Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 39

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 244-251).


CHAPITRE XXXIX.
DE LA QUATRIÈME PARTIE DU CANON.


I. Ces mots : Hanc igitur ohlationem ouvrent la quatrième partie du canon, et dans certaines églises le prêtre, en les disant, s’incline profondément. C’est avec raison que le pontife de l’ancienne loi, pendant qu’il priait, était enveloppé de la fumée des parfums et qu’il en était couvert, afin que personne ne le vît pendant qu’il brûlait l’encens, comme on l’a dit dans la préface de cette partie. Le Christ, lorsqu’il intercède son Père pour nous, surpasse l’entendement des anges, parce qu’ils ne peuvent comprendre combien la vue du corps revêtu par le Christ est puissante auprès du Père pour nous obtenir ses grâces. Le prêtre, qui tient la place du Christ, est aussi en quelque sorte couvert et caché, parce qu’il est impossible de se faire une idée et de raconter l’immense vertu et puissance que contiennent ces paroles et ce mystère caché aux hommes et aux anges. Dans quelques églises, pour représenter ce mystère, quand le prêtre commence la secrète on le couvre et on le voile avec des rideaux que l’on tire de chaque côté de l’autel. Cette expression : « de notre servitude, » veut dire : « de ma servitude et de celle de tous ceux qui sont tes serviteurs et tes amis. »

II. Et remarque qu’il y a deux espèces de servitude, l’une qui est due au Créateur seul et que l’on appelle latrie, l’autre que l’on exerce vis-à-vis des créatures et qui se nomme dulie ; car nous pouvons vénérer certaines créatures entre toutes les autres. Le Seigneur détermine lui-même ces deux espèces de servitude, lorsqu’il dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » On a fait à ce sujet les vers suivants :

Le culte de latrie appartient au Seigneur,
Celui de dulie à ses serviteurs ;
On rend le culte d’hyperdulie au corps du Christ.

Latrie, c’est la servitude ou le culte que l’on doit à Dieu seul, créateur, que nous devons révérer par-dessus toutes choses. A ce culte appartiennent les temples, les autels, le sacerdoce, les sacrifices, les festivités, les cérémonies et autres choses de ce genre, qu’on ne doit employer que pour Dieu seul, selon cette parole : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul ; » c’est-à-dire « tu t’acquitteras envers Dieu seul de la servitude de l’adoration. » Ce n’est pas, en effet, aux saints et aux anges en l’honneur de Dieu, mais plutôt à Dieu en l’honneur des saints et des anges, que l’on dédie des temples, que l’on consacre des autels et que l’on offre des sacrifices. Ce n’est pas envers eux, mais à l’égard de Dieu seul que l’on s’acquitte de la servitude de l’adoration (comme on le dira dans la préface de la septième partie), de peur qu’en agissant autrement on ne rende pas à Dieu le culte qui lui est dû, mais qu’on encoure l’accusation d’idolâtrie, en servant la créature comme le Créateur, et en changeant la gloire de Dieu incorruptible en la ressemblance de l’homme corruptible.

III. Donc, si l’on ne doit adorer ni les hommes ni les anges, que ceux-là pèsent bien ce qu’ils font qui, sous le prétexte d’une certaine religion ou piété, adorent diverses images ; en effet, il n’est point permis d’adorer quoi que ce soit qui provient de la main des hommes, comme on l’a prouvé dans la première partie, au chapitre des Peintures. Il n’y a qu’une seule image de Dieu le Père que nous devons confondre dans une commune adoration avec Dieu le Père, et cette image c’est le Fils unique de Dieu, Jésus-Christ, qui est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, dont nous devons adorer non-seulement la divinité, mais encore l’humanité, suivant ce texte : « Adorez l’escabeau de ses pieds, parce qu’il est saint. » Pour ce qui est des autres images et créatures sacrées et saintes, à savoir, les anges, les hommes et les sacrements, nous pouvons les vénérer, non par le culte de latrie, mais par celui de dulie. Touchant l’adoration des anges, on lit qu’Abraham, ayant levé les yeux sur les hauteurs qui bordent la vallée de Membré, vit trois anges et adora l’un d’entre eux ; Loth, de son côté, alla à la rencontre de deux anges qui entraient dans la ville, et les adora, les priant de recevoir l’hospitalité dans sa maison. A l’égard de l’adoration des hommes, on lit que Jacob, voyant venir Esaü, franchit les deux escortes qui accompagnaient les deux frères, et, se prosternant sept fois à terre, l’adora. Les fils de Jacob adorèrent aussi Joseph en Égypte. L’Eglise dit touchant l’adoration des choses saintes : « Nous adorons ta croix, ô Seigneur ! » Et ailleurs on lit : « Les chrétiens vénèrent pieusement et adorent les saintes images. »

