Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XIV

Antoine Parmentier
Article XIV -
Des Pommes de terre mêlées avec la farine des différens grains.


auquel j’invitai pluſieurs Amateurs éclairés, choiſis dans les différens ordres ; le dîner fut gai, & ſi, comme on l’a ſouvent avancé ſans preuves, nos racines ſont aſſoupiſſantes, lourdes & indigeſtes, elles produiſirent ſur les convives un effet absolument contraire : c’eſt ainſi, je crois, qu’il ſaut s’y prendre quand on veut combattre avec quelques ſuccès, les préjugés toujours prêts à s’armer contre les objets utiles auſſi-bien que contre les nouveautés agréables.


Article XIV.


Des Pommes de terre mêlées avec la farine des différens grains.


Tant que les pommes de terre n’ont été conſidérées en France que comme un légume de plus offert au luxe de nos tables, leur utilité alimentaire a été peu ſentie ; on n’a donc commencé à s’en occuper ſérieuſement que quand on a entrevu la poſſibilité de les convertir en pain, c’eſt-à-dire, d’augmenter le volume de celui que l’on prépare avec la farine des différens grains. J’avouerai que dès 1771, examinant ces racines par la voie de l’analyſe, j’avois déjà cet objet en vue, perſuadé que ſous la forme de pain, elles deviendroient un ſupplément dans les temps de diſette de grains, & que dans tous les cas ce ſeroit pour les habitans des cantons qui cultivent beaucoup de pommes de terre, un moyen certain d’en prolonger la durée d’une récolte à l’autre, & de les approprier encore à la nourriture, lors même qu’elles ne valoient plus rien à être mangées en ſubſtance.

Les eſſais qu’il a ſallu tenter pour parvenir à un but auſſi deſiré, ont été très-multipliés, puiſqu’il a été néceſfaire de s’écarter de la route ordinaire, & de ſuivre une marche toute oppoſée ; on les feroit connaître encore s’il s’agiſſoit de ménager le temps & les dépenſes de ceux qui auroient l’envie de ſe livrer aux mêmes recherches. Mais comme ce problème eſt réſout dans toute la généralité dont il eſt ſuſceptible, je me contenterai d’inſérer dans cet article quelques réflexions ſur ce qu’il y a de plus intéreſſant à connoître à l’égard du pain, dans la compoſition duquel on a introduit des pommes de terre ſous des états variés, à des doſes différentes & avec pluſieurs eſpèces de farine.

A peine s’eſt-on aperçu que les pommes de terre mêlées & confondues dans la pâte ordinaire, diſparoiſſoient à la ſaveur du pétriſſage, de manière à ne plus préſenter après la cuiſſon qu’un tout homogène & parſaitement levé, que l’on a cru réellement avoir changé ces racines en un véritable pain. L’enthouſiaſme n’a pas tardé à gagner les eſprits ; les méthodes ont varié ; chacun a vanté la ſienne, d’où il eſt réſulté que quantité de perſonnes, ſéduites par une apparence illuſoire, ont dit & répètent encore continuellement qu’elles ont préparé, vu ou mangé du pain de pommes de terre : on a même été juſqu’à ſe diſputer l’honneur de l’invention, quoique les Irlandois aient eu recours à ce ſupplément preſqu’auſſitôt qu’ils ont commencé l’uſage des pommes de terre. Leurs tentatives à ce ſujet ſe trouvent conſignées en pluſieurs endroits des Tranſactions Philoſophiques ; j’y renvoie ceux qui conſerveroient l’eſpoir de former un jour quelques réclamations à ce ſujet, en les invitant ſur-tout de ne plus confondre le pain dans lequel entre la pomme de terre, & celui réſultant de ces racines ſeules & ſans mélange.

Une circonſtance qui a donné la plus grande vogue à l’opinion avantageuſe qu’on a priſe de ce pain, ſoi-diſant de pommes de terre, annoncé comme ſupérieurement économique, ce ſont les Sociétés d’Agriculture qui, jalouſes de concourir au bonheur des provinces du royaume où elles ſont établies, ont cherché les moyens de le perfectionner. Celle de Rouen, entr’autres, animée par le zèle éclairé de M. le Chevalier Muſtel, l’un de ſes Membres, a ſignalé ſon zèle & ſon patriotiſme à cet égard ; nous leur avons l’obligation de connoître différentes méthodes pour la ſabrication du pain mélangé dont il s’agit.

