Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 41

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 256-287).


CHAPITRE XLI.
DE LA SIXIÈME PARTIE DU CANON.


I. Ces mots : qui pridie quam pateretur, sont la sixième partie du canon, et le pape Alexandre 1er, dit-on, les y ajouta, comme on l’a vu plus haut. Ce qui se passe en cet endroit représente ce que fit le Christ dans la cène, et voici le sens de ces paroles qui pridie quam pateretur, c’est-à-dire : Le jour avant celui où notre Seigneur souffrit pour nous, il voulut livrer le mystère de son corps et de son sang à ses disciples, afin qu’eux-mêmes nous le transmissent.

II. Car ce fut le quinzième jour du premier mois, qui alors était la sixième férie, que le Christ souffrit ; et la nuit précédente, c’est-à-dire à la quatorzième lune du premier mois, vers le soir, afin de remplir les Ecritures, après la pâque typique il institua le sacrement de son corps et de son sang, et l’Eglise nous en a laissé la tradition et nous en a recommandé le fréquent usage ; car c’est ainsi que ce sacrement avait été figuré par avance dans l’Exode : « Au dixième jour du premier mois, que chacun prenne, dans sa maison, un agneau par famille, et il le conservera jusqu’au quatorzième jour de ce mois, et tout Israël l’immolera sur le soir ; et ils prendront le sang de l’a gneau, et ils en teindront leurs portes et le seuil de leurs mai sons dans lesquelles ils le mangeront. » Et plus loin on lit : « Car c’est le passage (en hébreu phase, en grec paskha, en latin transitus) du Seigneur. »

III. Or, il faut noter ceci, que, comme la manne fut donnée aux Hébreux après le passage de la mer Rouge, où les Egyptiens étaient déjà engloutis, ainsi l’eucharistie est donnée aux chrétiens après l’absolution du baptême, lorsque déjà les péchés sont effacés, pour que, par le baptême, nous soyons purgés du péché, et que, par l’eucharistie, nous soyons confirmés dans le bien. Car, de même que la manne conduisit ce peuple-là dans la terre promise, à travers de vastes solitudes, sans chemin frayé, ainsi l’eucharistie conduit ce peuple-ci vers la patrie du paradis, à travers l’exil de la vie présente. L’eucharistie est ainsi nommée, parce qu’on ne trouve pas, pour exprimer dignement un si grand sacrement, de terme plus convenable que le mot grec Eukharistia, qui, selon saint Isidore, signifie en latin bona gratia (bonne grâce) ; ou, selon d’autres, dator gratiæ (donneur de grâces). On l’appelle encore, et avec raison, viaticum (viatique), parce qu’elle conduit vers la patrie ceux qui tombent en faiblesse (in via) dans le chemin. Car, de même que la manne ne manqua point aux enfants d’Israël depuis le passage de la mer Rouge jusqu’à leur arrivée à la terre de promission ; de même, pour les fidèles régénérés par le baptême, rougis et sanctifiés par le sang du Christ, l’eucharistie ne manquera pas jusqu’à la fin des siècles. Bien plus, elle ne manquera pas même alors, si ce n’est qu’elle ne sera plus prise d’une manière sensible, mais nous verrons Dieu face à face.

IV. Selon les Hébreux, hostie vient du mot ostium (porte), parce qu’elle était offerte à l’entrée du tabernacle. Selon les Gentils, hostie vient de hostis (ennemi), parce que c’était après la défaite des ennemis que l’on offrait une hostie, c’est-à-dire un sacrifice ; et la victime s’offrait pour obtenir la victoire, comme on l’a vu au chapitre de l’Oblation. L’hostie est encore appelée immolation, parce que le Christ y est immolé sacramentellement, lui qui, une fois, a été immolé en vérité, pour nos péchés, sur la croix. Immolatus vient de mola, gâteau qu’on avait coutume de faire avec une espèce de froment appelé far ou ador. Or, ce qui est arrivé auparavant pour la manne s’achève dans l’eucharistie ; car, quelque partie que chacun reçoive, il reçoit toute l’eucharistie, comme il arriva de la manne, puisque celui qui en avait le plus amassé n’en avait pas davantage, et celui qui en avait ramassé le moins n’en avait pas une moindre quantité. La manne figurait donc l’eucharistie, ce pain céleste dont le Sage dit : « Il a donné du ciel un pain qui, sans aucun travail, renferme en lui tout agrément, et dont le goût a une suavité suprême ; » parole que le Christ s’applique en ces termes : « Ego sum panis vivus qui de cœlo, etc. ; Je suis le pain vivant, descendu du ciel ; celui qui mangera de ce pain vivra éternellement, et le pain que je donnerai est ma chair, qui a été livrée et qui donne la vie au monde. » Et il faut remarquer que dans l’Église on reçoit le corps du Christ lorsqu’on prend le pain, quand on offre le pain béni et quand on reçoit la bénédiction, comme il sera dit au chapitre du Baiser de paix. Or, celui qui veut communier doit être rempli de crainte, de foi et de joie (De consec., dist. ii, Timorem).

V. Suivent ces mots : accepit panem, etc. ; « il prit du pain. » On lit que Melchisédech, le premier, célébra ce rit dans le sacrifice, en offrant le pain et le vin, car il était prêtre du Dieu très-haut. D’où vient que David, s’adressant au Christ, dit : « Tu es prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech, etc. » Le sacrifice de l’ancienne loi a donc précédé le sacrifice évangélique, non-seulement par la dignité, mais encore par rapport au temps, comme l’Apôtre le montre plus pleinement dans l’épître aux Hébreux. C’est pour cela que le Christ choisit le pain et le vin pour le sacrifice de son corps et de son sang, afin que, dans la réception du corps et du sang du Christ, on sache qu’il y a un aliment parfait ; car, de même que le pain soutient le corps de l’homme d’une manière plus excellente que toutes les autres nourritures corporelles, que le vin réjouit le cœur de l’homme d’une manière plus parfaite que tous les autres breuvages corporels, ainsi le corps et le sang du Christ refont et rassasient l’homme intérieur d’une manière supérieure à toutes les autres nourritures et à tous les autres breuvages spirituels. C’est ce qui a fait dire au Psalmiste : « Que ta coupe enivrante est excellente ! » C’est en ces deux choses que consistent la plénitude et la perfection de la réfection, comme le Christ l’atteste lui-même : Caro mea vere est cibus et sanguis, etc. ; « Ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. » Nous reviendrons encore sur ce sujet à la particule septième du canon, sur cette parole : Hic est calix.

VI. Au reste, le pain doit être de froment, et le vin doit être du vin de la vigne, parce que le Christ lui-même s’est comparé au froment, lorsqu’il dit : « à moins que le grain de froment, tombant dans la terre, ne vienne à périr, il reste seul et improductif. » Il se compare aussi à une vigne, lors qu’il dit : « Je suis la vigne véritable. » Il fut encore lui-même la grappe pressée sous le pressoir de la croix ; d’où vient qu’Isaïe dit : « Tes vêtements sont comme ceux du vigneron qui foule aux pieds le raisin. » Or, ni la grappe de raisin, ni le grain de froment ne doivent être offerts, à moins que l’une ne soit pressée et réduite en la liqueur du vin, et l’autre en pain (De consecrat., d. xv, Cum omne), parce que le Christ dit qu’il est pain, et se compare au froment. Cependant, dans le canon des apôtres (Bucard, lib. v, cap. Si quis), il est dit : « Si quelqu’un, évoque ou prêtre, contre la règle établie par le Seigneur, offre sur l’autel, en sacrifice, certaines matières, comme par exemple, du miel, du lait ou de la bière au lieu de vin, ou certaines autres choses fabriquées, ou des oiseaux, ou des animaux quelconques, n’observant point ce qui a été réglé par la loi, qu’il soit déposé. » On a parlé de cela au chapitre de l’Oblation du prêtre.

VII. On ne doit point mettre de sel dans le pain, quoique certains hérétiques fassent le contraire et cela parce qu’il a été écrit : « Tout ce que tu offriras en sacrifice, tu l’assaisonneras de sel ; » et ceci : « Tu n’enlèveras pas du sacrifice le sel de l’alliance du Seigneur ton Dieu ; » et encore : « Dans toutes tes oblations, tu offriras le sel ; » et dans l’Évangile : « Toute victime sera salée ; » ce qui s’entend du sel de discrétion, et non du sel matériel.

