Rational (Durand de Mende)/Volume 5/Septième livre/Chapitre 44

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 5p. 132-137).


CHAPITRE XLIV.
DES ÉVANGÉLISTES.


I. Après les apôtres, l’Église vénère encore les évangélistes, qui non-seulement ont prêché, mais encore ont écrit les évangiles. On lit dans la Genèse (chap. iv) qu’un fleuve sortait du lieu de délices pour arroser le paradis ; ce fleuve se partage en quatre principaux, savoir : le Physon, le Gyon, le Tigre et l’Euphrate. Il est certain que, dans le sens allégorique, ce fleuve est la prédication évangélique, qui procède du Christ, de qui généralement découle toute volupté. « Venez, dit-il, à moi, vous tous qui souffrez et êtes chargés, et je vous restaurerai, et vous trouverez le repos de vos âmes, car mon joug est suave et mon fardeau léger. Goûtez et voyez combien le Seigneur est agréable ! Bienheureux l’homme qui espère en lui. »

II. Or, c’est avec raison que cette prédication est comparée à un fleuve, tant parce qu’elle restaure, purifie et féconde, que parce qu’un fleuve est appelé une eau courante ; et, comme le dit Salomon, « les paroles qui sortent de la bouche de l’homme sont une eau profonde, et la source de la sagesse est un torrent qui inonde » et qui s’est tellement répandu au loin et au large, qu’il a rempli l’univers entier, d’après cette parole : « Allez partout le monde, prêchez l’Évangile, etc. » C’est pourquoi « le son de leurs voix a retenti par toute la terre et leurs paroles ont pénétré jusqu’aux confins de l’univers. » C’est là ce fleuve qui arrose le paradis, c’est-à-dire féconde l’Église, d’après ce que dit l’Apôtre : « C’est moi qui ai planté, c’est Apollon qui a arrosé, et c’est Dieu qui a fait croître la semence. » C’est là la source des jardins, le puits des eaux vives qui coulent avec impétuosité des hauteurs du Liban. Or, ce fleuve se divise en quatre bras principaux, parce que la prédication de Jésus-Christ remplit les quatre évangiles ; car, bien qu’un grand nombre aient écrit des évangiles, puisqu’au témoignage de saint Luc « beaucoup se sont efforcés de raconter par ordre les événements qui se sont accomplis en nous (ou pour nous, ou chez nous), », cependant l’Église n’en a reçu que quatre, savoir : ceux de saint Mathieu, de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean.

III. Or, elle en a agi ainsi pour quatre raisons : Premièrement, pour montrer l’accord des deux Testaments ; car, de même que dans l’Ancien-Testament il n’y eut qu’un seul législateur, savoir Moïse, et quatre grands prophètes, savoir : Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel, et douze petits prophètes, et un grand nombre de sages, savoir : Job, David, Salomon et Jésus-Syrach ; ainsi dans le Nouveau-Testament, il y a eu le Christ, quatre évangélistes, douze apôtres, et beaucoup d’autres docteurs comme Jérôme, Augustin, Ambroise et Grégoire, pour montrer par là que tout est renfermé au milieu de la roue ; et les deux chérubins, placés en face l’un de l’autre, se regardent, le visage tourné vers le propitiatoire. Secondement, pour conduire le char ou quadrige d’Aminadab, dont l’épouse dit dans le Cantique des cantiques : « Mon ame a été troublée à cause des quadriges d’Aminadab, » car Aminadab, par interprétation, signifie spontaneus Domini, volonté, spontanéité du Seigneur ; c’est le Christ qui s’est fait homme, qui s’est offert parce qu’il l’a voulu. La doctrine évangélique est son quadrige, par où sa renommée fait le tour du monde. Les quatre roues de ce char sont les quatre évangélistes ; par ce char, l’épouse, c’est-à-dire l’Église, est troublée par une douleur salutaire et excitée à la pénitence. Troisièmement, pour désigner la délivrance du genre humain des quatre genres de mort, c’est-à-dire des quatre transgressions. La première transgression fut la désobéissance au précepte de Dieu dans le paradis, la seconde est celle de la loi naturelle, la troisième celle de la loi écrite, la quatrième celle de l’Évangile ; ou plutôt, le péché de fragilité par impuissance, le péché de simplicité par ignorance, le péché de sécurité par négligence, et le péché de malice par envie ; car c’est par ces quatre sortes de péchés que l’ame meurt et est séparée de Dieu. Quatrièmement, pour le ministère de la forme du quadrige ; car, de même que la forme carrée est la plus solide et la plus ferme de toutes, ainsi, de toutes les doctrines, c’est la doctrine évangélique qui persévère et dure de la manière la plus inébranlable et la plus stable, car elle règne et domine partout ; et c’est pour cela qu’on lit dans l’Apocalypse (chap. xxi) que la cité est bâtie en forme de carré ; et cette doctrine évangélique, à cause de sa stabilité, est appelée éternelle, et c’est elle qui rend l’homme carré, inébranlable dans les mœurs, et qui l’affermit dans les vertus. Au reste, les évangiles des quatre évangélistes ont été reçus de préférence à ceux des autres, tant parce qu’ils ont écrit avec plus de soin et de clarté l’histoire évangélique, tant parce que, quoique leurs écrits soient différents et présentent entre eux de la variété, pourtant ils ne sont jamais contradictoires ni opposés, que parce qu’ils ont été préfigurés par les figures des quatre animaux, que Jean et Ezéchiel aperçurent en vision.

