’on les laissera tranquilles, tant qu’elles vivront dans l’obscurité. Mais, en résumée, on ne peut rien savoir de certain avec des gens si grossiers. La vérité n’existe pas chez eux. — Presque tous se livrent au commerce de contrebande entre ces pays et la côte voisine d’Angleterre, et ils sont familiers avec toute espèce de mensonge et de fourberie.

— Il est malheureux que votre frère ait des voisins d’un pareil genre, d’autant plus qu’il existe, à ce que j’ai compris, certain différend entre eux.

— Où ? quand ? à quel propos ? » demanda miss Geddes avec un vive anxiété, qui me fit regretter d’avoir abordé ce sujet.

Je lui contai, de manière à l’alarmer le moins qu’il m’était possible, les paroles qu’avait échangées le laird des lacs et son frère à leur entrevue du matin.

« Vous m’effrayez beaucoup, reprit-elle, et c’est une chose qui m’a souvent épouvantée durant les veilles de la nuit. Lorsque mon frère Josué cessa de prendre une part active aux affaires commerciales de mon père, satisfait de la portion des biens terrestres qu’il possédait déjà, il y eut une ou deux entreprises dans lesquelles il garda un intérêt, soit qu’en se retirant il aurait pu faire tort à des amis, soit qu’il souhaitât conserver quelque manière d’employer son temps. Parmi les plus importantes de ces entreprises se trouve une pêcherie sur la côte, où, par le moyen de filets perfectionnés qui s’ouvrent quand monte la marée et se ferment quand elle descend, on prend beaucoup plus de poisson que n’en peuvent attraper ceux qui, comme les gens de Broken-burn, se servent seulement de nasses, de javelines ou de lignes. Ils se plaignent de ces filets à marée, ainsi qu’on les appelle, comme d’une innovation, et prétendent avoir droit de les enlever et de les détruire par force. Je crains donc que cet homme violent qu’ils appellent le laird n’exécute les menaces dont vous me parlez, et qui ne peuvent occasionner que des pertes et des dangers à mon frère.

— M. Geddes devrait s’adresser aux magistrats civils ; il y a une garnison à Dumfries, et on lui enverrait quelques soldats pour le protéger.

— Tu parles, ami Latimer, comme un homme qui est encore dans le fiel de l’amertume et dans les liens de l’iniquité. Dieu nous garde de chercher à défendre des filets de chanvre et des pieux de bois, et le gain qu’ils nous procurent, par les mains des hommes de guerre, et au risque de répandre le sang humain !

— Je respecte vos scrupules ; mais, puisque telle est votre façon de penser, votre frère devrait détourner le danger soit par arrangement, soit par soumission complète aux réclamations.

— Peut-être serait-ce mieux ; mais que puis-je dire, moi ? — Même dans les naturels les mieux domptés, il peut rester quelque levain du vieil Adam ; et je ne sais si c’est cette raison ou un autre motif meilleur qui a décidé mon frère Josué, bien qu’il ne veuille pas repousser la force par la force, à ne point abandonner ses droits pour de simples menaces, et à ne pas encourager les autres à commettre des injustices, en y cédant lui-même. Ses associés, dit-il, ont confiance en sa fermeté, et il ne doit pas tromper leur espoir, en renonçant à leurs droits par la crainte d’un homme dont le caractère est violent. »

Cette observation me convainquit que l’esprit des hommes qui venaient jadis à Sharing-Knowe partager leur butin n’était pas tout à fait banni du cœur du pacifique quaker ; et je ne pus m’empêcher de reconnaître intérieurement que Josué avait raison. quand il déclarait qu’il y avait autant de courage à endurer qu’à résister.