VIII. Or, le pain eucharistique a la forme d’un denier, tant parce que le pain de vie a été livré pour des deniers, que parce que le même denier doit être donné en récompense à ceux qui travaillent à la vigne, et il est de forme ronde, comme il a été, dit au chapitre de l’Oblation. Car sur ce pain est souvent gravé le nom et l’effigie de notre Empereur ( q. i, Quod quidam, in fine), parce que c’est par lui que nous sommes reformés à l’image de Dieu et que nos noms sont écrits sur le livre de vie. Quelques-uns même y figurent un agneau, tant parce que Celui qui est immolé est un véritable agneau, que parce qu’on lit dans l’Exode : « Or, voici ce que vous ferez sur l’autel : vous offrirez des agneaux, et immédiatement après du vin pour faire des libations sur l’agneau. »

IX. On doit aussi offrir en sacrifice non du pain fermenté, mais du pain azyme, tant par la raison du fait que par la raison du mystère. Car il est écrit dans l’Exode : « Le premier et le quatorzième jours du premier mois, sur le soir, vous mangerez du pain azyme jusqu’au vingt-et-unième jour du même mois, vers le soir. On ne devra pas trouver non plus dans vos maisons de pain fermenté pendant ces sept jours. De plus, celui qui aura mangé du pain fermenté, sa vie disparaîtra de l’assemblée d’Israël. De même, vous ne mangerez rien de fermenté. De même, dans toutes vos habitations vous mangerez des azymes. » Puis donc que le Christ, le quatorzième jour du premier mois, sur le soir (ad vesperam), fit la cène avec ses disciples, et mangea l’agneau pascal, et que, d’après le rit légal, la pâque se faisait avec du pain azyme et des laitues sauvages, il est constant qu’à cette heure on ne trouvait pas de pain fermenté dans les maisons des Hébreux ; ainsi, sans aucun doute, le Christ consacra le pain azyme en son corps. Car, comme ferment signifie corruption, d’où, selon l’Apôtre, « un peu de ferment corrompt toute la masse, » afin que dans ce sacrement on ne voie rien de corrompu ni de susceptible de corrompre, mais que tout y soit pur et purifiant, nous consacrons non du pain fermenté, mais du pain azyme, d’après cette parole de l’Apôtre : « Le Christ, notre pâque, a été immolé ; c’est pourquoi rassasions-nous, non avec le ferment ancien, mais avec les azymes de la sincérité et de la vérité. »

X. Les Grecs, cependant, persistant dans leur erreur, se servent du pain fermenté. Ils appellent les Latins azymites[1], lorsqu’ils méritent avec bien plus de raison d’être traités de fermentaires. Car ils disent que la veille de la mort du Christ se trouvait coïncider avec le quatorzième de la lune, jour au quel le véritable Agneau fut immolé, afin que fût accomplie la figure de la loi (lui ordonnait l’immolation de l’agneau pascal à la quatorzième lune du premier mois. Le Seigneur donc, ce jour-là, connaissant d’avance qu’il allait souffrir, forcé par la nécessité, mangea la pâque le jour précédent par anticipation ; et alors, disent-ils, il pouvait manger du pain levé sans violer la loi ; c’est pour cela qu’ils usent de pain fermenté pour le corps du Seigneur. Car ils disent que, puisque la bienheureuse vierge Marie se trouva enceinte par l’opération du Saint-Esprit, l’incarnation du Seigneur est justement figurée par le pain fermenté, à cause du gonflement du sein de la Vierge (propter virginei uteri tumorem). Mais on peut leur répondre que nous n’offrons pas en sacrifice le sein de la Vierge, et qu’il n’est pas nécessaire pour opérer la transsubstantiation, mais qu’il y faut la foi et la parole de Dieu.

XI. Mais consacre-t-il celui qui, aujourd’hui, chez nous offre du pain fermenté, ou bien du pain azyme en même temps que du pain levé ? Il nous paraît que non, puisque le Christ consacra du pain azyme quand il institua le sacrement, comme il a été dit. En outre, comme on le dira plus tard, l’Église a reçu ce rit du sacrifice des bienheureux Pierre et Paul. Certains disent le contraire ; mais c’est surtout par négligence et par ignorance (Extra De celebmis., c. fin.). Car on lit dans le Lévitique : « Vous offrirez des pains levés avec l’hostie d’actions de grâces ; on les offrira comme hostie pacifique. » On lit aussi dans le Pentateuque : « Vous offrirez les pains des prémices de deux dixièmes de fleur de farine fermentée ; » et l’Église est en communion avec un grand nombre de ceux qui sacrifient avec du pain fermenté.

XII. Suivant ces mots : elevalis oculis in cœlum, « ayant élevé les yeux vers le ciel, » le Christ, en levant les yeux vers le ciel, nous fait entendre qu’il tient de son Père tout ce qu’il a, et que nous devons, au commencement de toutes nos actions, diriger les yeux de notre ame vers le Seigneur comme vers celui qui enseigne toutes les bonnes œuvres. De même, en levant les yeux au ciel et en rendant grâces à son Père, il nous a enseigne que nous devons toujours supplier son Père, afin qu’il daigne accomplir par nos mains un si grand sacrifice.

XIII. C’est dans cet endroit que l’on fait mention de trois choses, dont aucun des évangélistes ne parle, savoir : elevatis oculis in caelum, jusqu’à discipulis suis ; de même, æterni testamenti ; ensuite, mysterium fidei. Qui donc a été assez audacieux pour oser interposer ces mots de son propre mouvement ? (Extra De cel. mi. cum Marthæ). Sans doute, les apôtres ont reçu du Christ lui-même ces formules, et l’Eglise les tient des apôtres. Car beaucoup, tant des paroles que des gestes du Seigneur, ont été passés sous silence par les évangélistes, pour abréger leur récit ; mais les apôtres y ont suppléé, comme on peut le voir par ce que dit saint Paul dans l’épître Ire aux Corinthiens (c. xv) : « Jésus fut vu de plus de cinq cents frères à la fois ; ensuite il apparut à Jacques, ensuite à tous les apôtres ; dernièrement il m’est apparu à moi, bien que je ne sois qu’un avorton. » En effet, chez les évangélistes eux-mêmes certaines particularités qui sont omises par l’un sont suppléées par l’autre. Ainsi, quoique trois évangélistes citent ces mots : Hoc est corpus meum, « Ceci est mon corps, » saint Luc seul a ajouté : quod pro vobis tradetur, « qui sera livré pour vous ; » et quand saint Mathieu et saint Marc disent : pro multis, « pour beaucoup, » saint Luc dit : pro vobis, « pour vous, » et saint Mathieu ajoute : in remissionem peccatorum, « pour la rémission des péchés. »

XIV. Suivent ces paroles : gratias agens, etc., « rendant grâces. » C’est de ces mots que se tire le nom de sacrifice de louanges donné au sacrifice de la messe ; car il est dit : Christus, gratias agens, « le Christ, rendant grâces, » institua ce sacrement. Or, il rendait grâces non pour lui, mais pour nous, c’est-à-dire pour la réparation future de tous les hommes. On a parlé de cela dans la seconde particule du canon, sur cette parole : pro quibus benedixit, etc. En effet, tu as béni d’une bénédiction céleste et par la vertu de ta parole, qui change le pain en la substance du corps du Christ. « Ceci est mon corps ; » en prononçant ces paroles on fait sur le pain une croix qui signifie que le Christ a souffert aussi dans sa nature, car il a souffert tout entier et dans son ame et dans son corps, comme on le dira dans la particule onzième, sur ce mot : et præstas, afin de racheter l’homme tout entier. Car, de même que le Christ prit le pain et le calice dans ses mains saintes et vénérables, et bénit l’un et l’autre, le prêtre aussi, à l’exemple du Christ, prenant le pain et le calice dans ses mains, bénit l’un et l’autre par un signe de croix. Ces deux croix indiquent le temps de la cène et le temps de la grâce, ou l’endroit où viennent se réunir les deux murailles sur la pierre angulaire, ou bien que le géant d’une double nature est crucifié. Or, comme en prononçant ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » le prêtre consacre (De cons., dist. ii, Panis est), il est à croire que le Christ consacra en prononçant ces mêmes paroles.

