Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XXX

Antoine Parmentier
Article XXX -
De quelques Précautions à employer pendant le temps que durent les diſettes.


Parce que le pain qui ne fera pas aſſez levé & aſſez cuit, ou qui l’eſt trop, ſera pâteux, lourd, collant, indigeſte, brûlé ou amer ; parce que ceux qui feront aſſez inconſidérés pour manger le pain avant qu’il ſoit parfaitement refroidi, éprouvent des effets fâcheux parce qu’enfin ayant introduit dans ſa compoſition des matières viciées, des ſemences étrangères & pernicieuſes, le pain qui en réſultera ſe trouvera avoir des qualités nuiſibles ; ſera-ce donc une raiſon plauſible pour proſcrire de la claſſe des comeſtibles, celui qui mérite de tenir le premier rang, qu’il eſt ſi facile de rendre ſavoureux, bienſaiſant & dont l’excès même n’a jamais occaſionné de ſuites fâcheuſes ?


Article XXX.


De quelques Précautions à employer pendant le temps que durent les Diſettes.


En multipliant les reſſources alimentaires, mon deſſein n’a jamais été de faire entrer en concurrence les ſupplémens que je propoſe, ſoit pour la qualité, ſoit pour le prix, avec les ſubſtances nutritives auxquelles nous ſommes tellement habitués, que ſitôt qu’elles manquent, il y a cherté & ſamine ; j’ai tâché ſeulement d’approprier à nos organes quelques végétaux négligés par les bêtes elles-mêmes, & qui dans des temps calamiteux peuvent devenir une nourriture moins nuiſible & plus agréable pour les pauvres, que toutes les choſes ſur leſquelles on les a vus contraints de ſe jeter pour entretenir une exiſtence douloureuſe qu’ils maudiſſoient.

Peut-on enviſager ſans effroi le tableau affligeant de ces époques déſaſtreuſes où l’induſtrie aux priſes avec la néceſſité, a été chercher de quoi aſſouvir une ſaim cruelle & dévorante dans les débris des corps appartenans aux trois règnes de la Nature, dans des matières terreuſes, osseuſes & ligneuſes ? qui lira ſans frémir l’hiſtoire de toutes ces tentatives inſpirées par le déſeſpoir, & des ſuites horribles qui en furent la cataſtrophe ? mais tirons le rideau ſur les malheurs paſſés, & s’il eſt poſſible de laiſſer entrevoir l’eſpérance de les prévenir, ce fera au moins pour les cœurs ſenſibles, une ſécurité de plus qui leur permettra de jouir des fruits de l’abondance, trop ſouvent étrangère aux habitans de certains cantons & à quelques ordres de citoyens qui n’en ont jamais goûté les douceurs.

Mais, dira-t-on, la Providence a placé dans tous les lieux les ſecours que nos vrais beſoins demandent, & cette mère attentive, ſemble avoir évité à ſes enfans toutes les occaſions de ſe tromper ſur le choix des moyens propres à leur conſervation, en donnant aux alimens convenables à l’homme, une ſaveur douce & flatteuſe, tandis que ceux dont elle lui interdit l’uſage, ont une odeur & un aſpect déſagréable. Or, s’il arrive que nous ne diſcernions pas toujours leurs véritables propriétés, c’eſt que la multitude des mets, & l’art qui les apprête, ont dépravé l’organe du goût ; les animaux s’y méprennent rarement, eux qui n’ont d’autre inſtinct que ce ſens, fécondé par celui de l’odorat, peuvent, à leur aide, ſervir de guide dans quelques-unes de nos provinces, pour nous indiquer, par exemple, les bons ou les mauvais champignons. Cette idée eſt ſans doute conſolante & en même temps bien précieuſe pour l’humanité ; mais le Créateur a ſouvent placé l’aliment à côté du poiſon, la ſubſtance cauſtique avec celle qui eſt douce, témoins pluſieurs de nos Plantes indigènes, le pied de veau & la bryone, dont la qualité vénéneuſe n’eſt pas un motif ſuffiſant pour les rejeter tout-à-ſait de la claſſe des comeſtibles quand la terre, cette nourrice féconde, nous refuſe nos alimens ordinaires.

