Ravensnest/Chapitre 24

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 273-285).

CHAPITRE XXIV.


À bon droit, pouvons-nous célébrer les beautés
De cette terre chérie, qui est à nous,
Ses sourires brillants, ses fruits d’or,
Et tout son monde de fleurs.
À bon droit peut-on nous dire encore,
Dans ces moments si chers à tous,
Que malgré les péchés que renferment nos seins,
Nous avons notre Éden ici-bas.

Simms.


Le jour suivant était un dimanche. Je ne me levai pas avant neuf heures, et quand après avoir tiré les rideaux j’ouvris ma fenêtre pour jeter un coup d’œil sur la pelouse et sur les prairies au loin et sur la voûte azurée qui se déployait sur toutes ces beautés, il me sembla que jamais ne brilla aux cieux un jour plus beau et plus en harmonie avec le caractère tranquille de cette scène champêtre. Je respirai avec délices l’air matinal qui remplissait ma chambre des parfums de mille fleurs. Je crois que personne ne peut être insensible à la différence qu’il y a dans la campagne entre le jour du repos et le jour du labeur. C’est surtout dû, sans doute, à la simple abstention du travail ; mais les traditions historiques de cette fête, ses pratiques ordinaires, et le calme qui règne partout, en font un jour si solennel, qu’un dimanche au beau mois de juin est pour moi comme un délicieux séjour de repos, une halte poétique dans le tumulte et le mouvement du monde. Tel était le jour qui succédait à la nuit agitée que nous venions de passer, et ce jour venait à propos pour calmer les esprits, dissiper les craintes et laisser carrière à de paisibles réflexions.

Devant moi, il est vrai, s’étendaient les fumantes ruines de la grange, noir monument d’une méchante action ; mais l’esprit qui avait présidé au méfait me semblait avoir disparu, et, sous tous les autres rapports, les fermes et les champs de Ravensnest ne s’étaient jamais présentés aux yeux sous des couleurs mieux assorties aux charmes d’une nature bienveillante. En contemplant cet admirable spectacle, je sentis renaître en moi tous les souvenirs et les intérêts qui m’attachaient à cet endroit, et je ne rougis pas d’avouer que je ressentis un profond sentiment de reconnaissance envers Dieu, dont la Providence m’avait fait naître héritier de toutes ces richesses, au lieu de m’avoir relégué parmi les serfs et les hommes dépendants d’autres régions.

Lorsque la famille se rassembla dans la salle à manger, il régnait parmi nous une remarquable tranquillité. Quant à ma grand’mère, je connaissais son cœur et son expérience de bonne heure acquise, et je ne fus pas surpris de la trouver calme et résignée mais ces qualités semblaient s’être aussi communiquées à ses quatre jeunes compagnes. Mary Warren toutefois me surprit par son air et sa tenue : modeste, douce et timide, elle semblait, pour ainsi parler, la plus féminine de toutes. Je pouvais à peine me figurer que cette jeune fille naïve et réservée fût la même personne active, résolue et courageuse, qui nous avait été d’un si grand secours dans la nuit, et dont le sang-froid et la discrétion avaient été le salut de notre maison et peut-être de nos personnes. Malgré cet air de sécurité, néanmoins, le déjeuner fut silencieux et grave. Mon oncle et ma grand’mère firent presque tous les frais de la conversation, qui se rapporta surtout aux mesures à prendre à l’égard de nos prisonniers. Il n’y avait à plusieurs milles autour de Ravensnest aucun magistrat qui ne fût partisan de l’anti-rentisme ; conduire devant eux Sénèque et son compagnon eût été assurer leur impunité. On exigerait d’eux une caution fictive, et il était plus que probable que le constable employé permettrait leur évasion, quand même ils croiraient nécessaire de jouer cette comédie. Mon oncle, en conséquence, adopta le plan qui suit. Il avait fait transporter les deux incendiaires dans la vieille ferme, où se trouvait un caveau vide et parfaitement sec, offrant par conséquent toute la sécurité d’une prison, sans obscurité et sans humidité. Les hommes rouges acceptèrent les fonctions de gardiens, un d’eux prenant son poste à la porte, tandis qu’un autre était placé près de l’ouverture qui donnait du jour au caveau, et qui du reste était à peine assez grande pour que le corps d’un homme pût y passer. L’interprète avait reçu de l’agent l’ordre de respecter le jour du sabbat ; et comme on ne prévoyait aucun mouvement, l’accomplissement de ce devoir de surveillance convenait parfaitement aux habitudes oisives des Indiens en un jour de repos. Les aliments nécessaires avaient aussi été fournis aux prisonniers et là se bornèrent les précautions de mon oncle, qui se proposait de faire conduire les coupables le lundi matin devant un magistrat éloigné qui était un des juges du comté. Quant aux autres perturbateurs de la nuit dernière, on n’en voyait plus aucun signe apparent ; et après leur premier échec, il n’y avait guère à redouter immédiatement une nouvelle tentative.