XV. Mais, comme le Seigneur rompit le pain avant de le consacrer, il semble que l’Eglise, qui consacre le pain avant de le rompre, agisse autrement que n’agit le Christ, et pèche ainsi ; car l’action du Christ doit être notre instruction (XII, q. i, Exemplum). À ce sujet, quelques-uns ont dit que le Christ brisa le pain après la bénédiction et la transsubstantiation, car il consacra alors qu’il bénit, et ils rangent les mots dans cet ordre : « Il prit le pain, » il faut sous-entendre benedixit, en disant : « Ceci est mon corps, » et alors « il le rompit et le donna, » et dit : « Prenez et mangez ; » puis il répéta : « Ceci est mon corps. » Il prononça donc ces paroles la première fois pour donner à ses apôtres le pouvoir de consacrer ; puis il les prononça une seconde fois pour leur enseigner la forme de la consécration. D’autres ont dit que le Christ rompit le pain avant de le consacrer ; car, d’abord, il le bénit, et ensuite il le rompit, et enfin il prononça ces paroles : « Ceci est mon corps, » et alors il le distribua. D’après cette opinion, le Christ à la fois consomma le sacrement et en institua la forme après la bénédiction, lorsqu’il dit : « Ceci est mon corps. » Ceux qui sont de cet avis pensent que cette bénédiction fut quelque signe qu’il imprima ou quelque parole qu’il prononça sur le pain ; mais ce qui vient surtout infirmer cette opinion, c’est qu’il rompit le pain avant de prononcer : « Ceci est mon corps ; » et il n’est pas croyable qu’il ait distribué le pain avant de l’avoir consacré. Sans doute, on peut dire que le Christ, par une vertu divine qui nous échappe, consacra d’abord, et ensuite exprima la forme sous laquelle ses successeurs bénis sent ; car il a béni par sa propre vertu, et nous, nous ne bénissons que par cette vertu qu’il a attachée aux paroles. Donc, lorsque le prêtre prononce ces paroles du Christ : « Ceci est mon corps » et « ceci est mon sang, » le pain et le vin se changent en chair et en sang, par cette vertu de la-parole par laquelle le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous. Car il a parlé, et tout a été fait ; il a ordonné, et tout a été créé. C’est par cette vertu qu’il a changé la femme de Loth en une statue, la verge de Moïse en un serpent, les fleuves en sang, l’eau en vin. Car, si la parole d’Elie put attirer le feu du ciel, la parole du Christ ne peut-elle pas changer le pain en chair ? Certainement, il est plus grand de tirer quelque chose de rien, que de changer une substance en une autre substance (De cons., d. ii, Revera, etc., panis) ; et il est incomparablement plus grand de concevoir que Dieu soit homme sans cesser d’être Dieu, que de concevoir que du pain devenu chair cesse d’être du pain. Le premier de ces prodiges ne s’est fait qu’une fois par l’incarnation, le second se fait continuellement par la consécration. Au moment donc où l’on prononce ces paroles, le pain, par la volonté divine, se transsubstantie en chair. Car la divine et matérielle substance de ce sacrement est la parole qui, s’approchant de l’élément, parfait le sacrement, comme le Verbe uni à la chair a fait le Christ homme.

XVI. Or, il faut remarquer que dans le corps du Christ on considère onze miracles, dont on ne peut donner expressément la raison, quoiqu’on puisse les prouver par des similitudes.

XVII. Le premier miracle, c’est que le pain soit transsubstantié au corps seul et au sang seul, ce dont on a déjà exposé les raisons. Une autre raison manquait encore ; c’est qu’une nourriture et un breuvage matériel, deviennent chair et sang en changeant de nature, et d’une nature bien supérieure à leur nature primitive ; car Dieu peut faire immédiatement que le pain soit changé en son corps, et le vin en son sang.

XVIII. Le second miracle, c’est que chaque jour le pain soit transsubstantié au corps du Christ, et que Dieu n’en reçoive point d’augmentation. On n’a pas encore donné la raison de cela : c’est que, si je possède quelque secret que je manifeste à plusieurs, quoique tous sachent mon secret après ma révélation, cependant dans moi seul ou dans mon esprit n’a lieu aucune espèce d’augmentation quant à ce secret.

XIX. Le troisième miracle, c’est qu’il est pris et consommé chaque jour sans que pour cela il éprouve aucune diminution. La raison en est que, si avec mon flambeau on allume mille flambeaux, le mien n’a rien perdu de sa lumière. Car la veuve de Sarepta mangeait sans que la farine diminuât dans son vaisseau, et l’huile dans sa cruche.

XX. Le quatrième prodige, c’est qu’étant indivisible, il est pourtant divisé et demeure intact et tout entier dans chaque partie de l’eucharistie ; et la raison s’en trouve dans un miroir où quelque chose est représenté : si l’on partage ce miroir en morceaux, la chose même est représentée dans chaque fraction du miroir, comme on le dira dans la particule suivante, à cette parole : Simili modo.

XXI. Le cinquième prodige, c’est que, pris par des criminels, il n’en reçoit point de souillures ; la raison, c’est que, le soleil traversant de sa lumière des lieux infects, n’en est pas souillé pour cela (xix d., Secundum).

XXII. Le sixième prodige, c’est que le corps du Christ, qui est un pain de vie, devient mortel pour les pécheurs, comme il a été dit au commencement de cette partie ; la raison en est que, pour les malades et les personnes faibles de corps, les fortes nourritures, comme les chapons et les bons vins, sont nuisibles.

XXIII. Le septième prodige, c’est que, pris par le prêtre ou par tout autre, quand la bouche de celui qui l’a pris est fermée, il est ravi au ciel (De consec., d. ii. Quia corpus, in princ), comme on le dira bientôt au mot Accepit. La raison, c’est que le Christ sortit du corps d’une vierge pure, qu’il ressuscita d’un sépulcre fermé (quoique la chose soit des plus simples pour Dieu), et qu’il entra dans le lieu où étaient ses disciples, les portes restant fermées.

XXIV. Le huitième prodige, c’est que son corps, qui est immense, se trouve contenu dans une si petite hostie ; on en peut donner cette raison, que la pupille de l’œil, qui pourtant est bien petite, ne laisse pas que d’embrasser une vaste montagne.

XXV. Le neuvième prodige, c’est que le même corps se trouve tout à la fois dans divers lieux et est reçu par diverses personnes ; et voici ce qui nous paraît en être la raison : c’est que la parole humaine, une fois proférée, suivant la nature de la voix, frappe tout à la fois les oreilles de diverses personnes. En outre, celui qui a créé le corps et l’espace fait que l’un se trouve dans l’autre de la manière qu’il lui plaît. De plus, la lune et le soleil et la lumière sont aperçus dans divers lieux et par diverses personnes.

XXVI. Le dixième prodige, c’est qu’après la transsubstantiation du pain, les accidents du pain, le toucher, la couleur et le goût restent néanmoins. Ici nous n’avons pas de raison de similitude, comme on le dira au mot Fregit.

XXVII. Le onzième prodige, c’est que le corps et le sang du Christ, que dis-je ! le Christ tout entier réside et est pris sous l’apparence du pain ; le corps, le sang, le Christ tout entier se trouvent et sont pris sous l’espèce du vin, sans que pour cela il y ait double absorption. La raison en est que, quoique dans un même repas je mange avant de boire et après avoir bu, on ne dit pas pour cela que je prends deux repas. Nous parlerons de cela à la particule septième, à cette parole : Simili modo. Cependant, comme le dit le pape Léon (De consec., d. ii., In quibus) : « Pourquoi cherches-tu l’ordre de la nature dans le corps du Christ, puisque le Christ est né d’une vierge, en dehors des lois de la nature ? »

XXVIII. Ici vient se placer un fait digne de remarque :

Une certaine dame, chaque dimanche, offrait des pains au bienheureux Grégoire. Un jour que celui-ci, après la messe, lui présentait le corps du Seigneur et disait : Corpus Domini nostri Jesu Christi, etc., « Que le corps de notre Seigneur Jésus-Christ te garde pour la vie éternelle, » cette femme effrontée se mit à sourire. Le saint, éloignant rapidement l’hostie de sa bouche, déposa sur l’autel cette parcelle du corps du Seigneur ; ensuite, devant le peuple, il demanda à cette femme pourquoi elle avait la témérité de rire : « C’est, dit-elle, parce que tu appelais corps du Seigneur ce pain que j’ai pétri de mes mains. » Alors le saint se prosterna en prières pour expier l’incrédulité de cette femme, et, se levant, il trouva cette parcelle de pain devenue chair, ayant la forme d’un doigt ; et ainsi il convertit cette dame à la foi. Il pria de nouveau, et vit cette chair redevenue pain, dont il communia cette dame.

