Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 315-375).

LIVRE VII

JUSTICE DU REMÈDE

La justice est un rapport de concordance qui subsiste réellement entre deux choses. Cette relation est toujours la même, quels que soient les êtres qui la considèrent, que ce soit Dieu, ou un ange, ou enfin un homme. — Montesquieu.



CHAPITRE PREMIER.

INJUSTICE DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE

Quand on propose d’abolir la propriété privée de la terre, la première question qui naît est celle de la justice. Le sentiment de la justice, bien que souvent faussé de la manière la plus complète par l’habitude, la superstition, et l’égoïsme, est cependant fondamental dans l’esprit humain, et quelque dispute qu’éveillent les passions des hommes, on est sûr de voir le conflit s’envenimer non pas tant à la question « Est-ce sage ? » qu’à la question « Est-ce juste ? »

Cette tendance qu’ont les discussions populaires à prendre une forme éthique, a une cause. Elle naît d’une loi de l’esprit humain ; elle repose sur une reconnaissance vague et instinctive de ce qui est probablement la vérité la plus profonde que nous puissions saisir. Ce qui est juste est sage ; seul ce qui est juste est supportable. Dans l’échelle étroite des actions individuelles, cette vérité peut souvent se trouver obscurcie, mais dans le champ plus vaste de la vie nationale, elle se dresse partout.

Je m’incline devant cet arbitrage, et j’accepte cette épreuve. Si notre examen des causes qui font des salaires bas et du paupérisme les accompagnements du progrès matériel, nous a conduits à une conclusion correcte, notre enquête supportera d’être transportée du terrain économique au terrain éthique, et prouvera qu’une injustice est la source des maux sociaux. Si elle ne le fait pas, elle sera jugée mauvaise. Si elle le fait elle sera définitivement jugée bonne. Si la propriété privée de la terre est juste, le remède que je propose est faux ; si au contraire la propriété privée de la terre est injuste, alors mon remède est le bon.

Qu’est-ce qui constitue la base juste de la propriété ? Qu’est-ce qui donne à un homme le droit de dire d’une chose « Elle est à moi ? » D’où vient le sentiment qui fait que l’homme reconnait son droit exclusif contre le reste du monde ? N’est-ce pas, primitivement, du droit que l’homme a sur lui-même, sur ses propres facultés, sur les fruits de ses propres efforts ? N’est-ce pas ce droit individuel qui naît des faits naturels de l’organisation individuelle et est attesté par eux — le fait que chaque paire particulière de mains obéit à un cerveau particulier et est liée à un estomac particulier ; le fait que chaque homme est un tout défini, cohérent, indépendant, — n’est-ce pas tout cela qui seul justifie la propriété individuelle ? De même qu’un homme s’appartient à lui-même, de même son travail mis sous une forme concrète, lui appartient.

Et pour cette raison, ce que fait ou produit un homme est sa propriété ; il est le maître, contre tout le reste du monde, d’en jouir ou de la détruire, de s’en servir, de l’échanger ou de la donner. Personne ne peut la réclamer à juste titre, et son droit exclusif à en jouir n’implique aucun tort fait à une autre personne. Ainsi à toute chose produite par l’activité humaine, est attaché un titre indiscutable de propriété et de jouissance exclusive, qui est parfaitement d’accord avec la justice, et dont est investi le producteur originel en qui l’a placé la loi naturelle. La plume avec laquelle j’écris est légitimement à moi. Aucun autre homme ne peut avec justice la réclamer, car en moi est le titre du producteur qui l’a faite. Elle est devenue mienne, parce qu’elle m’a été transmise par le papetier à qui l’avait transmise l’importateur, qui avait obtenu du fabricant le droit exclusif de la posséder ; le fabricant, par les mêmes procédés d’acquisition, avait obtenu les droits de ceux qui extraient le métal du sol, et l’avait transformé en plume. Donc mon droit exclusif à la propriété de la plume naît du droit naturel de l’individu à faire usage de ses propres facultés.

De plus, ceci est non seulement l’unique source originale d’où sortent toutes les idées de propriété exclusive, — comme le prouve la tendance de l’esprit à y revenir quand on met en question l’idée de la propriété exclusive, et la manière dont se développent les relations sociales, — mais encore c’est nécessairement la seule source. Il ne peut y avoir de titre légitime à la propriété d’une chose, si ce titre ne dérive pas de celui du producteur et ne repose pas sur le droit naturel que l’homme a sur lui-même. Il ne peut y avoir d’autre titre légitime, 1o, parce qu’il n’y a pas d’autre droit naturel d’où puisse venir tout autre titre, et 2o, parce que la reconnaissance de tout autre titre n’est pas d’accord avec celui-ci et le détruit même.

