Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XXXII

Antoine Parmentier
Article XXXII -
Expoſé des Objections ſaites ſur la culture
& l'uſage des pommes de terre,
& de leurs Réponſes.


ruineux, aſſurément la France deviendroit le grenier de l’Europe ; nos récoltes ſeroient plus riches, nos produits auroient plus de qualité ; enfin, & c’eſt-là le vœu que nous ne ceſſons de former, les mauvaiſes années, les momens de cherté, les temps de ſamine, les diſettes, en un mot, ſeroient moins à redouter.


Article XXXII.


Expoſé des Objections ſaites ſur la culture & l’uſage des Pommes de terre, apprêtées ſous différentes formes, & de leurs Réponſes.


D’après les détails dans leſquels je ſuis déjà entré, relativement aux pommes de terre, on verra très-aiſément que j’ai répondu à la plupart des objections qui m’ont été adreſſées contre la culture & l’uſage de ces racines, apprêtées ſous différentes formes ; ainſi, les éclairciſſemens qu’il me reſte encore à fournir ſe borneront à quelques faits principaux, pris au hasard dans la multitude de ceux qui exiſtent maintenant en faveur d’un végétal trop préconiſé par les uns & trop déprimé par les autres, malgré les précautions que j’ai toujours employées pour éviter ces deux extrêmes, dont je redoutois les effets.

Les premiers motifs qui m’ont déterminé à écrire ſur la pomme de terre ne ſont ignorés de perſonne ; mais j’ai penſé qu’il ne ſuffiroit point d’avoir vengé cette Plante des accuſations que l’eſprit de ſyſtème & de contradiction avoit formées contre elle : je me ſuis occupé ſans relâche des moyens de rendre ſa culture plus générale, & de la faire adopter dans les cantons d’où les préjugés ſembloient l’avoir bannie pour toujours ; ſans doute que ces moyens étoient les meilleurs qu’on pouvoir employer, puiſqu’ils ont réussi ; & la pomme de terre, dédaignée, avilie, calomniée dans quelques endroits de la France, a acquis l’eſtime générale qu’elle mérite, depuis ſur-tout qu’elle a été ennoblie par la panification.

Mais la pomme de terre n’a pas beſoin toujours de l’appareil de la boulangerie pour devenir un aliment ſalubre ; il faut la manger en nature quand il y a abondance de grains, la mêler à leur farine dans les années médiocres, & n’attendre à en faire du pain pur que dans les temps de diſette : tel eſt le début de mes Lettres aux Seigneurs de paroiſſes, qui m’ont demandé quelquefois des éclairciſſemens dans la vue de préparer du pain de pommes de terre. Ces Racines, telles que la Nature nous les donne, peuvent ſoulager le pauvre pendant l’hiver, & lui procurer une nourriture ſubſtancielle & à peu de frais : accoutumez-y vos Vaſſaux, leur ajoutai-je, par toutes fortes de voies, excepté par l’autorité ; ordonnez qu’on en ſerve ſur vos tables avec diſcrétion ; traitez-les comme un mets précieux pour la ſanté & pour l’économie : choiſiſſez pour les planter l’endroit le plus expoſé à la vue ; défendez-en expreſſément l’entrée ; donnez une eſpèce d’éclat à votre récolte, afin que chacun puiſſe être témoin de ſa fécondité. C’eſt ainſi qu’à l’aide de quelques stratagêmes, on parvient ſans efforts & ſans contrainte à inſpirer à l’homme de la curioſité, & le deſir de faire ce qu’on a intention qu’il ſaſſe pour ſon propre intérêt.

L’exemple & les exhortations produiſent toujours un bon effet quand ils ſont bien préſentés. Un bon Curé du bas-Poitou a ſervi d’encouragement dans tout ſon canton : depuis trois ou quatre années il conſacre à la culture des pommes de terre un terrein dont ci-devant il ne tiroit aucun parti ; ſon but a été de venir au ſecours des malheureux dans les temps de cherté : il en conſomme chez lui, tant pour ſa table que pour ſes gens & ſes beſtiaux ; tous y ont pris goût ; les pauvres viennent maintenant demander, à ſa porte, quelques pommes de terre, comme autrefois ils lui demandoient un morceau de pain, & il aſſure que pour ces différens uſages, il épargne plus de cent écus par année, ce qui lui permet de faire d’autres actes de charité. Quel gré les gens de bien ne doivent-ils pas ſavoir à ce digne Paſteur, de ſa conduite & ſon zèle ? Il n’eſt pas un de ſes Paroiſſiens qui ne le béniſſe, & ne le regarde comme leur Bienſaiteur ; pluſieurs Propriétaires commencent à ſuivre cet exemple : c’eſt le moyen d’établir dans une Province, un nouveau genre de ſubſiſtance, & de tirer bon parti des terres incapables de produire des grains, & il y en a beaucoup de cette eſpèce & dans beaucoup de Provinces.