Nous étions encore à table lorsque le son des cloches de Saint-André se firent entendre à travers les airs, comme un avertissement pour nous préparer à nos devoirs de la journée. L’église n’était guère qu’à un mille de la maison, et les jeunes personnes proposèrent d’y aller à pied. Ma grand’mère, accompagnée de son fils, fut donc la seule à prendre la voiture, et nous autres jeunes gens nous partîmes en corps, une demi-heure avant le tintement de la seconde cloche. À considérer l’état du pays et les événements de la nuit, je m’étonnai de ma profonde sécurité en cette occasion, non moins que de celle de mes charmantes compagnes, et je ne fus pas longtemps sans exprimer mon sentiment à cet égard.

— Il faut avouer, dis-je, que notre Amérique est un singulier pays. Nous avons ici tout le voisinage aussi tranquille que si jamais crime ne l’eût troublé, et cependant il n’y a pas douze heures que l’émeute, l’incendie et le meurtre peut-être étaient médités par des centaines de ceux qui vivent tout autour de nous. C’est un merveilleux changement !

— Mais il faut se rappeler, Hughes, que c’est aujourd’hui dimanche, répondit Marthe. Pendant tout l’été, quand venait le dimanche, nous avons eu une trêve aux troubles et aux craintes. Dans cette partie de la contrée, le peuple est trop religieux pour profaner le dimanche par la violence et les rassemblements armés. Les anti-rentistes perdraient plus qu’ils ne gagneraient s’ils suivaient une autre voie.

J’avais peu de peine à croire cela ; car il est assez habituel parmi nous de voir des pratiques de cette nature conservées par habitude longtemps après l’extinction des sentiments religieux qui leur ont donné naissance. Quelque chose de semblable se retrouve aussi dans les autres pays, et même parmi les classes les plus élevées et les plus intelligentes, qui savent concilier le respect extérieur envers l’autel et le culte avec l’oubli le plus complet des préceptes du Décalogue. Nous ne sommes donc pas les seuls à montrer ces dispositions pharisiennes, qui existent, au surplus, de manière ou d’autre, partout où se rencontre l’homme.

Mais cette piété équivoque se manifestait en ce jour à Ravensnest d’une manière frappante. Les mêmes hommes qui étaient si acharnés dans leurs mauvais penchants, se montrèrent à l’église, et suivirent tout le service avec autant de dévotion apparente que si leur conscience n’avait rien à leur reprocher ; et une trêve générale paraissait régner dans le pays, quoiqu’il dût y avoir beaucoup d’amertume au fond des cœurs. Je pus néanmoins apercevoir parmi les vieux tenanciers de la famille une expression de froideur, un mécontentement dans les regards qui témoignait tout autre chose que le sentiment affectueux qui autrefois les attachait à nous. La cause en était bien simple : les démagogues avaient soulevé chez eux l’esprit non pas des institutions, mais de l’envie, et tant que dominerait cette mauvaise tendance, il y avait peu de place pour de meilleurs sentiments.

— Maintenant, m’écriai-je en traversant la dernière prairie qui conduisait à l’église, je vais jeter un nouveau coup d’œil sur le dais qui surmonte notre banc. J’avais entièrement oublié cet objet inoffensif, jusqu’à ce que mon oncle me le rappelât, en me faisant savoir que Jack Dunning, son conseil et son ami, insistait fortement pour qu’il fût enlevé.

