Ravensnest/Chapitre 22

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 251-262).

CHAPITRE XXII.


Oh ! Temps et Mort ! d’un pas certain, quoique inégal, vous avancez toujours, bouleversant dans votre terrible course la chaumière, le palais et le trône.
Sands.


se tenait debout la vieille et solide demeure de nos pères, avec ses grandes lignes dans l’ombre, avec ses formes massives et son aspect vénérable. On pouvait sans doute à l’extérieur y mettre le feu, mais non sans difficulté. À l’exception du toit du portique et des portes, il se présentait peu de bois aux atteintes de l’incendiaire, et il ne fallait pas une grande surveillance pour détourner ce péril.

Mais outre la maison avec ses murs de pierre, il y avait de nombreux bâtiments extérieurs. Les maisons, les écuries et la grange étaient aussi construites en pierre ; mais une mèche jetée sur une meule de foin pouvait produire une conflagration. D’ailleurs, les granges dans la vallée et près de la demeure de Miller étaient toutes en bois, suivant la coutume du pays, et l’incendie d’une grange n’entraînait pas la peine de mort. Les coupables ne devaient pas courir plus de risques par là qu’ils n’en couraient déjà par leur déguisement avec prise d’armes. Tout en faisant ces réflexions, je m’ouvris un passage à travers la haie de groseilliers pour pénétrer dans le jardin, et de là dans la maison. Mais en sortant de la haie, j’eus un moment d’étonnement et presque d’alarme, en voyant devant moi un homme armé.

— Qui là ? Où aller ? Que vouloir ? demanda cet homme que je reconnus aussitôt pour un des Peaux-Rouges placé là en sentinelle.

Je me fis connaître, et je lui dis que je venais chercher l’interprète Mille-Langues. Il m’offrit aussitôt la main et sembla satisfait. Il ne fit aucune question, et il ne manifesta aucune curiosité à une visite aussi inattendue au milieu de la nuit. Quelque chose d’important devait assurément m’avoir conduit là ; il le savait ; mais il ne chercha pas à savoir ce que c’était. M’accompagnant sans bruit vers la maison, il me désigna l’endroit où Mille-Langues ronflait bien étendu sur une botte de paille.

Au premier contact de main, l’interprète fut debout. Il me reconnut aussitôt malgré l’obscurité de la chambre, et me touchant le bras pour me faire signe de le suivre, il me conduisit en plein air. Après s’être avancé assez loin pour ne pas être entendu, il s’arrêta et prit la parole comme un homme accoutumé à de pareilles interruptions.

— Y a-t-il quelque mouvement cette nuit, demanda cet homme des frontières, avec le calme de quelqu’un qui est toujours prêt. Faut-il appeler mes Peaux-Rouges, ou n’est-ce qu’un avertissement à donner ?

— Vous allez en juger par vous-même. Vous connaissez sans doute l’état agité de ce pays, et les troubles qui existent au sujet des rentes pour les fermes. Ce que vous avez vu aujourd’hui est un échantillon des scènes qui, tous les jours, se passent parmi nous.

— Colonel, me dit-il en me donnant le titre le plus honorable des frontières, je ne puis dire que je comprenne exactement l’état des choses. Il me semble que ce n’est ni la guerre ni la paix, ni le tomahawk, ni la loi. Je comprends bien l’une ou l’autre de ces choses, mais ce qui est à moitié l’une à moitié l’autre m’embarrasse. Vous devriez avoir une loi ou n’en pas avoir ; mais ce que vous avez, vous devriez y tenir.

— Vous voulez dire que vous ne trouvez cette partie du pays ni civilisée ni sauvage. On ne se soumet pas aux lois, mais on ne peut en appeler à la force naturelle.

— Quelque chose comme ça. L’agent me dit, lorsque je partais avec ma troupe de Peaux-Rouges, que nous allions dans un pays où il y avait des juges de paix, et qu’aucun homme, rouge ou pâle, ne devait se faire justice lui-même. Aussi nous avons tous essayé de nous conformer à cette règle ; et je puis certifier que pas une, créature n’a été tuée ou scalpée, depuis que nous avons traversé le Mississipi. Cette loi est même assez nécessaire parmi nous ; car nous venons de tribus différentes et hostiles, et rien ne serait plus facile que d’éveiller une querelle parmi nous, si la troupe y était disposée. Mais, je dois le dire, non-seulement j’ai été bien contrarié moi-même ; la plupart des chefs l’ont été également.