1o En effet, quel autre droit, sauf celui de l’homme sur lui-même, pourrait exister, d’où pourrait dériver le droit à la possession exclusive d’une chose quelconque ? Dans la nature, de quelle autre puissance l’homme est-il revêtu, sauf le pouvoir d’exercer ses propres facultés ? Comment pourrait-il agir d’une autre façon sur les choses matérielles ou sur les autres hommes ? Paralysez les nerfs moteurs, et l’homme n’aura pas plus d’influence externe ou de pouvoir qu’une bûche ou qu’une pierre. De quelle autre chose donc pourrait venir le droit de posséder ou de diriger les choses ? S’il ne vient pas de l’homme lui-même, d’où peut-il venir ? La nature ne reconnaît à l’homme le droit de posséder et de contrôler que comme résultat de son activité. Ce n’est qu’en agissant qu’il peut extraire les trésors qu’elle renferme, soumettre ses forces, les utiliser ou les contrôler. La nature ne fait pas de distinction entre les hommes, elle est pour tous absolument impartiale. Elle ne connaît pas de distinction entre le maître et l’esclave, le roi et le sujet, le saint et le pécheur. Pour elle tous les hommes sont sur le même pied, ils ont des droits égaux. Elle ne reconnaît d’autre prétention que celle du travail, et la reconnaît sans s’occuper du prétendant. Si un pirate étend ses voiles, le vent les gonflera comme il gonflerait celles d’un paisible vaisseau marchand, ou d’une barque de missionnaire ; si un roi et un pauvre homme sont jetés par-dessus bord, ni l’un ni l’autre ne pourront conserver la tête hors de l’eau qu’en nageant ; les oiseaux ne seront pas plus rapidement tués par le propriétaire du sol que par le braconnier ; le poisson ne mordra pas mieux à l’hameçon parce que celui qui tient la ligne est un bon petit garçon allant à l’école du dimanche, ou un mauvais petit garnement qui vagabonde ; le grain pousse suivant la préparation du terrain et la qualité de la semence ; c’est seulement par le travail qu’on extrait le minerai de la mine ; le soleil brille et la pluie tombe également sur le juste et l’injuste. Les lois de la nature sont les lois du Créateur. On n’y trouve écrite la reconnaissance d’aucun droit, excepté celui du travail ; et le droit égal de tous les hommes à se servir et à jouir de la nature, à s’adresser à elle par leurs efforts, et à recevoir et à posséder sa récompense, y est franchement et clairement écrit. Donc, comme la nature donne seulement au travail, l’exercice du travail dans la production est le seul titre à la possession exclusive.

2o Ce droit à la propriété qui naît du travail exclut la possibilité de tout autre droit à la propriété. Si un homme a légitimement droit au produit de son travail, personne ne peut avoir un titre quelconque à la possession de choses qui ne sont pas le produit de son travail, ou le produit du travail de quelqu’un d’autre ayant transmis son droit. Si la production donne au producteur le droit de possession et de jouissance exclusive, il ne peut y avoir légitimement possession ou jouissance exclusive d’une chose n’étant pas la production du travail, et la reconnaissance de la propriété privée de la terre est une justice. Car on ne peut jouir du droit au produit du travail sans avoir le droit d’user librement des substances et forces offertes par la nature, et admettre le droit de propriété pour ces choses, c’est nier le droit de propriété pour le produit du travail. Quand les non-producteurs peuvent réclamer comme rente une partie de la richesse créée par les producteurs, le droit des producteurs aux fruits de leur travail se trouve nié par là même.

Ce raisonnement est sans issue. Affirmer qu’un homme peut légitimement réclamer la propriété de son propre travail incorporée en des choses matérielles, c’est nier que personne puisse légitimement prétendre à la propriété exclusive du sol. Affirmer la justice de la propriété de la terre, c’est affirmer une prétention qui n’a pas de justification dans la nature, contre une demande fondée sur l’organisation de l’homme et les lois de l’univers matériel.

Ce qui empêche la disparition de l’injustice de la propriété privée de la terre, c’est l’habitude de comprendre toutes les choses soumises à la propriété dans une seule catégorie, ou, si l’on fait entre elles quelques distinctions, de tirer la ligne suivant la manière peu philosophique des légistes, entre la propriété personnelle et la propriété foncière, ou entre les choses mobilières et les choses immobilières. La vraie et réelle distinction est entre les choses qui sont le produit du travail et les choses qui sont offertes gratuitement par la nature ; ou, pour adopter les termes de l’économie politique, entre la richesse et la terre.

Ces deux classes de choses sont très différentes en essence et en relations, et les classer ensemble sous le nom de propriété, c’est confondre toute pensée, quand nous arrivons à considérer la justice ou l’injustice, le droit ou le préjudice de la propriété.

Une maison et le terrain sur lequel elle s’appuie sont des propriétés, parce qu’ils sont soumis à la propriété, et sont classés par les légistes comme propriétés foncières. Cependant les deux choses diffèrent beaucoup en nature et en relations. La maison est le produit du travail humain et appartient à la classe appelée richesse en économie politique. Le terrain est une partie de la nature et appartient à la classe appelée terre en économie politique.

Le caractère essentiel de l’une des classes de choses, est que ces choses sont la forme matérielle du travail, qu’elles sont amenées à l’existence par l’activité humaine, que leur existence ou leur non-existence, leur accroissement ou leur diminution, dépendent de l’homme. Le caractère essentiel de l’autre classe de choses, c’est que ces choses ne sont pas le produit du travail, et existent en dehors de l’activité humaine, en dehors de l’homme ; elles sont le champ, le milieu où se trouve l’homme, le magasin où il trouve de quoi satisfaire ses besoins, les matières premières, et les forces, sur lesquelles son travail seul peut agir.

Du moment qu’on admet cette distinction, on constate que la sanction que la justice naturelle donne à l’une des espèces de propriété, est refusée à l’autre ; que la justice qui s’attache à la propriété individuelle du produit du travail, implique l’injustice de la propriété individuelle de la terre ; que la reconnaissance de l’une place tous les hommes sur un terrain d’égalité, en assurant à chacun la légitime récompense de son travail, et que la reconnaissance de l’autre est la négation des droits égaux de l’homme, permettant à ceux qui ne travaillent pas de prendre la récompense naturelle de ceux qui travaillent.

Quoi qu’on puisse dire en faveur de l’institution de la propriété privée de la terre, il est donc évident qu’on ne peut la défendre si l’on se place au point de vue de la justice.

Le droit égal de tous les hommes à l’usage de la terre est aussi clair que leur droit égal à respirer l’air, c’est un droit proclamé par le fait de leur existence. Car nous ne pouvons supposer que quelques hommes ont le droit d’être dans ce monde, et que les autres n’ont pas ce droit.