— Je suis entièrement de l’avis de M. Dunning, répliqua vivement ma sœur. Je voudrais de tout mon cœur, Hughes, que tu fisses disparaître, cette semaine même, ce hideux objet.

— Pourquoi cet empressement, ma chère Patt ? Ce hideux objet a été là depuis l’édification de l’église, c’est-à-dire, depuis soixante ans, et je ne vois pas quel mal il en est résulté.

— C’est un mal d’être si laid. Cela défigure l’église ; et puis je ne crois pas que des distinctions de cette nature soient convenables dans la maison de Dieu. Je sais que telle a toujours été l’opinion de ma grand’mére ; mais voyant que son beau-père et son mari tenaient à cet ornement, elle a consenti en silence pendant leur vie à le laisser subsister.

— Que dites-vous de tout cela, mademoiselle Warren, dis-je en me tournant vers ma voisine ; car, dirigé par quelque secrète influence, je marchais à ses côtés. Êtes-vous pour ou contre le dais ?

— Contre, répondit-elle avec fermeté. Je suis de l’avis de madame Littlepage, qui trouve que des églises ne devraient rien contenir qui marque des distinctions mondaines. Ces distinctions je le sais, sont inséparables de la vie ; mais c’est pour nous préparer à la mort que nous entrons dans ces édifices.

— Et votre père, mademoiselle Warren, l’avez-vous quelquefois entendu parler de mon malheureux banc ?

Mary hésita un instant, changea de couleur, puis me regarda d’un air si ingénu et si aimable, que je lui aurais pardonné les commentaires les plus sévères sur quelque acte de folie de ma part.

— Mon père est d’avis de supprimer à la fois tous les bancs séparés, et par conséquent ne peut avoir aucune raison de faire exception pour le vôtre. Il me dit que dans les églises catholiques, toute la congrégation s’assoit, se tient debout, ou s’agenouille devant l’autel ou autour de la chaire, sans distinction de rang ou de personnes. Assurément, cela vaut mieux que d’apporter dans le temple la plus pitoyable de toutes les classifications mondaines, celle de l’argent.

— Cela vaut mieux, mademoiselle Warren, et je désirerais de tout mon cœur que la coutume fût adoptée ici. Mais il n’est pas absolument vrai que tout le monde se tienne pèle-mêle dans les églises du vieux continent. Le seigneur de l’ancien régime, en France, avait habituellement son banc, et dans aucun pays les hauts fonctionnaires de l’État ne se mêlent avec la masse des fidèles, à moins que ce ne soit dans une société choisie. Il est vrai que dans la plupart des églises romaines, une duchesse se confond avec la foule mais ce n’est que dans les grandes villes où il y a trop de gens élevés pour que tous puissent avoir des sièges privilégiés. Dans les campagnes, il y a presque toujours des bancs séparés pour les grands du voisinage. Nous ne sommes pas à cet égard aussi mauvais que nous nous l’imaginons, quoique nous puissions être mieux.

— Mais tu avoueras, mon frère, qu’un banc avec un dais n’est pas bien convenable dans ce pays.

— Pas plus dans ce pays que dans tout autre. Je conviens que c’est déplacé dans tout édifice religieux, où les petites distinctions créées par les hommes devraient disparaître en présence de Dieu. Mais dans ce pays, je vois naître une tendance à l’envie qui voudrait partout refuser des récompenses, des honneurs et de la considération à ceux-qui le méritent le mieux. Dès qu’un homme s’élève au-dessus de la foule, il devient le point de mire de tous les outrages, comme s’il était exposé au pilori, comme si ses concitoyens ne voulaient tolérer aucune différence, même dans la grandeur morale.

— Comment concilier cela avec le grand nombre de Catons, de Brutus, et même de Gracchus, que l’on rencontre parmi nous ? demanda Mary Warren d’un air malicieux.