— Et en quoi particulièrement avez-vous été contrarié ?

— En beaucoup de choses. La première chose qui m’a donné à penser, c’est la lecture de vos journaux. La manière dont les hommes parlent l’un de l’autre dans ces feuilles est étrange, et pour moi je m’étonne qu’au bout de l’année il en reste encore quelques-uns pour recommencer le même jeu l’année d’après. Ma foi, colonel Littlepage…

— Je ne suis pas colonel, pas même enseigne, vous confondez avec quelque autre membre de ma famille.

— Vous devriez l’être monsieur, et je ne vous ferai pas l’injure de vous donner un titre inférieur. J’ai connu dans l’ouest des hommes qui n’avaient pas un quart de votre mérite et qu’on appelait des généraux. J’ai chassé dans les Prairies pendant vingt-cinq ans, j’ai traversé six fois les lacs supérieurs, et je sais aussi bien que tout autre ce que l’on doit à un gentleman. Ainsi donc, comme je le disais, colonel Littlepage, si dans les Prairies les hommes partaient sur eux comme ils impriment ici, les scalps deviendraient si abondants qu’ils perdraient considérablement de valeur. Je ne suis pas du tout rancunier ; mais mes sentiments ont été blessés de ce que j’ai entendu lire ; car quant à lire moi-même, c’est une chose à laquelle je ne veux pas condescendre. Cela m’avait un peu préparé à trouver les choses différentes de ce qu’elles étaient autrefois, et en cela je ne me suis pas trompé. Ce sont les vieilles idées qui sont un peu bouleversées.

— Je ne suis pas étonné d’entendre cela, et je suis disposé à penser avec vous que les nations qui peuvent résister à une presse aussi dégradée que celle de notre pays, doivent être composées d’êtres supérieurs à l’homme. Mais venons aux affaires ; vous devez connaître quelque chose de ces fous sauvages, de ces hommes qu’on appelle anti-rentistes ?

— Un peu oui, un peu non. Je ne puis comprendre qu’un homme qui est convenu de payer une rente ne veuille pas la payer. Un marché est un marché, et la parole d’un gentleman est aussi bonne que sa signature.

— Cette opinion surprendrait quelques personnes parmi nous, y compris nos législateurs. Ils paraissent croire que la valeur morale d’un engagement dépend de la volonté des parties.

— Un mot, s’il vous plaît, colonel. Écoute-t-on aussi volontiers les plaintes des propriétaires du sol que celles de ceux qui l’ont pris à bail ?

— Pas du tout. Les plaintes des propriétaires ne trouveraient pas une seule corde sympathique dans le cœur du plus sensible des politiques Américains, quelle que fût la justice de ces plaintes. Assurément vous qui menez la vie errante des prairies, vous ne pouvez avoir un grand respect pour les titres de propriété ?

— La prairie est la prairie, colonel, et les hommes suivent la loi des prairies sur le territoire des prairies. Mais le droit est le droit aussi, colonel, aussi bien que la prairie est la prairie. Je ne pense pas que vous trouviez un Peau-Rouge parmi tous les chefs endormis sous ce toit, qui voulût approuver la violation d’un contrat solennel.

— Ces hommes rouges connaissent-ils donc quelque chose de la nature des difficultés qui existent ici ?

— Ils en ont appris quelque chose et en ont beaucoup parlé entre eux. Il est contraire à la nature d’un Indien de convenir d’une chose et d’en faire une autre. Mais voici un chippewa qui fait sa tournée de garde. Je vais le questionner, et vous entendrez sa réponse.

Mille-Langues s’adressa alors à la sentinelle. Après un rapide échange de questions et de réponses dans la langue de l’indien, l’interprète me communiqua ce qui venait d’être dit.