IV. Suivent ces mots : Dies quoque nostros. Et remarque que le pape Léon les ajouta dans le corps du canon (infra actionem). Le prêtre ajoute : Hanc igitur oblationem jusqu’à placatus. Or on dit que le bienheureux Grégoire ajouta au canon les troi prières suivantes ; la première est celle-ci : « Diesque nostros etc. ; Place nos jours à l’ombre de ta paix tutélaire ; » ajoute par supplément : « Au nom de celui qui, pour nous, a été livré aux mains de ceux qui poursuivent la paix de leur haine. » La seconde est : « Ab æterna damnatione nos eripi, Arrache-nous de l’éternelle damnation ; » supplée : « Par celui qui, pour nous, a été condamné à la mort temporelle. » La troisième est ainsi conçue : « Et in electorum, etc. ; « Et ordonne que nous soyons comptés au nombre des élus ; » supplée : « Par celui qui, pour nous, a été condamné à l’égal de ceux qui faisaient l’iniquité. » In pace tua, etc.

V. Et remarque qu’il y a la paix des pécheurs et la paix des justes, qui sont appelées la paix du cœur ou la paix spirituelle ; la paix dans le temps et la paix dans l’éternité. Pour ce qui est de la paix des pécheurs, le Psalmiste a dit : « J’ai été saisi de dépit en voyant la paix dont jouissent les pécheurs et ceux qui font l’iniquité. » À l’égard de la paix des justes, l’Apôtre dit : « C’est un fruit spirituel, c’est la charité, la joie, la paix, la patience. » C’est cette paix que le Seigneur laissa à ses apôtres en leur disant : « Je vous laisse ma paix. » Voici comment le Prophète parle de la paix temporelle : « Dans les jours où il apparaîtra, naîtront la justice et l’abondance de la paix. » Touchant la paix éternelle, le Seigneur a dit à ses apôtres : « Je vous donne ma paix, mais ce n’est pas de la manière que le monde la donne que je vous la donne. » Pour obtenir cette triple paix nous prions trois fois pendant la messe. D’abord, dans cette prière : « Hanc igitur, » dans cet endroit : « diesque nostros in tua pace disponas. » Deuxièmement, dans l’oraison « Libera nos, » dans cet endroit : « da propitinus pacem in diebus nostris, accorde-nous avec bienveillance la paix dans les jours où nous vivons. » Troisièmement, quand le prêtre dit : « Pax Domini, » à cet endroit : « da nobis pacem, donne-nous la paix, » afin que de la paix du temps nous arrivions, par la paix du cœur, à la paix de l’éternité. C’est encore pour cela que le prêtre, pendant la messe, baise trois fois l’autel ; d’abord au commencement du canon, en disant ces mots : « uti accepta, etc. » Ensuite dans la prière « Supplices, » et après l’oraison « Domine, Jesu Christe, etc. » Pourtant, il y en a qui baisent neuf fois l’autel, comme pour s’aider à obtenir les suffrages des neuf chœurs ou ordres des anges, dans lesquels ont été placés ou doivent être placés tous les saints qu’ils invoquent, dont ils réclament le secours ; ou bien ils n’agissent ainsi que comme pour rendre grâces à Dieu pour les neuf ordres que tout prêtre a reçus successivement.

