Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XXXI

Antoine Parmentier
Article XXXI -
Réflexions ſur les cauſes des diſettes
& ſur les moyens de les prévenir.


& de moyens ils ne peuvent employer la précaution de faire ſécher au ſoleil ou au four leurs grains, il faudroit que les riches propriétaires exerçoient la charité envers eux ſans leur rien donner, en changeant ſimplement les grains nouveaux contre de vieux grains, mesure pour mesure.

On voit dans les capitales des femmes reſpectables qui ſachant allier les devoirs de bienſéance que leur état leur impoſe avec les détails domeſtiques, viſitent l’indigent juſque dans ſon réduit obſcur pour lui tendre une main ſecourable : dans les temps de diſette, ce n’eſt pas toujours l’argent qui manque, mais la denrée première à laquelle ſa cherté ne permet point à tout le monde d’atteindre ; des proviſions alimentaires amaſſées dans l’abondance, des châtaignes ſéchées, des pommes de terre cuites & ſéchées, du biſcuit de mer concaſſés ne tiennent preſque point de place, ſont peu coûteux & n’exigent ni frais ni ſoins pour être conſervées longtemps : n’attendrions-nous donc à connoître le prix de ce qui nous manque que quand il fera impoſſible de ſe le procurer ?


Article XXXI.


Réflexions ſur les cauſes des Diſettes, ſur les moyens de les prévenir.


L'Histoire eſt pleine d’exemples frappans des funeſtes effets que les diſettes ont occaſionnés en différens temps, non-seulement dans le Royaume, mais encore dans les autres parties de l’Univers : ces détails affligeans des malheurs & de l’ignorance de nos ayeux offrent tant d’horreurs, que nous avons cru devoir en épargner le récit à la ſenſibilité de nos Lecteurs ; l’eſpèce humaine a aſſez de détracteurs ſans fournir de nouvelles armes contre elle : d’ailleurs, s’il y a eu des hommes aſſez abominables pour établir leur fortune ſur la miſére publique, & voir avec indifférence leurs concitoyens renoncer aux plus chères affections pour aſſouvir une faim dévorante, il s’en eſt trouvé un plus grand nombre chez qui le ſentiment de bienfaiſance & d'humanité a marqué ces époques déſaſtreuſes par les traits les plus ſublimes ; mais cet objet, quoique lié à mon Ouvrage, n’eſt pas entré dans ſon plan : J’ai préféré m’occuper de la recherche des moyens qu’il eſt poſſible d’employer pour éviter & adoucir ce déplorable état, plus cruel que la peſte, & que les Livres ſacrés préſentent comme le dernier ſupplice du genre humain.

Il en eſt ſans doute des diſettes comme de certaines maladies, qu’il eſt plus aiſé de prévenir que de combattre, dès qu’une fois elles ont commencé à manifeſter leur préſence ; car quelle que ſoit alors l’efficacité des moyens qu’on puiſſe employer, on ne doit pas eſpérer de garantir tout un pays qui en ſeroit affligé ; mais avec des ſoins & quelques précautions, ces temps de calamités ſeront infiniment plus rares & moins fâcheux.

On peut diſtinguer en général trois ſortes de diſettes ; l’une, dépendante du dérangement des ſaiſons, des préjugés ou de l’ignorance des Cultivateurs, de la négligence de ceux commis à la garde des productions, ou qui ſont deſtinés à leur donner l’état alimentaire ; l’autre, eſt cauſée par les guerres qui portant l’épouvante dans les campagnes, en font déſerter les Cultivateurs, détruiſent juſqu’au fondement des récoltes futures, ou qui interceptant toute communication, réduiſent les habitans des villes bloquées à la plus extrême détreſſe ; enfin, la troiſième a ſa ſource dans les combinaiſons particulières de commerce : or, comme les abus & les prévarications qu’on peut commettre à cet égard, ne ſauroient échapper à la vigilance éclairée du Gouvernement dont les principes ſur cette matière délicate ſont ſuffiſamment connus, nous nous diſpenſerons d’en parler, pour nous renfermer ſeulement dans le ſimple expoſé des circonſtances qui influent de la manière ſa plus directe ſur le produit des récoltes & que nous pouvons prévenir.

