Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XII


d’une matière mucilagineuſe & gélatineuſe qui lui ſont analogues.

Nous avons cru devoir conſacrer les premiers articles de cet Ouvrage à déterminer la nature du principe nourriſſant répandu dans tous les végétaux ſous des formes variées, en ſaiſant voir en même-temps qu’il y avoit peu de circonſtances où il ſalloit l’employer dans l’état de pureté, & que preſque toujours il étoit eſſentiel qu’il fût aſſocié avec d’autres ſubſtances, dont la réunion formoit l’aliment proprement dit. II eſt à propos maintenant d’indiquer les Plantes qui peuvent ſuppléer en temps de diſette à la nourriture ordinaire, & quelle en doit être la préparation.


Article XII.


Des Pommes de terre.


Dans la multitude innombrable des végétaux qui couvrent la ſurſace sèche & la ſurſace humide du Globe terreſtre, il n’en eſt peut-être point qui mérite davantage de fixer l’attention des bons citoyens, que la Pomme de terre ; ſoit qu’on l’enviſage du côté de la culture, ou bien qu’il s’agiſſe des reſſources alimentaires que ces racines ſont en état de procurer aux hommes & aux animaux pendant au moins la moitié de l’année, que la Nature ſemble ſe repoſer.

Originaire de la Virginie, cette Plante s’eſt naturaliſée ſi parſaitement & avec tant de ſacilité en Europe, qu’on croiroit à préſent qu’elle appartient à notre hémiſphère. Les Irlandois la cultivèrent d’abord dans les jardins par pure curioſité, & ce ne fut guère qu’au commencement du dix-septième ſiècle qu’ils eſſayèrent d’en faire uſage. Sa culture paſſa bientôt en Angleterre, puis en Flandre, en Allemagne, en ſuiſſe & en France ; elle ſe plaît en effet dans tous ces climats : toutes les expoſitions & la plupart des terreins lui ſont propres ; trois ou quatre mois ſuffiſent pour qu’elle acquierre ſon accroiſſement & toute la perfection deſirée : la récolte peut s’en faire pluſieurs fois l’année ; elle ne manque preſque jamais : enfin le règne végétal n’offre rien de plus utile, de plus ſain, de plus commode & de moins diſpendieux que la pomme de terre, puiſqu’elle peut ſervir également en boulangerie, dans les cuiſines, dans les offices & dans les baſſe-cours.

Si le froment mérite d’être placé à la tête des ſemences céréales à cauſe de l’excellence & de la qualité de nourriture qu’il offre, on peut avancer que la pomme de terre mérite le premier rang parmi les racines ; il n’exiſte point de Plante auſſi féconde, & qui ſe multiplie par autant de moyens : le principe de ſa reproduction réſide non-feulement dans les racines & dans les ſemences, mais encore dans les tiges & dans les branches. Citons quelques ſaits qui prouveront que l’extrême multiplication des pommes de terre eſt un exemple bien frappant des grandes reſſources de la Nature pour la régénération des végétaux.

M. Elleraie ayant coupé les ſommités des pommes de terre, il les planta dans un carré de terre où la graine d’oignon n’avoit pas pris ; elles produiſirent des tubercules très-gros & dans la plus grande abondance : les racines d’où ces jets avoient été détachés, loin d’avoir ſouffert quelques dommages, ont donné une production plus forte. Le Guide du Fermier prétend que dans la diſette des pommes de terre, & lorſqu’on ne pourroit point ſe paſſer de leur nourriture, il ſeroit poſſible en levant les pelures avant de les faire cuire, & les mettant dans la terre au lieu des racines, de faire produire à chaque œilleton autant que s’il étoit nourri par la pulpe entière. Cet Auteur eſtimable ajoute qu’au déſaut de leurs racines, on pourroit ſe ſervir de la ſemence. Nos feuilles périodiques ſont remplies d’obſervations qui atteſtent qu’un ſeul œilleton a produit ſouvent juſqu’à trois cents & plus, de tubercules depuis la grosseur du poing juſqu’à celle d’un œuf de pigeon. M. le Baron de Saint-Hilaire m’a écrit qu’une pomme de terre iſolée & cultivée avec ſoin, en avoit donné neuf cents quatre-vingt-ſix, dont la moitié à la vérité étoient fort petites ; la Plante n’avoit ni fleuri ni grainé. Pluſieurs ſociétés d’Agriculture ont accordé des Prix aux uns pour avoir récolté trente milliers peſant de pommes de terre ſur un champ d’un acre, qui rapportoit tout au plus mille livres d’orge ou de menus grains ; aux autres pour en avoir ſait produire cinquante ſetiers à un arpent de mauvaiſe terre ſablonneuſe qui n’auroit pas rendu en grains la ſemence qu’on y auroit jetée. M. John Howard de Cardington, Gentilhomme Anglois, en a planté une eſpèce nouvellement arrivée de l’Amérique, dont la grosseur & la fécondité ſont encore plus conſidérables ; il s’en eſt trouvé dans le nombre qui peſoient neuf livres ( cette eſpèce rend communément cent vingt pour un) : deux de ces pommes de terre peſant chacune une livre, furent diviſées l’une en deux morceaux, & l’autre en trente ; la première donna deux cents vingt-deux livres de pommes de terre, & la deuxième, quatre cents ſoixante-quatre livres : cette multiplication ſi étonnante a ſait avancer à un Cultivateur diſtingué, qu’avec une ſeule de ces pommes de terre, il étoit aſſuré de parvenir à enſemencer la huitième partie d’un arpent, & voici comment ; 1.° en ſéparant d’abord tous les yeux qui ſont au nombre de trente à quarante ; 2.° en eſpaçant de quatre à cinq pieds chaque œilleton ; 3.° en arrachant les rejetons & en les tranſplantant ; 4.° en ſaiſant la même choſe avec les tiges & les branches, en ſorte qu’on n’en laiſſe que trois au plus à chaque pied.