Si nous sommes tous ici-bas par la permission égale du Créateur, nous avons tous un titre égal à la jouissance de sa bienfaisance, un droit égal à l’usage de tout ce que la nature offre avec tant d’impartialité[1]. C’est un droit qui est naturel et inaliénable ; c’est un droit qu’apporte chaque homme en naissant, un droit qui, pendant toute la durée de la vie de l’homme, n’est limité que par les droits égaux des autres. Dans la nature il n’y a rien qui ressemble à un fief absolu de la terre. Il n’y a sur la terre aucun pouvoir qui puisse légitimement faire la concession d’une propriété exclusive de la terre. Si tous les hommes existants s’unissaient pour rejeter leurs droits égaux, ils ne pourraient pas rejeter les droits égaux de ceux qui leur succéderont. Car, pour toute chose, que sommes-nous si ce n’est les tenanciers d’un jour ? Avons-nous donc fait la terre, pour vouloir déterminer les droits de ceux qui, après nous, seront tenanciers à leur tour ? Le Tout-Puissant, qui a créé la terre pour l’homme et l’homme pour la terre, a donné la terre en partage à toutes les générations des enfants des hommes par un décret écrit dans la constitution de toutes choses, décret qu’aucune action humaine ne peut annuler, qu’aucune prescription ne peut détruire. Que les parchemins soient aussi nombreux que possible, que la possession soit aussi longue que possible, la justice naturelle néanmoins, ne peut reconnaître à un homme aucun droit à la possession et à la jouissance de la terre qui ne soit également le droit de tous ses semblables. Bien que le fils aîné du duc de Westminster ait des titres reconnus par des générations et des générations, cependant le plus pauvre des enfants nés aujourd’hui à Londres, a autant de droit que lui aux vastes propriétés du duc. Bien que le peuple souverain de l’État de New-York ait reconnu les propriétés foncières des Astors, cependant l’enfant le plus chétif venant au monde dans une chambre misérable, est investi à ce moment même d’un droit égal à celui des millionnaires. Et il est volé si on lui dénie ce droit[2].

Nos précédentes conclusions, irrésistibles en elles-mêmes, reçoivent donc de l’épreuve finale et suprême, une approbation nouvelle. Traduites des termes économiques en termes éthiques elles prouvent que c’est une injustice qui est la source des maux qui augmentent à mesure que le progrès matériel grandit.

Les masses d’hommes qui au milieu de l’abondance souffrent de la misère ; qui, investies de la liberté politique, sont condamnées aux salaires des esclaves ; et à qui les inventions économisant le travail n’apportent aucun soulagement mais semblent plutôt leur voler un privilège, sentent instinctivement « qu’il y a là quelque chose d’injuste. » Et elles ont raison.

Les maux sociaux si répandus, qui, partout oppriment les hommes pendant que la civilisation progresse, sortent d’une grande injustice primitive, de l’appropriation, comme propriété exclusive de quelques hommes, de la terre sur laquelle et de laquelle tous doivent vivre. De cette injustice fondamentale découlent toutes les injustices qui mettent en danger le développement moderne, qui condamnent le producteur de la richesse à la pauvreté, et nourrissent doucement le non-producteur dans le luxe, qui élèvent la maison où s’entassent les locataires à côté du palais, la maison de débauche à côté de l’église, et qui nous forcent à construire des prisons comme nous ouvrons de nouvelles écoles.

Il n’y a rien d’étrange ni d’inexplicable dans les phénomènes qui embarrassent aujourd’hui le monde. Ce n’est pas parce que le progrès matériel n’est pas en lui-même un bien ; ce n’est pas parce que la nature a appelé à l’existence des enfants qu’elle n’a pas de quoi nourrir ; ce n’est pas parce que le Créateur a mis dans les lois naturelles une teinte d’injustice contre laquelle se révolte l’esprit humain, que le progrès matériel rapporte des fruits si amers. Ce n’est pas parce que la nature est avare, mais parce que l’homme est injuste, qu’au milieu de notre civilisation très avancée, on voit des hommes mourir de misère. Le vice et la misère, la pauvreté et le paupérisme, ne sont pas les résultats légitimes de l’accroissement de population et du développement industriel ; ils ne suivent l’accroissement de population et le développement industriel que parce que la terre est considérée comme propriété privée ; ils sont les résultats directs et nécessaires de la violation de la loi suprême de justice, que forme l’acte de donner à quelques hommes la possession exclusive de ce que la nature offre à tous les hommes.

L’admission de la propriété individuelle de la terre est la négation des droits naturels des autres individus — c’est une injustice qui doit se montrer dans la distribution non équitable de la richesse. Car, comme le travail ne peut produire sans faire usage de la terre, la négation du droit égal à l’usage de la terre est nécessairement la négation du droit du travail à son propre produit. Si un homme peut être le maître de la terre sur laquelle les autres doivent travailler, il peut s’approprier le produit de leur travail comme prix de la permission qu’il leur a donnée de travailler. La loi fondamentale de la nature, que la jouissance de la terre par l’homme doit être la conséquence de son travail, est ainsi violée. L’un reçoit sans produire, l’autre produit sans recevoir. L’un s’enrichit injustement, l’autre est volé. Nous avons attribué à cette injustice fondamentale, l’inégale distribution de la richesse qui sépare la société moderne en deux classes, celle du très riche et celle du très pauvre. C’est l’accroissement continu de la rente, — prix que le travail est forcé de payer pour faire usage de la terre — qui spolie la masse de la richesse qu’elle gagne justement pour l’entasser entre les mains du petit nombre qui n’a rien fait pour la gagner.

Pourquoi ceux qui souffrent de cette injustice hésiteraient-ils un moment à la faire disparaître ? Qui sont donc les propriétaires pour qu’on leur permette ainsi de moissonner ce qu’ils n’ont pas semé ?