La Nature, économe en productions nutritives, ne prouve que trop ſouvent à l’homme que ſa ſubſiſtance journalière eſt le fruit de ſes peines & de ſon induſtrie, puiſque livrée à elle-même elle ne lui donne que des fruits âpres, des ſemences fades, des racines groſſières, dont la durée & les reſſources ſont très-précaires : veut-il obtenir des récoltes abondantes, aſſurées & pourvues de tous leurs avantages, il faut qu’il rende ſon champ fertile, qu’il le façonne par les labours, qu’il l’enrichiſſe par les engrais, qu’il choiſiſſe & prépare la ſemence, qu’il ſaiſiſſe le moment favorable de la répandre, qu’enfin il en ſurveille le produit durant & après la moiſſon : telle eſt la loi impoſée à quiconque deſire retirer de la terre le fruit qu’elle eſt en état de produire, lorſqu’à la libéralité, elle joint la reconnoiſſance.

En vain tous les efforts ſe réuniroient pour mériter de la terre ſes bienſaits, ſi le ſol, le climat & les élémens rendent les travaux infructueux & contrarient les opérations ; heureuſement ce n’eſt pas toujours l’inconſtance des ſaiſons & les viciſſitudes de l’atmoſphère qui trompent les eſpérances les plus flatteuſes des Cultivateurs : la routine aveugle qui les ſubjugue, l’obſtination à ne pas vouloir accorder leur confiance aux expériences faites au grand jour & qui tiennent de la démonſtration, l’éloignement qu’ils ont pour ceux qui cultivent les Sciences propres à les éclairer dans leur profeſſion, leur réſiſtance à ne pas vouloir ſe plier à des uſages auxquels ils ne ſont pas accoutumés dès l’enfance, & qui ne leur ont pas été transmis par leurs pères, la manie qu’ils ont de voir dans les choſes les plus ſimples & les plus naturelles, du merveilleux & de l’extraordinaire, voilà des cauſes qui rendent ſouvent nos productions maigres, les épis peu grenus, les grains preſque ſans farine, les pailles foibles & creuſes, enfin des récoltes très-médiocres.

L’application aſſidue à l’Agriculture eſt le premier moyen de prévenir ces différens accidens : pour mettre en rapport une terre qu’on défriche, il ſuffit d’opérer la diviſion de ſes molécules & d’augmenter les ſurfaces ; car ce n’eſt qu’en l’atténuant qu’on parvient à la rendre plus poreuſe, plus meuble & plus diſpoſée à profiter des différens fluides qui circulent dans l’atmoſphère : mais quelque multipliés que ſoient les labours, ils ne peuvent tenir lieu long-temps d’engrais ; il eſt même important que le nombre en ſoit limité, car une terre remuée trop ſouvent, perdroit par l’impulſion de la charrue, tous ſes ſels, pour parler le langage ordinaire, je veux dire, ſa faculté fertiliſante.

Souvent il ne faut non plus qu’un peu d’attention pour fertiliſer les champs les plus arides ; nous avons ſous la main le pouvoir de compoſer à volonté & ſans frais, des engrais avec une infinité de ſubſtances végétales & animales, qui, réduites à un certain état, & jointes aux terres labourables, concourent à leur fécondité : que de matières perdues, & qui, au moyen de préparations convenables, deviendroient très-propres à cet emploi. L’incinération des gazons, des plantes dures & ligneuſes, & du chaume après la moiſſon, eſt une opération très-utile quand elle s’exécute ſur le terrein même, éloigné des vignes & des arbres fruitiers ; elle eſt négligée preſque par-tout ; non-seulement elle fournit de la cendre, dont l’effet eſt connu, mais la flamme qui réſulte des végétaux que l’on brûle, lèche la ſurface de la terre, lui rend la propriété calcaire qu’elle avoit perdue par les différentes combinaiſons avec l’air & les autres élémens, en même temps qu’elle détruit les mauvaiſes graines & tue les infectes.

Le règne minéral peut auſſi fournir des engrais à la culture ; l’expérience journalière prouve qu’ils ſont les plus durables, & que la marne en eſt une des plus utiles ; particulièrement dans pluſieurs de nos provinces : elle donne de l’activité à la terre & du nerf à la plante qui produit des épis chargés de grains & de la meilleure qualité ; auſſi les Cultivateurs, qui ont marné leurs terres, ont mis bientôt en valeur & en produit, des milliers d’arpens, qui juſque-là, par leur maigreur & leur stérilité, les avoient déſeſpérés au point de leur faire regretter les fumiers & les labours.

A la vérité, il faut avouer que la rareté des marnières en certains endroits, rend cette opération diſpendieuſe, ſouvent même impraticable. Quelques amis du bien public ſe ſont généreuſement prêtés aux vues louables des Cultivateurs, en permettant la fouille des terreins incultes de leurs domaines, où l’on pouvoit ſoupçonner de la marne. Malheureuſement cet exemple patriotique n’a pas toujours été ſuivi ailleurs ; beaucoup de paroiſſes éprouvent depuis bien des années les entraves les plus gênantes à cet égard : pluſieurs ont offert aux Seigneurs de payer ce qu’ils voudroient pour leurs marnes, ſans en être écoutés : découragés par ces refus contraires à l’humanité, il y a des Laboureurs dans la Brie qui ont été tentés d’abandonner la culture de leurs terres amaigries par l’épuiſement des récoltes, faute de pouvoir obtenir à prix d’argent, la marne qui ne ſert à rien à ſes propriétaires.