— Oh ! ceux-là sont seulement des instruments de parti, de grands hommes pour la parade. On s’en sert dans l’intérêt des factions, et ils sont grandis pour certaines occasions. C’est pour cela que les neuf dixièmes des Catons dont vous parlez sont oubliés, même de nous, à chaque lutte politique. Mais qu’un homme s’élève indépendamment du peuple, et vous verrez comme le peuple le traitera. C’est ainsi qu’il en est pour mon banc surmonté du dais ; c’est un grand banc, il est devenu grand sans l’intervention de la multitude, et par conséquent la multitude ne veut pas le tolérer.

Les demoiselles se mirent à rire de cette saillie, comme rient toujours de tout des jeunes personnes insouciantes et heureuses ; et Patt répliqua avec sa courtoisie ordinaire :

— C’est une grande laide chose, dit-elle, je te ferai cette concession pour satisfaire ta vanité, et je te prie de t’en défaire grandement cette semaine même. Vraiment, Hughes, tu ne peux pas te figurer combien depuis quelque temps cela fait jaser.

— Je n’en doute pas, ma chère. Tout ce bavardage vient de la discussion sur les baux et l’on fait entrer en compte contre nous autres, pauvres propriétaires, tout ce qui peut rendre notre cause impopulaire, et par conséquent faciliter les projets de vol en ce qui concerne notre propriété. Le bon peuple de ce pays s’imagine peu que les maux depuis longtemps prédits par les ennemis de nos institutions, sont maintenant imminents parmi nous, et que la grande expérience d’un gouvernement populaire est sur le point de manquer, au moment même où l’on s’exalte sur le succès. Que cette tentative contre la propriété réussisse, et elle sera suivie de beaucoup d’autres qui nous pousseront vers le despotisme, seul remède contre l’anarchie, aussi sûrement que l’effet succède à la cause. Le danger existe aujourd’hui sous sa plus mauvaise forme, le démagogisme politique ; et il faut l’attaquer de front, courageusement et d’après les vrais principes, ou, selon moi, nous sommes perdus. L’hypocrisie est le vice dominant de la nation, surtout l’hypocrisie politique et religieuse, et l’hypocrisie ne peut jamais être vaincue par nos concessions. Le dais restera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’anti-rentistes à Ravensnest, à moins qu’on ne le détruise par la violence ; mais lorsque les hommes rentreront dans leur bon sens et commenceront à admettre la distinction entre le tien et le mien, le cuisinier pourra en faire du bois pour son four, quand il voudra.

Comme nous étions sur le point de franchir la barrière qui donnait sur la grande route, juste en face de l’église, la conversation cessa. La congrégation de Saint-André était peu nombreuse, comme c’est presque toujours le cas dans les campagnes pour les congrégations épiscopales, que les puritains regardent avec méfiance et quelquefois avec aversion. La sombre religion que Cromwell et ses associés imposèrent aux Anglais, mais qui n’était pas sans un certain degré de sincérité farouche, a été transmise en Amérique avec toutes ses particularités originaires, plus qu’en aucun pays du monde. Les exagérations et les faux principes qui étaient si communs parmi les fanatiques religieux des colonies américaines au dix-septième siècle, lorsqu’on brûlait les sorcières, qu’on pendait les quakers, qu’on dénonçait tout le monde excepté le petit nombre d’élus, suivent encore aujourd’hui leur cours naturel, et produisent des hostilités sans cesse renaissantes.

M. Warren était un prédicateur populaire, malgré la défaveur généralement attachée à sa secte. Une population provinciale et pleine de préjugés est naturellement disposée à regarder avec aversion tout ce qui diffère de ses opinions et de ses habitudes ; et le seul fait d’appartenir à une église qui admettait des évêques, était considéré comme une preuve que la secte favorisait l’aristocratie et les classes privilégiées. Il est vrai que presque toutes les autres sectes avaient établi dans leurs églises des ordres hiérarchiques sous le nom de ministres, d’anciens et de diacres, et s’exposaient par conséquent à la même critique ; mais enfin ils ne reconnaissaient pas d’évêques, et dans des cas de cette nature on n’est choqué que de ce qu’on n’a pas soi-même. Malgré ces obstacles à la popularité, M. Warren commandait le respect à tous ceux qui l’environnaient ; et, chose étrange, ce qui y ajoutait c’est que de tous les ecclésiastiques du voisinage, il avait été le seul qui eût osé combattre l’esprit de convoitise qui régnait et que la haute morale des intéressés appelait l’esprit des institutions. Cette conduite courageuse avait donné lieu à des menaces et à des lettres anonymes, armes ordinaires des poltrons et des hommes vils ; mais elle avait aussi ajouté au poids de sa parole, et mérité la secrète déférence de beaucoup de gens qui se seraient montrés bien différents envers lui, si c’eût été en leur pouvoir.