XXIX. On lit encore que Hugues de Saint-Victor, docteur éminent, étant malade de la maladie dont il mourut, demanda instamment à recevoir le corps du Seigneur ; mais, comme il ne pouvait garder aucune nourriture, ses frères, craignant les suites de cette perturbation de l’estomac, lui apportèrent une hostie non consacrée ; mais il reconnut en esprit cette supercherie : « Mes frères, dit-il, que Dieu ait pitié de vous ; pourquoi voulez-vous me tromper ? ce que vous portez là n’est point mon Dieu. » Ceux-ci, frappés d’étonnement, lui apportèrent aussitôt le corps du Seigneur ; et lui, voyant qu’il ne pouvait le recevoir, éleva les mains vers le ciel et pria ainsi : « Que le Fils remonte vers son Père, et que l’esprit retourne vers celui qui l’a créé ; » et en disant ces mots il rendit l’esprit, et le corps du Seigneur disparut de ce lieu[2].

XXX. Cinq motifs ont engagé le Christ à donner sur l’autel le sacrement de son corps et de son sang sous les espèces. Le premier motif est d’augmenter notre foi ; car dans ce sacrement on voit une chose que l’on croit être autre chose que ce que l’on voit. C’est pour que la foi soit méritante, alors que la raison humaine ne peut l’éclairer (De pœn., d. iv, In domo). Le second motif est de flatter les sens ; car l’esprit pourrait avoir de la répugnance pour ce qui frapperait la vue, parce que nous n’avons pas l’habilude de manger de chair crue ni de boire de sang humain (De cons., dist. Panis est). En effet, les sens sont flattés en ce point qu’ils ne voient rien qu’ils n’aient coutume de voir, et la foi est édifiée en cet autre point qu’elle reconnaît en ce qu’elle voit une autre chose qu’elle ne voit point. Le troisième motif est pour éviter le ridicule, afin que le païen n’insulte pas le chrétien lorsqu’il s’approche de ce sacrement, et afin que la vérité subsiste sans le ridicule. Le quatrième motif est que l’homme mortel ne pourrait contempler l’éclat du corps du Christ, comme il arriva aux disciples lors de la transfiguration. En outre, le pain fortifie et le vin réjouit le cœur de l’homme. Enfin, pour le cinquième motif, on ne prend pas le corps du Christ sous l’apparence d’un agneau, de peur de paraître judaïser en offrant un agneau, suivant la coutume de l’ancienne loi.

XXXI. Suivent ces mots : fregit, « il rompit. » On a coutume de demander ce que le Christ rompit sur la table, et ce que le prêtre rompt sur l’autel. Il y en eut qui dirent que, de même qu’après la consécration restent les vrais accidents du pain, de même la vraie substance du pain reste aussi, parce que, comme le sujet ne peut subsister sans les accidents, ainsi les accidents ne peuvent exister sans le sujet ; car l’être, sous le rapport de l’accident, n’est autre chose que l’être en soi ou en substance. Mais la substance du pain et du vin restant au moment où se prononcent ces paroles : corpus et sanguis Christi, elle commence véritablement à être sous le corps et sous le sang ; de sorte que sous les mêmes accidents on reçoit véritablement les unes et les autres substances, c’est-à-dire le pain et la chair, le vin et le sang. Les sens font l’épreuve de deux de ces substances, la foi croit les deux autres. C’est alors qu’ils disent que la substance du pain est rompue et broyée, détournant dans ce sens la parole de l’Apôtre : panis quem frangimus, « le pain que nous rompons, » et celles-ci de saint Luc : « Le premier jour du sabbat, étant venus pour rompre les pains, » ad frangendum panem.

XXXII. Et, selon eux, lorsque l’hostie est rongée par un rat, ce qui est mangé est la substance même du pain, sous laquelle le corps du Christ cesse aussitôt de se trouver lorsque la substance du pain a commencé d’être rongée (De cons., d. ii, Qui bene super hoc verbo : hoc est corpus meum). Innocent III, dans son Miroir ecclésiastique, dit que la forme du pain est rompue et broyée, mais que le corps du Christ est pris et mangé, rapportant à la forme du pain ce qui marque la corruption, et au corps du Christ ce qui marque la réception. CarBéranger, qui était soupçonné d’hérésie[3], confessa devant le pape Nicolas que le pain et le vin qui sont placés sur l’autel après la consécration sont non-seulement un sacrement, mais encore réellement le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, et que, sensiblement et en vérité, le sacrement est touché et rompu par les mains des prêtres et broyé sous les dents des fidèles. Or, le corps du Christ ne peut être ni divisé en partie, ni broyé sous les dents, puisqu’il est immortel et impassible. Mais saint Augustin nous montre en quoi pourrait se faire la fraction ou le broiement (De consec., dist. ii, Qui manducat), lorsqu’il dit : « Quand le Christ est mangé, il restaure, il ne fait pas défaut ; et quand nous le mangeons, nous ne le partageons pas. » Et cela se passe ainsi dans le sacrement de l’Eucharistie. Car le Christ blâma vivement le sens charnel de ses disciples, qui pensaient que sa chair, comme une autre chair, serait divisée en parties et broyée sous les dents. Or, on dit la forme du pain, non qu’elle existe, mais parce qu’elle a existé ; de même que Simon était appelé lépreux, non qu’il fût tel, mais parce qu’il l’avait été jadis.

XXXIII. Or, si l’on demande ce qui est mangé quand le sacrement est rongé par un rat, ou ce qui est réduit en cendre quand le sacrement est brûlé, Innocent lui-même répondra que, de même que la substance du pain est miraculeusement changée au corps du Seigneur quand elle commence à faire partie du sacrement, de même, en quelque sorte, elle revient miraculeusement à sa forme primitive quand le corps du Seigneur cesse d’exister sous son apparence ; non qu’elle rede- vienne pain, cette substance qui a été changée en chair, mais à sa place est créée miraculeusement une autre substance, quoique les accidents de cette espèce puissent être sans sujet ; et c’est dans cet état qu’il peut être rongé.

XXXIV. Dédit. On a coutume de demander quel fut le corps du Christ dans la cène ; s’il le donna mortel ou immortel, passible ou impassible, et autres choses qui concernent cette question. Et quoique dans la simplicité de la foi il suffise qu’il l’ait donné tel qu’il l’a voulu (et il sait bien lui-même comment il l’a donné), cependant il y en a eu qui ont prétendu que, de même qu’il était réellement le même qui donnait et qui était donné, de même en tant qu’il donnait il était passible et mortel, et en tant qu’il était donné immortel et impassible, comme il se portait visiblement et était invisiblement porté ; invisiblement, dis-je, quant à la forme du corps, non quant à l’espèce du sacrement. Car, en tant qu’il se portait il apparaissait ce qu’il était ; mais en tant qu’il était porté, ce qu’il était lui-même n’apparaissait pas, parce que la forme du pain et du vin voilait la forme de la chair et du sang. Celui-ci est le vrai David, qui, devant Acchis, roi de Geth, se portait de main en main. Donc, puisqu’il était donné immortel, il était mangé d’une manière incorruptible. Ceux-là accordent sans doute que si quelque partie du sacrement eût été conservée pendant les trois jours de la mort du Christ, le même corps fût tout à la fois resté soumis à la mort dans le tombeau et vivant dans le sacrement ; que sur l’autel de la croix il souffrait, et que sous la forme du pain il ne recevait aucune atteinte. Mais quelquefois on considère comme incroyable que, selon la même nature, il fût tout à la fois mortel et immortel, ce qui, cependant, lui convenait, selon la même personne. D’autres ont dit que le Christ, à la vérité, fut mortel, non par nécessité, mais par volonté. Car, en ce qu’il était exempt de toute faute, il était libre de toute peine ; de sorte qu’il ne devait rien à la mort, puisqu’il n’avait rien du péché. Il souffrit pourtant de lui-même et volontairement la condition de la mort, parce qu’il voulait supporter la mort, et que, s’il n’eût pas accepté la mortalité, il n’eût pu mourir entièrement. Afin donc de prouver qu’il était mortel (non par nécessité, mais volontairement), il déposa son immortalité quand il le voulut, et quand il le voulut aussi il reprit la condition mortelle. On lit dans l’Évangile que, les Juifs ayant conduit Jésus sur le faîte d’une montagne pour le précipiter en bas, le Sauveur, traversant au milieu d’eux, s’en alla paisiblement. En allant sur la montagne, il se laissait tenir comme un homme passible ; mais quand il fut sur le point d’être précipité, en sa qualité d’être impassible il passa paisiblement au milieu de ses ennemis.