Considérons un instant l’absurdité des titres par lesquels nous permettons que le droit à la possession exclusive de la terre soit gravement transmis de John Doe à Richard Roe. En Californie, notre titre vient du gouvernement suprême de Mexico, qui l’a reçu du roi d’Espagne, lequel l’a reçu du Pape quand celui-ci, d’un trait de plume, divisait les terres encore à découvrir, entre les Espagnols et les Portugais, ou si vous l’aimez mieux, ce titre repose sur la conquête. Dans les États de l’Est, les titres remontent aux traités faits avec les Indiens, et ont été concédés par les rois anglais ; en Louisiane ils émanent du gouvernement de la France ; en Floride du gouvernement de l’Espagne ; tandis qu’en Angleterre ils datent de la conquête normande. Partout ils émanent non d’un droit qui oblige, mais de la force qui contraint. Et quand un titre repose sur la force, aucune plainte ne peut être faite quand la force l’annule. Si le peuple, ayant la puissance, veut annuler ces titres, on ne pourra rien objecter au nom de la justice. Il a existé des hommes qui avaient le pouvoir de prendre ou de donner la possession exclusive de portions de la surface de la terre, mais quand et où a-t-il existé un homme en ayant le droit ?

Le droit à la possession exclusive de toute chose produite par l’homme, est clair. Quel que soit le nombre de mains par lesquelles cette chose a passé, le travail humain était au commencement de la chaîne, il y avait un homme qui l’ayant procurée ou produite par ses efforts, avait sur elle un droit évident, à l’exclusion du reste du genre humain, droit qui pouvait justement passer d’une personne à une autre par vente ou par donation. Mais à la fin de quelle suite de conventions ou de concessions peut-on montrer ou supposer un droit semblable sur une partie quelconque de l’univers matériel ? On peut montrer un titre original de ce genre donnant droit à la possession d’une amélioration ; mais ce titre est pour l’amélioration et non pour la terre elle-même. Si je défriche une forêt, dessèche un marais, ou comble une fondrière, tout ce que je peux justement réclamer, c’est la valeur donnée par ces efforts. Ils ne me donnent pas droit à la terre elle-même, pas d’autre droit qu’à ma part égale à celle de tout autre membre de la communauté dans la valeur qui y est ajoutée par le développement de la communauté.

Mais on dira : il y a des améliorations qui, avec le temps, ne peuvent plus se distinguer de la terre elle-même ! Très bien ; alors le titre à l’amélioration se mêle au titre à la terre ; le droit individuel se perd dans le droit commun. C’est le plus grand qui absorbe le moindre, et non le moindre qui absorbe le grand. La nature ne procède pas de l’homme ; mais l’homme de la nature, et c’est dans le sein de la nature que lui et toutes ses œuvres doivent retourner.

On dira encore : comme chaque homme a le droit de se servir et de jouir de la nature, l’homme qui fait usage de la terre doit avoir la permission de s’en servir exclusivement, afin qu’il puisse recueillir le bénéfice complet de son travail. Mais il n’est pas difficile de déterminer où finit le droit individuel, et où commence le droit commun. La valeur fournit une pierre de touche exacte et délicate, et avec son aide il n’est pas difficile, quelque dense que puisse devenir la population, de déterminer et d’assurer les droits exacts de chacun, les droits égaux de tous. La valeur de la terre, ainsi que nous l’avons vu, est le prix du monopole. Ce n’est pas la productivité absolue, mais la productivité relative de la terre qui détermine sa valeur. Quelles que soient ses qualités intrinsèques, une terre qui n’est pas meilleure qu’une autre terre qu’on peut acquérir pour s’en servir, peut n’avoir pas de valeur. Et la valeur de la terre donne toujours la mesure de la différence entre elle et la meilleure terre qu’on puisse acquérir. Donc, la valeur de la terre exprime sous une forme exacte et tangible le droit de la communauté sur la terre propriété d’un individu ; et la rente exprime la somme exacte que l’individu devrait payer à la communauté pour satisfaire les droits égaux de tous les autres membres de la communauté. Donc, si nous concédons à la priorité de possession l’usage assuré de la terre, en confisquant la rente au profit de la communauté, nous concilions la fixité de tenure qui est nécessaire à l’amélioration, avec la reconnaissance pleine et complète des droits égaux de tous à l’usage de la terre.

Quant à vouloir déduire un droit individuel exclusif et complet à l’usage de la terre, de la priorité d’occupation, c’est se placer sur le terrain le plus absurde sur lequel on puisse défendre la propriété de la terre. La priorité d’occupation donne un titre exclusif et perpétuel à la surface d’un globe sur lequel, dans l’ordre de la nature, des générations sans nombre se sont succédé. Les hommes de la dernière génération avaient-ils quelque droit meilleur à l’usage de ce monde que nous à l’usage de celui-ci ? ou les hommes d’il y a cent ans ? ou d’il y a mille ans ? Les constructeurs de mounds, les habitants des cavernes, les contemporains des mastodontes et des chevaux ayant trois doigts de pied, ou les générations plus anciennes encore, qui vivaient dans un temps si éloigné que nous ne pouvons y penser que comme à des périodes géologiques, se sont-ils succédé sur la terre que nous occupons maintenant pour une si petite durée ?

Est-ce que le premier arrivé à un banquet a le droit de retourner toutes les chaises et de dire qu’aucun des autres invités ne partagera la nourriture apprêtée à moins de passer un marché avec lui ? Est-ce que l’homme qui le premier présente un billet à la porte d’un théâtre, et entre, acquiert par cette priorité le droit de fermer les portes et d’avoir la représentation pour lui seul ? Est-ce que le premier voyageur qui monte dans une voiture de chemin de fer a le droit d’étaler tous ses bagages sur les sièges et de forcer ceux qui viennent après lui à rester debout ?

Les cas sont parfaitement analogues. Nous arrivons et nous partons, convives à un banquet toujours ouvert, spectateurs et acteurs d’une représentation où il y a de la place pour tous ceux qui viennent ; voyageurs d’une station à une autre, sur un corps céleste qui tourne dans l’espace ; nos droits de prise et de possession ne peuvent pas être exclusifs ; ils doivent être partout limités par les droits égaux des autres. De même que le voyageur peut dans le wagon s’étendre lui et ses bagages sur autant de sièges qu’il lui plaît, jusqu’à ce que d’autres voyageurs arrivent, de même un colon peut prendre et cultiver autant de terre qu’il lui plaît, jusqu’à ce que d’autres aient besoin de cette terre — fait qui se montre quand la terre acquiert de la valeur — alors son droit est réduit par les droits égaux des autres, et aucune priorité d’appropriation ne peut lui donner un droit qui contrarierait les droits égaux des autres. Si ceci n’était pas, alors, par la priorité d’appropriation un homme pourrait acquérir, et transmettre à qui il lui plairait, non seulement le droit exclusif à 160 acres, ou à 640 acres, mais à une cité entière, à un État, à un continent.