Loin donc d’interdire l’accès des marnières ou de rançonner les hommes qui viennent y puiſer le principe de la fécondité, ce devroit être autant de dépôts publics ouverts à l’induſtrie des Cultivateurs & aux beſoins de l’État, puiſqu’il s’agit d’un moyen aſſuré de multiplier les objets de première néceſſité. II ſaut eſpérer que le Gouvernement convaincu par l’expérience des avantages de la marne, daignera ſe rendre aux vœux des citoyens qui defireroient qu’un ſage règlement permît à un chacun de prendre de la marne dans tous les terreins incultes où il s’en trouveroit, moyennant la réparation des dégâts & une modique rétribution pour les propriétaires. Ces derniers auroient un autre avantage ; leurs fonds stériles étant ſouvent remués, deviendroient par la ſuite très-propres à être plantés en bois ou autrement : ce n’eſt qu’en mélangeant les différentes terres qu’on parvient à les rendre productives ; la meilleure eſpèce d’entr’elles ſi elle eſt pure, reſte stérile.

La ſemaille eſt ſans contredit le point critique & peut-être le plus important de l’Agriculture ; quelques années conſécutives de mauvaiſes récoltes, ſuffiſent pour affoiblir à la longue le germe des grains & leur vertu productive, ce qui fait que le plus léger contretemps eſt capable de préjudicier aux progrès de la végétation : c’eſt même à cette cauſe qu’il faut attribuer l’eſpèce de diſette qui s’eſt fait ſentir il y a quelques années dans preſque toutes les contrées de l’Europe où l’on n’eſt pas encore habitué à ſoigner convenablement les ſemailles ; car ſi un grain réſultant d’une bonne année & confié à une terre excellente, bien fumée, n’a beſoin d’aucune préparation préliminaire pour être enſemencé ; dans le cas contraire il faut néceſſairement recourir à des moyens qui lui donnent une conſtitution plus vigoureuſe, afin qu’il en provienne une plante ſuſceptible de réſiſter davantage à la gelée, aux pluies & aux autres influences de l’atmoſphère.

On doit donc toujours choiſir pour cette opération la ſemence la plus nouvelle, la plus pure, la plus grosse & la mieux nourrie ; on doit la purger de toutes ſes hétérogénéités, & la ſoumettre à une préparation préliminaire ; la meilleure qu’on puiſſe employer eſt le chaulage, parce que la chaux qui en fait la bafe, donne aux matières extractives végétales & animales contenues dans l’eau de mare, plus d’activité, les fait adhérer à la ſurface des grains, y entretient une ſorte d’humidité, de manière que le blé dont la complexion eſt délicate, étant recouvert d’une enveloppe graſſe & viſqueuſe, germe plus aiſément, devient plus fécond & fournit des grains de la plus excellente qualité.

Si la Nature ſemble attacher ſouvent un trop haut prix à ſes préſens ; que de maux imaginaires ne lui prêtons-nous point, qui ne ſont que le fruit de notre ignorance & de nos préjugés ! ſans doute il n’eſt pas toujours en notre pouvoir de préſerver les grains des accidens qui leur ſurviennent pendant qu’ils croiſſent & juſqu’à ce qu’ils ſoient parvenus à une parfaite maturité ; mais il n’en eſt pas de même de leurs maladies, qui occaſionnent pour le moins autant de dégâts dans les récoltes : la carie, par exemple, plus connue ſous le nom générique de nielle, ce fléau des moiſſons, qui ſe développe au moment même de la germination, qui s’attache aux radicules & anéantit tous les organes de la fructification, eſt indépendante du ſol, de la conſtitution de l’air & de l’état des fumiers ; c’eſt une pouiſſière noire, fétide & contagieuſe, qu’une ſimple leſſive de cendre animée par la chaux détruit ſans retour, en donnant en même temps au grain plus d’aptitude à la végétation : pourquoi en dédaigner l’emploi & ne pas y plonger pluſieurs fois les ſemences pour peu qu’on les ſoupçonne infectées de cette carie, puiſque c’eſt le moyen infaillible de s’en garantir ? J’ai vu il y a quelques années, dans les environs de Mondidier en Picardie, les plus belles pièces de froment gâtées par cette maladie qui avoit preſque réduit à rien la récolte la plus riche en apparence.