XXXV. Cependant on peut, sans blesser la foi, accorder qu’il donna dans la cène un corps mortel tel qu’il l’avait alors, et évidemment aussi un corps passible, non qu’il puisse souffrir sous le sacrement, c’est-à-dire maintenant, mais parce qu’il pouvait souffrir sous le sacrement, c’est-à-dire à cette époque. Maintenant nous le prenons dans un état d’immortalité et d’impassibilité, et cependant il n’a maintenant ni une plus grande efficacité, ni une plus grande puissance. Or, parce qu’il était mangé dans un état de passibilité, cependant il n’était pas lésé ; il n’appartenait pas à la nature humaine, mais en lui était la puissance divine, par laquelle il voulait tout ce qu’il voulait absolument.

XXXVI. Discipulis suis. On a coutume de douter si Judas reçut l’eucharistie avec les autres apôtres : car saint Luc le montre en compagnie des autres, puis aussitôt après il parle de la livraison du calice, en faisant dire au Christ : « Ceci est le calice du Nouveau-Testament dans mon sang, qui sera répandu pour vous ; et cependant voici que la main de celui qui va me livrer est avec moi sur la table. » Or, tous ceux qui furent présents reçurent l’eucharistie, selon le témoignage de saint Marc, qui dit : « Et tous burent de ce calice, » d’après ce que le Christ lui-même avait ordonné, témoin saint Mathieu : « Buvez-en tous. » D’un autre côté, il n’est pas prouvé que Judas fût présent ; car, selon saint Mathieu, Jésus dit aussitôt à ses apôtres, en buvant le calice : « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon Père, » Or, Judas n’était pas présent, car il ne devait pas boire avec Jésus dans son royaume. En ce cas, peut-être faut-il s’en tenir à ce que saint Jean insinue, que lorsque Judas eut reçu sa bouchée de pain il sortit sur-le-champ, car il était nuit. Or, le Christ ne donna l’eucharistie qu’après les autres mets ; témoin saint Luc, qui dit : Similiter et calicem postquam cœnavit ; « Il prit pareillement le calice après qu’il eut soupé. » Il est donc évident que Judas sortit avant que le Christ donnât l’eucharistie. Ce que saint Luc dit en ces termes : « post calicis traditionem, » peut s’entendre comme récapitulation, parce que souvent, dans l’Écriture sainte, ce qui a été fait antérieurement est raconté après, comme dans saint Mathieu, qui, deux jours avant la Pâque, parle du vase d’albâtre rempli du parfum que, selon saint Jean, une femme répandit, six jours avant la Pâque, dans la maison de Simon le lépreux.

XXXVII. Mais, en accordant que Judas ait reçu l’eucharistie, ce que la plupart accordent, d’où vient que le médecin qui sauve donna au malade une médecine qu’il savait devoir lui être mortelle, car celui qui mange indignement mange sa propre condamnation ? Je réponds : Peut-être était-ce pour enseigner, par son exemple, que le prêtre ne doit pas refuser la communion à celui dont le crime, bien que lui étant connu, n’est cependant pas manifeste pour l’Église, de peur que peut-être il le fasse connaître sans le corriger. C’est pourquoi on lit au canon (De consec., d. ii, Non prohibeat) : « Que le dispensateur, c’est-à-dire le prêtre, n’éloigne pas ceux qui se sont engraissés sur la terre, c’est-à-dire les pécheurs, de la table du Seigneur ou de la réception du corps et du sang du Christ, mais qu’il avertisse le transgresseur de craindre, » Mais, comme c’est un moindre mal d’être suspecté de crime que de commettre le crime, et que de deux maux, quand l’un des deux est imminent, il faut choisir le moindre (xiii dist., Duo, etc.), il paraît convenable que le prêtre discret refuse l’eucharistie au criminel, en tant qu’il s’expose à un mal moindre pour en éviter un plus grand, c’est-à-dire en faisant planer le soupçon pour empêcher qu’on ne mange indignement, ou en le rendant suspect pour l’empêcher de manger indignement. Sans doute, comme le prêtre ne doit point commettre un seul péché mortel de peur que notre prochain n’en commette un autre mortel, le prêtre doit plutôt ne pas démasquer le pécheur que de l’empêcher de pécher ; mais il vaut mieux qu’il le rende suspect en l’éloignant, que de le laisser manger indignement en lui donnant la communion (xiv d., c. i).

XXXVIII. Mais on demande si le Christ donna l’eucharistie à Judas pour son bien ou pour son malheur ? Et, à la vérité, il ne paraît pas la lui avoir donnée pour son bien, pour ne pas être trompé dans son intention, lui qui, selon le Prophète, a fait tout ce qu’il a voulu : car Judas ne la prit pas pour son bien, mais pour son mal ; mais il ne paraît pas que Jésus-Christ la lui ait donnée pour son mal, parce que le Christ n’est pas l’auteur, mais le vengeur du mal. On répond que si cette préposition ad y lorsqu’il est dit : dedit ad malum, dénote l’intention ou l’effet, la proposition est fausse ; mais si elle marque la conséquence ou l’effet, elle est vraie. C’est sans doute parce que Jésus-Christ présenta à Judas une bouchée trempée, qu’il a été établi par l’Église que l’eucharistie ne serait pas trempée (intincta (18) De consec., dist. ii, Cum omne). On ne doit pas entendre que le Christ ait donné à celui qui le livra l’eucharistie dans une bouchée trempée ; mais que, par la bouchée trempée, il voulut désigner celui qui le trahissait.

XXXIX. Suivent ces mots : Accipite et manducate, « Prenez et mangez. » Qui jamais croirait que le pain eût pu être changé en chair et le vin en sang, si le Sauveur lui-même ne l’eût dit, lui qui a tiré le pain, le vin et tout ce qui existe des choses invisibles ? Il a donc voulu que le pain et le vin lui fussent offerts par nous et fussent consacrés par lui d’une manière divine, afin que le peuple fidèle croie que c’est un vrai mystère ce qu’il a donné lui-même à ses disciples, en leur disant : « Prenez et mangez ; » et il s’exprima dans des termes semblables touchant le calice.

XL. Sans doute, il ne faut pas entendre ceci dans ce sens que les disciples, recevant le corps des mains du Seigneur, se l’administrèrent eux-mêmes. Celui-là même fut le ministre du sacrement qui en fut le consécrateur. Ces mots nous insinuent que le Christ voulut dire en quelque sorte : « Prenez ce sacrement par une double manducation. » Car le corps du Seigneur est mangé doublement, parce qu’on le comprend d’une manière double, savoir : le vrai corps, qu’il tira du sein de la Vierge et qui fut suspendu sur la croix, et le corps mystique, qu’il tire de l’Eglise, fécondée parle Saint-Esprit. Touchant son vrai corps, le Seigneur dit : « Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous. » Touchant le corps mystique, l’Apôtre dit : « Nous sommes beaucoup, n’ayant qu’un pain et ne formant qu’un seul corps. » Mais le vrai corps du Christ est mangé sacramentellement, c’est-à-dire sous les espèces ; et le corps mystique est mangé spirituellement, c’est-à-dire sous l’espèce du pain, par la foi du cœur. Touchant la manducation sacramentelle, le Seigneur dit : « Prenez et mangez, ceci est mon corps qui sera livré pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » De cette manière, les bons comme les méchants mangent le corps du Christ ; mais les bons le mangent pour leur salut et les méchants pour leur jugement. Car si les méchants aussi ne mangeaient pas le corps du Christ, l’Apôtre n’eût pas dit aux Corinthiens : « Celui qui mange indignement, mange son jugement, ne discernant pas le corps du Seigneur. » Or, celui-là le prend indignement qui le prend sacramentellement et non spirituellement ; car Judas est dit avoir reçu l’eucharistie avec les autres, comme on l’a déjà vu. Touchant la manducation spirituelle, le Seigneur dit : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous. » C’est de cette manière que les bons seuls mangent le corps du Christ ; d’où : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang reste en moi, et moi en lui. » Car celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui : « Pourquoi prépares-tu ta dent et ton ventre ? crois, et tu as mangé » (De consec., d. ii, Ut quid). Celui qui croit au Christ mange le Christ, parce qu’il est incorporé au Christ par la foi, c’est-à-dire il devient membre du Christ ou s’identifie d’une manière plus forte avec le Christ, par l’union de son corps avec celui du Christ. Car, en d’autres termes, ce que l’on mange s’incorpore, et celui qui mange incorpore. Or, ce qui est mangé incorpore, et celui qui mange s’incorpore. Le Christ insinue l’un et l’autre modes de manducation, quand il dit : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien, » parce que la chair du Christ, si elle n’est mangée spirituellement, est mangée non pour le salut, mais pour le jugement.

