Progrès et Pauvreté/Livre 7/2

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 329-339).

CHAPITRE II.

L’ASSERVISSEMENT DES TRAVAILLEURS EST LE RÉSULTAT DERNIER DE LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE.

Si l’esclavage personnel est injuste, la propriété privée de la terre l’est également.

Car, les circonstances étant ce qu’elles peuvent être, la propriété de la terre produira toujours la propriété des hommes, à un degré mesuré par la nécessité (réelle ou artificielle) de l’usage de la terre. Ceci n’est que l’exposé, sous une forme différente, de la loi de la rente.

Et quand cette nécessité est absolue, quand il faut ou mourir de faim ou faire usage de la terre, alors l’esclavage des hommes, compris dans la possession de la terre, devient absolu.

Placez une centaine d’hommes dans une île dont ils ne peuvent pas s’évader ; que vous fassiez de l’un de ces hommes le maître absolu des quatre-vingt-dix-neuf autres, ou que vous le fassiez le propriétaire absolu du sol de l’île, cela ne fera aucune différence pour lui ou pour eux.

Dans un cas comme dans l’autre un homme sera maître de quatre-vingt-dix-neuf autres, son pouvoir sur eux étant même de vie et de mort, car en leur refusant la permission de vivre sur l’île, il les forcerait à se précipiter à la mer.

Sur une plus large échelle, et à travers des relations plus complexes, la même cause doit opérer de la même manière et avoir le même résultat, un résultat final, l’asservissement des travailleurs, apparaissant à mesure que la pression devient plus forte, et les force à vivre des terres qui sont considérées comme la propriété exclusive de quelques-uns. Prenez un pays où le sol est divisé entre un nombre de propriétaires au lieu d’être entre les mains d’un seul, et dans lequel, comme dans la production moderne, le capitaliste est distinct du travailleur, et où les fabriques et le commerce, dans toutes leurs branches, ont été séparés de l’agriculture. Bien que moins directes et moins évidentes, les relations entre les possesseurs du sol et les travailleurs tendront, avec l’accroissement de population et les améliorations industrielles, à la même autorité absolue d’un côté, et à la même impuissance abjecte de l’autre, comme pour l’île que nous supposions. La rente progressera pendant que les salaires baisseront. Du produit total, le propriétaire prendra une part de plus en plus grande, le travailleur une part de plus en plus petite. À mesure que l’émigration vers les terres meilleur marché deviendra difficile ou impossible, les travailleurs, quel que soit le produit de leurs efforts, seront réduits à ce qui est juste nécessaire pour vivre, et la compétition entre eux les forcera à accepter une condition qui sera virtuellement celle de l’esclavage, bien qu’elle soit décorée des titres et des insignes de la liberté.

Il n’y a rien d’étrange dans le fait que, en dépit de l’énorme accroissement de puissance productive dont ce siècle a été témoin, et qui continue, les salaires du travail dans les couches les plus basses et les plus étendues de l’industrie tendent partout à égaler les salaires de l’esclavage, à être juste assez pour maintenir les ouvriers en état de travailler. Car la propriété de la terre sur laquelle et de laquelle un homme doit vivre, est virtuellement la possession de l’homme lui-même, et en reconnaissant le droit de quelques individus à l’usage exclusif et à la jouissance de la terre, nous condamnons d’autres individus à l’esclavage, aussi pleinement que si nous en avions formellement fait des propriétés mobilières.

Dans une forme plus simple de société, où la production consiste principalement dans l’application directe du travail au sol, l’esclavage qui résulte nécessairement de la permission accordée à quelques-uns de posséder exclusivement la terre de la quelle tous doivent vivre, se manifeste nettement sous forme d’ilotisme, de servage, d’esclavage.