La reconnaissance du droit individuel à la propriété de la terre, conduit à cette absurdité manifeste, quand on la pousse à ses dernières limites, — que si un homme pouvait concentrer en lui-même les droits individuels à la terre d’un pays, il pourrait en expulser le reste des habitants ; et que s’il pouvait concentrer les droits individuels à toute la surface du globe, lui seul parmi toute la population fourmillante de la terre, aurait le droit de vivre.

Et ce qui arriverait si cette supposition était une réalité, arrive, à une moindre échelle, dans le fait actuel. Les landlords de la Grande-Bretagne à qui des concessions de terre ont donné les « parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil, » ont plusieurs fois expulsé de grands districts, la population native, dont les ancêtres vivaient dans le pays depuis un temps immémorial, l’ont forcée à émigrer, à devenir pauvre, ou à mourir de faim. Dans des espaces incultes du nouvel état de Californie on peut voir les cheminées noircies de maisons dont les colons ont été chassés par la force de lois qui ignorent le droit naturel, et de grandes étendues de terres qui pourraient être peuplées, désolées, parce que la reconnaissance de la propriété exclusive a mis entre les mains d’un homme le pouvoir de défendre à ses semblables de faire usage de cette terre. Les propriétaires, comparativement peu nombreux qui détiennent la surface des Iles Britanniques ne feraient que ce que la loi anglaise leur donne le pouvoir de faire, ou ce que beaucoup d’entre eux ont déjà fait sur une petite échelle, s’ils expulsaient les millions d’Anglais de leurs îles natives. Et cette expulsion par laquelle quelques centaines de mille d’individus en banniraient trente millions de leur pays natal, serait plus frappante, mais ne serait pas plus contraire au droit naturel, que le spectacle que donne aujourd’hui la grande masse du peuple anglais forcée de payer des sommes énormes à un petit nombre d’individus pour avoir le privilège, la permission, de vivre sur la terre, de faire usage de la terre, qu’elle appelle avec tant de tendresse la sienne, que les Anglais chérissent pour des souvenirs délicats et glorieux, et pour laquelle leur devoir, si besoin en est, est de verser leur sang et de donner leur vie.

Je ne parle que des Îles Britanniques, parce que, la propriété foncière y étant plus concentrée, elles offrent un exemple plus frappant de ce qu’implique nécessairement la propriété privée de la terre. « Les fruits du sol appartiennent à celui qui le possède en un temps quelconque ; » cette vérité devient de plus en plus apparente à mesure que la population devient plus dense et que l’invention et le perfectionnement ajoutent à la puissance productive ; mais partout c’est une vérité, aussi bien dans nos nouveaux États que dans les Îles Britanniques ou sur les bords de l’Indus.


CHAPITRE II.

L’ASSERVISSEMENT DES TRAVAILLEURS EST LE RÉSULTAT DERNIER DE LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE.

Si l’esclavage personnel est injuste, la propriété privée de la terre l’est également.

Car, les circonstances étant ce qu’elles peuvent être, la propriété de la terre produira toujours la propriété des hommes, à un degré mesuré par la nécessité (réelle ou artificielle) de l’usage de la terre. Ceci n’est que l’exposé, sous une forme différente, de la loi de la rente.

Et quand cette nécessité est absolue, quand il faut ou mourir de faim ou faire usage de la terre, alors l’esclavage des hommes, compris dans la possession de la terre, devient absolu.

Placez une centaine d’hommes dans une île dont ils ne peuvent pas s’évader ; que vous fassiez de l’un de ces hommes le maître absolu des quatre-vingt-dix-neuf autres, ou que vous le fassiez le propriétaire absolu du sol de l’île, cela ne fera aucune différence pour lui ou pour eux.

Dans un cas comme dans l’autre un homme sera maître de quatre-vingt-dix-neuf autres, son pouvoir sur eux étant même de vie et de mort, car en leur refusant la permission de vivre sur l’île, il les forcerait à se précipiter à la mer.

Sur une plus large échelle, et à travers des relations plus complexes, la même cause doit opérer de la même manière et avoir le même résultat, un résultat final, l’asservissement des travailleurs, apparaissant à mesure que la pression devient plus forte, et les force à vivre des terres qui sont considérées comme la propriété exclusive de quelques-uns. Prenez un pays où le sol est divisé entre un nombre de propriétaires au lieu d’être entre les mains d’un seul, et dans lequel, comme dans la production moderne, le capitaliste est distinct du travailleur, et où les fabriques et le commerce, dans toutes leurs branches, ont été séparés de l’agriculture. Bien que moins directes et moins évidentes, les relations entre les possesseurs du sol et les travailleurs tendront, avec l’accroissement de population et les améliorations industrielles, à la même autorité absolue d’un côté, et à la même impuissance abjecte de l’autre, comme pour l’île que nous supposions. La rente progressera pendant que les salaires baisseront. Du produit total, le propriétaire prendra une part de plus en plus grande, le travailleur une part de plus en plus petite. À mesure que l’émigration vers les terres meilleur marché deviendra difficile ou impossible, les travailleurs, quel que soit le produit de leurs efforts, seront réduits à ce qui est juste nécessaire pour vivre, et la compétition entre eux les forcera à accepter une condition qui sera virtuellement celle de l’esclavage, bien qu’elle soit décorée des titres et des insignes de la liberté.

