Ravensnest/Chapitre 23

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 263-273).

CHAPITRE XXIII.


Vous dites qu’ils ont fous disparu
Les hommes de cette race noble et vaillante ;
Que leurs légers canots ne se voient plus
Au sommet de la vague écumante ;
Qu’au milieu des forêts où ils régnaient
Ne s’entend plus le cri du chasseur.
Mais leurs noms sont sur vos eaux,
Il n’est plus besoin de l’effacer.

Madame Sigournet.


Ordonnant à Mille-Langues de s’assurer des incendiaires, je m’élançai dans la cuisine pour éteindre les flammes. Il était grandement temps, quoique là aussi Mary Warren m’eût prévenu. Elle avait déjà jeté plusieurs seaux d’eau sur le feu qui pétillait à travers les chaises empilées, et était parvenue à diminuer l’intensité des flammes. Je savais qu’il y avait dans la cuisine même un réservoir, et j’en employai si activement le contenu que bientôt la pièce fut remplie d’une vapeur épaisse, et à la clarté de l’incendie succéda en peu de temps une profonde obscurité.

Le tumulte produit par la scène que nous venons de décrire amena bientôt toute la maison à cet endroit. Les domestiques, hommes et femmes, descendaient l’escalier sous lequel le feu avait été allumé, et bientôt, de tous les coins de la maison, on vit briller les lumières des habitants réveillés.

La cuisine fut promptement débarrassée de la vapeur et de la fumée, et je me vis environné d’un nuage de Peaux-Rouges. Feu-de-la-Prairie, Vol-d’Aigle et Cœur-de-Pierre examinaient les effets du feu d’un air sombre. Je cherchai des yeux Mary Warren ; mais cette charmante jeune fille, après avoir fait preuve d’une présence d’esprit et d’un courage qui eussent fait honneur à un jeune homme de son âge, s’était retirée avec timidité et s’était cachée parmi les personnes de son sexe. Sa tâche, si utile et si efficace, était accomplie, et elle ne demandait plus qu’à être oubliée.

Mille-Langues s’était emparé des incendiaires, et ils étaient aussi dans la cuisine, les mains et les bras attachés derrière le dos. Comme leurs figures étaient encore noires, je ne pouvais les reconnaître. Celui qui était tombé sous mon premier coup était encore abasourdi, et j’ordonnai aux domestiques de le débarbouiller, en même temps pour lui faire complétement reprendre ses sens, et pour examiner qui il était.

La besogne fut bientôt faite, et je reconnus la physionomie confuse et effrayée de Joshua Brigham, le valet de Miller ou plutôt le mien, car c’était moi qui payais ses gages.

Oui, tel était l’un des effets des dangereuses opinions qui ont circulé dans le pays durant la profonde manie qui faisait ses ravages parmi nous avec plus de violence et de péril que ceux du choléra. Un homme qui appartenait presque à la famille avait non-seulement conspiré avec d’autres pour me voler ma propriété ; mais il avait aussi eu recours au feu et aux armes pour accomplir ses vertueux projets. Et ce n’était pas le résultat d’un misérable penchant au vol, c’était la conséquence d’un système qui envahit l’esprit de nos politiques, et que certains hommes, se fiant à l’efficacité des majorités, ne craignent pas de défendre dans les chambres législatives.

J’avoue que la découverte de ce premier coupable me rendait un peu curieux de savoir quel était son compagnon. La cuisinière fut chargée de faire un second lavage ; elle s’y mit avec empressement et la couche noire étant enlevée, je vis que j’avais encore une fois capturé Sénèque Newcome. On doit se rappeler que la dernière fois que j’avais vu ces hommes, je les avais laissés se battant ensemble sur la grande-route.