Je ne diſcuterai pas ici de nouveau toutes les réclamations qu’on a faites touchant le pain de pommes de terre ; il me ſuffira de dire qu’après avoir vérifié les titres de leurs Auteurs pour connoitre juſqu’à quel point ils étoient fondés, je leur ai démontré que tous ces moyens, dont ils me parloient, & d’après leſquels ils n’avoient jamais pu venir à bout de porter ces racines à la fermentation panaire, ſans le concours d’un mélange quelconque, avoient été appréciés à leur juſte valeur, en ajoutant aux plus opiniâtres d’entr’eux qu’ils pouvoient rendre leurs prétentions publiques, & que je me chargeois d’y répondre, parce que, quand on a la vérité de ſon côté & des motifs auſſi purs, il en coûte peu pour ſe défendre.

Ne croirait-on point qu’on a voulu me forcer d’attacher à mon travail plus de prix que je n’en mets réellement ? La converſion de la pomme de terre en pain, regardée comme comme impoſſible par tous ceux qui ont multiplié leurs eſſais dans cette vue, m'a occupé plus particulièrement : ſi j'ai réussi, c’eſt en renonçant pour ainſi-dire aux principes reçus ſur la fermentation ; c’eſt en m’écartant de tous les procédés décrits dans les meilleurs Mémoires qui ont paru juſqu’à ce jour ; je n’avois donc garde, malgré ma confiance dans l’étendue de leurs lumières, de les invoquer, puiſqu’ils ne m’auroient montré que la difficulté du ſuccès que je cherchois à vaincre ; ainſi le ſeul mérite que j’ai, c’eſt celui d’avoir pourſuivi ſans interruption mes recherches, de les avoir variées & multipliées : l’on ſait que la perſévérance en moral comme en phyſique, eſt toujours couronnée par quelque ſuccès.

Je deſirerois bien que le travail dont-il eſt queſtion ici, offrît plutôt un objet de reſſource qu’une ſimple expérience de curioſité : pour le ſimplifier & le rendre d’une exécution facile, on n’a rien épargné ; j’ai invoqué les lumières de Témoins célèbres dont je n’ai ceſſé de m’environner dans l’eſpoir d’atteindre à ce but ; mais tout s’eſt borné à la ſurpriſe : les Boulangers ne peuvent revenir de leur étonnement, en voyant une racine groſſière, compacte & aqueuſe, ſe métamorphoſer en un pain blanc & léger ; & c’eſt aux yeux des Chimiſtes les plus éclairés la ſolution de deux problèmes intéreſſans ; le premier, qu’une matière peut ſubir la panification ſans rien contenir de glutineux ; le ſecond, que la fermentation panaire a lieu ſans le concours d’une ſubſtance ſucrée, puiſque l’analyſe de ces racines telles que nous pouvons les avoir dans ces climats, n’y a pas fait découvrir encore de ſucre & de gluten ; mais je ſuis bien éloigné d’avoir jamais regardé cette découverte comme la plus importante du ſiècle : ce que j’ai fait, un autre avec la même confiance l’auroit fait à ma place.

Quant aux détracteurs de profeſſion, diſpoſés par goût & par caractère à couvrir de ridicule les travaux les plus utiles & entrepris dans les meilleures vues, il ne faut pas eſpérer de les changer, par conſéquent de les éclairer : ſa poſſibilité de faire du bon pain de pommes de terre ſeroit un phénomène infiniment plus intéreſſant & d’une reſſource beaucoup plus précieuſe ; la découverte & l’Auteur n’obtiendroient pas plus de grâce auprès d’eux ; dans le nombre, il n’en eſt aucun cependant qui ſe trouvant dans quelques provinces d’Allemagne & même en France, obligé, je ne dis pas de ſe paſſer de pain, mais de ſe nourrir de celui que les paysans y préparent pour leur conſommation journalière, ne baisât mille fois la main qui lui préſenteroit un morceau de pain de pommes de terre bien fait, & ne regardât cette production de l’Art comme un don du Ciel : c’eſt-là où ſouvent il faut attendre le commun des hommes ; la plupart ne ſont affectés que du moment préſent de leur exiſtence.