L’esclavage personnel a eu pour origine la capture des prisonniers de guerre, et bien qu’il ait existé jusqu’à un certain point dans toutes les parties du globe, son aire a été peu étendue, ses effets ordinaires, si on la compare aux formes d’esclavage qui ont eu pour origine l’appropriation de la terre. Aucun peuple n’a jamais été réduit à l’esclavage personnel par des hommes de sa propre race, aucun peuple même n’a été entièrement réduit à l’esclavage à la suite d’une conquête. L’asservissement général du grand nombre par le petit, que nous trouvons partout où la société a atteint un certain développement, est le résultat de l’appropriation de la terre comme propriété individuelle. C’est la propriété du sol qui donne partout la propriété des hommes qui vivent dessus. C’est un esclavage de ce genre qu’attestent les pyramides et les monuments énormes de l’Égypte, et dont nous avons peut-être conservé une tradition vague dans l’histoire biblique de la famine durant laquelle Pharaon acheta les terres au peuple. C’est à un esclavage de ce genre que, dans le crépuscule de l’histoire, les conquérants de la Grèce réduisirent les habitants primitifs de la péninsule, les transformant en Ilotes en leur faisant payer une rente pour leurs terres. C’est la formation des latifundia, ou grandes propriétés foncières, qui changea la population de l’ancienne Italie, fit d’une race de hardis agriculteurs, dont les robustes vertus conquirent le monde, une race d’esclaves rampants ; c’est l’appropriation de la terre par leurs chefs qui transforma graduellement les descendants des guerriers Gaulois, Teutons et Huns libres et égaux, en colons et en vilains, les bourgeois indépendants des villages Slavons en paysans grossiers de la Russie, en serfs de la Pologne ; qui institua la féodalité chinoise et japonaise aussi bien que celle d’Europe, et qui fit des hauts chefs de la Polynésie les maîtres absolus de leurs compatriotes. Comment il se fit que les pasteurs et les guerriers Aryens qui, ainsi que nous le montre la philologie comparée, descendent du lieu de naissance commun aux races indo-germaniques, et qui s’établirent dans les terres basses de l’Inde, sont devenus les Hindous suppliants et rampants, le vers sanscrit déjà cité nous l’explique. Les parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil du Rajah hindou sont les fleurs de concessions de terre. Et si nous pouvions trouver la clef des archives des civilisations depuis longtemps ensevelies et qui reposent dans les ruines gigantesques du Yucatan et du Guatemala, nous racontant l’orgueil de la classe dirigeante, et le travail non payé auquel étaient condamnées les masses, nous lirions, selon toute probabilité, l’histoire de l’esclavage imposé au peuple par l’appropriation de la terre par le petit nombre, nouvel exemple de cette vérité universelle que ceux qui possèdent la terre sont les maîtres des hommes qui y habitent.

La relation nécessaire entre le travail et la terre, le pouvoir absolu que la possession de la terre donne sur les hommes qui ne peuvent vivre qu’en en faisant usage, expliquent ce qui autrement est inexplicable — la croissance et la persistance d’institutions, de mœurs, et d’idées si profondément contraires au sentiment naturel de liberté et d’égalité.