Tous ces exemples de fécondité atteſtés par les autorités les plus reſpectables, & que l’expérience juſtifie tous les jours, prouvent combien la force végétative agit dans la tige, la ſemence, les racines de la pomme de terre, & qu’un petit coin de jardin qui en ſeroit planté, ſuffiroit dans un temps de diſette, pour procurer à une ſamille très-nombreuſe, de quoi ſubſiſter juſqu’au retour de l’abondance. Faſſe le Ciel que ce temps ſoit loin de nous ! mais enfin s’il arrivoit, nos malheureux concitoyens en jouiſſant de ce bienſait que nous devons à la découverte du nouveau Monde, ne ſe trouveroient-ils pas dédommagés en quelque forte de ce préſent ſatal apporté preſque en même-temps de ces mêmes contrées ?

On a confondu, & on confond encore tous les jours la patate & le topinambour avec la pomme de terre, & malgré les réflexions judicieuſes que M. le Chevalier Muſtel a ſaites à cet égard, rien n’eſt encore plus commun, que de voir les Auteurs donner ces différens noms à la même Plante, ce qui occaſionne des mépriſes continuelles qu’on ne ſauroit trop s’empreſſer de prévenir en fixant d’une manière irrévocable les caractères des trois Plantes dont il s’agit. Elles ſont toutes, il eſt vrai, originaires de l’Amérique ; leur utilité alimentaire dépend également de leurs racines qui ſont charnues, ſe propagent avec beaucoup de ſacilité, mais elles appartiennent à des ſamilles diſtinctes, n’ayant entre elles aucune reſſemblance dans les parties de leur fructification.

La patate eſt de la claſſe des convolvulus, ſes racines ſont jaunâtres & filandreuſes : elles contiennent une matière extractive ſucrée très-abondante ; cuite dans l’eau ou ſous la cendre, ſon goût approche de celui de la châtaigne.

Le topinambour ou poire de terre, eſt du genre des fleurs radiées, & appartient à la claſſe des corona ſolis ; ſes racines ſont pivotantes, de figure irrégulière & fort aqueuſes ; la matière extractive qu’elles renferment, eſt viſqueuſe ; on compare leur goût à celui du cul d’artichaud.

La pomme de terre eſt un ſolanum ou morelle ; ſes racines ſont raſſemblées au pied de la Plante en très-grand nombre, attachées les unes aux autres par des filamens chevelus qui s’étendent conſidérablement : elles ſont farineuſes & très-fades.

On a déſigné encore avec auſſi peu de fondement la pomme de terre ſous le nom de truffe blanche & de truffe rouge ; mais il eſt très-aiſé de diſtinguer également les caractères qui établiſſent la différence entre ces racines & la ſubſtance fongueuſe informe à qui appartient réellement ce nom ; ainſi quels que ſoient la figure, le volume, la couleur & le goût de la pomme de terre, toutes les fois qu’elle fera compacte, peſante, blanche, ce ne peut être ni la patate, ni le topinambour ; il n’y a qu’elle où il ſe trouve de l’amidon, & qui puiſſe par conſequent ſervir à faire de la bouillie, des crêmes & du pain ; enfin, ce ſont les racines les plus utiles, les plus fécondes & les plus abondantes en nourriture, non-seulement des Plantes que nous venons de nommer, mais encore de toutes celles dont l’uſage ſoit connu & adopté.