Il n’y a rien d’étrange dans le fait que, en dépit de l’énorme accroissement de puissance productive dont ce siècle a été témoin, et qui continue, les salaires du travail dans les couches les plus basses et les plus étendues de l’industrie tendent partout à égaler les salaires de l’esclavage, à être juste assez pour maintenir les ouvriers en état de travailler. Car la propriété de la terre sur laquelle et de laquelle un homme doit vivre, est virtuellement la possession de l’homme lui-même, et en reconnaissant le droit de quelques individus à l’usage exclusif et à la jouissance de la terre, nous condamnons d’autres individus à l’esclavage, aussi pleinement que si nous en avions formellement fait des propriétés mobilières.

Dans une forme plus simple de société, où la production consiste principalement dans l’application directe du travail au sol, l’esclavage qui résulte nécessairement de la permission accordée à quelques-uns de posséder exclusivement la terre de la quelle tous doivent vivre, se manifeste nettement sous forme d’ilotisme, de servage, d’esclavage.

L’esclavage personnel a eu pour origine la capture des prisonniers de guerre, et bien qu’il ait existé jusqu’à un certain point dans toutes les parties du globe, son aire a été peu étendue, ses effets ordinaires, si on la compare aux formes d’esclavage qui ont eu pour origine l’appropriation de la terre. Aucun peuple n’a jamais été réduit à l’esclavage personnel par des hommes de sa propre race, aucun peuple même n’a été entièrement réduit à l’esclavage à la suite d’une conquête. L’asservissement général du grand nombre par le petit, que nous trouvons partout où la société a atteint un certain développement, est le résultat de l’appropriation de la terre comme propriété individuelle. C’est la propriété du sol qui donne partout la propriété des hommes qui vivent dessus. C’est un esclavage de ce genre qu’attestent les pyramides et les monuments énormes de l’Égypte, et dont nous avons peut-être conservé une tradition vague dans l’histoire biblique de la famine durant laquelle Pharaon acheta les terres au peuple. C’est à un esclavage de ce genre que, dans le crépuscule de l’histoire, les conquérants de la Grèce réduisirent les habitants primitifs de la péninsule, les transformant en Ilotes en leur faisant payer une rente pour leurs terres. C’est la formation des latifundia, ou grandes propriétés foncières, qui changea la population de l’ancienne Italie, fit d’une race de hardis agriculteurs, dont les robustes vertus conquirent le monde, une race d’esclaves rampants ; c’est l’appropriation de la terre par leurs chefs qui transforma graduellement les descendants des guerriers Gaulois, Teutons et Huns libres et égaux, en colons et en vilains, les bourgeois indépendants des villages Slavons en paysans grossiers de la Russie, en serfs de la Pologne ; qui institua la féodalité chinoise et japonaise aussi bien que celle d’Europe, et qui fit des hauts chefs de la Polynésie les maîtres absolus de leurs compatriotes. Comment il se fit que les pasteurs et les guerriers Aryens qui, ainsi que nous le montre la philologie comparée, descendent du lieu de naissance commun aux races indo-germaniques, et qui s’établirent dans les terres basses de l’Inde, sont devenus les Hindous suppliants et rampants, le vers sanscrit déjà cité nous l’explique. Les parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil du Rajah hindou sont les fleurs de concessions de terre. Et si nous pouvions trouver la clef des archives des civilisations depuis longtemps ensevelies et qui reposent dans les ruines gigantesques du Yucatan et du Guatemala, nous racontant l’orgueil de la classe dirigeante, et le travail non payé auquel étaient condamnées les masses, nous lirions, selon toute probabilité, l’histoire de l’esclavage imposé au peuple par l’appropriation de la terre par le petit nombre, nouvel exemple de cette vérité universelle que ceux qui possèdent la terre sont les maîtres des hommes qui y habitent.

La relation nécessaire entre le travail et la terre, le pouvoir absolu que la possession de la terre donne sur les hommes qui ne peuvent vivre qu’en en faisant usage, expliquent ce qui autrement est inexplicable — la croissance et la persistance d’institutions, de mœurs, et d’idées si profondément contraires au sentiment naturel de liberté et d’égalité.

Quand l’idée de la propriété individuelle, qui s’attache si justement et si naturellement aux choses produites par l’homme, est étendue à la terre, tout le reste est une simple affaire de développement. Le plus fort et le plus adroit acquiert facilement une part supérieure dans cette espèce de propriété, qu’on peut avoir, non en produisant, mais par appropriation, et en devenant seigneur de la terre, on devient nécessairement seigneur de ses semblables. La possession de la terre est la base de l’aristocratie. Ce n’était pas la noblesse qui donnait la terre, c’était la terre qui donnait la noblesse. Tous les immenses privilèges de la noblesse de l’Europe du moyen âge venaient de sa position comme maîtresse du sol. Le simple principe de la propriété du sol produisit d’un côté le seigneur, de l’autre le vassal, l’un ayant tous les droits, l’autre n’en ayant aucun. Le droit du seigneur a la possession du sol une fois reconnu et conservé, ceux qui vivaient sur ces terres ne pouvaient le faire que suivant les conditions dictées par lui. Les mœurs et les habitudes firent que ces conditions comprenaient des services et servitudes aussi bien que des rentes en nature ou en argent ; mais la chose essentielle qui forçait d’accepter ces conditions, c’était la possession de la terre. Ce pouvoir existe partout existe la propriété de la terre et se dégage partout où la compétition pour l’usage de la terre est assez grande pour permettre au landlord de dicter lui-même ses conditions. Le propriétaire anglais d’aujourd’hui a, par la loi qui reconnaît son droit exclusif à la terre, essentiellement la même puissance qu’avait son prédécesseur, le baron féodal. Il peut exiger la rente en services ou servitudes. Il peut forcer ses tenanciers à s’habiller d’une certaine façon, à professer une certaine religion, à envoyer leurs enfants à une école particulière, à soumettre leurs différents à sa décision, à tomber à genoux quand il leur parle, à le suivre vêtus de sa livrée, à lui livrer l’honneur de leurs femmes, s’ils ne veulent pas quitter sa terre. Il peut, en résumé, demander tout ce qu’accepteront les hommes pour vivre sur sa terre, et la loi ne peut pas l’en empêcher à moins qu’elle ne tempère son droit de propriété, par égard pour ceux qui voudraient que ce droit prît la forme d’un libre contrat, ou d’un acte volontaire. Et les landlords anglais ont exercé leurs droits comme ils le voulaient, suivant les mœurs des temps. Après avoir éludé pour eux-mêmes l’obligation de pourvoir à la défense du pays, ils n’ont pas réclamé longtemps de leurs tenanciers le service militaire, et aujourd’hui la possession de la richesse et du pouvoir ne se manifestant plus par la quantité énorme de serviteurs, ils n’ont plus requis le service personnel. Mais ils surveillent ordinairement les votes de leurs fermiers, et les dirigent dans une foule de petites choses. Ce « père en Dieu justement révéré, » l’évêque Lord Plunkett, expulsa un certain nombre de ses pauvres tenanciers irlandais parce qu’ils ne voulaient pas envoyer leurs enfants aux écoles protestantes du dimanche ; des crimes bien plus sombres sont attribués au comte de Leitrim auquel Némésis tarda si longtemps d’envoyer le billet d’un assassin ; pendant que, sur les froids conseils de la passion, on abattait cottage après cottage, des familles et des familles étaient jetées sur les grandes routes. Le principe qui rend ceci possible est le même qui, dans des temps plus grossiers et un état social plus simple, asservit les masses, et creusa un fossé si profond entre le noble et le paysan. Là où le paysan fut fait serf, ce fut simplement en lui défendant de quitter la terre sur laquelle il était né, en produisant ainsi artificiellement la condition que nous avons supposée exister sur l’île. Dans les pays peu peuplés il est nécessaire de produire l’esclavage absolu, mais dans les pays très peuplés, la compétition peut produire les mêmes effets. Entre la condition du paysan irlandais forcé de payer une rente et celle du serf russe, l’avantage devait être pour beaucoup de choses du côté du serf. Le serf ne meurt pas de faim.