Si encore il pouvoit réſulter quelques lumières de cet acharnement à déprécier ; ſi au lieu de crier : cela ne vaut rien, le procédé eſt impraticable, on vouloit au moins indiquer ce qu’il eſt poſſible de rectifier, de retrancher ou d’ajouter, les critiques deviendroient utiles, la ſcience & le bien public y trouveroient leur compte, & ce ſeroit en même temps un dédommagement pour ceux qui s’y livrent ; mais non contens de jeter de la défiance ſur des expériences conſtatées, s’ils alléguent quelque choſe de contradictoire, ils n’oſent riſquer leur nom pour en garantir la vérité : ainſi, enveloppés du voile de l’anonyme, ils perpétuent les erreurs populaires & les routines aveugles : ils tâchent de donner des interprétations défavorables aux meilleures vues, de prêter aux Auteurs des motifs qu’ils n’ont jamais eu, & ſans ſavoir le chemin qu’on tient, ils veulent vous le montrer. Le temps eſt trop court pour le perdre à répondre à de pareilles ſortes de gens, & je ſuivrai en cela le conſeil que m’a donné M. l’abbé Dicquemare, qui connoiſſant mieux que perſonne le prix des inſtans, les conſacre tous à l’étude de la Nature & au bonheur de l’Humanité. On me permettra d’inſérer ici la Lettre trop obligeante que ce célèbre Obſervateur a eu la bonté de m’écrire, pour m’inviter à ne me point diſtraire des objets qui m’occupent.


Lettre de M. l’Abbé Dicquemare.