À mesure que nous approchions du bout de l’allée de saules, le bruit sourd et continuel de la chute d’eau devenait de plus en plus retentissant, et enfin il rendit toute conversation impossible entre nous. Notre entretien cessa donc ; mais ma compagne paraissait fortement préoccupée des craintes qu’il avait excitées en elle. À l’extrémité de la promenade, nous nous arrêtâmes près de la cascade que formait le ruisseau en se précipitant tout écumant et avec fracas par-dessus la barrière naturelle de rochers qui semblait chercher vainement à lui fermer passage. Je regardais ce spectacle avec ravissement ; et me tournant vers ma compagne pour lui exprimer mon admiration, je vis qu’elle avait croisé les mains dans une attitude de douloureuse résignation, qui montrait que ses pensées étaient loin de la scène déployée sous nos yeux. Quand elle vit que sa distraction était remarquée, elle reprit son air tranquille, et après m’avoir donné le temps d’admirer le spectacle pittoresque qui terminait notre paisible et solitaire promenade, elle me proposa de retourner à la maison par la ferme de son frère. « Nous autres quakers, comme on nous appelle, nous avons aussi notre petit grain d’orgueil, dit-elle, et mon frère Josué ne me pardonnerait pas de ne pas te montrer les champs qu’il prend plaisir à cultiver d’après les procédés les plus nouveaux et les meilleurs : ce qui lui a valu les éloges de bons juges, aussi bien que la risée de ces gens qui regardent comme folie d’améliorer les coutumes de nos ancêtres. »

Tout en parlant ainsi, elle ouvrit une porte basse pratiquée dans un mur couvert de mousse et de lierre qui limitait le jardin, et donnait sur la pleine campagne. Nous suivîmes un sentier commode tracé avec bon goût et simplicité, bordé de barrières ou de haies, et traversant des pâturages, des terres labourables et des bois ; de façon que dans les temps ordinaires le digne homme pouvait, sans même salir ses souliers, faire sa promenade autour de la ferme. On rencontrait aussi des sièges où l’on pouvait se reposer ; et quoiqu’ils ne fussent ni ornés d’inscriptions, ni sans doute aussi nombreux que ceux qui sont mentionnés dans la description des Leasowes, leur position était toujours déterminée par quelque perspective, ou de manière qu’on vît la maison.

Mais ce qui me frappa le plus dans le domaine de Josué fut d’abord la quantité, et ensuite la familiarité du gibier. La perdrix abandonnait à peine la branche où elle était perchée, au bas de la haie où elle avait rassemblé ses petits, quoique le sentier passât tout près d’elle ; et le lièvre, restant à son gîte, nous regardait passer avec son œil grand, ouvert et vif, ou, se levant lentement, sautait à quelque distance et se mettait sur son derrière pour nous regarder avec plus de curiosité que de crainte. Je fis remarquer à miss Geddes l’extrême familiarité de ces animaux timides et sauvages, et elle m’apprit que leur confiance venait de la protection qu’on leur accordait l’été et de la nourriture qu’on leur donnait l’hiver.

« Ce sont, me dit-elle, les favoris de mon frère : il les regarde comme ayant d’autant plus droit à ses bontés que leur race est persécutée par les hommes en général. — Il se refuse même, ajouta-t-elle, la compagnie d’un chien, afin que ces créatures puissent ici, du moins, jouir d’une parfaite sécurité. Et pourtant, ce penchant si humain, ce caprice si innocent, ajouta-t-elle, a mis de mauvaise humeur nos dangereux voisins. »

Elle expliqua cette phrase en me disant que mon hôte de la dernière nuit avait une passion extraordinaire pour la chasse, et qu’il s’y livrait sans beaucoup s’inquiéter si les personnes dont il parcourait les domaines en seraient satisfaites ou non. Le mélange indéfinissable de crainte et de respect qu’il imprimait généralement, avait décidé la plupart des propriétaires voisins à fermer les yeux sur des excursions qui, faites par d’autres, eussent été punies par eux comme délits ; mais Josué Geddes ne voulait permettre à personne d’entrer sur ses terres. Il avait d’abord offensé par là plusieurs voisins de campagne ; et ceux-ci, parce qu’il ne voulait ni tuer les lapins lui-même, ni laisser les autres les tuer, le comparaient au chien constitué gardien du buffet. De même à présent il redoublait la colère que le laird des lacs avait déjà conçue contre lui, en lui faisant défense expresse de venir jamais chasser sur ses terres. — « Aussi, ajouta Rachel Geddes, ai-je souvent souhaité que le ciel eût placé notre patrimoine partout ailleurs que sur ces rives charmantes : si nous avions eu moins de beautés à contempler, peut-être aurions-nous trouvé un voisin plus paisible et plus bienveillant. »

Nous retournâmes enfin à la maison, où miss Geddes me montra un petit cabinet contenant une petite collection de livres rangés dans deux bibliothèques différentes.