Comme je crois l’avoir suffisamment prouvé, c’est la même cause qui, à toutes les époques, a dégradé et asservi les classes ouvrières, et qui agit aujourd’hui dans le monde civilisé. Par tout on accorde la liberté personnelle, c’est-à-dire la liberté de se mouvoir ; on ne trouve aucun vestige d’inégalité légale et politique aux États-Unis, et très peu dans les contrées civilisées les plus arriérées. Mais la grande cause d’inégalité reste et se manifeste dans la distribution inégale de la richesse. L’essence de l’esclavage, c’est que dans cet état le maître prend au travailleur tout ce qu’il produit, sauf ce qui est nécessaire pour entretenir une existence animale, et c’est à ce minimum que tendent manifestement les salaires du travail libre, dans les conditions actuelles. Quel que soit l’accroissement de la puissance productive, la rente tend constamment à absorber le gain, et plus que le gain.

Ainsi la condition des masses dans tous les pays civilisés est, ou tend à devenir, celle de l’esclavage virtuel sous l’apparence de la liberté. Et il est probable que ce genre d’esclavage est le plus cruel et le plus impitoyable. Car le travailleur est volé du produit de son travail et forcé de travailler pour gagner seulement de quoi vivre ; mais ceux qui lui fixent sa tâche, au lieu d’être des êtres humains, assument la forme de nécessités impérieuses. Ceux auxquels il remet son travail et dont il reçoit son salaire, ont souvent un maître à leur tour ; le contact entre les ouvriers et ceux qui bénéficient en dernier lieu de leur travail, n’existe plus, l’individualité disparaît. La responsabilité directe du maître pour l’esclave, responsabilité qui exerce une influence bienfaisante sur la grande majorité des hommes, n’existe pas ; ce n’est pas un homme qui semble conduire un autre au travail incessant et mal récompensé, mais « les lois inévitables de l’offre et de la demande, » pour lesquelles personne n’est particulièrement responsable. Les maximes de Caton le Censeur — maximes qui paraissaient odieuses même dans un âge de cruauté et d’esclavage universel — et d’après lesquelles après avoir tiré d’un esclave tout le travail possible, celui-ci n’avait plus qu’à mourir, sont devenues la règle commune ; on a même perdu l’intérêt égoïste qui engageait le maître à tenir compte du confort et du bien-être de son esclave. Le travail est devenu une marchandise, et le travailleur une machine. Il n’y a plus de maîtres ni d’esclaves, plus de possesseurs et de possédés, mais seulement des acheteurs et des vendeurs. Le marchandage du marché a pris la place de tout autre sentiment.

Quand les propriétaires d’esclaves du Sud considéraient la condition du pauvre travaillant librement dans les pays civilisés les plus avancés, il n’est pas étonnant qu’ils se soient persuadés facilement de la divinité de l’institution de l’esclavage. Sans aucun doute les esclaves cultivateurs du Sud étaient, dans l’ensemble, mieux nourris, mieux logés, mieux vêtus ; ils avaient moins de soucis et plus de jouissances que les ouvriers cultivateurs de l’Angleterre ; et même en visitant des cités du Nord, les propriétaires d’esclaves pouvaient voir et entendre des choses qui auraient été impossibles dans ce qu’ils appelaient leur organisation du travail. Dans les États du Sud, pendant les jours d’esclavage, le maître qui aurait forcé ses nègres à travailler et à vivre comme sont forcées de le faire des classes entières de femmes et d’hommes blancs dans les pays de liberté, aurait été jugé infâme, et si l’opinion publique ne l’avait pas contraint de changer de conduite, son propre intérêt à l’entretien de la santé et de la force de ses esclaves l’y auraient forcé. Mais à Londres, New-York, Boston, parmi des gens qui auraient donné et qui donneraient encore de l’argent et leur sang pour affranchir des esclaves, dans ces villes où personne ne peut maltraiter une bête en public sans être arrêté et puni, on peut voir des enfants déguenillés et affamés errer dans les rues par le temps le plus froid, et dans des galetas malpropres, dans des caves malsaines, des femmes travailler pour un salaire qui ne leur donne même pas de quoi se nourrir et se chauffer. Est-il étonnant que, pour les esclavagistes du Sud, la demande de l’abolition de l’esclavage parut le cri de l’hypocrisie ?