Quand on réfléchit ſérieuſement que les années les moins riches en grains, ſont extrêmement abondantes en pommes de terre, & vice verſâ on eſt ſcandaliſé de voir l’indifférence que montrent encore certains peuples pour cette eſpèce de dédommagement dont il ne tiendroit qu’à eux de profiter. La même Plante peut ſervir à mieux alimenter l’habitant de la campagne & ſes beſtiaux, d’où il s’enſuivra qu’il fera en état d’en poſſéder un plus grand nombre, & que la race humaine pourra elle-même s’augmenter, puiſqu’il paroît que ce légume eſt propre à la population, & que la quantité d’enſans qu’on voit en Irlande eſt dûe à l’uſage que les habitans font des pommes de terre, ſoit parce qu’elles les préſervent des maladies du premier âge, ſoit parce qu’elles donnent à leurs parens plus d’aiſance & une conſtitution plus robuſte.

J’en avertis de bonne heure, quoique l’expérience & l’obſervation prononcent journellement depuis un ſiècle en ſaveur des pommes de terre, je n’ai point la préſomption de croire que je parviendrai à faire revenir ſur leur compte ceux qui ont lancé un arrêt de proſcription contre elles, ſans en avoir gouté, ſans même en avoir vu. Je ſais que quand on eſt prévenu contre un individu quelconque, il eſt rare que l’eſprit préoccupé ne lui trouve, quoiqu’on diſe pour déſabuſer, plus de mauvaiſes que de bonnes qualités, & ſi jamais on revient à ce ſujet, ce n’eſt qu’après l’avoir long-temps maltraité ; tel ſera peut-être long-temps le ſort de la pomme de terre dans quelques cantons du royaume.

Je dois prévenir encore avant d’entrer en matière, que je ſuis bien éloigné de penſer que la plupart de ceux qui ont élevé la voix contre l’uſage de la pomme de terre, ſous quelque forme que ce ſoit, aient publié ce qu’ils ne penſoient point ; ils ſont dans l’erreur de bonne foi : la ſeule ſaute qu’on puiſſe leur reprocher, c’eſt d’avoir ſait part de leurs craintes avant d’en avoir approfondi la ſource ; il s’écoulera bien des années encore avant de pouvoir oppoſer au torrent des préjugés, une digue ſalutaire : mais ſaut-il à cauſe des obſtacles qu’on rencontre à chaque inſtant, lorſqu’on veut ſoumettre les habitans des campagnes pour leur propre intérêt à une pratique avec laquelle ils ne ſont point ſamiliariſés, faut-il, dis-je, renoncer à les éclairer, & négliger d’employer auprès d’eux l’exemple, ce moyen toujours plus puiſſant que les meilleurs Traités ? ſaut-il enfin ſe diſpenſer de crier à ces laboureurs qui nous font vivre, eux qui ont tant de peine à ſubſiſter : il n’y a point de pays au monde à l’abri des diſettes ; les pommes de terre peuvent remplacer tous les grains deſtinés à la nourriture des hommes & des beſtiaux : infiniment moins aſſujetties aux accidens qui anéantiſſent le produit de vos moiſſons, elles deviennent ſans aucun apprêt, une nourriture auſſi ſimple & commode, que ſaine & abondante ; pourquoi n’en proſiteriez-vous point ? Pourquoi dédaigneriez-vous la culture du végétal qui rend le plus à l’induſtrie humaine, & ſur lequel on diroit que la main bienſaiſante du Créateur a raſſemblé tout ce qu’il eſt poſſible de deſirer, pour trouver l’abondance & l’économie au ſein même de la cherté & det la ſtérilité.

Ce cri s’eſt déjà ſait entendre dans quelques cantons de pluſieurs de nos provinces, où les malheureuſes circonſtances des années précédentes en ont juſtiſié la vérité. Bientôt on y entendra répéter ce qu’on dit en Alſace & en Lorraine, à ceux qui forment encore quelques doutes ſur la ſalubrité des pommes de terre : regardez nos enſans, nos gens nos beſtiaux qui ſe nourriſſent de pommes de terre, ne ſont-ils pas auſſi ſains, auſſi vigoureux, auſſi contens & auſſi multipliés que dans vos pays à grains ?

De quels ſentimens ne devons-nous pas être pénétrés pour la mémoire de l’Amiral Walther Raleigh qui le premier apporta dans ſa patrie une Plante auſſi productive ! Il ſaudroit lui ériger une statue, & la reconnoiſſance ne manqueroit pas de faire tomber à ſes pieds, les habitans des campagnes dérobés aux horreurs de la ſaim par le ſecours unique des pommes de terre.


Article XIII.


De l’uſage des Pommes de terre en nature.


Les Pommes de terre varient infiniment par leur couleur, leur volume, leur forme, leur conſiſtance & leur goût ; mais ces variétés ne ſont pas toujours l’ouvrage du terrein, de la ſaiſon & des ſoins de la culture, comme on l’a prétendu : elles dépendent d’eſpèces