— Le chippewa a entendu dire qu’il y a dans cette partie du monde des gens qui entrent dans des wigwams en convenant de payer une rente, et qui, une fois en possession, veulent échapper à leurs conventions, et forcer l’homme de qui ils les tiennent à prouver son droit. Cela est-il vrai, colonel ?

— C’est malheureusement trop vrai et non-seulement les tenanciers veulent accomplir cette fraude, mais ils ont trouvé pour les appuyer d’autres hommes qui s’appellent législateurs. C’est comme si vous empruntiez un fusil pour chasser pendant un jour, et que le soir même vous demandassiez au propriétaire qui le réclame de prouver son droit de propriété.

— Que m’importe, cependant ? c’est de lui que je tiens le fusil ; je n’ai d’autre droit que celui qu’il avait, et je dois accomplir mon marché. Non, non, colonel, il n’y a pas un homme rouge dans les prairies qui ne fût révolté de ce procédé. Mais qui vous amène ici à cette heure de la nuit ? Ceux qui dorment dans des lits n’aiment pas à les quitter jusqu’à ce que le matin leur dise de se lever.

Je fis connaître à Mille-Langues la visite que j’avais reçue et l’avis qu’on m’avait donné, sans cependant nommer Opportunité. L’interprète ne fut aucunement contrarié à l’idée d’une collision avec les Indgiens, contre lesquels il avait un certain ressentiment, non-seulement à cause de ce qui s’était passé dans la journée, mais aussi parce qu’ils lui semblaient compromettre les vrais sauvages par la manière grossière dont ils les imitaient.

— Il n’y a rien de bon, dit-il, à attendre de ces créatures, quoique le feu soit considéré même dans les prairies comme un moyen de guerre légitime. Pour ma part je ne suis pas du tout fâché qu’il y ait quelque chose à faire, et mes chefs s’en réjouiront ; car il est pénible de passer plusieurs mois entiers sans rien faire que de fumer dans les conseils, et de prononcer des discours devant des gens qui ne font que parler, manger et boire. L’activité est l’élément de l’homme de la prairie, et il est toujours content de se remuer un peu après un long repos. Je vais dire au chippewa d’entrer et d’amener ici les Peaux-Rouges, après quoi vous donnerez vos ordres.

— J’aimerais mieux de la surveillance que de la violence. Vos hommes peuvent rester en sentinelle auprès des bâtiments principaux, et il serait bon d’avoir de l’eau sous la main pour éteindre les flammes qui pourraient être allumées.

— Nous vous obéirons, colonel, car vous êtes notre capitaine général. Mais je puis vous dire ce que je fis une fois dans nos prairies, lorsque j’attrapai un scélérat de Sioux soufflant le feu qu’il avait allumé dans une de mes propres cabanes. Je le plaçai lui-même dans les flammes jusqu’à ce qu’elles fussent éteintes dans son sang.

— Nous ne devons pas user de violence, à moins que ce ne soit indispensable pour sauver les bâtiments. La loi ne nous permet d’avoir recours aux armes qu’à la dernière extrémité. Je désire que vous fassiez des prisonniers, car ils peuvent servir d’otages et d’exemples pour intimider les autres. Je vous prie de bien avertir vos amis à ce sujet.

L’interprète fit entendre un certain grognement, mais n’ajouta rien. Notre conversation, d’ailleurs, n’alla pas plus loin alors, car les Indiens sortirent doucement de la maison, tous armés, préparés et marchant avec précaution. Mille-Langues leur raconta brièvement la cause de ce dérangement, après quoi son autorité parut complétement cesser. Cœur de-Pierre devint le premier de la troupe, quoique Feu-de-la-Prairie et un autre guerrier donnassent aussi des ordres. Je remarquai que Vol-d’Aigle ne prenait aucune part à ces arrangements qui étaient spécialement militaires, quoiqu’il fût armé et prêt à marcher avec les autres. En cinq minutes ils étaient tous partis, marchant par couples, et nous laissant l’interprète et moi seuls debout devant la maison abandonnée.