Ma grand’mère et mon oncle avaient déjà pris place, lorsque nous entrâmes dans l’église. Mary Warren accompagnée de ma sœur, se dirigea vers le banc réservé au ministre, tandis que leurs deux compagnes, pénétrant dans le chœur, prirent leurs places accoutumées. Je m’avançai le dernier, et pour la première fois de ma vie, je me trouvai assis sous le dais objet de tant d’accusations. Par ce mot « dais » le lecteur ne doit pas se représenter des draperies festonnées, des couleurs éclatantes, et des broderies dorées ; notre ambition ne s’éleva jamais si haut. Voici à quoi se bornaient les distinctions entre notre banc et les autres. D’abord, il était plus grand que ceux qui l’entouraient, avantage que chacun aurait pu se procurer en payant ; ensuite, il était surmonté d’un baldaquin en bois, lourd et disgracieux, qui était une parfaite caricature du célèbre baldachino de Saint-Pierre de Rome. C’est là pourtant ce qui nous faisait accuser d’aristocratie ; et ce qui ne pouvait se tolérer. Ainsi que les teneurs à bail, le baldaquin était contraire à l’esprit des institutions. Il est vrai qu’il ne faisait aucun mal réel ; il est vrai qu’il était comme un vieux souvenir d’anciennes coutumes ; il est vrai que c’était notre propriété, et que personne ne pouvait y toucher sans violer les droits de la propriété ; il est vrai que tous ceux qui le voyaient sentaient secrètement qu’il n’y avait, après tout, rien de si inconvenant à ce que ce banc appartînt aux Littlepage ; il est vrai que ceux qui s’y plaçaient ne s’étaient jamais imaginé qu’ils fussent pour cela meilleurs ou moins bons qu’aucun de leurs compatriotes. Cependant, il était là ce monument inoffensif, et rien ne blessait autant les esprits à Ravensnest, si ce n’est peut-être le caractère féodal des baux.

Lorsque je levai les yeux, après les premiers actes de dévotion qui nous sont habituels en entrant dans l’église, et que je jetai un coup d’œil autour de moi, je vis que l’édifice était plein d’une multitude pressée. Un second regard me fit voir que tous les yeux étaient fixés de mon côté. D’abord comme le dais avait été le sujet de tant de discours, je m’imaginai que c’était cela qui attirait l’attention ; mais je pus bientôt m’apercevoir que c’était vers mon indigne personne qu’elle se dirigeait. Je ne m’arrêterai pas à raconter tous les propos qui avaient circulé au loin sur mon apparition soudaine dans le pays, sur mon déguisement ou sur trente autres incidents des événements de la veille ; mais je ne puis passer sous silence un des bruits qui furent le plus accrédités, parce qu’il démontre le degré de malice et de crédulité de nos adversaires. Il se disait partout que la seconde nuit de mon arrivée, j’avais fait mettre le feu à une de mes granges, pour jeter tout l’odieux de cet acte sur « les vertueux travailleurs », qui n’avaient fait que mettre sur pied un corps armé pour me chasser de ma propriété. Oui, j’étais là sur mon banc, sans soupçonner l’honneur qu’on me faisait, et regardé par la moitié de la congrégation comme un jeune homme intègre et respectable capable d’imaginer et d’exécuter un acte aussi abominable. Or, pour ceux qui n’ont pas eu occasion d’en faire l’essai, il est impossible de se former une idée de la puissance effrayante de ces mots en Amérique : « Tout le monde dit. » L’on dit français n’est qu’un pauvre, un misérable instrument placé à côté de ce vaste levier qui, comme celui d’Archimède, n’a besoin que d’un point d’appui pour remuer le monde. La rumeur américaine a une certaine omnipotence qui repose non pas sur l’esprit mais sur le caractère des institutions. Dans un pays où le peuple gouverne, « tout le monde veut que son « dire » ne soit pas considéré comme rien. Si peu de gens mettent en doute la justice des décisions populaires, que l’Écriture sainte elle-même n’a pas la moitié de l’influence qu’exercent ces rumeurs lorsqu’une fois elles sont accréditées. Peu de personnes osent y résister, moins encore osent en contester la vérité, quoique, dans la plupart des cas, elles soient rarement justes. Elles font et défont les réputations ; pour un certain nombre, bien entendu, elles font même et défont les patriotes. Chacun sait néanmoins qu’il n’y a aucune durée, aucune fixité dans ce que « tout le monde dit, » et que souvent ou plutôt toujours, tout le monde dédit ce qui a été dit six mois auparavant ; et cependant on se soumet à l’autorité de ces dires aussi longtemps qu’ils durent. La seule exception à cette règle, et qui vient encore la confirmer, se rencontre dans les discussions politiques, lorsqu’il y a une contradiction manifeste dans ce que tout le monde dit d’une part et tout le monde dit de l’autre, lorsque souvent même il y a une demi-douzaine de rumeurs toutes différentes entre elles.

