Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 40

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 251-256).


CHAPITRE XL.
DE LA CINQUIÈME PARTIE DU CANON.


I. Quam oblationem (17), etc., est la cinquième partie du canon, dans laquelle le prêtre s’apprête à consacrer le corps du Seigneur, en disant : « Quam oblationem, » c’est-à-dire : « Nous t’en prions, ô Dieu ! sous tous rapports, » c’est-à-dire de toute notre pensée, de toute notre ame, de toute la force de notre intelligence, daigne bénir, etc., cette matière terrestre destinée à se changer au corps de ton Fils.

II. Or, le Mercredi saint, Judas, un des douze, possédé par Satan, consomma un énorme sacrilége en vendant trente pièces d’argent le Fils de Dieu aux pharisiens, pour compenser le dommage qu’il avait éprouvé de la perte du parfum. « Pour quoi, dit-il, ne vend-on pas ce parfum trois cents deniers que l’on donnerait aux pauvres ? Et il parlait ainsi, non qu’il s’embarrassât des pauvres, mais parce qu’il était voleur, et que, portant la bourse, il dérobait l’argent qui lui était confié. » Or, chaque pièce d’argent valait dix deniers ordinaires, et ainsi la perte du parfum, qui valait trois cents deniers, fut compensée pour lui par les trente pièces d’argent. Si nous admettons que les pièces d’argent étaient des deniers ordinaires, nous dirons que Judas vendit le Christ comme un vil esclave, pour trente deniers, qui sont la dixième partie des trente deniers que valait le parfum, trente deniers dont le Seigneur parle avec dégoût par le Prophète : « Ils ont pesé trente pièces d’argent pour ma récompense ; j’ai été évalué par eux à ce prix. »

III. Or, pour désigner la quantité du prix que le Christ a été vendu, le prêtre, en cet endroit, fait ordinairement trois croix sur l’hostie et le calice, lorsqu’il dit : benedictam, adscriptam et ratam ; car trois cent trente, par la multiplication, viennent du nombre trois. Puis ensuite, pour désigner la vente et l’achat, il fait deux croix, figurant en quelque sorte le sceau, sur l’hostie, l’autre sur le calice, lorsqu’il dit : ut nobis corpus et sanguis corpus fiat ; comme s’il disait : Cette vente avait été maudite, prédite, inutile, inique et abominable ; mais toi, ô mon Dieu ! cette offrande, daigne la bénir, l’adopter, l’approuver, la tenir pour raisonnable et l’avoir pour agréable. Car Judas aima la malédiction et l’obtint ; il rejeta la bénédiction, et elle s’éloigna de lui ; mais toi, mon Dieu, daigne bénir cette offrande, par laquelle tu nous béniras dans les cieux. Judas a été rayé du livre des vivants, et il ne sera pas inscrit avec les justes ; mais toi,’mon Dieu, daigne inscrire cette offrande, par laquelle tu nous inscriras au nombre des élus. Judas se pendit, et un autre reçut sa charge (episcopatum) ; mais toi, ô mon Dieu ! daigne ratifier cette offrande par laquelle la promesse de notre salut sera ratifiée, ou bien ratifie-la, eu égard à la confirmation dans tous les biens, de peur que nous ne présentions notre offrande comme Caïn, qui ne s’offrit pas en sacrifice à Dieu, mais au diable. Ensuite Judas sortit condamné, et sa prière ne fut efficace que pour le péché ; mais toi, mon Dieu, daigne rendre cette offrande raisonnable, c’est-à-dire pleine de raison, afin que par elle la soumission de notre servitude devienne déraisonnable aux yeux du monde. Judas, encore, rendit le mal pour le bien, et la haine pour l’amour ; mais loi, ô mon Dieu ! daigne rendre acceptable cette offrande par la quelle tu nous accepteras nous-mêmes.