IV. Mathieu a la figure d’un homme, parce que son intention et son but principal sont de décrire l’humanité du Christ. C’est pourquoi son livre conmence à la naissance humaine du Christ, et il dit : « Livre de la génération de Jésus-Christ. » Marc est figuré par un lion rugissant dans le désert, parce qu’il se propose surtout de décrire la résurrection du Christ. C’est pourquoi son évangile, par antonomase, est lu le jour de la résurrection. Or, il est dit que le lion, par un long et fort rugissement, ressuscite ses petits le troisième jour ; ainsi Dieu le Père, par son immense puissance, a ressuscité son Fils le troisième jour : c’est pourquoi Marc commence par un cri, c’est-à-dire par la prédication de saint Jean dans le désert. Et sache que Marc avait un nez long, que ses sourcils étaient froncés, ses yeux beaux, sa tête chauve, sa barbe longue ; il avait une excellente constitution, était entre les deux âges, et commençait à blanchir. Luc est désigné par un veau, parce qu’il se propose principalement de décrire la passion, où le Christ, tout à la fois prêtre et victime, s’offrit, comme une victime, à Dieu son Père. Le veau était la victime sacerdotale ; c’est pourquoi saint Luc commence par le sacerdoce, en disant : « Il y eut, dans les jours d’Hérode, roi de Judée, un prêtre, etc. » Saint Jean est figuré par l’aigle, parce que, tandis que les autres évangélistes marchaient avec le Seigneur, sans quitter la terre pour ainsi dire, lui il a pris son vol vers les cieux, pour décrire la divinité du Christ, en disant : a Au commencement était le Verbe. » Nous avons parlé de cela dans la première partie, au chapitre des Peintures. Les quatre intentions principales des évangélistes sont donc désignées par les figures des quatre animaux. Or, chacun de ces animaux, d’après la vision d’Ezéchiel, avait quatre faces, c’est-à-dire qu’avec sa propre face il avait celles des trois autres ; parce que tous les évangélistes, quoique certains traitent des points spéciaux dans leurs écrits, rentrent l’un dans le domaine de l’autre, surtout quand tous parlent du Christ, à qui conviennent les quatre figures : car il fut homme en naissant, veau en mourant, lion en ressuscitant, aigle en montant aux cieux. Afin que tu comprennes mieux, figure-toi par l’imagination un animal ayant une tête carrée, et à chaque surface imagine une figure, savoir : pardevant, la figure d’un homme ; à droite, celle d’un lion ; à gauche, par derrière, celle d’un veau, et celle d’un aigle par dessus ou dans la partie supérieure. Or, comme la figure de l’aigle paraissait dominer les autres à cause de la longueur du col, c’est pourquoi on dit qu’elle était au-dessus des autres ; chacun de ces animaux avait quatre ailes (De pœnit., d. ii, Pennatu), car figure-toi chaque animal pour ainsi dire carré. Dans un carré il y a quatre angles, et à chaque angle se trouvait une aile.