Cette nouvelle découverte m’indigna. Il n’y avait jamais eu un seul être de la tribu des Newcome, depuis le grand-père jusqu’à Opportunité, qui eût été estimé ou respecté parmi nous : des ruses, des manigances ; de bas complots, avaient toujours caractérisé cette famille depuis Jason jusqu’à ce jour. Je l’avais entendu dire à mon grand-père, à ma grand’mère, à mon père, à mon oncle, à mes tantes, et à tous ceux qui m’appartenaient. Cependant l’habitude avait créé pour eux une espèce d’attachement ; il y avait eu aussi dans cette famille une sorte de prétention qui les avait plus rapprochés de nous qu’aucune autre famille de nos tenanciers. Le grand-père avait reçu une certaine éducation, et ce bienfait avait été étendu aux autres ; jusqu’à ce malheureux qui venait d’être pris flagrante delicto dans un crime capital. Opportunité aussi avait reçu une quasi-éducation beaucoup plus prétentieuse que celle de ma sœur Patt, mais rien ne lui avait été bien enseigné, pas même la lecture, car elle avait une affreuse prononciation provinciale qui m’agaçait les nerfs ; mais Opportunité avait quelques bons sentiments, et ne pouvait soupçonner les intentions de son frère quand elle me fit son importante révélation, et elle allait probablement tomber dans le désespoir en apprenant ce résultat inattendu de ses propres démarches.

Pendant que je faisais ces réflexions, je fus appelé vers ma grand’mère. Elle était dans sa chambre environnée des quatre demoiselles ; Mary Warren seule était en toilette régulière, mais les autres, avec une coquetterie instinctive, s’étaient enveloppées dans de grands châles, de manière à paraître plus belles que jamais. Quant à ma grand’mère, elle avait appris que la maison était en sûreté, mais elle avait un vague désir de me voir, qui était peut-être naturel dans les circonstances présentes.

— L’état du pays est effrayant, dit-elle, quand je lui eus fait savoir quels étaient les prisonniers, et nous pouvons à peine rester ici en sûreté. Penser que l’un des Newcome, que Sénèque avec son éducation et sa profession puisse être engagé dans un tel crime !

— Oh ! grand’mère, dit Patt un peu vivement, je ne vous ai jamais entendu dire beaucoup de bien des Newcome, et vous ne tolériez Opportunité que dans l’espoir de la rendre meilleure.

— Il est vrai que la race est mauvaise, et les circonstances montrent quel mal peut produire dans une famille une série de fausses notions transmises de père en fils pendant plusieurs générations. Nous ne pouvons songer, Hughes, à garder ces demoiselles ici, une heure de plus que la journée de demain. Demain, ou plutôt aujourd’hui, car il est plus de deux heures, c’est dimanche et nous pourrons aller à l’église. Le soir nous ferons bonne garde, et lundi matin mon oncle partira pour Satanstoe avec ces trois demoiselles.

— Je ne quitterai pas ma chère grand’mère, dit Patt, et je ne pense pas qu’il soit bien aimable de laisser Mary Warren derrière nous dans un endroit comme celui-ci.

— Je ne puis quitter mon père, dit Mary d’un air tranquille et ferme, il est de son devoir de rester avec ses paroissiens, surtout aujourd’hui qu’il y en a parmi eux qui sont égarés ; et c’est aussi pour moi un devoir et un plaisir de rester avec lui.

Ma grand’mère contempla en souriant cette excellente personne, lui prit la main, et ajouta d’un ton bienveillant :

— Mary et moi nous resterons ensemble, son père n’est pas en danger. Les anti-rentistes eux-mêmes respecteront un ministre de l’Évangile, et comprendront que c’est son devoir de combattre leurs méchantes intentions. Quant aux autres, au moins quant aux pupilles de ton oncle, il est de notre devoir de les éloigner de tout danger.

Les deux jeunes personnes cependant protestaient avec grâce de leur résolution de ne pas se séparer de leur « grand’maman » ainsi qu’elles appelaient affectueusement la mère de leur tuteur, lorsque mon oncle Ro entra dans la chambre après avoir jeté un dernier coup d’œil à la cuisine.

— Voilà une charmante affaire ! s’écria-t-il : incendie, anti-rentisme, tentative de meurtre, et toutes sortes d’énormités se donnant la main au cœur même de la communauté la plus sage que la terre connaisse ; et pendant ce temps la loi sommeille, comme si ces beaux actes étaient méritoires. Ceci dépasse la répudiation, mon cher Hughes.

— Sans doute, Monsieur, mais on n’en parlera certes pas autant. Lisez les journaux qui vous tomberont dans les mains demain matin, tout frais imprimés dans les nombreux bureaux de New-York. Ils pousseront des cris de fureur si quelque malheureux sénateur propose d’ajouter un caporal de plus à un régiment, et ils vous citeront la baisse d’actions industrielles imaginaires comme le présage de la chute de la nation ; tandis qu’ils dorment sur ce volcan qui bouillonne sous nos pieds, et menace de détruire la nation elle-même, cette digne mère des actions industrielles.