Cependant il faut être en garde ſur l’adoption ou le mépris que les animaux font de quelques alimens : car il y a des végétaux ſalutaires à pluſieurs eſpèces d’entr’eux, & très-funeſtes à l’homme, & vice verſâ. Citons-en pluſieurs exemples déjà connus, qu’il eſt bon de rappeler quelquefois, afin de rendre circonſpects ceux qui ſe hâtent de prononcer ſur les propriétés de certaines ſubſtances, d’après les effets qu’en éprouvent les animaux fournis aux eſſais.

On ſait que les oiſeaux becquetent certains fruits, dont l’uſage nous ſeroit dangereux ; que les cochons dévorent impunément la juſquiame ; que le perſil tue le perroquet : on dit encore que l’amande amère eſt un poiſon pour les poules ; que l’hippopotame trouve la mort dans la ſemence du lupin : enfin, tous les animaux ne ſemblent-ils point reſpecter le haricot vert, quoique nous nous en nourriſſions ſans rien éprouver de fâcheux ? Mais de quelle utilité ſeroit un plus grand nombre de pareils exemples ! Paſſons aux précautions qu’on peut employer pendant le temps que durent les diſettes.

En général, il faut moins de nourriture à l’homme qu’on ne le croit communément ; on ſeroit même ſurpris de voir la maſſe énorme d’alimens qu’il prend, & la petite quantité de ſucs nourriciers qu’il en retire pour la nutrition. Celui qui mange plus qu’il ne faut, ſe nourrit moins qu’il le doit ; c’eſt un aphoriſme de Sanctorius, & l’on auroit peine à croire, ſans la balance de ce Médecin, qu’une trop grande abondance d’aliment, excite une tranſpiration trop forte.

C’eſt vraiſemblablement d’après ce principe, qu’on a imaginé, en différens temps, pluſieurs moyens pour ſe garantir, avec peu de choſe, de la faim & de la ſoif, fléau encore plus horrible ; les paſtilles pour ce dernier cas ſont connues : il eſt également poſſible de remplir l’autre beſoin à peu de frais, ou de le rendre au moins ſupportable un certain temps ſans aucun danger. L’expérience a déjà appris qu’il ſuffiſoit de mâcher habituellement des feuilles de tabac pour appaiſer la ſaim ; cet effet ne dépend point, comme on l’a avancé, des obſtacles que ce végétal apporte à la tranſpiration inſenſible, ni du mucilage qu’il ne contient plus dans l’état de fermentation où il ſe trouve : il agit ſur les ſucs ſalivaires, les expulse au-dehors, en diminuant de leur activité.

Au Pérou, les Mineurs qui ſouvent n’ont pas le temps de manger à cauſe de l’arrivée de l’eau qui les ſubmergeroit s’ils diſcontinuoient leurs travaux, mâchent & ſucent toujours du Coca, feuille d’un arbriſſeau que l’on cultive dans cette partie de l’Amérique, & dont on fait un très-grand commerce : les Indiens qui mâchent preſque continuellement du betel mêlé avec l’areca pour un autre uſage à la vérité que celui d’appaiſer la ſaim, éprouvent cette ſenſation moins violemment que les autres peuples.

Les Anciens étoient auſſi dans l’uſage d’employer diverses compoſitions propres à ſoulager la faim, ce qu’ils appeloient ſe nourrir à peu de frais : les plus ſameuſes ſont les paſtilles d’Épimenides. Ils y faiſoient entrer des feuilles de mauve, de la racine d’aſphodèle, de l’oignon de ſcylle (sans doute de l’eſpèce des ornythogales), toutes ſubſtances mucilagineuſes, incorporées avec du miel, & auxquelles on ajoutoit la ſemence de ſéſame & les amandes grillées : après les avoir fait ſécher, ils les diviſoient en petites maſſes de la grosseur d’une noix muſcade, une le matin & autant le ſoir ſuffiſoient pour ſe mettre à l’abri de la faim.

Sans adopter cette compoſition qui nous paroît aſſez bizarre, on pourroit faire des paſtilles contre la faim, plus efficaces & moins déſagréables, en choiſiſſant parmi nos mucilagineux les plus connus, tels que la gomme arabique & l’amidon ; en les incorporant avec du miel ou un ſirop quelconque, on y ajouteroit des ſemences de la claſſe des ombellifères la ſalive imprégnée d’une ſubſtance muqueuſe, & avalée, inſenſiblement diminue la faim ; le glouton, toutes choſes égales d’ailleurs, a beſoin de manger davantage que celui qui conſerve long-temps dans la bouche les morceaux, & qui opère ſur eux une parfaite maſtication.