Quand l’idée de la propriété individuelle, qui s’attache si justement et si naturellement aux choses produites par l’homme, est étendue à la terre, tout le reste est une simple affaire de développement. Le plus fort et le plus adroit acquiert facilement une part supérieure dans cette espèce de propriété, qu’on peut avoir, non en produisant, mais par appropriation, et en devenant seigneur de la terre, on devient nécessairement seigneur de ses semblables. La possession de la terre est la base de l’aristocratie. Ce n’était pas la noblesse qui donnait la terre, c’était la terre qui donnait la noblesse. Tous les immenses privilèges de la noblesse de l’Europe du moyen âge venaient de sa position comme maîtresse du sol. Le simple principe de la propriété du sol produisit d’un côté le seigneur, de l’autre le vassal, l’un ayant tous les droits, l’autre n’en ayant aucun. Le droit du seigneur a la possession du sol une fois reconnu et conservé, ceux qui vivaient sur ces terres ne pouvaient le faire que suivant les conditions dictées par lui. Les mœurs et les habitudes firent que ces conditions comprenaient des services et servitudes aussi bien que des rentes en nature ou en argent ; mais la chose essentielle qui forçait d’accepter ces conditions, c’était la possession de la terre. Ce pouvoir existe partout existe la propriété de la terre et se dégage partout où la compétition pour l’usage de la terre est assez grande pour permettre au landlord de dicter lui-même ses conditions. Le propriétaire anglais d’aujourd’hui a, par la loi qui reconnaît son droit exclusif à la terre, essentiellement la même puissance qu’avait son prédécesseur, le baron féodal. Il peut exiger la rente en services ou servitudes. Il peut forcer ses tenanciers à s’habiller d’une certaine façon, à professer une certaine religion, à envoyer leurs enfants à une école particulière, à soumettre leurs différents à sa décision, à tomber à genoux quand il leur parle, à le suivre vêtus de sa livrée, à lui livrer l’honneur de leurs femmes, s’ils ne veulent pas quitter sa terre. Il peut, en résumé, demander tout ce qu’accepteront les hommes pour vivre sur sa terre, et la loi ne peut pas l’en empêcher à moins qu’elle ne tempère son droit de propriété, par égard pour ceux qui voudraient que ce droit prît la forme d’un libre contrat, ou d’un acte volontaire. Et les landlords anglais ont exercé leurs droits comme ils le voulaient, suivant les mœurs des temps. Après avoir éludé pour eux-mêmes l’obligation de pourvoir à la défense du pays, ils n’ont pas réclamé longtemps de leurs tenanciers le service militaire, et aujourd’hui la possession de la richesse et du pouvoir ne se manifestant plus par la quantité énorme de serviteurs, ils n’ont plus requis le service personnel. Mais ils surveillent ordinairement les votes de leurs fermiers, et les dirigent dans une foule de petites choses. Ce « père en Dieu justement révéré, » l’évêque Lord Plunkett, expulsa un certain nombre de ses pauvres tenanciers irlandais parce qu’ils ne voulaient pas envoyer leurs enfants aux écoles protestantes du dimanche ; des crimes bien plus sombres sont attribués au comte de Leitrim auquel Némésis tarda si longtemps d’envoyer le billet d’un assassin ; pendant que, sur les froids conseils de la passion, on abattait cottage après cottage, des familles et des familles étaient jetées sur les grandes routes. Le principe qui rend ceci possible est le même qui, dans des temps plus grossiers et un état social plus simple, asservit les masses, et creusa un fossé si profond entre le noble et le paysan. Là où le paysan fut fait serf, ce fut simplement en lui défendant de quitter la terre sur laquelle il était né, en produisant ainsi artificiellement la condition que nous avons supposée exister sur l’île. Dans les pays peu peuplés il est nécessaire de produire l’esclavage absolu, mais dans les pays très peuplés, la compétition peut produire les mêmes effets. Entre la condition du paysan irlandais forcé de payer une rente et celle du serf russe, l’avantage devait être pour beaucoup de choses du côté du serf. Le serf ne meurt pas de faim.

Comme je crois l’avoir suffisamment prouvé, c’est la même cause qui, à toutes les époques, a dégradé et asservi les classes ouvrières, et qui agit aujourd’hui dans le monde civilisé. Par tout on accorde la liberté personnelle, c’est-à-dire la liberté de se mouvoir ; on ne trouve aucun vestige d’inégalité légale et politique aux États-Unis, et très peu dans les contrées civilisées les plus arriérées. Mais la grande cause d’inégalité reste et se manifeste dans la distribution inégale de la richesse. L’essence de l’esclavage, c’est que dans cet état le maître prend au travailleur tout ce qu’il produit, sauf ce qui est nécessaire pour entretenir une existence animale, et c’est à ce minimum que tendent manifestement les salaires du travail libre, dans les conditions actuelles. Quel que soit l’accroissement de la puissance productive, la rente tend constamment à absorber le gain, et plus que le gain.

Ainsi la condition des masses dans tous les pays civilisés est, ou tend à devenir, celle de l’esclavage virtuel sous l’apparence de la liberté. Et il est probable que ce genre d’esclavage est le plus cruel et le plus impitoyable. Car le travailleur est volé du produit de son travail et forcé de travailler pour gagner seulement de quoi vivre ; mais ceux qui lui fixent sa tâche, au lieu d’être des êtres humains, assument la forme de nécessités impérieuses. Ceux auxquels il remet son travail et dont il reçoit son salaire, ont souvent un maître à leur tour ; le contact entre les ouvriers et ceux qui bénéficient en dernier lieu de leur travail, n’existe plus, l’individualité disparaît. La responsabilité directe du maître pour l’esclave, responsabilité qui exerce une influence bienfaisante sur la grande majorité des hommes, n’existe pas ; ce n’est pas un homme qui semble conduire un autre au travail incessant et mal récompensé, mais « les lois inévitables de l’offre et de la demande, » pour lesquelles personne n’est particulièrement responsable. Les maximes de Caton le Censeur — maximes qui paraissaient odieuses même dans un âge de cruauté et d’esclavage universel — et d’après lesquelles après avoir tiré d’un esclave tout le travail possible, celui-ci n’avait plus qu’à mourir, sont devenues la règle commune ; on a même perdu l’intérêt égoïste qui engageait le maître à tenir compte du confort et du bien-être de son esclave. Le travail est devenu une marchandise, et le travailleur une machine. Il n’y a plus de maîtres ni d’esclaves, plus de possesseurs et de possédés, mais seulement des acheteurs et des vendeurs. Le marchandage du marché a pris la place de tout autre sentiment.