Quand viendrons-nous donc à bout de perſuader aux habitans de la campagne, pour leurs propres intérêts, que les maladies des grains & la médiocrité de leurs récoltes ne ſont nullement l’ouvrage du Ciel en courroux ; qu’elles réſident preſque toujours dans les ſemences qu’ils confient aux ſillons & qu’au milieu de leurs foyers ils poſſèdent le ſpécifique reconnu pour s’en garantir ; que ceux qui ont l’attention de le mettre en uſage, ne manquent point d’en être récompenſés par d’abondantes moiſſons ; tandis que leur négligence éterniſe par un retour périodique de la contagion, une peſte ruineuſe dans les champs, & qu’enfin malgré les avantages réunis de la ſaiſon pendant les différentes époques de la végétation, l’abondance & la qualité des récoltes ſe reſſentent plus ou moins ſenſiblement des foins qu’on a pris pour les ſemailles ?

Mais n’importe, quelqu’aveugle que ſoit l’opiniâtreté des Laboureurs à cet égard, les efforts des Phyſiciens ne doivent point ſe rallentir, & quoiqu’en diſe le vulgaire, c’eſt à eux qu’il appartient de les guider ſur ce point capital de l’Agriculture : ils opéreroient encore plus d’effets s’ils étoient ſecondés par le zèle éclairé des Paſteurs ; une inſtruction à la ſuite du prône, le Dimanche qui précède les ſemailles, vaudroit mieux que le Traité le plus clair & le plus abrégé. N’eſt-on donc pas coupable envers la Religion de croire toujours la Providence irritée, & de lui imputer des maux auxquels elle n’a aucune part directe ? N’eſt-ce pas un vol fait à la Société que de refuſer de mettre à profit les moyens qui nous ſont offerts pour augmenter notre ſubſiſtance ? La grande quantité de grains forme l’abondance des États, & la diſette y fait le plus horrible des malheurs.

L’uſage de laiſſer la terre ſe repoſer pendant une année, ſacrifie encore mal-à-propos la moitié ou le tiers au moins du produit réel qu’on pourrait retirer, au fol eſpoir d’augmenter la récolte de l’année ſuivante. Les Anciens trompés par quelques obſervations, ont cru que la terre étoit ſuſceptible de laſſitude & de délaſſement en ſorte qu’une culture continuée pendant long-temps ſans interruption devoit la fatiguer au point de la rendre tout-à-ſait incapable de nouvelles productions : pour parer à cet inconvénient, ils inſtituèrent les jachères & leur opinion a été adoptée ſans examen dans beaucoup d’endroits ; pluſieurs Agriculteurs célèbres les regardent même comme indiſpenſables pour diviſer la terre par les labours & faire périr les mauvaiſes herbes. D’autres Auteurs, non moins diſtingués, prétendent avec bien plus de fondement, que les années de jachères, loin d’être néceſfaires, ſont inutiles & même dangereuſes : étonnés qu’une ſemblable opinion ait pu s’accréditer parmi les Anciens environnés de forêts, ils obſervent qu’il n’y a point de terrein dont la ſurface ſoit plus couverte de végétaux, point de terrein qui produiſe & nourriſſe plus de plantes que les bois & les prés ; cependant malgré cette production continuelle, le terrein en eſt toujours extrêmement fertile : en effet, les terres de l’eſpèce des landes dépériſſent par les jachères : les Chinois, les premiers Cultivateurs du Monde, regardent cette coutume, même pour les terres les plus maigres, comme abuſive. II y a des terres dans le Nord & dans le Midi, qui depuis des fiècies qu’elles ſont miſes en valeur, rapportent deux fois l’année ſans jamais ſe repoſer ; enfin, nous avons ſous les yeux l’exemple de pluſieurs provinces qui recueillent conſtamment chaque année de leurs fonds, à peu-près le même produit ; d’où l’on peut raiſonnablement conclure que ce n’eſt nullement par le moyen du repos qu’on parvient à féconder la terre, mais en lui faiſant nourrir une multitude de végétaux dont les racines produiſent beaucoup de terreau, d’où naît l’abondance & le bon marché, qui en eſt la ſuite naturelle, comme la cherté accompagne toujours la diſette.