Comme toutes les ſubſtances roulées un certain temps dans la bouche, concourent à rendre la faim moins preſſante, il ſeroit plus économique & plus commode de ſe ſervir des poudres nutritives indiquées précédemment, ſans leur donner la forme de panade : à la chaſſe ou en voyage, ce ſeroit un moyen de ſoulager & même de beaucoup diminuer l’appétit : le chocolat pris en ſubſtance, nourrit plus que dans l’état liquide. Haſſelquiſt nous aſſure que près de cent perſonnes enfermées par les ennemis, avoient vécu pluſieurs mois ſans prendre d’autre nourriture qu’une très-petite doſe de gomme arabique qu’elles laiſſoient fondre dans la bouche & qu’elles avaloient enſuite : enfin que l’on demande à quiconque a mangé un morceau de pâte de guimauve, s’il n’a pas éteint ſa faim en partie ?

Nous l’avons déjà dit, & nous le répétons encore parce que la circonſtance l’exige, l’habitude, l’oiſiveté & d’autres cauſes ont ſouvent plus de part à l’appétit que les beſoins de réparer les pertes : à la faveur de quelques précautions faciles à obſerver, non-seulement on rendroit l’appétit moins conſommateur, mais on tireroit encore un parti plus avantageux des denrées qui exiſteroient ; la moitié du monde, dit-on, meurt de faim pour être trop peu nourri & l’autre pour l’être trop ; combien de fois pour ſonger à l’abondance qui manque, n’oublie-t-on point ce qui peut devenir mal-ſaiſant ! les diſettes produiroient moins de ravages ſi l’homme vouloit réduire ſa nourriture, mais quelle que ſoit la circonſtance où il ſe trouve, il deſire toujours la même quantité, & pour ſe la procurer, il ſacrifie le meilleur aliment au volume en l’alongeant par toutes fortes de mélanges plus ou moins nuiſibles, enfin ce n’eſt pas ſouvent la grande ou la petite quantité d’aliment qui occaſionne les maladies, c’eſt l’eſpèce & la qualité.

Inutilement pour économiſer le comeſtible on s’aviſeroit de faire l’éloge de la vie ſobre en repréſentant Cornaro, la balance à la main, peſant tout ce qu’il mange & criant que rien n’eſt plus avantageux qu’un bon régime ; que la pratique en eſt facile à obſerver, & qu’il en réſulte beaucoup d’avantages : qui ne ſait pas que dans ces temps heureux ou l’on ignoroit la délicateſſe des tables, & lorſqu’on ne ſongeoit qu’à remplir les ſeuls beſoins de la Nature ſans rafiner ſur les moyens d’y ſatiſfaire, les hommes étoient infiniment plus robuſtes ! Ils ſe contentoient alors d’un fruit ſauvage pour étancher la ſoif, & de quelques ſemences ou racines agreſtes pour appaiſer la faim ; mais il ſeroit ridicule de croire qu’on pourroit établir tout d’un coup une réforme dans le régime : c’eſt alors que les comeſtibles ſont rares, qu’ils ſemblent être plus deſirés & porter à la faim. Voyons ſi quelques circonſtances ne pourroient pas diminuer la faim, ſans que l’habitude & les organes fuſſent trop contrariés.

II conviendroit d’abord dans les temps de diſette, d’éviter ces repas ſplendides où la volupté étale avec ſymétrie & profuſion une infinité de mets, qui par leur manière d’être apprêtés & ſervis, excitent l’appétit & font manger beaucoup au-delà des vrais beſoins ; les gens riches, pour qui il n’y a jamais de ſamine, doivent au moins par humanité, chercher à diminuer la conſommation le plus qu’il eſt poſſible, en ordonnant que tout ce qui compoſe le repas leur ſoit ſervi à la fois : une table abondamment couverte eſt encore un moyen de raſſaſier promptement les convives & à peu de frais.

Si la réunion des convives eſt un moyen aſſuré pour conſommer davantage, il ſeroit encore néceſſaire que les gens peu à l’aiſe mangeaſſent ſéparément : la faim eſt une eſpèce d’animal qui ſemble indépendant de notre volonté, & avoir ſon ſiége principal dans la bouche ; un rien peut le rendre moins vorace : quelque choſe roulée dans la bouche au moment où il ſe ſait le plus ſentir, en vient à bout ; enfin il ſuffit de changer l’heure du repas pour diminuer l’appétit.