Quand les propriétaires d’esclaves du Sud considéraient la condition du pauvre travaillant librement dans les pays civilisés les plus avancés, il n’est pas étonnant qu’ils se soient persuadés facilement de la divinité de l’institution de l’esclavage. Sans aucun doute les esclaves cultivateurs du Sud étaient, dans l’ensemble, mieux nourris, mieux logés, mieux vêtus ; ils avaient moins de soucis et plus de jouissances que les ouvriers cultivateurs de l’Angleterre ; et même en visitant des cités du Nord, les propriétaires d’esclaves pouvaient voir et entendre des choses qui auraient été impossibles dans ce qu’ils appelaient leur organisation du travail. Dans les États du Sud, pendant les jours d’esclavage, le maître qui aurait forcé ses nègres à travailler et à vivre comme sont forcées de le faire des classes entières de femmes et d’hommes blancs dans les pays de liberté, aurait été jugé infâme, et si l’opinion publique ne l’avait pas contraint de changer de conduite, son propre intérêt à l’entretien de la santé et de la force de ses esclaves l’y auraient forcé. Mais à Londres, New-York, Boston, parmi des gens qui auraient donné et qui donneraient encore de l’argent et leur sang pour affranchir des esclaves, dans ces villes où personne ne peut maltraiter une bête en public sans être arrêté et puni, on peut voir des enfants déguenillés et affamés errer dans les rues par le temps le plus froid, et dans des galetas malpropres, dans des caves malsaines, des femmes travailler pour un salaire qui ne leur donne même pas de quoi se nourrir et se chauffer. Est-il étonnant que, pour les esclavagistes du Sud, la demande de l’abolition de l’esclavage parut le cri de l’hypocrisie ?

Et maintenant que l’esclavage est aboli, les planteurs du Sud trouvent qu’ils n’ont eu à subir aucune perte. La possession de la terre sur laquelle doivent vivre les hommes libres leur donne pratiquement autant de pouvoir sur le travail qu’auparavant, tandis qu’ils sont délivrés d’une responsabilité souvent coûteuse. Si les nègres ne veulent pas se soumettre à leurs conditions, ils ont l’alternative de l’émigration, et on commence à constater un grand mouvement en ce sens ; mais comme la population a augmenté et que la terre devient chère, les planteurs recevront proportionnellement une plus grande part du gain de leurs ouvriers qu’ils n’en recevaient lors de l’existence de l’esclavage, et les ouvriers une part moins grande — car les esclaves recevaient toujours au moins de quoi s’entretenir en bonne santé physique, tandis que dans des pays comme l’Angleterre, il y a des classes entières d’ouvriers qui ne reçoivent pas même cela[1].