Monsieur


« En annonçant votre excellent Traité de la Châtaigne, le Journal de Phyſique, tome XVI, page 78, vous donne un titre d’autant plus glorieux, qu’il eſt juſtement mérité. J’ai vu avec une égale ſatiſfaction, que pluſieurs vous rendent le même tribut de louanges. J’ai cependant ouï-dire qu’on vous peint ſous des couleurs moins avantageuſes à l’occaſion du pain de pommes de terre, quoiqu’il ait été reçu avec autant d’applaudiſſement que de gratitude : le contraſte m’a frappé, ſi ſur ce, Monſieur, j’ai cru devoir vous écrire, & vous engager à ne vous pas diſtraire ; il y auroit tout à perdre pour le Public ; laiſſez-lui le ſoin de vous défendre. Vous avez procédé en ſa prédence, il a vu les Boulangers opérer de concert avec vous, & applaudir avec cet empreſſement que ſuggère l’aperçu des principes & des réſultats. Je n’oublierai jamais ces deux grandes ſéances, où, en préſence de tout le Quartier général ſi bien compoſé, qui étoit au Havre en 1778, des Officiers de ſanté de l’armée, de pluſieurs Académiciens, de Chimiſtes, & d’un nombre conſidérable d’hommes de choix de tous états, vous dévoilâtes, ex profeſſo, les dangers de l’uſage des champignons, & les avantages de la panification des pommes de terre. Tous les hommes éclairés & verſés dans l’Art des obſervations & des expériences, témoins de votre procédé, devinrent, avec connoiſſance de cauſe, vos plus zélés admirateurs. Vous le ſavez, Monſieur, cet Art eſt ſi difficile, que ſouvent des hommes inſtruits, des ſavans même, s’y trompent de bonne foi, & croyent voir l’expérience en contradiction avec elle-même ; n’attribuez donc point à la malignité ce qu’on pourrait oppoſer à l’évidence ? » Il eſt dans l’ordre que vous faſſiez bien ; il paroît auſſi dans l’ordre que le bien que vous ſaites, ſoit éclairé par des oppoſitions. Vous devez au Public de ne pas affoiblir ſa confiance, en répondant à des objections déjà prévues ou qui porteroient à ſaux. Si, ce que je ne crois pas, il pouvoit reſter quelque-choſe à deſirer dans le réſultat de vos heureuſes découvertes ou de vos manipulations, vous avez des occaſions de l’éclaircir. J’avoue qu’après vous avoir vu, Monſieur, faire de beau, d’excellent pain de pommes de terre, ſans autre mélange que celui de la levure de bière, ce qui fut répété par pluſieurs autres avec le plus grand ſuccès ; après avoir entendu nos Cultivateurs les plus diſtingués y applaudir & s’en féliciter, quoique le Gouvernement général du Havre ſoit riche en beau froment ; après avoir, dis-je, conſervé votre pain & votre biſcuit de mer pendant dix-huit mois ſans altération, vu mes concitoyens jouer, pour ainſi dire, ſur cette pratique, en ſaiſant d’excellente pâtiſſerie, de petits enfans & des valétudinaires s’accommoder très-bien de la bouillie de votre amidon, &c. &c. on ne devoit pas s’attendre à des obſervations captieuſes. N’importe, Monſieur ; vos talens, la nature & l’importance de vos travaux, vous élèvent au niveau des hommes les plus célèbres : annoncez publiquement que, laſſé par quelques contradictions, vous ceſſez vos travaux, auſſi-tôt toutes les voix ſe réuniront pour vous y rappeler. L’indigence raſſaſiée élèvera la voix, & parlera toujours avec force en faveur de l’Auteur du Parfait Boulanger, des Traités de la Châtaigne, du Pain de Pommes de terre, & de pluſieurs autres Ouvrages conſacrés à l’uſage du Peuple. Qu’il me ſoit permis de ſolliciter vivement la publication de celui que l’humanité vous a ſuggéré, & que vous avez promis, ſur les moyens de prévenir les diſettes ! le voir paroître doit être le vœu de toutes les Nations. Quel chagrin pour un Prince de voir la diſette déſoler ſes États ! quel poids accablant pour le pauvre ! ſeroit-il poſſible que vous ajoutaſſiez quelques inſtructions ſur ce qu’on doit faire lorſque par quelque circonſtance malheureuſe on n’a pu éviter la diſette ? Mais c’eſt à la charité ſeule à vous ouvrir des vues. Quel beau champ vous cultivez, Monſieur ! que vous êtes heureux! quel avantage pour la Ville, pour la Province, pour le Royaume qui vous ont vu naître ! vos Ouvrages ſeront traduits dans toutes les langues, & on dira avec vénération : c’eſt un François qui a fait cela. Votre Ouvrage dût-il être d’abord ſatyriſé par l’envie, ne regardez pas en arrière : cette grandeur d’ame qui naît de l’heureux accord de la Philoſophie avec la Religion, nous élève infiniment au-deſſus du petit tourbillon obſcur où règne la tracaſſerie. Je ſais que la ſenſibilité, l’honneur, ſi naturels aux François, peuvent quelquefois s’indigner à l’aſpect d’un ſarcaſme ; mais Monſieur, lorſqu’une balle de mouſquet, ſortant d’un bois touffu, vient ſiffler à l’oreille du voyageur iſolé, l’honneur exige-t-il de lutter contre l’anonyme ! Le gros & le menu peuple ſe nourriſſent des écrits ſatyriques, parce qu’ils en aperçoivent rarement le véritable but. Le grand homme s’élève au-deſſus des évènemens ; s’il eſſuie quelques railleries amères, c’eſt un cygne que les oiſillons conjurés ont voulu couvrir d’immondices, & qui ſe plongeant, reparoît plus beau que jamais. Continuez, Monſieur, de faire du bien en vous plongeant dans de nouveaux travaux ; ils augmenteront votre gloire & la félicité publique ; ils feront les délices des ames ſenſibles : je le ſens, & pénétré d’autant de reconnoiſſance que de reſpect,

J’ai l’honneur d’être, &c.

Voilà pour les Critiques ignorans, mal-adroits & ſur-tout pour l’Auteur de la prétendue Réfutation du pain de pommes de terre, inſérée dans le volume de l’Eſprit des Journaux, du mois de Juillet 1780, une Lettre bien redoutable, puiſqu’il avance que tous les Phyſiciens ſe ſont laiſſé convaincre de la poſſibilité de mon procédé, ſans qu’aucun {{corr|deux|d'eux]] ait eu le courage de le voir exécuter, répéter pour ſavoir s’il étoit praticable : vraiſemblablement il ne révoquera pas en doute les lumières de M. l’abbé Dicquemare, à qui toute l’Europe rend avec plaiſir preſque chaque mois dans le Journal de Phyſique le juſte tribut d’admiration & de reconnoiſſance qu’il mérite à tant de titres.