Comme l’eſpèce de préparation donnée aux différens mets, facilite plus ou moins leur digeſtion ; il ſaudroit éviter ſur-tout de leur donner un trop haut goût : il y a auſſi des alimens qui augmentent l’effet nutritif lorſqu’on ſaiſit le point d’apprêt qui leur convient le mieux. les grains, par exemple, ſont plus nourriſſans étant entiers & cuits qu’écraſés ou en magma ſous la forme de bouillie. Dans toute l’Inde, on expoſe le riz à la vapeur de l’eau bouillante ſur des couvercles percés comme des écumoires ; il ſe ramollit ſans ſe crever, & dans cet état on en mange moins & il ſoutient davantage : en un mot, il faut éviter de remplir l’eſtomac par des alimens qui opèrent la plénitude ſans raſſaſier, & rappellent bientôt la faim.

Il ſeroit encore à deſirer qu’aux heures du repas, où la cuiſine eſt remplie du fumet des ragoûts qu’on y prépare, les convives allaſſent y faire un tour ; on ſait combien les exhalaiſons animales ſont nourriſſantes pour ceux qui s’y trouvent perpétuellement, & l’embonpoint des Cuiſiniers, des Bouchers, des Chaircutiers, n’eſt pas toujours dû à la quantité de nourriture : les réflexions qu’a ſaites à ce ſujet Cyrano de Bergerac, lorſqu’on voulut lui perſuader que dans l’Empire de la Lune c’étoit de vapeurs qu’on ſe nourriſſoit, ſont très-sages.

Qui conſomme la portion la plus ſubſtancielle des grains, & réduit ſouvent nos malheureux concitoyens à cette affreuſe alternative ou de ſe nourrir des choſes les plus mal-saines ? notre vanité & le luxe des grandes villes, qui, comme l’obſerve M. Boſſu dans ſes nouveaux Voyages en Amérique, leur ôte la ſubſiſtance principale pour la faire voler ſur les têtes évaporées des coquettes & des petits maîtres. Il faut de la poudre pour poudrer nos perruques, dit le citoyen de Genève ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.

Nous ferons cependant obſerver que la totalité de l’amidon n’eſt pas conſacrée à ce dernier objet, car nos Manuſactures de papiers & de cartons en conſomment la plus grande partie ; les accommodages exigent infiniment moins de poudre, depuis que les Perruquiers ſe ſervent de la houpe de cygne, invention qui, ſi elle eût été imaginée dans la vue d’être utile, auroit dû mériter à ſon auteur une récompenſe. En 1774, l’Impératrice rendit une Ordonnance qui défend aux ſoldats de ſe poudrer : ailleurs, on coupe les cheveux aux Troupes pour ménager l’amidon.

On ſent bien que pendant que dureroit la diſette il faudroit interdire les Amidoneries, & ne permettre pour cet emploi que les blés gâtés ; l’amidon qui en proviendroit pourroit entrer dans la maſſe de la nourriture ſans aucun inconvénient, ainſi que je crois l’avoir démontré dans pluſieurs Mémoires lûs en différens temps à l’Académie. Il ſeroit convenable auſſi de fermer les Braſſeries ; les gruaux blancs & les gruaux bis, la farine d’orge mêlée avec celle du froment & du ſeigle, augmenteroit la quantité du pain, & les ſons épuiſés ſerviroient à la nourriture des beſtiaux.

Pour obtenir des boiſſons propres à remplacer la bière dans l’été, on prendroit du ſon de froment ou de ſeigle dont on feroit une décoction dans l’eau de rivière, que l’on paſſeroit enſuite pour en ſéparer la partie corticale ; on en rempliroit un tonneau ; on y délayeroit enſuite un levain de huit jours, & dans un temps chaud, la fermentation s’établirait en moins de vingt-quatre heures : dès qu’on s’apercevrait que l’écume qui fort par le bondon commence à s’affaiſſer, on boucherait exactement le tonneau, on laiſſeroit dépoſer la liqueur pendant quelques jours afin de lui donner le temps de s’éclaircir. Lorſqu’on a pris quelque précaution pour ne laiſſer contracter aucune mauvaiſe odeur au ton ; cette liqueur eſt aſſez agréable ; elle en rafraîchiſſante, & ſa ſaveur eſt vineuſe, tirant ſur l’aigre, c’eſt enfin la limonade des pauvres habitans de la campagne.