— L’égoïsme immodéré qui domine tout est assurément un fâcheux symptôme, et personne ne peut dire où il conduira. Une chose est certaine ; il amène les hommes à borner tous leurs calculs au moment présent, et pour faire disparaître un obstacle qui gêne des intérêts actuels, ou sacrifie tout ce qui appartient à l’avenir.

— Mais qu’allons-nous faire de Sénèque Newcome et de l’autre incendiaire, son digne complice ?

— J’avais pensé laisser cela à votre discrétion, Monsieur. Ils ont été coupables d’incendie, et doivent, je suppose, subir les mêmes chances que des criminels ordinaires.

— Leurs chances ne seront pas bien terribles, Hughes. Si toi, par exemple, tu avais été surpris dans la cuisine de Sénèque Newcome, mettant le feu à sa maison, un châtiment exemplaire et sans pitié aurait été ton partage ; mais pour eux c’est bien différent. Je parierais cent contre un qu’ils ne seront pas condamnés, ou s’ils le sont, qu’ils seront graciés.

— Un acquittement, Monsieur, est impossible. Mademoiselle Warren et moi, tous deux nous les avons vus entassant le bois et mettant le feu, et il n’est pas difficile de prouver leur identité.

Cet aveu indiscret attira tous les regards sur ma charmante auxiliaire, toutes les dames vieilles et jeunes répétant avec surprise le nom de « Mary. » Quant à celle-ci, rouge et confuse, elle recula honteuse, sans savoir pourquoi, à moins que ce ne fût de l’idée de se trouver si étrangement associée à moi.

— Mademoiselle Warren est effectivement encore seule habillée comme hier soir, dit ma grand’mère un peu gravement, et ne peut s’être couchée. Comment cela se fait-il, ma chère ?

Ainsi apostrophée, Mary était d’un naturel trop pur et trop sincère pour hésiter à faire savoir ce qui s’était passé. Chaque incident fut raconté avec une calme simplicité ; seulement, par égard pour Opportunité, elle ne dit pas le nom de notre visiteur nocturne, et personne n’eut l’indiscrétion de le demander ; mais tout le monde écouta le récit avec un intérêt marqué. Lorsque Mary eut achevé, ma grand’mère l’embrassa, et Patt l’entoura de ses bras avec une tendresse toute fraternelle.

— Il paraît donc que nous devons notre salut à Mary ? s’écria ma bonne grand’mère ; sans son intelligente et courageuse surveillance, Hughes serait peut-être resté sur la pelouse, jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour nous sauver.

— Ce n’est pas tout, ajouta mon oncle Ro. Tout autre aurait pu crier au feu ou donner trop tôt l’alarme ; mais il est évident que sans le calme et le sang-froid dont a fait preuve mademoiselle Warren, on ne serait pas arrivé à la moitié des résultats qui ont été obtenus. Bien plus, si Hughes au lieu de surprendre ces misérables, avait été surpris par eux, nous aurions peut-être à déplorer sa perte.

Je vis un frémissement naturel agiter Patt et Mary, qui se tenaient encore embrassées mais la dernière était si évidemment tremblante, que pour la calmer, je repris la parole.

— Je ne vois pas, dis-je à mon oncle, la possibilité pour ces incendiaires d’échapper à leur punition, avec les témoignages qui peuvent être produits, et je suis surpris de vous entendre émettre un doute sur les résultats d’un procès.

— Tu parles et tu raisonnes comme un jeune homme, qui s’imagine que les choses sont toujours ce qu’elles doivent être. La justice est aveugle aujourd’hui, non pour témoigner de son impartialité, mais pour prouver qu’elle ne voit trop souvent qu’un côté de la question. Comment échapperont-ils ? Peut-être que le jury déclarera que de mettre le feu à une pile de bois et à quelques chaises, ce n’est pas mettre le feu à une maison, dût l’intention être aussi visible que le nez au milieu du visage. Rappelle-toi ceci, Hughes Littlepage ; avant un mois d’ici, les événements mêmes de cette nuit seront invoqués comme un argument en faveur de l’anti-rentisme.

Une exclamation générale d’incrédulité à laquelle se joignit même ma grand’mère, accueillit cette assertion.