Au milieu de cet eſfaim d’êtres oiſifs, préſomptueux & incapables des travaux qu’ils ſe mêlent de juger, il s’élève quelquefois des hommes aſſez courageux & aſſez éclairés pour ne pas ſe laiſſer entraîner par leur prononcé : combien j’en aurois à citer qui, après un examen réfléchi, ont bien voulu me défendre contre les ſarcaſmes, eſſayer d’étouffer le cri de la prévention & de l’envie ! tandis que ces critiques ſans vue, s’exhaloient par-tout contre ma proportion, dont ils ignoroient juſqu’à l’énoncé, des Patriotes s’occupoient en ſilence de l’étudier & de la confirmer. Je pourrois inſcrire ſur cette liſte pluſieurs Souverains d’Allemagne qui ont bien voulu m’informer de leurs eſſais ; mais je ne puis paſſer ſous ſilence le ſuccès qu’a eu au Cap-François, île Saint-Domingue, M. Gerard. Ce Médecin parvint au commencement de l’année dernière à faire, ſuivant mon procédé, du pain & du biſcuit de pommes de terre, ſupérieur à tout ce que j’avois obtenu juſqu’à préſent, il m’en envoya des échantillons qui étoient en effet de la plus grande beauté ; & je crus qu’il étoit de mon devoir d'en informer les Bureaux de la marine par la Lettre ſuivante.


Lettre à M de la Coſte, Chef du Bureau des Colonies.


Monsieur


« Permettez que ſans avoir l’honneur d’être connu de vous, je réclame vos bontés pour M. Gerard, Médecin au cap François, qui après des tentatives multipliées eſt enfin parvenu à faire, d’après mes procédés, du pain & du biſcuit de mer excellent avec des pommes de terre pures : l’échantillon qu’il vient de m’en envoyer, & que M. Regnard, Avocat au Parlement de Paris, vous a également adreſſé de ſa part, eſt de la plus grande beauté ; je ne crains pas même de vous avouer que mes eſſais en ce genre n’ont rien produit de ſemblable ; que vu l’état de ſéchereſſe & de perfection où ſe trouve le biſcuit dont il s’agit, il ne ſoit en état de braver long-temps le ſéjour des rades & pluſieurs voyages de longs cours. L’auteur, frappé avec raiſon de l’importance dont pouvoit être un jour à nos Colonies, ce travail, en a communiqué auſſi-tôt le réſultat au Gouvernement & à la Chambre d’Agriculture du Cap, qui y ont applaudi.

Je dois vous obſerver, Monſieur, que les expériences auxquelles M. Gerard conſacre ſes momens de loiſir, ne ſe ſont pas ſeulement exercées ſur les pommes de terre, elles ont encore eu pour objet les ignames, qu’il auroit cru plus ſuſceptibles de la panification : ſes efforts à cet égard n’ont pas eu le même ſuccès. Je lui écris pour l’engager à reprendre ſon travail, perſuadé qu’avec de la perſévérance il pourra en venir à bout : il ſe propoſe de me procurer un baril de ces racines, afin d'eſſayer de mon ce côté ſi je ſerai plus heureux, & je me ferai un grand plaiſir de vous en rendre compte.

Le changement des racines en pain & en ce biſcuit, eſt un moyen aſſuré de prolonger leur durée d’une récolte à l’autre ; de concentrer la nourriture qu’elles renferment ſous le plus petit volume poſſible, ſans nuire à ſes effets ; de pouvoir les tranſporter dans tous les climats & à peu de frais ; de préſenter un comeſtible tout prêt à être employé, dont la forme & le goût plaiſent à tous les peuples de l’Univers.

C’eſt ſous ce point de vue général que je vous prie, Monſieur, de conſidérer le biſcuit de pomme de terre : auſſi M. Gerard remarque-t-il, dans la lettre qu’il a écrite à ce ſujet, que c’eſt un bienfait pour nos Isles, qu’un jour elles en retireront le plus grand profit ; que ſi en 1776 & en 1770, les habitans de la Colonie où il eſt employé euſſent connu cette expérience, ils n’auroient ce pas été ſi en peine de ſe nourrir eux & leurs eſclaves ; enfin il ne doute point qu’à l’avenir ils n’aient la précaution d’avoir toujours pluſieurs milliers de ce biſcuit en réſerve, pour s’en ſervir au beſoin.

Occupé maintenant d’un travail ſur les moyens de prévenir les diſettes, j’ai tâché de raſſembler toutes les Plantes alimentaires qui croiſſent ſpontanément dans nos provinces, & qui au moyen de préparations ſimples que j’indique, peuvent remplacer dans ces temps malheureux les alimens ordinaires : mes recherches, il eſt vrai, ne s’étendent qu’au royaume ; combien un pareil travail dans chacune de nos Iſles deviendrait utile ! perſonne, j’oſe vous l'aſſurer, Monſieur, n’eſt plus capable de s’en acquitter que M. Gerard, & les éloges que je pourrois lui donner ici ne ſauroient être ſuſpects, car je ne connois absolument ce Médecin que par ſon zèle éclairé & ſon amour du bien public.