Il pouvait être alors plus d’une heure du matin, et je jugeai que selon toute probabilité l’ennemi se montrerait bientôt, s’il devait venir cette nuit. Accompagné de l’interprète, je me dirigeai vers la maison, pensant que des armes ne seraient pas inutiles. En quittant ma chambre, j’y avais laissé le fusil et le pistolet apportés par John, et je voulais rentrer à la maison, prendre ces armes, éteindre ma lumière et rejoindre mon compagnon, l’interprète, sans réveiller aucun de ceux qui dormaient.

Je montai donc dans ma chambre, et après avoir fait tout ce que j’avais projeté, je m’apprêtai à sortir. Mais au moment où j’allais fermer la petite porte derrière moi, je sentis une petite main douce se poser sur la mienne, et en me retournant, je vis devant moi Mary Warren. J’exprimai ma surprise de la trouver encore debout, et je témoignai quelque crainte sur sa santé qui pouvait être altérée par une veille si prolongée.

— Je ne pouvais dormir après ce qui s’est passé ce soir, répondit-elle, sans savoir la raison de tous ces mouvements. Je me suis tenue à ma fenêtre, et je vous ai vu aider Opportunité à remonter en selle, puis marcher vers la vieille ferme où sont logés les Indiens. Dites-moi, franchement, monsieur Littleplage, y a-t-il quelque danger à craindre ?

— Je serai franc avec vous ; car je sais que votre prudence et votre sang-froid ne causeront pas d’alarme inutile, tandis que votre surveillance ne sera pas sans utilité. Il y a quelque raison de craindre le feu.

— Le feu !

— C’est ce qu’Opportunité m’a donné à entendre et je ne pense pas qu’elle eût chevauché à une si grande distance, et à une pareille heure, si sa mission n’eût été sérieuse. Le feu est une arme qui convient à l’anti-rentiste ; j’ai cependant appelé tous les hommes rouges à veiller avec nous, et je ne pense pas que la tentative puisse être faite cette nuit sans être découverte. Demain, nous pourrons nous adresser à l’autorité.

— Je ne veux pas me coucher cette nuit, s’écria Mary, ramenant sur ses épaules son léger châle de même qu’un vaillant guerrier aurait endossé son armure dans un moment de péril. Je ne me soucie pas du repos. Ils n’oseront certainement pas tenter ce crime. Avez-vous quelques craintes pour la maison, monsieur Littlepage ?

— On ne sait pas. La maison ne serait pas facilement incendiée par dehors, et je ne pense pas que nous ayons un ennemi au dedans. Les domestiques sont éprouvés, et je ne crois pas qu’aucun d’eux puisse être acheté. Je n’éprouve donc aucune inquiétude pour l’intérieur, quoique, je l’avoue, je ne puisse m’empêcher d’en concevoir de la part des ennemis extérieurs. Le feu est un si terrible adversaire, et à la campagne on a si peu de secours contre ses ravages ! Je ne vous demande plus de vous retirer, car je sais que vous ne voudriez pas, que vous ne pourriez pas dormir ; mais en allant de fenêtre en fenêtre pendant une heure, ou jusqu’à ce que je vous rejoigne, votre esprit sera occupé, et quelque tentative pourrait peut-être se trouver déjouée.

— Je le ferai, dit vivement Mary ; et si je découvre quelque chose, j’ouvrirai un côté des volets dans ma chambre. Vous pourrez alors voir la lumière, et en venant aussitôt à cette porte, vous m’y trouverez, et je vous communiquerai ce que j’aurai vu.

Ces conventions faites, j’allai rejoindre Mille-Langues qui se tenait dans les ombres du portique, où il ne pouvait être vu que de tout près. Après une courte explication, nous nous séparâmes, l’un suivant le côté nord des bâtiments, l’autre le côté sud, afin de nous assurer qu’il n’y avait aucun incendiaire à l’œuvre sur les deux ailes.

Au surplus, pour une tentative de ce genre, notre maison avait beaucoup moins à craindre que la plupart des autres maisons américaines. La bâtisse étant en pierre, présentait à l’extérieur peu de matériaux inflammables. Il y avait, il est vrai, outre les deux portes déjà décrites, une grande barrière assez spacieuse pour admettre une charrette dans la cour intérieure ; et au-dessous de l’arche un incendiaire pouvait faire un essai. Mais là même il y avait peu de bois, et une fois la barrière brûlée, il ne restait plus d’aliment pour les flammes. J’examinai cependant l’endroit avec soin, et voyant tout en sûreté dé mon côté, j’allai rejoindre l’interprète qui devait me rencontrer au pied d’un grand hêtre, dont les larges rameaux s’étendaient au-dessus de la pelouse, à cent pas environ de la maison.