Les influences qui, partout où il y a des relations personnelles entre le maître et l’esclave, modifient l’esclavage personnel et empêchent le maître d’exercer jusqu’à ses dernières limites son pouvoir sur l’esclave, se sont montrées dans les formes grossières du servage qui caractérisent les périodes primitives du développement de l’Europe ; et aidées par la religion, peut-être aussi par l’intérêt égoïste du seigneur, fixées par les coutumes, ces influences ont limité ce que le possesseur de la terre pouvait extorquer du serf ou du paysan ; de sorte que la compétition d’hommes sans moyens d’existence, luttant les uns contre les autres pour obtenir ces moyens d’existence, n’a pu nulle part se déployer complètement, ni donner tous ses funestes résultats de dépravation et de dégradation. Les ilotes de la Grèce, les métayers de l’Italie, les serfs de la Russie et de la Pologne, les paysans de l’Europe féodale, donnaient à leurs seigneurs une portion fixe soit de leur produit, soit de leur travail, et en général, en dehors de cela, n’étaient pas opprimés. Mais les influences qui arrêtèrent ainsi et modifièrent la puissance d’extorsion du seigneur, et qui font qu’aujourd’hui encore dans quelques grandes propriétés le landlord et sa famille croient de leur devoir d’envoyer des remèdes et des douceurs aux malades et aux infirmes, de veiller au bien-être des paysans, comme le planteur veillait au bien être de ses nègres, ces influences se sont perdues avec la forme plus raffinée et moins évidente qu’a pris le servage dans les procédés plus compliqués de la production moderne, qui séparent si profondément, par tant d’échelons intermédiaires, l’individu qui travaille de celui qui profite de ce travail, et qui font que les relations entre les membres des deux classes ne sont ni directes ni particulières, mais indirectes et générales. Dans la société moderne, la compétition a libre jeu pour forcer l’ouvrier à donner tout ce qu’il peut, et on peut voir, par la condition des basses classes dans les centres de richesse et d’industrie, avec quelle puissance terrifiante elle agit. Si la condition des basses classes n’est pas encore plus générale, c’est qu’une grande étendue de terres fertiles se trouvait en Amérique et a ouvert un débouché à la population s’accroissant, non seulement des États-Unis, mais encore des vieux pays de l’Europe ; — dans un pays, l’Irlande, l’émigration a été si grande qu’elle a réduit la population actuelle de l’île. Mais ce canal de dérivation n’existera pas toujours. Il est déjà presque fermé, et, lorsqu’il le sera tout à fait, la lutte deviendra de plus en plus dure.

Ce n’est pas sans raison que la sage corneille du Ramayana, la corneille Bushanda, « qui avait vécu dans toutes les parties de l’univers et connaissait tous les événements depuis les commencements du temps, » déclare que, bien que le mépris des avantages de ce monde soit nécessaire à la suprême félicité, la pauvreté est cependant la peine la plus vive qu’il soit possible d’infliger. La pauvreté à laquelle, la civilisation avançant, sont condamnées de grandes masses d’hommes, n’est pas la suppression des distractions et des tentations que les sages ont cherchée et que les philosophes ont vantée : c’est un esclavage dégradant et abrutissant, qui abaisse la nature la plus élevée, détruit les sentiments les plus délicats, et conduit l’homme par sa souffrance à agir comme ne le feraient pas des bêtes. C’est dans cette pauvreté qui détruit toutes les qualités spéciales de l’homme et de la femme, qui enlève à l’enfance l’innocence et la joie, que vivent les classes ouvrières conduites par une force qui agit sur elles comme une machine impitoyable et irrésistible. Le manufacturier de Boston qui paie les jeunes filles qu’il emploie deux cents l’heure, peut les plaindre, mais, comme elles, il est gouverné par la loi de compétition, il ne peut les payer davantage et faire ses affaires, car le commerce n’est pas mené par le sentiment. Et ainsi, à travers toutes les gradations intermédiaires, jusqu’à ceux qui reçoivent les gains du travail sous forme de rente, sans rien donner en retour, ce sont les lois inexorables de l’offre et de la demande, — puissance avec la quelle il ne faut pas plus se disputer qu’avec les vents et les marées, — qui semblent précipiter les basses classes dans l’esclavage du besoin.

Mais en réalité, la cause qui a produit et doit toujours produire l’esclavage, c’est la monopolisation par quelques-uns de ce que la nature offre à tous.

Notre liberté de parade impliquera nécessairement l’esclavage, aussi longtemps que nous reconnaîtrons la propriété privée de la terre. Jusqu’à ce que cette propriété soit abolie, les déclarations d’indépendance, et les actes d’émancipation seront vains. Aussi longtemps qu’un homme pourra réclamer la propriété exclusive de la terre dont d’autres hommes doivent vivre, l’esclavage existera, et croîtra, et augmentera à mesure que le progrès matériel s’accroîtra !

C’est ce qui arrive dans notre monde civilisé, ainsi que nous l’avons prouvé dans nos chapitres antérieurs. La propriété privée de la terre est la meule inférieure. Le progrès matériel est la meule supérieure. Les classes ouvrières sont broyées entre les deux avec une force de plus en plus grande.


  1. Un des agitateurs anti-esclavagistes (Col. J. A. Collins), dans une visite en Angleterre, fit une conférence dans une grande cité manufacturière écossaise, et indiqua, ainsi qu’il était d’usage aux États-Unis, la ration que fixaient les codes de quelques États comme le minimum de nourriture d’un esclave. Mais il s’aperçut rapidement que beaucoup de ses auditeurs n’en avaient même pas autant.