Si mes obſervations, Monſieur, vous paroiſſent fondées, je me flatte que vous voudrez bien les mettre ſous les yeux de M. le Marquis de Caſtries : jamais je n'ai cherché à arrêter la faveur du Miniſtère ſur mes travaux ; mais puis-je me diſpenſer de la ſolliciter aujourd’hui pour le citoyen qui s’occupe d’en perfectionner l’objet, pour un homme aſſez laborieux & patriote pour employer le temps de ſes délaſſemens aux recherches les plus eſſentiellement utiles ? on peut s’y livrer il eſt vrai ſans être entraîné dans des frais ; les expériences, toujours coûteuſes pour le Particulier qui les entreprend, ſont toujours chétives pour le Gouvernement qui en a beſoin : enfin je crois, Monſieur, que M. Gérard eſt déjà ſuſceptible des grâces du Roi, par le droit puiſſant qu’il a acquis ſur ma découverte :

Inventa perficere non inglorium.

Je ſuis, &c.

Cette lettre ſera encore une preuve de empreſſement avec lequel j’ai toujours accueilli ceux qui prennent la peine de confirmer mes travaux par de nouvelles expériences & obſervations. Je profitai du premier Bâtiment qui paſſoit en Amérique, pour remercier M. Gérard de ſon attention à m’inſtruire de ſes recherches & le féliciter ſur leur ſuccès qui n'étoit pas équivoque. J’avois beſoin de ſavoir ſi ce qu'il nommoit toujours patate, devoit être regardé comme notre pomme de terre : les détails relatifs à cette queſtion méritent encore d'être connus, afin qu'un jour ſi on acquiert plus de lumières à cet égard, on ne vienne pas m'inculper d'avoir confondu des végétaux dont les caractères botaniques ſont très-différens.


Lettre à M Gérard, Médecin au Cap François.


« Je ne ſaurois aſſez vous témoigner, Monſieur, ma ſenſibilité & ma reconnoiſſance pour l'échantillon de biſcuit de pommes de terre que M. Regnard a eu la complaiſance de me remettre de votre part ; il veut bien ſe charger de vous faire parvenir ma Lettre, mais le peu de temps qu'il me laiſſe pour l'écrire ne me permet point d'accompagner les remercîmens que je vous dois de quelques détails eſſentiels & relatifs aux objets patriotiques qui remplirent vos loiſirs, je les réſerve pour une autre occaſion. Je vous le répète, Monſieur, je ne trouve pas d’expreſſions pour vous manifeſter tout le plaiſir que m’a fait votre biſcuit de pommes de terre ; il eſt ſupérieurement fabriqué, & notre pain molet n’eſt ni mieux fermenté ni plus léger, mon regret eſt de n’en avoir pas eu aſſez pour contenter la curioſité gourmande de tous ceux qui l’ont pu voir : je dis à quiconque veut l’entendre, que mon procédé a infiniment gagné entre vos mains, qu’il y a au nouveau monde, un Phyſicien qui ne dédaigne pas de mettre la main à la pâte, & que ſi quelqu’un peut faire porter de bons fruits au champ que je crois avoir défriche, c’eſt vous, Monſieur, qui joignez à beaucoup de ſavoir, une honnêteté & une modeſtie peu communes.

J’aurois bien deſiré, Monſieur, recevoir le baril d’ignames que vous me deſtiniez & que le retour du départ du convoi ne vous a pas permis de m’envoyer. Les Auteurs qui ont parlé de ces racines, les décrivent comme farineuſes & propres à faire de la bouillie & du pain, mais je les ai ſi ſouvent pris en défaut ſur cet objet, que je ne m’en rapporte plus qu’à ce que j’ai vu & fait ; je me perſuade aſſez volontiers qu’il eſt impoſſible de transformer l’igname en pain, puiſque vous n’avez pu en venir à bout, cependant ſi elle contient de l’amidon & qu’à la faveur de la cuiſſon & du broyement on en forme une pâte tenace & viſqueuſe, la choſe eſt praticable : reprenez votre travail, variez vos moyens & vous obtiendrez un réſultat ſatiſfaiſant ; ce n’eſt qu’à force de perſévérance qu’on peut ſe flatter de quelque ſuccès heureux.