Je trouvai Mille-Langues au rendez-vous, assis sur un banc et semblant tout à fait à l’aise comme un homme accoutumé aux embûches, à la vigilance et aux assauts nocturnes. Nous nous fîmes nos mutuelles communications, nous assurant que tout allait bien, et je pris place à côté de lui avec l’intention de tuer le temps par quelque causerie.

— Nous avons eu, lui dis-je, un spectacle intéressant dans cette entrevue de vos compagnons avec le vieux Sans-Traces. J’avoue que je serais très-curieux de savoir quelle influence exerce notre vieil ami sur ces tribus éloignées, pour que des chefs renommés viennent le voir de si loin.

— Ils ne sont pas venus depuis les prairies jusqu’ici seulement dans ce but, quoique je ne doute pas qu’ils ne le fissent volontiers. D’abord les sauvages ont, en général, un grand respect pour la vieillesse lorsqu’elle est accompagnée de sagesse et de renommée. Mais il y a parmi les actes de Susquesus quelque chose de particulier que je ne connais pas, et qui l’élève aux yeux des hommes rouges bien au-dessus des autres. Il faudra que je tâche de savoir ce que c’est avant de quitter ce pays.

Il y eut une pause de quelques minutes ; puis je parlai des prairies, et je fis quelques réflexions sur la vie qu’on devait y mener, le mettant à même de vanter les charmes de cette existence.

— Je vous dirai une chose, colonel, reprit l’interprète non sans une certaine émotion. La vie des prairies est délicieuse pour ceux qui aiment la liberté et la justice.

— La liberté, sans doute, lui dis-je ; mais quant à la justice, je pense que des lois sont absolument nécessaires.

— Ah ! c’est là une idée de vos villes ; mais ce n’est pas si vrai qu’on le suppose. Il n’y a ni cour ni jury qui vaille ceci, colonel, dit-il en frappant avec énergie le canon de son fusil, et quelques grains de poudre combinés avec du plomb sont au-dessus de tous les avocats. J’ai essayé des deux, et je parle par expérience. La loi m’a chassé dans les prairies, et l’amour des prairies m’y retient. Par ici vous n’avez ni l’un ni l’autre, ni la loi ni le fusil car si vous aviez la loi, la loi telle qu’elle devrait être, nous ne serions pas tous deux ici, veillant à cette heure pour empêcher vos faux Indgiens de mettre le feu à vos maisons et à vos granges.

Il y avait trop de vérité dans cette dernière assertion pour qu’on pût la contredire, et, comme l’affirmait Mille-Langues, nous n’avions ni la protection de la loi, ni celle du fusil.

Pendant une heure et demie environ, notre conversation se poursuivit sur différents sujets. Il y avait dans les opinions de mon compagnon beaucoup de bon sens, et ses réflexions formaient, un singulier mélange de justice naturelle et de préjugés locaux. Son dernier argument mérite d’être rapporté.

— Je vous dirai quoi, colonel. Le droit est le droit, et l’absurdité est l’absurdité. Ainsi donc s’il nous arrivait d’attraper un de ces coquins déguisés mettant le feu à votre maison où à votre grange, la meilleure chance pour obtenir justice serait d’arranger les affaires de suite. Si je suivais ma méthode, j’attacherais au gaillard pieds et poings, et je le jetterais dans les flammes pour l’aider à continuer sa besogne. Un coquin fait un excellent combustible.

Au moment où il cessait de parler, je vis s’ouvrir un des côtés du volet de la chambre de Mary Warren, car mes yeux n’avaient guère cessé de se porter de ce côté. La lumière avait été placée si près de l’ouverture qu’il n’y avait pas à douter que ma charmante sentinelle n’eût fait quelque importante découverte. Je ne pouvais pas hésiter : recommandant à Mille-Langues de continuer sa surveillance, je franchis rapidement la pelouse. En deux minutes, ma main se trouvait sur le loquet de la petite porte ; deux secondes après elle s’ouvrit et je vis Mary Warren en face de moi. Un geste de sa main me recommanda la prudence, et après avoir fermé la porte, je demandai une explication.