Les premiers eſſais, quelqu’imparſaits qu’ils ſoient, ſont toujours accueillis avec tranſport, principalement quand la matière qui en eſt l’objet ſe trouve avoir quelque relation avec la ſubſiſtance des hommes les plus indigens ; mais avec les vues les plus louables & les meilleures intentions, il eſt rare qu’on ne renchériſſe encore ſur les avantages qu’il eu poſſible d’en retirer. Faire entrer dans une pâte compoſée de farine, de levain & d’eau, une racine aqueuſe pour un tiers ou pour moitié, ſans nuire à la perfection du réſultat, ne pouvoit qu’offrir une perſpective heureuſe ſous le point de vue économique, & il a fallu que l’expérience apprit que cette épargne n’étoit point en raiſon de la quantité du ſupplément employé.

Une autre circonſtance à laquelle on n’a ſait aucune attention, & qui méritoit cependant qu’on s’y arrêtât, c’eſt que la pulpe de pomme de terre qu’on mêle avec la pâte de froment, augmente tellement l’effet mécanique de la matière glutineuſe contenue dans ce grain, qu’elle bouffe beaucoup à l’apprêt & au four, en ſorte que le pain, après la cuiſſon, eſt d’une légèreté extrême, tient peu dans l’eſtomac & paſſe trop rapidement dans les ſecondes voies.

En admettant que la pomme de terre forme la moitié du poids de ce pain, il ne ſaut pas croire que l’aliment ſoit augmenté d’autant par la préſence de ces racines, il n’y en a tout au plus qu’une partie dont l’effet nourriſſant puiſſe équivaloir à une même quantité de farine de froment. Appuyons ceci d’un exemple : Je ſuppoſe deux pâtes d’une égale conſiſtance ; l’une fera compoſée de quatre livres de pulpe de pommes de terre & autant de farine de froment, l’autre de huit livres de farine de ce grain ſans mélange ; la première fournira moins-de pain, qui contiendra plus d’eau & ne nourrira pas autant que la ſeconde maſſe, parce qu’enfin la pomme de terre ne ſauroit produire qu’un tiers au plus de ſon poids en matière farineuſe, comparable à la farine de nos grains, le ſurplus n’eſt que l’eau de végétation qui tient les principes de ces racines écartés les uns des autres & dans un état de diviſion extrême.

Quant à la diſparition des pommes de terre dans le mélange mentionné, ce phénomène n’a pas plus de droit de cauſer de la ſurpriſe que celui que l’expérience journalière nous met continuellement ſous les yeux, lorſqu’on aſſocie, par exemple, avec la farine de froment des fruits pulpeux, tels que le potiron, la citrouille, les tiges herbacées des plantes, les racines charnues ; toutes ſubſtances qui ſans être farineuſes pourroient, à l’inſtar de nos tubercules, s’aſſimiler avec la pâte de froment, de manière à ne plus être reconnues que par l’organe du goût, doit-on conclure, comme on l’a fait, que ces ſubſtances ont été transformées en pain ? ou bien qu’en doublant ou en triplant ainſi la maſſe panaire, la ſaculté alimentaire a reçue un pareil accroiſſement ? Pluſieurs faits atteſtent le contraire ; & les habitans du pays de Vaud, entr’autres, qui ont beaucoup mangé de ce pain de froment mélangé, ſe ſont plaints qu’ils s’en raſſaſioient difficilement.

On auroit tort, ſans doute, d’inférer de cette obſervation que la préſence des pommes de terre ſoit capable de nuire à l’effet nutritif des corps auxquels on les joints, qu’il faudroit par conſéquent renoncer à l’uſage de les mêler à la farine des différens grains ; mais encore une fois elles ne ſauroient alimenter qu’en raiſon de la quantité de matière ſubſtantielle qu’elles renferment, & il ſeroit ridicule d’exiger qu’une racine aqueuſe fût auſſi nutritive qu’une ſemence sèche qui a beſoin d’être combinée avec un fluide pour agir en qualité d’aliment.