L’humidité & la chaleur, les deux grands moyens de la Nature pour la végétation, concourent d’autant mieux à cet objet, que ces moyens ſont proportionnés & ſe prolongent depuis la germination juſqu’à la maturité. Pluſieurs Agronomes inſtruits citent différentes obſervations, qui tendent toutes à prouver que la quantité & la qualité des productions dépendent de la durée de leur végétation ; ils expliquent en même temps pourquoi les pays froids ſont ſi fertiles en grain, malgré le déſavantage apparent de leur climat : c’eſt donc une coutume pernicieuſe d’attendre ſi tard ſoit en automne, ſoit au printemps, pour commencer les ſemailles. Si l’homme réfléchiſſoit quelquefois ſur ſes travaux, non-seulement il parviendroit à les abréger, mais il diminueroit encore ſes dépenſes & augmenteroit ſes produits.

Que de grains expoſés à la rapine d’animaux avides, qui ſemblent ſe réunir pour partager notre ſubſiſtance, & préjudicier à la bonté de celle qu’ils nous laiſſent ! Si les colombiers de volière étoient fermés durant les ſemailles & la moiſſon on empêcheroit ces nuées de pigeons de fondre ſur les ſemences, & leur nourriture en veſce ou autres grains ne conſommeroit pas autant ; ſi l’on faiſoit toujours peur à ces bandes de francs-moineaux par des épouvantails, ou que la tête de ces ennemis ailés fût à prix, comme dans quelques États d’Allemagne, on préviendroit leur larcin annuel, qui va à près d’un demi-boiſſeau pour chacun ; enfin, ſi on ne négligeoit point de tendre des piéges aux rats, aux mulots, le Cultivateur verroit-il ſi ſouvent le grain enlevé au moment où il vient de le confier à la terre, comme le dépôt le plus précieux de la ſociété ?

Un autre fléau non moins terrible, ce ſont ces eſfaims d’inſectes ſi redoutables à cauſe de leur petiteſſe, de leur voracité & de leur prodigieuſe multiplication, que nous avons le plus grand intérêt d’exterminer, puiſque leur invaſion dans les greniers, entraîne après elle des maladies & des diſettes ; outre la partie farineuſe qu’ils conſomment, l’humidité qui réſulte de leur tranſpiration, diſpoſe les grains a s’échauffer, leur communique une odeur infecte qui ſe conſerve dans le pain qu’on en prépare : ce ſont les pauvres habitans de la campagne qui ſouffrent le plus de la mauvaiſe qualité de ces alimens, & leur ſanté eſt de la plus grande importance dans un État ; car c’eſt à leurs travaux que nous devons notre ſubſtance.

II y a encore des circonſtances autres que les ſoins des labours, des engrais & des ſemailles, qui peuvent amener les diſettes, ce ſont les coutumes plus ou moins vicieuſes de procéder a la moiſſon, & l’oubli des moyens indiqués pour conſerver aux grains toute leur qualité. La Nature nous livre preſque toujours ſes préſens dans le meilleur état ; c’eſt à nous à mettre en uſage ce que l’expérience & l’obſervation nous ont dévoilé de plus eſſentiel, pour en tirer le parti le plus avantageux.

Parvenues ſans accident au point de maturité deſiré, nos productions ſont encore expoſées à devenir le jouet des élémens : les pluies continuelles qui précèdent & accompagnent les moiſſons, peuvent diminuer les avantages ſous leſquels elles s’annonçoient d’abord. Que de grains retenus au milieu des champs, dont une partie germe ſur pied & l’autre ſe gâte entièrement ! exiſte-t-il un ſpectacle plus touchant, pour un cœur vraiment ſenſible, que celui de voir tant de travaux, de ſoins, l’eſpoir, l’abondance & la vie d’un canton entier, perdus en un moment & le Cultivateur menacé d’arroſer de ſes larmes le pain qu’on voudra bien lui donner ? mais il pareroit à ce malheur, ſi au lieu de laiſſer les javelles ſur terre, il ſe hâtoit de les mettre en grandes ou en petites meules, méthodiquement conſtruites & adoptées de temps immémorial dans certains cantons, pour garantir le blé de l’humidité qui lui eſt ſi préjudiciable, & ſuppléer au défaut d’emplacement.

Après avoir donné à l’Agriculture tout ce qu’elle demande de nos ſoins & de nos vœux, pour en obtenir une abondante récolte, il peut encore arriver des diſettes ; car ce n’eſt pas le tout de préſerver le blé de la pluie qui tombe pendant la moiſſon & de le rentrer sèchement dans la grange ; l’humidité qu’il contient encore naturellement ſuffiroit pour le détériorer, ſi on n’avoit l’attention d’en empêcher l’effet par un travail preſque continuel : que de grains de bonne qualité, entièrement perdus par la négligence puniſſable des Régiſſeurs ! L’ignorance eſt ſouvent moins coupable que la pareſſe & la cupidité : les Propriétaires qui ne peuvent inſpecter par eux-mêmes les hommes qu’ils chargent de leurs greniers, devroient bien, à leur déſaut, les faire inſpecter par quelques perſonnes de confiance. En ſongeant que rien ne peut repréſenter le blé, & que dans un temps de diſette l’or n’a preſque aucune valeur a côté de lui, peut-on s’empêcher d’être révolté contre ces négligences affreuſes, qui dans des circonſtances où l’on n’a que le néceſſaire, expoſent à des malheurs ſans nombre !