J’accepte bien volontiers, Monſieur, la propoſition obligeante que vous avez la bonté de me faire ; il y a trop à gagner de correſpondre avec vous, pour en négliger les occaſions ; l’intérêt particulier que vous prenez à mes travaux, m’engage à vous en faire paſſer la ſuite : j’achève dans ce moment un Ouvrage qui traite des moyens de prévenir les diſettes ; les fupplémens que je propoſe dans ces temps malheureux, ſont pris dans le règne végétal & ne s’étendent qu’au Royaume : combien on ſignaleroit ſon patriotiſme envers chacune de nos Colonies, ſi on indiquoit les plantes alimentaires qui y croiſſent ſans culture & la préparation qu’elles exigeraient pour devenir aiſément un comeſtible ſalutaire ! Vous devriez, Monſieur, ſonger à ce travail ; être utile aux claſſes les plus nombreuſes de la ſociété, mettre à la portée du Peuple les vérités les plus précieuſes, encourager ſon activité & multiplier ſes reſſources : voilà des jouiſſances que votre cœur peut goûter.

J’ai lû dans les nouveaux Voyages de l’Amérique ſeptentrionale par M. Boſſu que la folle-avoine eſt tellement commune dans ces contrées, que les ſauvages en font chaque année d’abondantes récoltes : comme cette Plante vient aiſément en touffes au-deſſus de l’eau, pourquoi ne pas la ſubſtituer aux roſeaux & aux joncs qui en couvrent les marais & les lacs ? les hommes & les animaux y trouveroient une nourriture ſubſtancielle. Vous avez très-certainement, Monſieur, beaucoup de végétaux ſauvages à ſa ſuperficie de terrein inculte de la partie de l’Amérique que vous habitez, dont on pourroit tirer parti : il me ſemble même qu’on ne s’eſt pas ſuffiſamment occupé de celles que l’on y cultive habituellement ; on auroit pu en enrichir notre Europe : le maïs, la patate, le topinambourg & la pomme de terre y ont ſi bien réussi. Le Voyageur qui feroit ces tentatives, ne ſeroit-il pas plus utile à ſa patrie que celui qui apporte des oiſeaux & des coquillages pour embellir les Cabinets d’Hiſtoire naturelle des gens riches !

Je ne doute point, Monſieur, qu’en continuant vos recherches, les habitans du Cap-françois n’ajoutent aux obligations qu’ils vous ont déjà, celle de connoître dans les temps calamiteux de la diſette, un genre d’aliment qui ſupplée à tous les autres, & qu’enſuite vous n’ayez dans toutes nos îles quelques imitateurs : vous aurez auſſi beaucoup de détracteurs, des envieux de mauvaiſe foi, des ennemis ſourds, il faut vous y attendre ; mais un jour on ne manquera pas de vous rendre juſtice & de reconnoître l’avantage de votre travail. Les hommes reſſemblent la plupart à des Matelots libertins, ils blaſphèment quand la ſérénité du ciel ne leur laiſſe entrevoir aucun danger ; ſurvient-il un orage, ils ſont pleins de foi, font tous les vœux & toutes les promeſſes que l’amour de leur conſervation peut leur ſuggérer ; mais qu’importe :

Le plaiſir de faire le bien,
Eſt le prix de l’homme qui penſe.

Je vous prie, Monſieur, d’éclairer un doute ; vous vous ſervez toujours du nom de patate, pour exprimer la racine que vous avez transformée en pain & en biſcuit ; ne ſeroit-ce donc pas la pomme de terre qu’on déſigne ainſi dans certains cantons de l’Europe ? Le biſcuit, dont vous m’avez gratifié, ſemble provenir d’une matière farineuſe ſucrée ; vous ſavez que l’une de ces Plantes, eſt de la claſſe des ſolanum, & que l’autre appartient à la ſamille des convolvulus ; que la première eſt très-fade, & que la ſeconde, au contraire, eſt fort ſucrée ; qu’enfin la pomme de terre contient de l’amidon, & la patate n’en a point, du moins celle que j’ai examinée, & qui m’avoit été envoyée de Malte, où on la cultive, par M. le Chevalier Deodat de Dolomieu. Il y a tout lieu de préſumer que beaucoup de Plantes contractent une ſaveur ſucrée dans les climats où elles ſe plaiſent le mieux, comme nous voyons beaucoup de nos fruits & de nos racines agreſtes, changer de goût par le ſimple ſecours de la culture. Joignez, je vous prie, au baril d’igname que vous m’offrez, quelques-unes de vos patates, afin que je puiſſe m’aſſurer par moi-même de leur reſſemblance avec nos pommes de terre. »

Je ſuis, &c.