— Parlez bas, dit-elle avec inquiétude, conservant toutefois un sang-froid merveilleux. Je les ai découverts : ils sont ici.

— Ici ! pas dans la maison, sans doute ?

— Dans la maison même ! dans la cuisine, où ils allument du feu par terre en ce moment. Venez vite ; il n’y a pas un moment à perdre.

Pour rendre ce qui suit plus intelligible, il est bon de donner une courte description des localités. La barrière et l’arche dont j’ai parlé coupaient en deux parties l’aile méridionale de la maison. Du côté occidental étaient les offices et les salles à manger. Du côté oriental étaient la cuisine, la salle des domestiques, la buanderie et un escalier étroit qui conduisait aux chambres occupées par les domestiques. La porte extérieure de cette dernière portion du bâtiment était sous l’arche ; une autre porte correspondante était située en face pour la facilité du service. Puis venait la cour environnée par le bâtiment principal d’une part, et de deux côtés par les ailes, tandis que le quatrième côté était adossé à la colline. Cette colline n’était pas très-élevée, et quoiqu’elle fût perpendiculaire, il était possible à un homme agile d’y monter ou d’en descendre, en s’aidant des inégalités du rocher. Dans mon jeune âge je l’avais fait cent fois, et souvent les domestiques essayaient avec succès cette escalade. Je conclus de là que les incendiaires s’étaient introduits en escaladant le rocher, la cuisine devant leur fournir les matériaux nécessaires pour leur entreprise.

Le lecteur peut être certain qu’après avoir reçu de Mary Warren cette terrible communication, je ne m’arrêtai pas à discuter toutes ces probabilités. Mon premier mouvement fut de la prier de courir au hêtre, et d’engager Mille-Langues à me rejoindre mais elle ne voulut pas me quitter.

— Non, non, me dit-elle. Vous ne devez pas aller seul à la cuisine. Ils sont deux, et ils paraissent des coquins déterminés, avec leurs figures noircies ; ils ont aussi des mousquets. Non, non, je veux vous accompagner.

Je n’hésitai plus, et je m’avançai ayant Mary à mes côtés. Heureusement, j’avais apporté mon fusil, et mon pistolet était dans ma poche. Nous passâmes par les salles à manger et les offices. C’était le chemin que Mary avait pris dans sa tournée, et c’était d’une fenêtre de l’office qui s’ouvrait sous l’arche qu’elle avait vu ce qui se passait, au moyen d’une fenêtre semblable dans la cuisine. Deux hommes avec la figure noircie étaient occupés à entasser des bûches dans un coin de la cuisine, où les flammes devaient se communiquer rapidement au petit escalier, d’où elles atteindraient les attiques et les poutres du toit. Par bonheur, les planchers de cette partie de la maison étaient tous en carreaux.

Dans ce moment, une lumière brillante qui éclaira la fenêtre opposée annonçait les progrès de l’incendie. Priant Mary de rester où elle était, je franchis la porte, je me dirigeai promptement vers une rangée de fenêtres basses qui ouvraient sur la cour, et je distinguai parfaitement tout ce qui se passait à l’intérieur.

— Les voilà, s’écria Mary, qui malgré ma recommandation, m’avait suivi de près ; le bois brûle rapidement.

Maintenant que je voyais le feu, le mal ne me sembla pas si grand que l’avait fait mon imagination. C’était au pied de l’escalier que les incendiaires avaient construit leur bûcher. Il était composé du bois qu’avait accumulé la cuisinière pour les besoins du lendemain, et ils l’avaient allumé avec le charbon pris au foyer. La pile était assez considérable, le feu pétillait vivement, et les deux coquins y entassaient les chaises, lorsque je les aperçus. En moins d’un quart d’heure, certainement, toute cette portion du bâtiment aurait été en feu.