— Tout cela est bel et bon, Mesdames, reprit froidement mon oncle ; mais les choses parleront d’elles-mêmes. J’ai déjà entendu signaler d’autres abus de ces anti-rentistes comme des raisons pour changer la loi, afin que les hommes ne soient pas tentés au delà de leurs forces ; et pourquoi n’emploierait-on pas le même argument pour ce crime, quand il a été employé dans des cas de meurtre ? « Les tenures à bail, dit-on, entraînent les hommes au meurtre, il faut donc les supprimer. » Maintenant on dira : « Les tenures à bail entraînent les hommes à incendier ; et qui voudrait conserver des lois qui poussent à l’incendie ? »

— D’après le même principe on pourrait prétendre que personne ne devrait avoir aucun objet en propriété, car les objets personnels entraînent les hommes à commettre de petits larcins.

— Sans doute, on le pourrait ; il y a plus, on soutiendrait hardiment cette proposition, si l’on croyait par là obtenir des votes. Pour atteindre ce but, on est prêt à soutenir tous les sophismes et même toutes les fraudes. Mais il est tard, et nous devons songer à loger les prisonniers pour la nuit. Mais que signifie cette lumière ? la maison n’est cependant pas en feu ! »

En ce moment, en effet, quoique les volets fussent fermés et les rideaux tirés, une lumière soudaine pénétrant dans la chambre, nous causa de vives alarmes. J’ouvris la porte et vis les passages éclairés, quoique tout au dehors parût tranquille. Tout à coup, cependant, il se fit une clameur dans la cour, et le terrible cri de guerre des sauvages retentit dans les airs. Ce cri me sembla venir du dehors ; me précipitant vers la petite porte, j’atteignis la pelouse, et alors se dévoila tout le mystère. Une grange étendue, toute pleine de la récolte de foin de l’année passée, était la proie des flammes, dont les langues fourchues s’agitaient à une hauteur de plus de cent pieds. C’était simplement un nouvel argument contre les tenures à bail et en faveur de l’esprit des institutions. L’année prochaine il pourra figurer dans le message d’un gouverneur, ou dans le discours philanthropique de quelque orateur d’Albany. Doit-on permettre un contrat qui engage des hommes libres à mettre le feu aux granges ?

La grange incendiée était située dans la plaine, au-dessous de la colline, à un demi-mille de la maison, et la conflagration produisait d’immenses jets de lumière. La perte, pour moi, n’excédait pas quelques centaines de dollars, et quoique cet argument spécial en faveur de l’anti-rentisme ne fût pas entièrement agréable, il n’était pas si grave qu’il aurait pu l’être si l’on eût entrepris d’autres bâtiments. Enfin je n’étais pas tellement affecté de cette perte que je ne pusse jouir de la beauté du spectacle, surtout quand mon oncle m’eut appris que Dunaing avait assuré la grange à la compagnie mutuelle de Saragota ; cela devait faire supporter aux tenanciers une part dans la perte occasionnée par leur propre folie.

Comme il était trop tard pour songer à sauver la grange et les meubles, et que Miller et ses gens s’étaient déjà portés sur les lieux pour veiller à ce que les objets environnants fussent préservés des flammèches qui volaient de toutes parts, il ne nous restait rien à faire que de demeurer spectateurs passifs. Et en vérité, le spectacle était digne d’être, vu et mérite d’être décrit.

La lumière de l’incendie se reflétait à une grande distance, et ce qui était le plus remarquable dans cette scène pittoresque, c’était de voir les vrais et les faux Peaux-Rouges, les Indiens et les Indgiens se mouvoir à travers les prairies, séparés les uns des autres par la grange en flammes, ce qui les empêchait de s’apercevoir mutuellement.

Les Indiens s’étaient formés avec beaucoup d’ordre, et s’avançaient avec précaution vers l’autre partie, se traînant à quatre pattes ou rampant comme des chats sauvages. Les Indgiens, au nombre d’environ cinquante, ne se doutant pas de l’approche du danger, criaient, gesticulaient, dansaient et se réjouissaient des progrès de l’incendie, sans pourtant s’approcher assez pour paraître y avoir eu aucune part. Il semblait que leur présence et leurs gestes dussent être pour nous autant d’avertissements menaçants destinés à nous faire connaître la part qu’ils avaient prise à tous les dégâts de la nuit, et à nous effrayer pour l’avenir.