XLI. Mais qu’advient-il du corps du Christ, quand il a été pris et mangé ? On peut répondre que, si l’on cherche la présence corporelle, c’est dans le ciel qu’il faut la chercher, dans le ciel, où le Christ est assis à la droite de Dieu (De consec., d. ii, Tribus). Pour un temps, toutefois, il y a eu présence corporelle comme invitation à la présence spirituelle. D’où vient que, lorsque le sacrement est pris, goûté et mangé, le Christ se manifeste corporellement à la vue et au goût, et tant que le sens corporel est affecté, la présence corporelle demeure ; mais dès que la perception échappe au sens matériel, il ne faut plus chercher de présence corporelle, mais garder la présence spirituelle, parce que, par une dispensation complète, le Christ passe de la bouche dans le cœur, et il vaut mieux qu’il s’empare de l’esprit que de descendre dans le ventre. Il est la nourriture non de la chair, mais de l’ame ; il vient pour être mangé, non consommé ; pour être goûté, non incorporé ; on le mange par la bouche, mais il n’est pas digéré par l’estomac. Il restaure l’ame, mais il ne passe pas par les entrailles. Or, ce que dit le Seigneur : « Tout ce qui entre dans la bouche se dirige dans les entrailles, pour être rejeté du corps, » ne s’entend pas de la nourriture spirituelle, mais de la nourriture corporelle.

XLII. Que si, par hasard, après la seule réception de l’eucharistie, l’évacuation ou le vomissement arrive (ils ne sont produits que par les humeurs provenant des accidents, et semblables aux humeurs qui sont la matière provenant d’une nourriture quelconque qui s’échappe par évacuation ou vomissement), elle conserve en tout, à nos yeux, la ressemblance d’une nourriture corruptible, mais en elle-même ne perd rien de son essence de corps immolable (immolabilis), quand même l’espèce se trouve souillée et maculée. Mais la vérité n’est jamais corrompue ni souillée, et quand tu vois quelque chose de tel arriver, ne crains point pour le corps du Christ, ne t’inquiète que de toi, de peur que, par hasard, tu ne sois lésé si tu n’as pas la foi nécessaire.

XLIII. Suivent ces mots : « Ceci est mon corps. » Comme c’est en prononçant ces mots : Hoc est corpus meum : « Ceci est mon corps, » et ceux-ci : Hic est sanguis meus, « Ceci est mon sang, » que le pain est changé au corps, et le vin changé au sang (De consec, d. ii, Panis est), et que les uns sont prononcés avant les autres, il paraît que le pain est changé au corps avant que le vin soit changé au sang ; et ainsi il paraît, par conséquent, que le corps est sans le sang, ou le sang sans le corps. C’est pour cela qu’il a été dit par certains auteurs que tout est achevé lorsque tout a été dit, soit qu’ils veuillent ou ne veuillent pas déterminer le moment de la transsubstantiation. Mais d’autres disent que, quoiqu’au moment où les précédentes paroles sont prononcées le pain est auparavant changé au corps, et au moment où sont prononcées les paroles suivantes le vin est après changé au sang, jamais cependant le corps n’est sans le sang, ni le sang sans le corps (De consec, d. ii). Nous avons découvert que, de même que ni l’un ni l’autre n’est sans ame, ainsi sous la forme du pain le sang existe dans le corps par le changement du pain au corps, et vice versa. Non que le pain, c’est-à-dire le corps, soit changé au sang ou le vin au corps ; mais ni l’un ni l’autre ne peuvent exister sans leur complément. On parlera bientôt de cela.

XLIV. Mais on demande ce que démontra le Christ quand il dit : Hoc est corpus meum, « Ceci est mon corps. » Par le pronom hoc, il ne paraît pas qu’il ait entendu parler du pain, parce que le pain n’était pas le corps du Christ, ni même un corps, puisqu’il n’avait pas encore prononcé ces paroles par la vertu desquelles il changea le pain en son corps. Touchant ce pronom hoc, quelques-uns prétendent qu’il ne démontre rien, mais qu’il se trouve placé là matériellement. Mais, d’après cela, comment la transsubstantiation s’opérerait-elle) au moyen d’un mot qui ne signifie rien ? Outre cela, le Seigneur se servait de ce mot d’une manière significative, et pour nous ce serait un mot insignifiant et matériel ! Donc, nous ne faisons pas ce que le Christ lui-même fit. D’autres disent que telle a été la vertu donnée à ces mêmes paroles, qu’au moment où elles sont prononcées la transsubstantiation s’opère. Ainsi, c’est pour cela que le prêtre ne les profère pas d’une manière significative, parce qu’il ne pourrait les proférer ainsi. Il mentirait, s’il ne disait : « Ceci est mon corps. » Mais celui-là se tire facilement du filet de la question précitée qui dit que le Christ consacra alors qu’il bénit, ce dont on a parlé au mot Benedixit. Car, si on objecte que le prêtre consacre alors qu’il prononce ces paroles, on répondra que le prêtre ne démontre rien, puisque le prêtre ne se sert pas de ces paroles d’une manière énonciative, mais d’une manière récitative, comme il fait quand il dit : Ego vitis vera, ego lux mundi ; « Je suis la vraie vigne, je suis la lumière du monde, » et d’autres passages innombrables où revient cette formule.

XLV. On demande encore ce que le prêtre a désigné en disant : Manducate ex hoc omnes, « Mangez-en tous, » quoique dans aucun des quatre évangélistes ceci ne se lise du corps, mais soit dit seulement du sang : Bibite ex eo omnes, « Buvez-en tous ; » car, lorsqu’il a eu rompu le pain, s’il a désigné un des fragments, tous ne devaient pas manger ce fragment, mais il devait en distribuer un à chacun d’eux (De consec., d. ii, Singuli., et c. seq.) ; s’il a désigné son corps, ils ne pouvaient manger de ce corps, mais bien manger ce corps, parce que le corps du Christ ne se mange point par partie, mais bien tout entier. Sans doute, il arrive fréquemment dans l’Écriture sainte qu’il semble qu’il ne s’agisse que d’une seule chose, quand il est question de diverses choses, comme est ceci : Benedixit, fregit et dedit, « Il bénit, rompit et donna, » pour : « Il bénit le pain, rompit la forme, et donna le corps. » Il en est de même quand il dit : Manducate ex hoc omnes, « Mangez-en tous ; » le pronom désigne le corps tout entier, et la préposition ex signifie que la forme est divisée de telle sorte que le sens est : « Mangez le corps tout entier sous la forme divisée ; » car la forme seule est divisée en parties, et tout le corps est mangé en entier. On peut entendre semblablement qu’il ajouta : « Ceci est mon corps, » c’est-à-dire « ce que je présente sous cette forme. »

XLVI. On demande encore si une addition ou une soustraction, une transposition, interposition ou une mutation, se faisant dans la formule de paroles dont se servit le Christ, empêchent l’effet de la consécration ; comme si on disait par addition : Hoc est corpus, etc., quod assumpsi de Virgine, « Ceci est mon corps que j’ai pris dans le sein de la Vierge ; » ou par soustraction, Hoc est corpus, « Ceci est un corps, » en retranchant meum, « mon ; » ou par transposition, comme en disant : Corpus meum hoc est ; ou par interposition, comme en disant : Hoc est corpus utique meum, « Ceci est certainement, etc. ; » ou en changeant un mot, comme ceci : Hoc est corpus Jesu. Mais il pèche grièvement celui qui, n’importe de quelle manière, entreprend sur quelqu’un de ces mots, surtout s’il a l’intention de changer la forme ou d’introduire une hérésie (De consec., d. xiv, Retulerunt), parce que la forme des paroles dont le Christ s’est servi doit être en tout conservée intacte, quoique (suivant le Philosophe) les noms et les mots transposés aient la même signification ( Extra De rescriptum), et que l’utile ne soit pas vicié par l’inutile, ni un mot par un autre mot, car c’est le sens qui doit être tiré du sens (Extra De verb. sign. præterea). Mais si, entre l’énonciation de la forme du pain et celle du vin, il se trouve un intervalle, la transsubstantiation se fait-elle néanmoins ? À ce sujet, point de doute pour ceux qui assurent qu’il y a deux formes, comme on le dira bientôt (De hoec not. de consec., d. ii, Panis, si non sanctificatur).