J’aurais pu, d’où j’étais, tuer tes incendiaires sans difficulté et sans risque, mais j’avais une profonde répugnance à répandre le sang. J’avais cependant la perspective d’une lutte sérieuse, et je voyais la nécessité d’avoir de l’aide.

— Voulez-vous courir à la chambre de mon oncle, Mary, et lui dire de se lever immédiatement, puis à la porte de devant appeler Mille-Langues. Cela ne prendra que deux minutes, et pendant ce temps je surveillerai ces bandits.

— Je n’ose pas vous laisser seul avec ces scélérats, monsieur Littlepage, dit Mary d’une voix douce.

Cependant j’insistai avec vivacité, et elle partit comme une flèche. Bientôt je l’entendis appeler l’interprète. La nuit était si calme, que malgré la prudence de Mary, et malgré toute l’attention qu’ils mettaient à leur besogne, les incendiaires l’entendirent aussi, ou du moins ils crurent entendre quelque chose qui leur fit prendre l’alarme. Ils se dirent quelques mots, contemplèrent pendant un instant leur œuvre, prirent leurs armes qu’ils avaient déposées dans un coin de la cuisine, et se préparèrent évidemment à partir.

La crise approchait. Il n’était plus temps de recevoir du secours avant qu’ils sortissent, et je devais ou me préparer à une lutte ou leur permettre de s’échapper. Ma première pensée fut de tirer sur le premier, et de me jeter sur l’autre avant qu’il eût le temps de préparer ses armes ; mais une réflexion prudente m’arrêta. Les incendiaires se retiraient, et je ne savais s’il y avait légalité à tuer un félon en retraite. Je jugeai que mes chances devant un jury seraient beaucoup moindres que celles d’un voleur ordinaire, et j’avais assez vu et entendu pour être persuadé qu’autour de moi il y avait des milliers d’hommes qui regarderaient comme une provocation morale le fait d’être propriétaire de fermes que d’autres désiraient posséder.

Il n’y avait cependant pas de temps à perdre et la résolution que je pris sera connue par le récit des choses telles qu’elles se passèrent. J’entendis la porte s’ouvrir et je m’apprêtai à agir. Je ne savais si les incendiaires voulaient se retirer par la colline ou bien ouvrir la barrière qui se fermait en dedans ; mais je me tins prêt pour les deux alternatives.

À peine entendis-je le premier pas sur le pavé de l’arche que je tirai mon fusil en l’air ; c’était un signal d’alarme. Saisissant aussitôt mon arme par le canon, je m’élançai, et d’un vigoureux coup de crosse sur la tête je renversai celui qui marchait le premier ; il tomba comme un bœuf sous la hache du boucher. Jetant mon fusil, je sautai par-dessus le corps étendu et saisis son compagnon. Mon attaque était si soudaine, qu’il laissa aussi tomber son fusil, et nous nous saisîmes comme deux lutteurs. J’étais jeune et actif, mais mon adversaire avait plus de force ; je vis aussi qu’il avait l’habitude de la lutte, et bientôt je fus renversé sous lui. Par bonheur, je tombai sur le corps de l’autre incendiaire, qui commençait à reprendre ses sens. Mais ma situation n’en était pas moins périlleuse. L’incendiaire m’avait saisi par la cravate, et la tordait de manière à m’étouffer. Le feu brillait à travers la porte de la cuisine de manière à rendre toutes choses distinctes sous l’arche et Mary revint en courant à temps pour me délivrer. Avec une résolution extraordinaire, elle saisit le fusil que j’avais laissé tomber et passa le canon entre le bras plié et le dos de mon adversaire s’en servant comme d’un levier. Ce mouvement me permit de reprendre haleine je recueillis mes forces, saisis mon ennemi à la gorge, et par un effort désespéré je me dégageai, et fus en un instant debout. Sortant mon pistolet, j’ordonnai au bandit de se rendre, en le menaçant de lui faire sauter le crâne. La vue de cette arme fit son effet : cet homme recula avec terreur dans un coin, et me supplia de ne pas le tuer. Au même moment l’interprète parut sous l’arche, suivi de tous les Peaux-Rouges, qui avaient été appelés dans cette direction par la détonation du fusil.