IV. Deuxièmement, on fait communément trois croix sur l’offrande et sur le calice, parce que le Christ fit communément trois choses à l’égard du pain et du vin, c’est-à-dire il les prit, les bénit et les donna. Après cela, le prêtre fait spécialement une croix sur la chose offerte, en disant : « Mangez, ceci est mon corps, » et une autre sur le calice, en disant : « Buvez, ceci est mon sang, » et, suivant ce sens, on ajoute avec raison : qui pridie quam pateretur.

V. Troisièmement, on fait trois croix, parce que Judas vendit, pour être crucifié, le Christ à trois sortes de gens, savoir : aux prêtres, aux scribes et aux pharisiens. Donc, pour noter les trois acheteurs, le prêtre fait communément trois croix sur l’oblation et le calice, pendant qu’il dit : benedictam, adscriptam et ratam. Et pour noter sans confusion le vendeur et le vendu, ou le livrant et le livré, il fait distinctement deux croix sur l’oblation et le calice, lorsqu’il dit : ut fiat corpus et sanguis.

VI. Quatrièmement, les trois premières croix marquent que ce qui a été fait l’est par la vertu du Crucifié, ou elles signifient les trois jours pendant lesquels Jésus-Christ prêcha après le dimanche des Rameaux, ou bien les trois jours qu’il reposa dans le sépulcre, ou encore les trois parties de son corps dans lesquelles il souffrit, c’est-à-dire les mains, les pieds et le côté. Or, les deux suivantes symbolisent la nature divine et la nature humaine, ou bien que le Christ souffrit en ame et en corps ; et l’on fait cinq croix pour figurer que le Christ reçut cinq blessures ; ou bien, par ces cinq croix, nous exprimons le temps de la loi, que l’on divise en cinq livres, dans chacun desquels la passion du Christ est désignée ; cette loi était régie par cinq espèces de personnes, à savoir : le juge, le roi, le prince, le prophète et le prêtre, auxquels le Christ est assimilé.

VII. On peut encore expliquer de cette seconde manière les paroles précitées. Nous demandons que Dieu bénisse, inscrive et ratifie cette offrande, c’est-à-dire qu’il la consacre, qu’il l’approuve, qu’il lui assure la valeur d’une hostie raisonnable et d’un sacrifice agréable, de sorte que, pour nous, c’est-à-dire pour notre salut, le pain devienne le corps, le vin devienne le sang de ton très-cher Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, car le Fils est le bien-aimé du Père, comme le Père l’a attesté lui-même du haut des cieux, en disant : « Celui-ci est mon Fils bien aimé, etc. ; » et nous, de notre côté, nous devons l’aimer, parce que, le premier, il nous a aimés et a souffert pour nous.

VIII. Troisièmement, de cette manière : Nous te prions, ô Dieu ! de daigner bénir cette offrande, c’est-à-dire de la bénir spirituellement, ainsi que, par la vertu de notre Père, fut béni le fruit de la vierge Marie ; de l’inscrire, c’est-à-dire de la rendre telle qu’elle ne puisse jamais sortir de la mémoire ; de la ratifier, c’est-à-dire telle qu’elle s’accorde avec ton bon plaisir ; raisonnable, c’est-à-dire telle qu’elle s’accorde avec ta divine raison.

IX. Car il y a une différence entre raisonnable et rationel. On appelle raisonnable ce qui procède de la raison, rationel (rationale) ce qui est conforme à la raison ; d’où ce livre est appelé Rational, parce qu’il contient les raisons des cérémonies qui ont lieu dans les offices de l’Eglise ; acceptable, c’est-à-dire afin que par elle nous te soyons agréables, ô Dieu !

X. Quatrièmement, on peut encore expliquer ainsi ces paroles : « digneris facere benedictam, daigne bénir, etc., » c’est-à- dire remplir de l’Esprit saint ; ad scriptam, l’ajouter à ta divinité ; ratam, la ratifier, c’est-à-dire dans la vérité, afin que, par sa solidité, cette offrande suffise à notre salut ; rationabilem (raisonnable), c’est-à-dire raisonnable dans notre foi ; acceptabilem (accceptable) dans notre dévotion.