On ſait combien les Anciens, pour ſe préſerver de tout événement fâcheux, étoient occupés, dans les temps d’abondance, à ſe ménager des armes contre les diſettes, & l’on ne peut aſſez admirer la ſageſſe de leur adminiſtration, qui avoit l’art de faire un auſſi heureux uſage du ſuperflu des bonnes années, pour ſubvenir aux beſoins que les mauvaiſes occaſionnent ; mais on a droit d’être ſurpris en même temps que leurs dépôts publics, leurs greniers de conſervation, aient demeuré imparfaits pendant autant de ſiècles ; que même l’expérience & le temps ne leur aient pas appris que ces citernes, ces puits profonds, ces creux ſouterrains, beaucoup trop vantes par nos Modernes, racorniſſoient le grain, & que tous les lits de chaux, dont ils en recouvroient la ſurface, empêchoient bien l’air de pénétrer dans l’intérieur de la maſſe, mais occaſionnoient des pertes conſidérables. Maintenant qu’il eſt aiſé de conſerver les grains avec leur fraîcheur & leur qualité ſans en ſacrifier une partie, quand verrons-nous donc une universalité de foins & d’efforts atteindre un but auſſi utile !

Dès qu’une fois le blé eſt récolté, battu, vanné & criblé, on le dépoſe en tas dans le grenier ; il eſt bientôt perdu ſi on l’y oublie, ſi on ne le remue & ne l’évente, ſi on n’oblige une colonne d’air frais & ſec d’en traverser les couches, de renouveler celui qui ſe trouve interpoſé entre chaque grain, ſi enfin on ne vient à bout d’en interdire l’accès aux animaux deſtructeurs. Mais que produiroient tous ces ſoins, toutes ces attentions, ſi le magaſin eſt mal conſtruit, ſitué ſur un ſol humide, dans une expoſition déſavantageuſe, tenu malproprement & ouvert de toutes parts, ſi pour tranſporter le blé par eau ou par voiture, on ne le dérobe aux injures de l’air, & on n’emploie les mêmes précautions que pour empêcher le ſel & la chaux de ſe réſoudre & de s’effleurir ? Quoi, parce que le grain n’a pas un effet auſſi effrayant dans ſa détérioration, s'enſuit-il que cette détérioration ne puiſſe avoir une ſuite encore plus funeſte par les maladies que les blés gâtés occaſionnent ? Faut-il s’étonner ſi cet objet nous a tant intéreſſés dans les articles qui traitent de la conſervation & du tranſport des grains Voyez le Parfait Boulanger.

Garder les blés dans des ſacs iſolés les uns des autres de toutes parts, nous paroît la meilleure méthode de les conſerver ſans frais & ſans ſoins, elle convient aux particuliers les moins à l’aiſe & logés le plus étroitement ; un autre moyen également ſimple, facile & peu diſpendieux pour la multitude des citoyens intéreſſés à garder les grains deſtinés à leur propre conſommation, c’eſt celui que propoſe M. l’abbé Villin, il conſiſte à mettre le blé dans des paniers de paille de ſeigle ayant la forme d’un cône renverſé : on peut en voir les détails dans l’Ouvrage que nous venons de citer.

Toutes les années, il eſt vrai, ne fourniſſent point des grains qui ſoient ſuſceptibles de ſe conſerver, il en eſt auxquels les différens degrés de la végétation ont été ſi avantageux, que de ce concours de circonftances heureuſes réſulte une universalité de bonne eſpèce de blé, qui fait époque parmi les cultivateurs, mais il y a des blés provenans de pays froids, d’années pluvieuſes & récoltés humides, qui menacent ruine dès qu’ils ſont au grenier ; les effets de l’air froid & ſec ſeroient inſuffiſans pour enlever leur humidité ſurabondante, & prévenir la germination qui en eſt la ſuite inévitable : il faut donc leur adminiſtrer un ſecours prompt, & ce ſecours c’eſt l’étuve, qui achève en même temps la combinaiſon des principes des grains, qu’un défaut de maturité n’a pas encore perfectionnés ; de plus, c’eſt un moyen certain de mettre des proviſions immenſes de grains en état de ſe conſerver des ſiècles, & de ſouffrir ſans riſque le ſéjour de la mer & les voyages de longs cours dans les pays les plus brûlans : lorſque les proviſions pour les Colonies ſe gâtent dans leur traverſée, on ne doit en accuſer que ceux qui ſe ſervent de blés peu ſecs ou qui ont négligé de les étuver.