J’étais là sur mon banc, comme je le disais, le point de mire de tous les yeux, simplement parce qu’il convenait à ceux qui désiraient m’enlever ma propriété d’élever contre moi de faux bruits dont aucun, je suis heureux de le dire, n’avait le moindre fondement. Toutefois une observation attentive me prouva que la plus grande partie des hommes réunis dans l’église n’appartenait pas à la paroisse. La curiosité ou quelque sentiment plus dangereux avait triplé en ce jour le nombre des auditeurs de M. Warren, ou plutôt de mes surveillants.

Il n’y eut cependant d’autre interruption dans le service que celle qui pouvait résulter des maladresses de tant de gens étrangers, au rite. Le respect habituel accordé aux cérémonies religieuses suffit pour maintenir l’ordre, et, malgré les sentiments d’égoïsme et de méchanceté qui dominaient, je restai à l’abri de toute violence et de toute insulte. Quant à mon caractère et à mes dispositions, on ne me connaissait que peu ou point à Ravensnest. L’école, le collège, les voyages, les résidences d’hiver en ville, avaient fait de moi presque un étranger dans mes domaines, et l’on me jugeait plutôt par les clauses de mes baux que par aucun autre fait. Il en était à peu près de même de mon oncle, qui avait vécu si longtemps à l’étranger qu’on le considérait comme un homme qui préférait les autres pays au sien. C’est là une injure que les masses pardonnent difficilement en Amérique. Ses longues absences et ses préférences supposées pour l’étranger, avaient rendu mon oncle Ro passablement impopulaire. Ce défaut de popularité cependant était un peu corrigé par une réputation bien établie de probité et de générosité, la bourse de mon oncle n’ayant pas plus de cordons que la porte du général Harrison n’avait de serrures et de loquets. Quant à ma grand’mère, c’était tout différent. Depuis sa jeunesse, sa vie tout entière s’était passée à Ravensnest, et il était impossible qu’une aussi excellente femme ne fût pas respectée. Il était difficile de faire tomber sur elle une accusation quelconque ; cependant on en fit l’essai, et non sans quelque succès, et elle se vit reprocher une préférence aristocratique pour sa propre famille, au préjudice des enfants des autres. Patt et moi, disait-on, n’étaient que ses petits-enfants, et se trouvaient abondamment pourvus de biens de toutes sortes et une femme de l’âge de madame Littlepage, avec un pied dans la tombe, aurait dû avoir assez de philanthropie pour ne pas mettre les intérêts de ses petits-enfants au-dessus des intérêts des enfants de tant de familles qui depuis soixante ans payaient des rentes à son mari et à ses fils. Cette attaque était même descendue de la chaire, ou plutôt d’un tonneau renversé employé en guise de chaire par un prédicateur ambulant, qui cherchait à concilier les préceptes de l’Évangile avec les préceptes de l’anti-rentisme. En conséquence, ma bonne grand’mère avait un peu vu décroître à son égard la publique estime, l’impopularité étant parmi nous le péché que l’on pardonne le moins et qui résume en lui seul toutes les autres offenses.