Mille-Langues qui avait de certaines notions de légalité, n’accompagna pas les frères rouges, mais vint nous rejoindre, mon oncle et moi, sur le revers de la colline, d’où nous suivions tous les mouvements de la Prairie. J’exprimai ma surprise de le voir en cet endroit, et je lui demandai si sa présence n’était pas nécessaire auprès des chefs.

— Pas du tout, colonel, pas du tout, répondit-il avec calme. Les sauvages n’ont guère besoin d’un interprète pour une affaire de cette nature ; et s’il arrive de cette rencontre quelque chose de fâcheux, il vaut peut-être mieux que les deux partis ne se comprennent pas, car on pourra tout attribuer à un malentendu. J’espère qu’ils ne chercheront pas à enlever des chevelures, car j’ai dit à Cœur-de Pierre, en le quittant, que dans cette partie du monde, les gens n’avaient pas de goût pour le scalp.

Voilà tout ce que nous dit pour nous rassurer l’interprète, qui paraissait croire que les choses alors étaient en bon train, et que toute difficulté serait résolue secundum artem. Les Indgiens cependant prirent la chose autrement, se souciant fort peu d’une rencontre sérieuse, surtout avec un ennemi de la trempe des Peaux-Rouges. Je ne saurais dire comment ils s’aperçurent de la présence de ces redoutables adversaires, malgré toutes les précautions de ceux-ci ; mais l’alarme fut donnée, et ils firent une retraite aussi prompte que le jour précédent.

Tels étaient ces hommes dans toutes les occasions où ils se sont trouvés en face de corps armés fiers et brutaux lorsque des individus isolés tombaient en leur pouvoir, lâches et soumis lorsqu’ils rencontraient une force armée, quelque petite qu’elle fût. Leur conduite démontre combien il eût été facile d’empêcher leurs déprédations dès les premiers temps, par un emploi judicieux du pouvoir de l’État, et combien sont coupables ceux qui ont négligé de remplir à cet égard leurs devoirs de gouvernants.

Aussitôt que Cœur-de-Pierre et ses compagnons s’aperçurent que les bandits déguisés s’étaient enfuis, et que la matinée se passerait sans escarmouche, ils poussèrent des cris et des hurlements tels que n’en avaient pas entendu ces prairies depuis quatre-vingts ans. L’effet de ces clameurs fut de précipiter la retraite, dont nous pouvions distinguer les effets désordonnés de l’endroit où nous nous tenions sur la colline ; mais les guerriers des prairies étaient trop adroits pour s’exposer aux atteintes d’une balle ennemie en se plaçant dans la lumière de l’incendie. Convaincus d’ailleurs qu’il n’y avait rien à faire, et dédaignant de vaines parades lorsqu’il n’y avait aucun coup à donner ou à recevoir, ils se retirèrent lentement, et regagnèrent la colline par des chemins détournés.

Cette démonstration militaire de la part de nos frères rouges ne fut pas sans utilité. Elle prouva aux Indgiens que nous étions sur nos gardes, tout prêts à les recevoir. En outre, elle devait empêcher toute autre tentative durant cette nuit, et convaincre chacun de nous qu’il n’y avait à redouter aucun danger immédiat. Cette conviction était également partagée par les dames, et après une courte entrevue avec ma grand’mère, elle consentit à se retirer, et chacun se disposa à regagner son lit. Toutefois, nous jugeâmes à propos d’établir une sentinelle et Mille-Langues se chargea de surveiller, quoiqu’il ne crût pas à la probabilité d’aucune autre tentative pour cette nuit.

— Quant aux Peaux-Rouges, dit-il, dans cette saison de l’année ils dormiraient aussi bien sous les arbres que sous un toit ; et pour s’éveiller au premier bruit, les chats ne leur sont comparables. Non, non, colonel, rapportez-vous-en à moi, et je vous ferai traverser la nuit aussi paisiblement que si nous étions sur les prairies, et vivant sous la protection de la loi des prairies.