Pour transformer les grains en comeſtibles, il faut d’autres ſoins & des manipulations différentes, qui influent également ſur l’abondance & les effets de la nourriture : combien de ſiècles écoulés avant qu’on connût l’art de retirer des grains la totalité de la farine qu’ils contiennent, & que la moitié reſtoit confondue dans les ſons ? Quelle dut être alors la conſommation ? ſaut il s’étonner ſi les diſettes étoient plus fréquentes, & ſi les animaux auxquels on donnoit les gruaux à manger, regorgeoient de nourriture lorſque les hommes broutoient l’herbe & n’avaient pas de pain ? Les moutures défectueuſes ſont des fléaux dans les temps où les grains ne ſont pas abondans : mieux ſoignées dans les provinces, elles rendraient des ſervices infinis à l’État & au Public.

Il falloit autrefois quatre ſetiers de blé, mesure de Paris, pour la ſubſiſtance d’un ſeul homme ; depuis, ces quatre ſetiers ſont réduits à trois : la mouture économique ayant encore opéré une réduction, deux ſetiers ſuffiſent aujourd’hui, tandis que dans la plupart de nos Provinces où l’on ignore encore le procédé de remoudre les gruaux, il faut peut-être employer trois ſetiers & même plus pour opérer le même effet : les moutures défectueuſes peuvent donc concourir à rehauſſer le prix du pain, autant que les années pluvieuſes, les dégâts de la grêle & du vent, les différens accidens qui font maigrir, noircir, rouiller & germer les blés pendant & après leur végétation ; ce ſeroit donc une richeſſe preſque inconnue dans le Royaume, qu’une bonne Meunerie, puiſqu’il ſeroit poſſible d’épargner près d’un tiers des grains qu’on y emploie, d’où s’enſuivroit l’abondance dans la circonſtance où l’on croiroit n’avoir que le néceſſaire, & la ſuffisance quand on pourrait craindre des diſettes.

Une circonſtance eſſentielle à laquelle on ne fait pas aſſez d’attention, quoique chaque année elle ſe renouvelle avec plus ou moins de violence, c’eſt cette diſette momentanée que fait naître, au ſein même de l’abondance des grains, la ſuſpenſion des moulins à eau & à vent pendant des mois entiers qu’il règne un temps calme, des ſéchereſſes ou qu’il arrive des gelées ou des inondations, ce qui fait renchérir le prix des farines au point de n’avoir plus aucune proportion avec celui des grains ; c’eſt pour remédier à cet inconvénient que nous avons tant cherché à faire valoir les avantages du commerce des farines dans le Royaume, & que nous avons recommandé en même temps l’établiſſement des moulins à pédale de M. Berthelot : ce Mécanicien eſtimable eſt ſur le point de faire connoître différens autres moulins pour le même objet, ainſi que pluſieurs machines de force, également ingénieuſes & dont les moteurs ſont inconnus juſqu’à préſent ; il mérite d’être accueilli & protégé.

C’eſt ici où ſe bornent tous les ſoins qui nous paroiſſent les plus eſſentiels pour éloigner toutes les craintes de diſettes. L’art du Boulanger, quelqu’important qu’il ſoit à la perfection de l’aliment principal à la vie, ne ſauroit autant influer ſur l’abondance : une remarque qu’on peut faire ici, c’eſt que l’eau & l’air faiſant partie du pain, il doit en introduire dans la pâte en raiſon de la ſéchereſſe des grains & de la ténuité de leur farine ; ſans abuſer de ce précepte, il peut aujourd’hui retirer d’un même ſac de farine cinq à ſix pains de quatre livres de plus qu’autrefois, & c’eſt toujours, comme nous l’avons démontré, autant de gagné pour la nourriture.

Quand on réfléchit que l’Agriculture, bien ou mal pratiquée, eſt la ſeule cauſe de la fertilité ou de la stérilité d’un pays, de la proſpérité ou de la décadence des peuples, on ne ſauroit trop gémir ſur toutes ces opinions qui, bien examinées & approfondies, ne ſont que des préjugés, & tiennent le premier de tous les Arts dans l’enſance. Nous n’examinerons pas ici ſi les inſtrumens principaux du labourage ſont au point de perfection qu’ils peuvent atteindre, & ſi, comme on le prétend, on sème trop ; nous terminerons par une Obſervation ſur un uſage reçu parmi les Laboureurs, & qui nous paroît encore nuire à l’abondance.