S’il eſt des circonſtances où on doit avoir recours au ſupplément de la pomme de terre, pour la fabrication du pain blanc de froment, c’eſt lorſque ce grain ne ſe trouveroit point en proportion avec la conſommation journalière. Comme il eſt l’aliment ordinaire des citadins & des gens à leur aiſe, peu importe qu’il ſoit plus ou moins ſubſtantiel ; il n’eſt ſouvent qu’un acceſſoire aux autres alimens qui compoſent le repas. Il n’en eſt pas ainſi des farines biſes du même grain : elles n’ont point autant de viſcoſité que les blanches ; les pommes de terre qu’on y mêleroit donneroient au pain plus de volume, de legèreté & de qualité.

Le ſeigle eſt après le froment le grain le plus intéreſſant ; l’un & l’autre mélangés ou ſéparément donnent, étant bien travaillés, un très-excellent pain, ſans qu’il ſoit néceſfaire d’y rien ajouter ; mais quand on n’en a pas ſuffiſamment, & qu’on eſt obligé d’en faire venir de fort loin & que l’on paye fort cher, c’eſt alors que la pomme de terre, ſi on en avoit proviſion, deviendroit une épargne pour les autres grains qui ſervent à la claſſe la plus indigente.

S’il eſt important de circonſcrire l’uſage d’employer la pomme de terre pour groſſir le volume du pain de froment & de ſeigle, nous croyons devoir faire remarquer que cet emploi ſeroit extrêmement ſalutaire pour l’orge, le ſarazin, le maïs, l’avoine, le millet, &c. dont on prépare du pain dans différens cantons du royaume, lequel compoſé de farine pure ou mélangée, eſt conſtamment lourd, compacte & de mauvais goût. Dans ce cas l’aſſociation des pommes de terre à parties égales, apporteroit des changemens heureux à tous ces réſultats, en donnant plus de liant & de viſcoſité à la pâte, en ſavoriſant le mouvement de fermentation, en affoibliſſant & même en détruiſant le goût déſagréable, particulier à chacun de ces pains.

Nous devons cette obſervation à M. le Chevalier Muſtel, connu par d’excellens ouvrages, & qui réunit à une longue expérience la connoiſſance des pays étrangers qu’il a parcourus. C’eſt, je le répète, dans ce cas particulier que la quantité du pain fera non-seulement augmentée, mais la qualité en ſera meilleure : avantage bien ſenſible pour le plus grand nombre des pauvres, & même des cantons entiers qui ne conſomment que ces ſortes de grains, parce qu’ils ſont au plus bas prix, & que leur ſol n’eſt propre qu’à cette production. C’eſt donc en faveur de cette claſſe qu’il faut indiquer une méthode qui puiſſe épargner ſur la quantité des grains, & procurer encore une amélioration réelle dans la qualité. Je vais dans cette vue indiquer la recette de la compoſition de ce pain ; elle pourra ſervir de modèle pour tous les pains qu’on ſe propoſeroit de compoſer de cette manière avec tous les farineux indifféremment, pourvu qu’ils ſoient propres à la panification. Nous allons d’abord décrire une machine que M. le Chevalier Muſtel a imaginée pour broyer en peu de temps & très-ſacilement une grande quantité de pommes de terre à la fois.

Deux cylindres de bois, d’environ un pied de diamètre & de deux à trois pieds de long, poſés horizontalement & parallèlement, compoſent toute la machine. On adapte une manivelle à l’extrémité de l’axe d’un des deux cylindres : un homme en tournant cette manivelle fait tourner le cylindre auquel elle eſt adaptée, & le frottement qui réſulte de ſa rotation fait tourner l’autre cylindre, mais dans un ſens oppoſé. Ç’eſt le même jeu que celui des cylindres pour les calendres & pour les laminoirs de plomb.

Une eſpèce de coffre en forme de trémie de moulin, mais plus alongé, eſt ſuſpendu au-deſſus & entre les deux cylindres ; c’eſt dans cette eſpèce de trémie qu’on met les pommes de terre cuites, & qui tombent entre les deux cylindres à mesure que le broyement ſe fait ; un récipient poſé deſſous, & que l’on a ſoin de vider de temps en temps, reçoit la pâte qui tombe continuellement en lames très-fines. Il faut que ces cylindres ſoient poſés de manière qu’il ne reſte au plus qu’une demi-ligne d’eſpace entre les points de contact.