Que pourra objecter maintenant, l’Auteur de la ſoi-diſant Réfutation du pain de pommes de terre, qui a donné ſon défaut de réussite, comme la preuve la plus poſitive de l’impoſſibilité de changer la pomme de terre en pain ? J’avois eu d’abord quelqu’envie de lui répondre ; mais la plume m’eſt tombée des mains en parcourant ſa diatribe, qui ne renferme que des objections que je me ſuis déjà faites pour y répondre ; en voyant qu’il refuſoit à l’amidon la propriété nourriſſante, & ne connoiſſoit que le ſucre qui en fût doué ; qu’il ne pouvoit parvenir â former une matière tenace & élaſtique avec des pommes de terre cuites & broyées ; qu’il ne ſavoit faire ni levain ni pâte ; qu’il ignoroit les avantages qui réſultent de la panification des pommes de terre ; qu’il taxoit ces racines d’être acerbes, narcotiques, & capables d’occaſionner des dévoiemens ; que d’après ces aſſertions originales, il prétendoit avoir établi l’impoſſibilité, l’inutilité & même le danger du pain dont il s’agit. A coup ſur, me ſuis-je dit, un pareil Critique n’eſt pas un ennemi bien redoutable : il n’eſt ni Philoſophe, ni Chimiſte, ni Boulanger, il n’eſt pas même ami du bien public : car ſi cet intérêt l’eût dominé, il n’auroit pas oublié de nous demander en quoi il manquoit, & nous nous ferions empreſſés de lui fournir tous les éclairciſſemens dont il avoit grand beſoin ; mais, ou il n’a fait nullement les tentatives qu’il rapporte, ou il n’a vu que ce qu’il deſiroit voir, en ſorte qu’on peut conclure… Mais bornons-là nos réflexions : ſans la circonſtance, nous aurions gardé le ſilence le plus profond.

Beaucoup de motifs puiſſans peuvent engager à conſeiller la culture des pommes de terre ; il n’en eſt point qui doive juſtifier de tenter avec emphaſe à en détourner : les habitans des campagnes travaillant beaucoup & gagnant peu, trouveroient dans ce végétal une reſſource que nulle autre production n’eſt en état de leur procurer ; les pays même les plus riches en grains, ne ſeroient-ils donc pas expoſés à en manquer ! à la vérité, le défaut d’une récolte à l’autre ne ſauroit occaſionner de diſette ; mais il augmente exceſſivement la denrée, & ôte aux malheureux la faculté de ſe procurer une nourriture conforme à leurs moyens : donnons-leur l’exemple, & bientôt nous les verrons bêcher le coin d’un jardin & du verger, qui leur rapportoit au plus un boiſſeau de pois, pour y planter des pommes de terre qui leur en produiront pluſieurs ſacs, ce qui les mettra en état de ſubſiſter pendant la ſaiſon la plus morte de l’année ; enfin j’oſe aſſurer que ſi on accorde aux pommes de terre la même conſidération qu’aux ſemences légumineuſes, ce fera le moyen le plus efficace pour parer toujours aux inconvéniens de la cherté & aux malheurs de la famine.


Première Objection.


Les travaux publiés juſqu’à préſent ſur les pommes de terre, n’ont guère fixé notre opinion ſur les eſpèces particulières qu’il falloit cultiver de préférence : leurs variétés, que les Auteurs font monter à ſoixante & plus, ne ſont ſans doute que des dégénérations de la même Plante ?


Réponse.


C’eſt que rarement on prend la peine de conſulter les Ouvrages écrits dans une autre langue que la nôtre ; car les livres Allemands & Anglois ſont remplis d’obſervations très-judicieuſes à ce ſujet. M. Engel, qui n’a rien négligé pour indiquer toutes les eſpèces de pommes de terre connues en Europe, a fait un très-grand nombre d’eſſais pour ſavoir quelle étoit la culture la plus avantageuſe à ſuivre ; il nous apprend que ſi le goût, la grosseur & l’abondance des pommes de terre dépendent de la qualité du ſol auquel on les confie, leurs variétés ne ſauroient être dûes à une pareille cauſe, puiſque les parties de