L’idée, dans laquelle on eſt que le blé exige beaucoup de la terre, fait changer alternativement les productions ; ce ſont d’autres graminés qu’on cultive, dont les racines ſont également maigres, chétives, & qui produiſent fort peu de terreau : leur produit en farine eſt très-médiocre en comparaiſon de celui du blé ; il faudroit donc ne ſuivre cet uſage qu’avec beaucoup de circonſpection : il y a tant de variétés de blé, qu’on pourroit en ſemer dans les différentes eſpèces de terre & dans toutes les exportions : abondantes en matière alimentaire, elles mettroient l’État à l’abri des diſettes, & le bon Laboureur, à même de ſe nourrir toujours d’un comeſtible plus ſubſtanciel : car c’eſt une vérité conſtatée par les expériences les plus authentiques, que ſi les blés, à mesure égale, rendent d’autant moins qu’ils ſont petits & maigres, ils fourniſſent à peu-près autant, à poids égal, que les blés de la première qualité.

Le principal aliment des Plantes réſide dans l’atmoſphère, & le blé n’épuiſe pas plus la terre, que les autres graminés ; il en eſt un dans le nombre qu’il faudroit ſupprimer ou diminuer beaucoup, non-seulement parce qu’il contient fort peu de matière farineuſe, mais encore par la raiſon que ſouvent il ne produit point aux Fermiers leurs labours & leurs fumiers : c’eſt l’avoine dont la culture absorbe une grande partie des meilleurs terreins, l’uſage de ce grain eſt déjà remplacé avec ſuccès dans quelques endroits par l’orge, dont la végétation eſt plus facile, plus ſûre, & qui produit une nourriture plus ſubſtancielle & plus abondante que l’avoine. Ne pourrait-on pas encore diminuer la quantité des chevaux que le luxe a tant multiplié, en les ſubſtituant pour les labours & même pour les tranſports par des bœufs ; ces animaux doux, ſobres & infatigables, que la Providence ſemble avoir deſtinés à être le ſoutien du ménage champêtre, s accommodent de tout ; auſſi aiſés à nourrir que dociles à conduire, ils fertiliſent les pâturages, ne coûtent pas autant, ſont moins délicats que les chevaux, & quand ils ceſſent d’être propres aux travaux, on peut encore les diſpoſer pour les Boucheries ? On peut voir deux Tableaux des dépenſes & du profit qu’il y a faire en employant des bœufs au lieu de chevaux, dans un Ouvrage rempli de vues neuves & d’obſervations judicieuſes ; il eſt intitulé Réflexions ſur l’état actuel de l’Agriculture.

Combien il ſeroit à ſouhaiter que dans le nombre des productions auxquelles nous conſacrons l’emploi de nos terreins & du temps, on choisît toujours de préférence celles que l’expérience & l’obſervation auroient ſait reconnoître comme les plus ſaines, les plus fécondes, les plus nutritives, & les moins aſſujetties au caprice des ſaiſons ; celles dont les frais de culture & de récolte ſeroient peu diſpendieux, qui pourroient ſe conſerver ; ſe tranſporter & s’apprêter le plus commodément ! Mais ſi les terres étoient cultivées, fumées & améliorées telles qu’elles devroient l’être ; ſi les jachères étoient ſupprimées & que les récoltes ſe fiſſent avec précaution ; ſi nous ne nous occupions pas autant à multiplier les allées, les parcs, les jardins, & ſur-tout ces ſentiers tortueux qui aboutiſſent de toutes parts au même endroit, en donnant lieu à des dégâts ruineux, aſſurément la France deviendroit le grenier de l’Europe ; nos récoltes ſeroient plus riches, nos produits auroient plus de qualité ; enfin, & c’eſt-là le vœu que nous ne ceſſons de former, les mauvaiſes années, les momens de cherté, les temps de ſamine, les diſettes, en un mot, ſeroient moins à redouter.


Article XXXII.


Expoſé des Objections ſaites ſur la culture & l’uſage des Pommes de terre, apprêtées ſous différentes formes, & de leurs Réponſes.


D’après les détails dans leſquels je ſuis déjà entré, relativement aux pommes de terre, on verra très-aiſément que j’ai répondu à la plupart des objections qui m’ont été adreſſées contre la culture & l’uſage de ces racines, apprêtées ſous différentes formes ; ainſi, les éclairciſſemens qu’il me reſte encore à fournir ſe borneront à quelques faits principaux, pris au hasard dans la multitude de ceux qui exiſtent maintenant en faveur d’un végétal trop