XLVII. Mais comme, en prononçant ces paroles : « Ceci est mon corps, » le pain est changé en chair (De cons., d. ii, Panis), et qu’en prononçant celles-ci : « Ceci est mon sang, » le vin est changé en sang, il paraît que le pain sans le vin et que le vin sans le pain peuvent être consacrés, comme il a été dit ci-dessus. Ainsi donc, si, après l’énonciation des premières paroles et avant l’expression des dernières, il arrive au prêtre un accident qui l’empêche de continuer, il y a apparence que la chose arrive comme il a été dit, si le pain est changé en chair, le vin n’ayant pas encore été changé au sang. Faudra-t-il donc, en ce cas, qu’un autre prêtre recommence tout le sacrifice depuis le commencement, et réitère sur le pain la consécration ; ou bien commencera-t-il à l’endroit où le premier a fini, et faudra-t-il que le mystère de l’unité soit scindé ? (Extra De elect., Quod sicut). À ce sujet on lit dans le Ve Concile de Tolède (q. i, Nihil) : « Nous avons pensé que, lorsque les saints mystères sont consacrés par les prêtres au temps de la messe, s’il survient quelque indisposition à un prêtre qui l’empêche d’achever le mystère de la consécration déjà commencée, il convient de laisser à l’évêque ou à tout autre prêtre le pouvoir d’achever la consécration de l’office commencé, comme on l’a fait dans les conciles précédents [supplée], qui permettent volontiers qu’un prêtre succède à un autre pour compléter son office. » Nous parlerons encore de ceci à la septième particule du canon, à cette parole : Novi et œterni, à la fin. Mais, comme il y a diverses opinions entre les théologiens touchant le temps de la consécration, certains disant que tout n’est fait que lorsque tout a été dit, d’autres assurant que le pain est d’abord changé au corps et que le changement du vin au sang n’a lieu qu’après, comme il a été dit, il en résulte que la plupart, marchant plus sûrement, affirment qu’un autre prêtre doit répéter la consécration et l’achever, parce qu’on ne peut dire répété ce qu’on ignore avoir été fait une première fois (Extra De sacra non iter., c. i). Cependant, pour qu’il n’y ait point répétition ni division sacrée, pour qu’aucun scrupule d’erreur ou de doute ne puisse rester, il est jugé plus prudent de renouveler cette hostie, par égard pour les faibles ; de répéter tout le canon sur les autres espèces du pain et du vin ; et, quant à l’hostie remplacée, après avoir été consacrée elle sera prise à la fin de la messe par un prêtre ou par un autre.

XLVIII. Mais, si l’on ne peut trouver de vin, et que, pour quelque raison que ce soit, il vienne à manquer, on demande si, la nécessité pressant et le cas intervenant, la seule matière du pain peut être consacrée pour l’eucharistie, ou si l’eucharistie doit être conservée sous la seule espèce du pain ? Il y en a qui disent que, comme c’est la parole et l’élément qui font le sacrement, ni la forme des paroles, ni la matière des choses que le Christ a exprimées ne peuvent être changées ou divisées, parce que, de même que le vin ne peut être consacré sans le pain, de même le pain ne peut être consacré sans le vin. D’où, soit que de l’eau soit versée dans le calice au lieu du vin, soit que de la farine d’orge soit pétrie en pain pour remplacer le froment, comme ces deux substances sont neutres en elles-mêmes, de même ni l’une des deux substances de pain et du vin n’est transsubstantiée en chair avec une autre, ni l’autre changée en sang avec la première. Car, si le pain sans le vin ou le vin sans le pain pouvaient être changes en chair ou en sang dans les pays où ni l’un ni l’autre ne peuvent être trouvés, l’un pourrait licitement être consacre sans l’autre, car l’ignorance excuse moins que la nécessité, ou la négligence que la difficulté. Mais d’autres disent que, puisque le Christ changea le pain en chair avant d’avoir changé le vin en sang, comme le texte de l’Evangile le montre, il arrive aussi que le pain est consacré sans le vin, et que le vin est consacré sans le pain. Cependant il pèche gravement celui qui, par négligence ou par ignorance, omet l’une ou l’autre espèce. Celui-là pèche plus gravement encore qui le fait sciemment ou volontairement, surtout s’il a l’intention de changer la forme du sacrifice ou d’introduire une hérésie.

XLIX. Que doit donc faire le prêtre, si, après la consécration, il s’aperçoit qu’il a omis le vin ? Je réponds : S’il l’a fait volontairement, pour introduire une hérésie, le sacrement du corps ne subsiste pas ; mais, s’il l’a fait par oubli ou par négligence, néanmoins le corps a été consacré, comme on l’a vu plus haut (De cons., d. iv, Retulerant). Car alors, comme disent quelques-uns, il doit verser le vin et prononcer sur lui seulement les paroles de la consécration du sang, c’est-à-dire à partir de ces mots : Simili modo, jusqu’à la fin, en omettant toutefois les deux croix qui se font séparément sur le pain. D’autres disent que, le vin étant versé dans le calice, on doit mêler dedans le pain consacré et prendre ainsi le sacrifice sans aucune répétition, comme il arrive le Vendredi saint. Il paraît à d’autres qu’on ne doit pas verser le vin, pour éviter le scandale. Mais ce que disent les premiers est plus vrai, car il vaut mieux donner lieu au scandale que d’omettre la vérité (Extra De re jus, qui scandalizaierit). Car si cette vérité est omise, c’est-à-dire si le vin n’est pas servi, cela ne peut pas vraiment être appelé sacrement. On ne doit prendre ni le corps et le sang mélangés, ni le corps du Christ sans son sang (De consec., d. ii, Comperimus) ; mais il faut conserver l’hostie et répéter le canon sur les autres espèces, comme on l’a dit ci-dessus. Cependant, si le prêtre, ayant pris de l’eau, rompait ainsi le jeûne, il ne devrait pas renouveler le sacrifice ce jour-là. Mais si, avant les paroles de la consécration, c’est-à-dire hic est calix, etc., il remarquait par hasard que le vin ou même le vin et l’eau ont été omis, alors, qu’il les verse dans le calice et continue la consécration en recommençant à partir de cet endroit : Hanc igitur oblationem, etc. Mais si le vin était versé sans l’eau, le sacrifice n’en existerait pas moins, comme il sera dit à la particule suivante, à ces mots : Novi et œterni Testamenti. Quant à ce qui pourrait arriver si quelques gouttes de sang s’échappaient du calice, on en parlera à ces mots : Qui pro multis, etc.

L. Mais, comme quelquefois un grand nombre de prêtres célèbrent avec le pontife seul, comme il sera dit dans la sixième partie, à l’article du Jeudi saint, jour auquel l’on fait l’huile des infirmes, si, par hasard, tous en même temps ne prononcent pas les paroles consécratoires, on demande si celui-là seul consacre qui les prononce le premier, et si les autres réitèrent le sacrifice. Car, si on accorde ce point, il pourra advenir que celui-là ne consacre pas qui est le principal célébrant, et que celui-là consacre qui ne célèbre que d’une manière secondaire ; et ainsi la pieuse intention du célébrant est fourvoyée. Sans doute on peut dire que, soit que les prêtres prononcent les paroles plus tôt ou plus tard, leur intention doit être rapportée à l’instant où l’évêque, le principal célébrant et avec lequel ils concélèbrent, prononce lui-même les paroles, et alors tous consacrent et consomment le sacrement en même temps, quoique plusieurs soient d’avis que celui qui prononce le premier est celui qui consacre, et que l’intention des autres n’est pas dévoyée, parce que ce qu’ils se proposaient de faire a été fait. Or, les prêtres cardinaux ont coutume de se tenir autour du pontife romain et de célébrer pareillement avec lui, et, après la consommation du sacrifice, de recevoir la communion de sa main, symbolisant ainsi les apôtres, qui, assis à la même table avec le Seigneur, reçurent de sa main la sainte eucharistie ; et, en tant qu’ils célèbrent, ils représentent les apôtres, qui alors reçurent du Seigneur la connaissance du rit du sacrifice.