Aussi tranquillement que si nous étions sur les prairies ! Voilà où nous en étions arrivés à New-York, qu’après un premier incendie un citoyen pouvait espérer de passer le reste de la nuit aussi tranquillement que s’il était sur les prairies ! Et à cinquante milles de là se trouvait, à Albany, cette lourde, inutile et vaine machine appelée gouvernement, qui restait aussi tranquille, aussi satisfaite, aussi glorieuse que si nos contrées agitées étaient autant de jardins d’Éden avant le péché et la chute ! Si ce gouvernement s’occupait de quelque chose, c’était probablement de calculer le minimum que devait payer le tenancier pour la terre du propriétaire, lorsque ce dernier serait suffisamment fatigué des vexations, pour consentir à se défaite de sa propriété. Peut-être s’apprêtait-il à révéler ses profondes notions sur la liberté, en désignant la somme précise que devait recevoir un citoyen afin de satisfaire l’avidité d’un autre.

J’étais sur le point de gagner enfin mon lit, lorsque mon oncle Ro me fit remarquer qu’il serait peut-être bon de voir au moins un de nos prisonniers. Des ordres avaient été donnés pour leur ôter leurs liens et pour les garder dans un fruitier vide qui n’avait d’autre issue qu’une porte soigneusement surveillée. Nous y étant rendus, nous fûmes aussitôt admis par les sentinelles. Sénèque Newcome tressaillit à mon aspect, et j’avoue que je fus moi-même embarrassé de lui parler, ne voulant rien lui dire qui ressemblât à un triomphe, rien qui parût une concession. Mon oncle, cependant, n’avait pas les mêmes scrupules, probablement parce qu’il connaissait mieux le personnage ; en conséquence il aborda immédiatement la question.

— Le mauvais esprit, dit-il gravement, doit avoir une grande influence dans ce pays, monsieur Sénèque Newcome, pour que des hommes de votre éducation prennent une part si active au mal. Que vous a fait mon neveu pour que vous veniez chez lui comme un incendiaire, comme un voleur au milieu de la nuit ?

— Ne me faites aucune question, monsieur Littlepage, répondit rudement l’homme de loi, je ne répondrai à aucune.

— Et ce misérable homme égaré qui a été votre complice ! La dernière fois que nous avons vu ces deux hommes, Hughes, ils se querellaient sur la grande route comme chien et chat, et l’on peut encore voir sur leurs figures la preuve que leur entrevue est devenue plus hostile que lorsque nous étions présents.

— Et voilà encore que nous les retrouvons associés dans une entreprise de vie et de mort !

— Il en est toujours ainsi des fripons. Ils pousseront leurs querelles aux dernières extrémités, puis se raccommoderont en une heure, lorsque le démon de la rapine les dirigera vers un but commun de déprédation. On voit la même chose en politique et même en religion. Des hommes qui ont passé la moitié de leur vie à se combattre, dans des intérêts d’égoïsme, se coaliseront tout à coup pour suivre un objet commun, et travailleront ensemble comme des amis de cœur tant qu’ils verront une chance de réaliser leurs désirs. Si l’honnêteté était la moitié aussi active que le vice, les choses en iraient beaucoup mieux ; mais l’honnête homme a ses scrupules le sentiment de sa dignité et surtout d’invariables principes qui lui tracent sa ligne de conduite dont il ne sait pas dévier à chaque occasion comme le franc coquin, pour changer des ennemis en amis et des amis en ennemis. — Et toi, dit-il en se tournant vers Joshua Brigham, qui mangeais le pain de Hughes Littlepage, que t’a-t-il fait pour que tu viennes à minuit chercher à le brûler dans sa maison comme une chenille sur l’arbre ?

— Il a eu sa ferme assez longtemps, murmura le vaurien, il est temps que les pauvres aient leur part.

Mon oncle haussa les épaules ; puis, comme s’il eût repris tout à coup le sentiment de sa position, il ôta son chapeau, salua d’un air digne Sénèque Newcome, et sortit. Pendant que nous nous retirions, il se déclara convaincu que toute remontrance était, dans cette occasion, inutile, et qu’il fallait laisser la loi suivre son cours. Il pouvait être désagréable de voir pendre un Newcome, mais un pareil exemple était peut-être nécessaire pour extirper le mal dans sa racine. Fatigué de tout ce qui s’était passé, je me mis enfin au lit, où je dormis profondément pendant plusieurs heures. Chacun répara le temps perdu, Ravensnest étant alors devenu aussi calme qu’aux jours où la loi avait quelque force dans la république.