Il faut ſi peu de choſe pour concilier à l’eau la propriété vineuſe & déſaltérante qu on pourroit encore ſe diſpenſer de dérober les fons aux beſtiaux ; un peu de miel ou de ſucre, quelques racines ſucrées étendue, dans beaucoup de liquide, ſuffiroient : dans ce cas tous les fruits ſauvages pourroient auſſi fournir une boiſſon acidule, & les végétaux farineux, cultivés ou non ne devroient jamais, dans les temps de diſette, ſervir qu’à la nourriture.

Il faudroit encore que les Boulangers fuſſent autoriſés à ne fabriquer, dans les temps où la denrée ſeroit chère & rare, que de gros pains de douze livres au moins, les petits pains de luxe exigent beaucoup de pâte & prouvent un déchet conſidérable durant leur cuiſſon ; d’ailleurs on enlève à une groſſe maſſe de pain le morceau calculé ſur les beſoins ; on ſe croit obligé par décence ou même par économie, de manger ſon petit pain.

La nourriture a tant d’influence ſur la ſanté, la vigueur & la population, qu’on ne ſauroit trop veiller à ce qu’elle ſoit toujours en quantité ſuffiſante, compoſée de choſes ſaines & préparées convenablement. On a cependant cherché à établir qu’il falloit que le peuple fût conſtamment nourri d’alimens groſſiers, peu ſubſtantiels & ſans apprêt, afin que partout & dans les temps de détreſſe, il pût aiſément endurer la faim, comme ſi les viſcères étoient en état d’eſſuyer toutes les privations, sans que leur jeu & leurs fonctions ne duſſent perdre leur mécaniſme ; cette prétention eſt preſque auſſi originale que celle de ce Particulier, qui voulant accoutumer ſon cheval à jeûner, trouva fort extraordinaire qu’il fût mort au moment préciſément où il alloit vivre ſans manger.

Loin de nous ces infames maximes qui ne ſervent qu’à étouffer le ſentiment affligeant qu’inſpire l’état miſérable du peuple dans les temps de diſette & à juſtifier notre inſenſibilité : on a cherché à établir que l’homme ne travailleroit point s’il n’étoit malheureux, qu’il falloit qu’il fût eſclave pour vivre content, qu’il ne devoit pas être à l’aiſe ſi on vouloit qu’il fût docile ; mais quelque captieux que ſoient de pareils raiſonnemens, dignes ſans doute de ceux qui ont imaginé les premiers le commerce des Nègres, ils ne parviendront point à ſéduire celui qui voit dans l’homme ſon pareil & ſon égal, qui connoiſſant les droits de l’humanité, eſt jaloux de ſon bonheur : il ſemble que nous ferions infiniment plus heureux s’il n’y avoit que les fléaux de la Nature à redouter.

Qu’il me ſoit donc permis d’implorer au nom de l’humanité, les perſonnes riches éclairées & bienfaiſantes qui habitent les campagnes ſur leſquelles le fléau de la diſette pèſe le plus ſouvent : c’eſt ſur-tout à l’approche de la moiſſon que le paysan eſt le plus à plaindre ; manquant de tout, il ſoupire après la récolte, ſe jette ſur le grain qu’il conſomme auſſi-tôt qu’il eſt coupé ; les maladies l’aſſiègent enſuite de toutes parts, & il ignore que c’eſt dans des grains trop nouveaux qu’il faut en chercher la cauſe. Lorſque faute de temps & de moyens ils ne peuvent employer la précaution de faire ſécher au ſoleil ou au four leurs grains, il faudroit que les riches propriétaires exerçoient la charité envers eux ſans leur rien donner, en changeant ſimplement les grains nouveaux contre de vieux grains, mesure pour mesure.

On voit dans les capitales des femmes reſpectables qui ſachant allier les devoirs de bienſéance que leur état leur impoſe avec les détails domeſtiques, viſitent l’indigent juſque dans ſon réduit obſcur pour lui tendre une main ſecourable : dans les temps de diſette, ce n’eſt pas toujours l’argent qui manque, mais la denrée première à laquelle ſa cherté ne permet point à tout le monde d’atteindre ; des proviſions alimentaires amaſſées dans l’abondance, des châtaignes ſéchées, des pommes de terre cuites & ſéchées, du biſcuit de mer concaſſés ne tiennent preſque point de place, ſont peu coûteux & n’exigent ni frais ni ſoins pour être conſervées longtemps : n’attendrions-nous donc à connoître le prix de ce qui nous manque que quand il fera impoſſible de ſe le procurer ?