XI. On peut encore expliquer ces paroles d’une cinquième manière : « Cette offrande, ô Dieu tout-puissant ! daigne la bénir, » c’est-à-dire la changer en cette hostie qui est à tous égards bénie, inscrite, ratifiée, raisonnable et acceptable.

XII. L’hostie salutaire est dite bénie, c’est-à-dire pure de toute source de malédiction, tant originelle qu’actuelle, tant criminelle que vénielle, dans le même sens qu’Elisabeth dit à la Vierge : « Le fruit de tes entrailles est béni ; » elle est dite inscrite, c’est-à-dire désignée par les figures et les Ecritures anciennes, tant par l’agneau pascal que par la manne céleste ; tant par Isaac, « sur le point d’être immolé, que par Abel, vraiment immolé, parce que (comme dit saint Jean), « Celui-ci est l’agneau qui a été immolé dès l’origine du monde. » Elle est dite ratifiée, comme si on voulait exprimer qu’elle n’est pas transitoire, comme la loi ancienne, qui a cessé du jour où la nouvelle lui a succédé ; mais celle-ci reste pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech. Elle est dite raisonnable, comme pour exprimer qu’elle ne ressemble pas aux sacrifices antiques des animaux, comme l’ancienne loi, qui, par le sang des boucs et des taureaux, ne pouvait purger du péché, tandis que la nouvelle, par le propre sang du Christ, lave la conscience, qu’elle délivre des œuvres mortes. Elle est dite acceptable, comme pour la distinguer de celle dont le Prophète dit : « Vous avez rejeté le sacrifice et l’oblation ; » de celle dont le Seigneur dit ; « Non accipiam de domo tua vitulos, etc. ; Je n’accepterai pas de veaux de ta maison, ni de boucs de tes troupeaux ; » mais c’est vraiment l’offrande dont le Psalmiste dit : « Tibi sacrificabo hostiam laudis, Je te sacrifierai une hostie de louange. » C’est d’elle dont le Seigneur parle en ces termes : « Le sacrifice de louange m’honorera. »

XIII. Et, selon cette disposition, on ajoute avec raison : « ut fiat corpus et sanguis dilectissimi Filii tui Domini, etc., afin qu’elle devienne le corps et le sang de ton bien-aimé Fils, notre Seigneur. » Car le Fils est le bien-aimé du Père, selon ces paroles : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; » et nous devons l’aimer, parce que lui-même, le premier, nous a aimés et a souffert pour nous. Et saint Augustin explique ainsi les paroles précitées : « Benedictam (bénie), par laquelle nous sommes bénis ; adscriptam (inscrite), par laquelle nous sommes tous inscrits dans le ciel ; ratam (ratifiée), par laquelle nous sommes censés dans les entrailles du Christ, c’est-à-dire faisant partie du corps du Christ, qui est l’Eglise ; rationabilem (raisonnable), par laquelle nous sommes dépouillés du sens bestial ; acceptabilem (acceptable), afin que nous, qui nous sommes à charge à nous-mêmes, nous soyons, par cette hostie, agréables au Fils unique de Dieu ; » et il ajoute que le prêtre emprunte le récit des évangélistes, en disant : « qui pridie quam pateretur ; qui, la veille de sa passion, etc. » Saint Ambroise dit que ces paroles : quam oblationem adscriptam, rationabilem, etc., sont les paroles de l’évangéliste, jusqu’à ces mots : « Accipite et manducate, et bibite ex eo omnes ; Prenez et mangez, et buvez-en tous ; » et d’autres prétendent que le pape Alexandre Ier ajouta au canon ces paroles : « qui pridie, » jusqu’à ces mots : a Hoc est corpus meum, Ceci est mon corps. »