On prend la quantité qu’on veut de pommes de terre ainſi écraſées & broyées ; on les mêle avec le levain préparé dès la veille ſuivant la méthode ordinaire à la totalité de la farine deſtinée à entrer dans la pâte, en ſorte qu’il y ait moitié pulpe de pommes de terre & moitié farine ; on pétrit bien le tout avec l’eau chaude néceſfaire ; quand la pâte eſt ſuffiſamment apprêtée, on la met au four, en obſervant qu’il ne ſoit pas autant chauffé que de coutume, de ne pas fermer la porte auſſitôt & de la laiſſer cuire plus long-temps : ſans cette précaution eſſentielle la croûte du pain ſeroit dure & caſſante, tandis que l’intérieur auroit trop d’humidité & pas aſſez de cuiſſon.

Toutes les fois qu’il s’agira de mêler les pommes de terre avec la pâte des différens grains, ſoit pour en épargner une partie, ſoit dans la vue d’en améliorer le pain, c’eſt toujours ſous la forme de pâte tenace & glutineuſe qu’il ſaut réduire ces racines, parce que ce n’eſt qu’en cet état qu’elles donnent du liant à la farine des menus grains qui pèchent tous par ce côté.

Les autres méthodes de préparer la pomme de terre avant de la mêler avec la farine, ne ſont pas à beaucoup près auſſi avantageuſes que celle de la cuire ; on peut réduire ces méthodes à deux principales : il s’agit dans la première de prendre ces racines crues, de les raper & de les employer ainſi ſans rien perdre de leur ſuc & de leur parenchyme ; la ſeconde conſiſte à les couper par tranches, à les porter au four, & enſuite au moulin pour les réduire en farine. Mais le pain qui réſulte de l’une & de l’autre mixtion, eſt bis, compacte & de mauvais goût.

Quand toutes ces méthodes ſeroient moins défectueuſes qu’elles ne le ſont réellement, elles manquent absolument le but qu’on ſe propoſe, celui d’épargner les frais de cuiſſon & de manipulation ; car il en coûtera autant pour le moins à raper ou à deſſécher les pommes de terre : non-seulement il ſaut les cuire, mais encore les écraſer & les manier afin de leur donner la conſiſtance & la forme d’une pâte tenace & viſqueuſe, pour qu’elles produiſent les effets que nous avons détaillés précédemment.

Réſumons. On ne peut donc douter que ſi le froment & le ſeigle étoient extrêmement rares, & que leur cherté obligeât les hommes à chercher dans les autres grains de quoi y ſuppléer, il ne fut préférable d’avoir recours au mélange des pommes de terre ; elles ſerviroient en outre à donner aux autres farineux qui reſteroient à notre diſpoſition, un degré de bonté de plus. On ſait que dans des temps de diſette, le beſoin, incapable d’aucunes recherches quand il eſt exceſſif, conduit toujours la main ſur les objets les plus éloignés du but qu’on ſe propoſe, & dont les effets ſont directement oppoſés à nos eſpérances.

Mais dans la circonſtance où il n’y auroit d’autres reſſources pour ſubſiſter que des pommes de terre en abondance, c’eſt alors que leur converſion en pain ſeroit avantageuſe, puiſqu’il y a des hommes tellement habitués à vivre de pain, qu’ils croiroient n’être point nourris ſi l’aliment ne leur étoit préſenté ſous cette forme. Nous allons rapporter de nouveau cette préparation qui doit ſervir de baſe pour celle de tous les farineux que j’indiquerai bientôt comme propres à remplacer les alimens ordinaires lorſqu’ils nous manqueroient.


Article XV.


De la ſabrication du pain de Pommes de terre ſans mélange.


Avant de ſonger à transformer les farineux en pain, il eſt néceſfaire de les y rendre propres par quelques opérations préliminaires qui mettent leurs parties conſtituantes en état de ſe combiner avec l’eau, & d’acquérir par ce moyen une moleſſe & une