« Ceux-ci, » dit-elle en me montrant la plus petite bibliothèque, te feront du bien si tu veux employer ton temps à les lire ; et ceux-là, » continua-t-elle en se tournant vers la plus grande, peuvent, je crois, te faire peu de mal. Certaines personnes de notre secte pensent, il est vrai, que tout écrivain qui n’est pas avec nous est contre nous ; mais mon frère Josué est modéré dans ses opinions, et sur ce chgapitre il est d’accord avec notre ami John Scott d’Amwell, qui a composé des vers fort goûtés même par le monde. — Je te souhaite toute sorte de plaisirs jusqu’à ce que la famille se rassemble à l’heure du dîner. »

Laissé seul, j’examinai les deux bibliothèques. La première ne se composait absolument que de livres religieux et de traités de controverse, et la seconde renfermait une collection d’histoires et d’ouvrages moraux, en prose et en vers.

Ni l’une ni l’autre ne me permettant beaucoup d’amusement, vous avez, dans ces pages bien remplies, le fruit de mon ennui ; et en vérité, je pense qu’écrire l’histoire, quand on en est soi-même le héros, est chose toujours aussi amusante que lire celle de pays étrangers.

Sam, plutôt ivre qu’à jeun, est arrivé à temps avec mon portemanteau, et m’a mis à même de faire une toilette plus convenable pour ce temple de la propreté et du décorum, où, pour terminer ma lettre, je vous dirai que je crois séjourner plus d’un jour.

P. S. J’ai remarqué votre aventure, comme vous, jeunes gens toujours retenus dans la maison paternelle, l’appelleriez peut-être : je veux parler de la visite de votre puissant laird. Nous autres voyageurs nous regardons un tel incident comme de peu d’importance, quoiqu’il puisse servir à égayer la vie uniforme de Brown-Square. Mais n’êtes-vous pas honteux de vouloir intéresser par un si triste récit une personne qui voit le monde en grand, et qui étudie la nature humaine sur une haute échelle ? Ma foi ! de quoi s’agit-il en résumé ? d’un laird tory qui dîne avec un procureur whig ? Événement fort ordinaire, d’autant mieux que vous déclarez que M. Herries a perdu sa propriété, quoiqu’il en possède encore le titre. — Le laird se comporte avec hauteur et impertinence. — Rien là de bien étonnant : il n’a pas été jeté du haut en bas de l’escalier, comme il aurait du l’être si Alan Fairford était homme la moitié de ce qu’il voudrait le faire croire à ses amis. — Et, comme le jeune avocat, au lieu de mettre son hôte à la porte, a mieux aimé sortir lui-même, il a entendu le susdit laird questionner le vieux procureur au sujet de Darsie Latimer, — s’informant sans doute avec intérêt du jeune homme accompli qui naguère encore, habitait la maison de M. Fairford, et qui a tout récemment pris congé de Thémis et refusé l’honneur de la suivre plus long-temps. Vous riez de mes châteaux bâtis en l’air ; mais, avouez-le, n’avaient-ils pas en général des fondements plus solides que deux mots prononcés par un homme tel qu’Herries ? Et pourtant, — et pourtant, je voudrais ne pas songer à toutes ces choses-là ; mais dans la nuit noire, le ver luisant devient un objet brillant ; et pour un malheureux plongé dans l’incertitude et l’ignorance de son sort, le moindre rayon de lumière est précieux. Ma vie est comme la rivière souterraine du Pic de Derby, qui n’est visible que lorsqu’elle traverse la célèbre caverne. Je suis ici, et c’est tout ce que je sais ; mais d’où suis-je sorti et où doit finir le cours de ma vie, qui me le dira ! Votre père aussi a paru intéressé, alarmé ! — Il a parlé de m’écrire ! Plaise au ciel qu’il le fasse ! — J’envoie tous les jours à la poste voir s’il m’est arrivé des lettres.

D. L.



  1. D’Addisson. a. m.
  2. Espèce de brochet. a. m.
  3. Mont de partage. a. m.
  4. Le Sharon de la Bible. a. m.
  5. Rien de trop. a. m.
  6. Laird en écossais et lord en anglais veulent dire seigneur. a. m.
  7. Affaire du prétendant Charles-Édouard en 1746. a. m.