VI. Quant à ces sortes de baisers qu’il donne à l’autel, il faut remarquer que le prêtre les donne pendant la messe, à trois époques correspondantes aux trois choses dont il a besoin et aux trois actions qu’il doit accomplir sur l’autel. Car, d’abord, il donne certains baisers avant de placer l’hostie et le calice, c’est-à-dire quand il s’approche de l’autel : pour la première fois, quand, premièrement, au moment de dire la collecte, il prononce : « Dominus vohiscum, le Seigneur soit avec vous ; » puis une seconde fois après l’évangile, quand il va dire encore : « Dominus vohiscum. » Il donne ces baisers à l’autel, afin de devenir un digne ministre du sacrifice. Secondement, il donne d’autres baisers après avoir disposé le calice et l’hostie, avant de communier, quand il est près de dire : « Orate, fratres, Priez, mes frères ; » quand il arrive à ces mots du canon : « uti accepta ; » puis lorsqu’il dit : « ex hac altaris participatione ; » puis à la fin de cette prière : « Domine, Jesu Christe, qui dixisti aposlolis ; » ce qu’il fait « afin de devenir juste, et pour recevoir convenablement le corps du Christ. » Troisièmement, il baise encore l’autel après la communion, à savoir : lorsqu’il est sur le point de dire : « Dominus vobis, etc. ; » avant la postcommunion et après l’oraison « Placeat tibi ; » il fait cela pour trouver le moyen de rendre au Seigneur Dieu des actions de grâces suffisantes pour les choses saintes qu’il a reçues. Et les baisers qui ont lieu avant la disposition de l’hostie et du calice, et ceux qui succèdent à la communion, se font au milieu de l’autel ; car, comme la dignité et l’autorité du prêtre en sacrifiant, comme sa suffisance à remercier Dieu des choses reçues, ne viennent que de Dieu, d’où dérive notre suffisance, c’est pourquoi, avant l’arrangement du calice et de l’hostie, et après la communion, il baise le milieu de l’autel, qui, par la vertu de la consécration et de l’onction qui y ont été faites pendant la messe, représente plus excellemment Dieu, en qui les extrêmes sont unis. Les baisers, au contraire, qui se donnent après le placement du calice et de l’hostie, et qui précèdent la communion, ont lieu à la gauche du calice, près de l’hostie ; car, pour que le prêtre soit juste en sacrifiant, l’action divine n’est pas seule requise, celle du prêtre l’est aussi. C’est pourquoi saint Augustin a dit : « Celui qui t’a fait sans toi ne te justifiera point sans toi. » Une disposition est donc requise de la part du prêtre : c’est de ne point résister aux avertissements divins ; car c’est de Dieu que vient l’infusion de la grâce, et c’est pour cela que les baisers que donne le prêtre avant la communion n’ont pas lieu directement au milieu de l’autel. Encore une fois, la part qui nous revient dans notre propre justification est fort minime et très-peu de chose, si on la compare à ce qui procède de Dieu. C’est donc avec raison que ces baisers ont lieu à la gauche du calice, côté oblique et inférieur par rapport au côté droit. Ces baisers ont lieu cependant à côté de l’hostie, autant parce que dans la justification la part la plus forte et la plus noble vient de Dieu ou du Christ, que parce que la part qui vient de nous serait plutôt mauvaise que bonne, si elle n’était en quelque sorte épurée, réglée et rendue acceptable par la grâce prévenante. On peut encore dire, en second lieu, que lorsque le calice et l’hostie ne sont pas sur l’autel, les baisers se donnent au milieu de l’autel, c’est-à-dire directement à l’endroit où se trouve la croix faite avec le chrême lors de sa consécration, parce que le Christ, se tenant debout au milieu de ses disciples, leur dit : « La paix soit avec vous, » laquelle paix est représentée par ces baisers eux-mêmes. Troisièmement, pour désigner, comme on le voit dans le Cantique. des cantiques, que le Christ est monté sur la croix par un degré rouge comme la pourpre, c’est-à-dire rougi de son sang, et qu’il a orné le milieu de la croix en y plaçant la charité même. Cette charité est désignée par le baiser précité. On dit encore qu’elle se trouve au milieu, parce qu’elle est commune pour tous les hommes, car il a voulu souffrir pour tous par charité.

VII. Ces baisers se donnent les mains appuyées sur l’autel, pour marquer que la charité, désignée par un baiser, doit s’appuyer sur les œuvres ; car, selon saint Grégoire, elle opère de grandes choses tant qu’elle subsiste ; mais, si elle se refuse à agir, c’est qu’elle n’existe pas. Secondement, pour marquer que dans le sacrifice de l’autel le prêtre doit déposer tout souci des choses temporelles et tenir son esprit uniquement appliqué au sacrifice. Troisièmement, afin de montrer que pour opérer ces œuvres il ne suffit pas seulement d’obtenir la miséricorde divine. Quelques-uns encore, de leurs trois doigts étendus, marquent auparavant d’un signe de croix les endroits qu’ils doivent baiser ensuite, autant parce que tout ce qui doit être fait doit l’être dans la foi à la Trinité, que parce que, régulièrement, tout ce qui doit être appliqué à la bouche doit auparavant être marqué du signe de la croix ; et, quoique la table de l’autel ait été consacrée et que dans l’office même de la messe beaucoup d’autres signes de croix aient précédé, cela n’est pourtant pas superflu, soit parce que ces signes doivent être faits non eu égard au lieu en lui-même, mais bien à l’œuvre qui doit s’accomplir dans ce lieu ; soit parce que, encore bien que la table de l’autel ait été consacrée, on ne sait cependant ce que Dieu peut permettre de faire à l’esprit malin dans ce lieu même. Beaucoup d’autres signes de croix encore faits auparavant l’ont été non par égard pour le lieu, mais en considération de la consécration du corps et du sang du Christ. Cependant il y a des prêtres qui, au pénultième et dernier Dominus vobiscum, ne baisent point l’autel, ni ne le marquent du signe de la croix, mais qui se contentent de se signer eux-mêmes, et c’est avec raison, soit parce que par le baiser donné à l’autel à la fin de la messe on entend que le prêtre approuve tous ceux qui ont précédé et leur donne son adhésion de toute l’affection de son ame, soit parce que l’on doit croire tout es prit immonde chassé de ce lieu même par la présence du corps du Seigneur. On a parlé du baisement de l’autel et du livre au chapitre du Baisement de l’autel.