V. Or, ces quatre évangélistes ont été désignés par les quatre fleuves susdits. Le Physon désigne Jean, le Gyon Mathieu, le Tigre Marc, l’Euphrate Luc ; car c’est ainsi que le pape Innocent III parle avec évidence et clarté, dans un sermon sur les évangélistes.

VI. Ils sont encore désignés par les quatre anneaux de l’Arche, qui étaient d’or et ronds. Dans l’or se trouve l’éclat ; la rotondité, qui n’a pas de commencement ni de fin, désigne l’éternité : car les évangélistes décrivent l’éternelle splendeur et la splendide éternité. Par les deux anneaux de gauche sont marqués deux évangélistes, savoir Mathieu et Jean, qui furent instruits par le Christ lui-même. Il en est cependant qui, par les deux anneaux de gauche, désignent Mathieu et Jean, parce qu’ils adhérèrent ou crurent au Christ encore passible et mortel. Par les deux de droite, ils entendent Marc et Luc, qui, après l’ascension, adhérèrent ou crurent au Christ devenu alors impassible et immortel ; car la gauche marque la mortalité, et la droite l’immortalité, d’après ces paroles : « Sa gauche se placera sous ma tête, et sa droite me donnera une étreinte. » Et c’est pourquoi, dans les peintures des églises, Paul est placé à la droite et Pierre à la gauche du Sauveur ; et sur le cachet ou la bulle du pape, la tête de Paul est à la droite, et celle de Pierre à la gauche de la croix.

VII. Or, dans certaines églises, l’antienne à Magnificat, dans leur office, est : Ecce ego Joannvs vidi ostium, etc. (Apocal., chap. iv). Pendant les heures on dit le capitule In medio Ecclesiœ aperuit os ejus (Ecclés., chap. xv) ; et celui-ci : Cibavit illum Dominus pane vitæ, etc. (ibid.) ; et cet autre : Jucunditatem et exaltationem thesaurisant (ibid.). Tous les répons sont tirés d’Ezéchiel. Le premier a trait à la vision de Dieu, savoir : Vidi conjunctos, etc. A laudes, il est question du ministère de leur prédication : Dilecti Deo et hominibus, etc. (Ecclés., chap. xlv). L’introït de la messe est proprement : Os justi meditabitur sapientiam.

VIII. Cependant Jean-l’Évangéliste a un introït propre, à cause du privilège de l’amour et de la dignité, savoir : In medio Ecclesiæ aperuit os ejus, etc., parce qu’il fut non-seulement évangéliste, mais encore prophète ; ce qui paraît évidemment au commencement du livre de l’Apocalypse, où il est dit : « Bienheureux celui qui lit et qui entend les paroles de cette prophétie, et conserve dans son cœur ce qui a été dit dans ce livre. » Cependant, il faut remarquer que cet introït, à cause du privilège de la prédication, convient encore secondairement aux bienheureux Augustin, Grégoire, et autres docteurs.

IX. En certaines églises, l’épître a trait à la figure des quatre animaux : Ecce ego Joannes vidi ostium apertum (Apoc, chap. iv). D’autres églises disent celle-ci (Ezéch., chap. i) : Similitudo vultus. Le répons est : Beatus vir qui timet Dominum, etc. Le verset est : Potens in terra erit semen ejus, etc., ce que l’on doit entendre de la semence de la parole de Dieu, et des œuvres des justes. Suit Generatio rectorum benedicetur, parce que les évangélistes engendrent des enfants de Dieu, qui sont bénis. L’alleluia, dans certaines églises, est : Primus ad Sion dicet ecce ass. et Jérusalem, evang. dabo (Isaïe, ch. xli). Dans d’autres églises, on dit l' alleluia : Beatus vir. L’évangile est : Designavit Dominus et alios, etc. (Luc, chap. x.) Suivent ces mots : « Et il leur disait : La moisson est abondante, mais il y a peu d’ouvriers » (xx dist. ; In novo). L’offertoire est : Posuisti Domine super caput, etc. ; et la postcommunion. Magna est gloria ejus in salutari, etc.