LI. C’est avec raison qu’après avoir prononcé ces paroles : Hoc est corpus meum, « Ceci est mon corps, » le prêtre élève le corps du Christ (19) : d’abord, pour que tous les assistants le voient et demandent ce qui est nécessaire au salut, conformément à ces paroles (Joann., xii) : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. » Secondement, c’est pour marquer qu’il n’est pas d’autre sacrifice digne de Dieu, et qu’il est au-dessus de toutes les hosties. Troisièmement, l’élévation de l’eucharistie dans les mains du prêtre signale le Christ comme le vrai pain exalté par les prophètes dans les Écritures, quand, par exemple, ils prophétisaient son incarnation ; d’où Isaïe dit : Ecce virgo concipiet, « Voilà qu’une vierge concevra, » et que cette nourriture serait la plus excellente de toutes ; et il parle semblablement du divin breuvage. Quatrièmement, elle signifie la résurrection. Cinquièmement, l’hostie est élevée, pour que le peuple n’anticipe pas sur la consécration, mais : que, sachant, par l’élévation, qu’elle est accomplie et que le Christ est descendu sur l’autel, il se prosterne à terre avec respect, d’après ces paroles de l’Apôtre aux Philippiens : In nomine Jesu omne genu fleclatur, etc., « Qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, « et qu’on l’adore de cœur comme de bouche, selon cette parole de l’Apôtre aux Romains : Corde creditur ad justitiam, ore autem confessio fit ad salutem ; « C’est par le cœur que l’on croit à la justice ; mais les paroles que prononce la bouche servent pour le salut. » Une autre raison en sera donnée vers la fin de la onzième particule du canon.

LII. Donc, quoique la foi suffise pour le salut, d’après ce que dit saint Augustin (De consec., dist. ii, Ut quid., crede, et manducasti, « Crois, et tu as mangé » ), cependant l’élévation n’est pas superflue, tant à cause des raisons susdites que parce que c’est là le temps et le lieu de faire des œuvres, car « la foi sans les œuvres, dit saint Jacques, est une foi morte. » C’est pour les mêmes raisons qu’a lieu l’élévation du calice ; et, quoique le sang ne puisse être aperçu, cette élévation n’est pourtant pas superflue. Or, le calice doit être élevé couvert ; nous en parlerons dans la particule suivante, à ces mots : Qui pro vobis, et le corps autant que le calice, puisque tous deux sont élevés pour commander un plus grand respect et un plus grand silence. Ensuite le prêtre serre les pouces et les index, comme on le dira à cette parole : Et memores.

LIII. Or, à l’élévation de l’hostie et du calice la sonnette est agitée, car, dans l’Ancien-Testament, les lévites, dans le temps du sacrifice, sonnaient dans des trompettes d’argent, afin que ce son avertît le peuple qu’il se préparât à adorer le Seigneur. Pour la même raison, la sonnette est agitée quand le corps du Christ est porté aux malades. C’est ainsi que la mule qui porte la chapelle de notre Saint-Père le Pape a une sonnette au cou, par respect pour les reliques qu’elle porte. Alors aussi on allume des cierges pour la raison qui a été dite dans la deuxième partie, au chapitre de l’Acolyte.

  1. Du Cange, in Gloss., verbo Azymitæ ; — id., aux mots Fermentacei, Fermentarii et Fermentum.
  2. Ce trait ne doit pas être attribué à Hugues de Saint-Victor, comme le fait Durand ; c’est Maurice de Sully, illustre évêque de Paris au XIIe siècle, qui en est le héros, comme l’attestent ces vers latins tirés d’un manuscrit de l’abbaye de Saint-Victor, à Paris :

    Migrat Parisii Pater ad patriam paradisi
    Mauricius, mundo Martha, Maria Deo.
    Sic obit a quinta Id. junii luce viator.
    Esurit in vera carne videre Deum.
    Offertur panis, quem clausis sensibus extra,
    Spiritus inspirât corporis esse cibum.
    Verbo, mente, manu, panem calicemque repellit :
    Et sic cœlesti corripit ore cibum.
    « Illusere mihi velut hostes : postulo passum,
    « Passum sub vera postulo carne Deum. »
    Rem stupet auditor, offert venerabilis abbas
    Quod petit : occurrit mente manuque Pater.
    Sentit adesse Deum, fervescit in oscula : sanctum
    Vas tenet, et verum corpus adorat ita.
    « Ecce salus mundi, Verbum Patris, hostia vera,
    « Viva caro, deitas integra, verus homo. »
    Sic spes hic meruit rem præsentire, fidesque
    Scire, videre Deum glorificandus homo.
    Sic amor exarsit, sic spes præsentit : ut una
    Crederet, et sciret crédita vera fides.

    Cæsarius (Histor. memor.), lib. 9, cap. 43 ; Jacques de Vitri (Hist. occident.), cap. 38 ; Du Breuil (Antiq. de Paris), p. 425 et 426, s’accordent à attribuer le trait précité à Maurice de Sully.

  3. Béranger, archidiacre d’Angers, trésorier et écolâtre de Saint Martin de Tours, dont il était natif, vivait dans le XIe siècle. Il fut le premier qui osa dire que le sacrement de l’Eucharistie n’était que la figure du corps de notre Seigneur Jésus-Christ ; opinion dans laquelle il engagea Brunon, évêque d’Angers, et plusieurs autres qui publièrent cette doctrine en France, en Italie et en Allemagne. Le pape Léon IX la condamna, avec ses fauteurs, dans un Concile de Rome, en 1050. Béranger se retira en Normandie, dans le dessein d’engager Guillaume, duc de Normandie, dans ses sentiments. Il fut condamné dans une assemblée d’évêques tenue à Brionne, et dans le Concile de Verceil tenu au mois de septembre de l’an 1050. Béranger, chassé de Normandie, se retira à Chartres, où il n’osa se déclarer. Théoduin, évêque de Liège, écrivit contre lui ; et Henri Ier, roi de France, fit tenir un Concile à Paris au mois de novembre de l’an 1050, qui condamna la doctrine de Béranger, sa personne et ses sectateurs. Adelman, clerc de l’église de Liège, et Ascelin, moine de Saint-Evron, écrivirent des lettres contre lui. Léon IX étant mort en 1054, Hildebrand, légat en France de Victor II, tint un Concile à Tours, où il fit venir Béranger, qui prit le parti d’abandonner ses sentiments et de s’obliger avec serment de tenir la doctrine de l’Eglise touchant la réalité du corps et du sang de Jésus-Christ dans l’Eucharistie ; mais, ou il n’agissait qu’avec dissimulation, ou il changea bientôt de sentiments, car après ce Concile il continua à dogmatiser comme il avait fait auparavant, et à composer des écrits pour soutenir son hérésie. Nicolas II, qui succéda en 1058 à Etienne X, successeur de Victor, cita Béranger au Concile de Rome de l’an 1059, composé de 113 évêques de diverses nations. Béranger y signa une formule de foi dressée par le cardinal Humbert, dans laquelle il reconnut que le pain et le vin, après la consécration, ne sont pas seulement le sacrement, mais aussi le vrai corps et le vrai sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et qu’il est touché par les mains des prêtres, rompu et moulu par les dents des fidèles. Il brûla ses écrits et le livre de Jean Scot. Cette profession de foi semblait être sincère ; mais Béranger ne fut pas plus tôt revenu en France, qu’ayant trouvé le roi Henri mort et son fils Philippe en bas âge, il recommença à soutenir de nouveau son erreur. Le pape Alexandre II lui écrivit pour l’exhorter à se soumettre ; mais il répondit qu’il n’en ferait rien. Il fut déféré en 1075 à un Concile de Poitiers : Brunon se déclara alors contre sa doctrine, et enfin Grégoire VII cita Béranger à Rome. Il y comparut dans un Concile tenu en 1078, et y signa une nouvelle profession de foi ainsi conçue : « Ego, Berengarius, corde credo et corde confiteor panem et vinum quae ponuntur in altari, per mysterium sacrae orationis et verba nostri Redemptoris, substantialiter converti in veram ac propriam et vivificatricem carnem et sanguinem Jesu Christi Domini nostri » (ex Bertoldo in Reg. Gregorii VII, lib. 6), et promit de n’enseigner plus rien contre cette foi. Cependant Béranger fut encore accusé au Concile de Bordeaux de l’an 1080, et obligé d’y rendre compte de sa foi. — Il mourut le 6 janvier 1088, converti selon les uns, et, suivant les autres, dans ses sentiments erronés.