Le lecteur, qui n’est pas au courant de nos habitudes sociales, ne doit pas supposer que je charge mes couleurs pour produire de l’effet. Loin de là, je suis convaincu que je suis encore au-dessous de la réalité, car aucune question de quelque intérêt ne se décide ici d’après les principes ou les lois. Le pouvoir du nombre est si efficace, qu’il n’y a même pas un procès privé de quelque importance confié à un jury, sans que l’on cherche par des moyens plus ou moins directs à influencer l’esprit public pour ou contre, dans l’espérance que les jurés seront portés à penser ce que pense la majorité. On sait qu’en Europe, les juges sont visités et sollicités par les parties ; mais ici c’est le public que l’on courtise et que l’on sollicite. Je suis loin de vouloir exagérer les défauts de mon propre pays, et je sais par expérience qu’il existe ailleurs des maux correspondants, ne différant que par leur aspect extérieur et par leur mode d’action ; mais je signale les formes dans lesquelles se présentent nos défauts, et celui-là n’est ni un ami de son pays, ni un homme honnête, qui veut les couvrir d’un voile au lieu de les montrer et de les corriger. La maxime nil nisi bene a fait un mal infini à notre pays, et par suite à la liberté.

Je ne crois pas qu’en ce jour le culte fût très-fervent à l’église de Saint-André ; la moitié de la congrégation s’occupait de toute autre chose que de la liturgie et tous ceux qui avaient perdu leur page dans le livre de prière, ou qui n’avaient pas suivi du tout, s’imaginaient que c’était suffisamment rendre hommage à notre rituel semi-papiste, que de tenir leurs yeux fixés sur moi et sur mon banc surmonté d’un baldaquin. Combien y avait-il là de pharisiens qui croyaient sincèrement que j’avais moi-même fait brûler ma grange pour rejeter l’odieux du fait sur les vertueux et honnêtes tenanciers, qui ajoutaient foi à toutes les histoires débitées sur mon titre, à toutes les accusations répandues dans le pays par une cupidité calculée ? Beaucoup de gens, je n’en doute pas, sortirent ce jour-là de l’église, après avoir dans leur injustice remercié Dieu de n’être pas aussi méchant que l’homme qu’ils se proposaient de maltraiter.

Le service fini, je m’arrêtai dans le vestiaire pour dire quelques mots à M. Warren, car il n’avait pas passé la nuit avec nous à Ravensnest.

— Votre auditoire a été plus nombreux ce matin qu’à l’ordinaire, lui dis-je en souriant, quoiqu’il n’ait pas été aussi attentif qu’il l’aurait dû.

— Je dois cela à votre retour, monsieur Littlepage, ajouté aux événements des jours passés. J’ai craint un moment qu’il n’y eût sous peu quelque projet secret, et que le jour et l’endroit ne fussent profanés par quelque scène de violence. Tout néanmoins s’est bien passé sous ce rapport, et j’espère qu’aucun méfait nouveau ne sortira de cette foule. Nous autres Américains, nous avons pour les choses religieuses un respect qui ordinairement protège le temple.

— Avez-vous donc cru, Monsieur, que Saint-André courait aujourd’hui quelque risque ?

M. Warren rougit un peu, et hésita un instant avant que de répondre.

— Vous connaissez sans doute, jeune homme, dit-il, la nature du sentiment qui a envahi le pays ? Pour arriver à ses fins, l’anti-rentisme appelle à lui tous les auxiliaires qu’il peut rencontrer dans les mauvaises passions, et, entre autres choses, il excite les esprits contre le dais qui surmonte votre banc. J’avoue que d’abord j’ai redouté quelque tentative violente contre cet objet d’envie.

— Nous verrons bien, Monsieur : si je fais enlever le dais, ce sera d’après un principe juste et vrai ; mais je ne le ferai pas tant qu’il sera un sujet d’envie, de méchanceté et d’égoïsme. Il vaudrait mieux le laisser subsister pendant encore un demi-siècle, que de faire une telle concession.

En disant ces mots, je pris congé du ministre, me hâtant d’aller rejoindre les dames dans les champs.