Et maintenant que l’esclavage est aboli, les planteurs du Sud trouvent qu’ils n’ont eu à subir aucune perte. La possession de la terre sur laquelle doivent vivre les hommes libres leur donne pratiquement autant de pouvoir sur le travail qu’auparavant, tandis qu’ils sont délivrés d’une responsabilité souvent coûteuse. Si les nègres ne veulent pas se soumettre à leurs conditions, ils ont l’alternative de l’émigration, et on commence à constater un grand mouvement en ce sens ; mais comme la population a augmenté et que la terre devient chère, les planteurs recevront proportionnellement une plus grande part du gain de leurs ouvriers qu’ils n’en recevaient lors de l’existence de l’esclavage, et les ouvriers une part moins grande — car les esclaves recevaient toujours au moins de quoi s’entretenir en bonne santé physique, tandis que dans des pays comme l’Angleterre, il y a des classes entières d’ouvriers qui ne reçoivent pas même cela[3].

Les influences qui, partout où il y a des relations personnelles entre le maître et l’esclave, modifient l’esclavage personnel et empêchent le maître d’exercer jusqu’à ses dernières limites son pouvoir sur l’esclave, se sont montrées dans les formes grossières du servage qui caractérisent les périodes primitives du développement de l’Europe ; et aidées par la religion, peut-être aussi par l’intérêt égoïste du seigneur, fixées par les coutumes, ces influences ont limité ce que le possesseur de la terre pouvait extorquer du serf ou du paysan ; de sorte que la compétition d’hommes sans moyens d’existence, luttant les uns contre les autres pour obtenir ces moyens d’existence, n’a pu nulle part se déployer complètement, ni donner tous ses funestes résultats de dépravation et de dégradation. Les ilotes de la Grèce, les métayers de l’Italie, les serfs de la Russie et de la Pologne, les paysans de l’Europe féodale, donnaient à leurs seigneurs une portion fixe soit de leur produit, soit de leur travail, et en général, en dehors de cela, n’étaient pas opprimés. Mais les influences qui arrêtèrent ainsi et modifièrent la puissance d’extorsion du seigneur, et qui font qu’aujourd’hui encore dans quelques grandes propriétés le landlord et sa famille croient de leur devoir d’envoyer des remèdes et des douceurs aux malades et aux infirmes, de veiller au bien-être des paysans, comme le planteur veillait au bien être de ses nègres, ces influences se sont perdues avec la forme plus raffinée et moins évidente qu’a pris le servage dans les procédés plus compliqués de la production moderne, qui séparent si profondément, par tant d’échelons intermédiaires, l’individu qui travaille de celui qui profite de ce travail, et qui font que les relations entre les membres des deux classes ne sont ni directes ni particulières, mais indirectes et générales. Dans la société moderne, la compétition a libre jeu pour forcer l’ouvrier à donner tout ce qu’il peut, et on peut voir, par la condition des basses classes dans les centres de richesse et d’industrie, avec quelle puissance terrifiante elle agit. Si la condition des basses classes n’est pas encore plus générale, c’est qu’une grande étendue de terres fertiles se trouvait en Amérique et a ouvert un débouché à la population s’accroissant, non seulement des États-Unis, mais encore des vieux pays de l’Europe ; — dans un pays, l’Irlande, l’émigration a été si grande qu’elle a réduit la population actuelle de l’île. Mais ce canal de dérivation n’existera pas toujours. Il est déjà presque fermé, et, lorsqu’il le sera tout à fait, la lutte deviendra de plus en plus dure.

Ce n’est pas sans raison que la sage corneille du Ramayana, la corneille Bushanda, « qui avait vécu dans toutes les parties de l’univers et connaissait tous les événements depuis les commencements du temps, » déclare que, bien que le mépris des avantages de ce monde soit nécessaire à la suprême félicité, la pauvreté est cependant la peine la plus vive qu’il soit possible d’infliger. La pauvreté à laquelle, la civilisation avançant, sont condamnées de grandes masses d’hommes, n’est pas la suppression des distractions et des tentations que les sages ont cherchée et que les philosophes ont vantée : c’est un esclavage dégradant et abrutissant, qui abaisse la nature la plus élevée, détruit les sentiments les plus délicats, et conduit l’homme par sa souffrance à agir comme ne le feraient pas des bêtes. C’est dans cette pauvreté qui détruit toutes les qualités spéciales de l’homme et de la femme, qui enlève à l’enfance l’innocence et la joie, que vivent les classes ouvrières conduites par une force qui agit sur elles comme une machine impitoyable et irrésistible. Le manufacturier de Boston qui paie les jeunes filles qu’il emploie deux cents l’heure, peut les plaindre, mais, comme elles, il est gouverné par la loi de compétition, il ne peut les payer davantage et faire ses affaires, car le commerce n’est pas mené par le sentiment. Et ainsi, à travers toutes les gradations intermédiaires, jusqu’à ceux qui reçoivent les gains du travail sous forme de rente, sans rien donner en retour, ce sont les lois inexorables de l’offre et de la demande, — puissance avec la quelle il ne faut pas plus se disputer qu’avec les vents et les marées, — qui semblent précipiter les basses classes dans l’esclavage du besoin.

Mais en réalité, la cause qui a produit et doit toujours produire l’esclavage, c’est la monopolisation par quelques-uns de ce que la nature offre à tous.

Notre liberté de parade impliquera nécessairement l’esclavage, aussi longtemps que nous reconnaîtrons la propriété privée de la terre. Jusqu’à ce que cette propriété soit abolie, les déclarations d’indépendance, et les actes d’émancipation seront vains. Aussi longtemps qu’un homme pourra réclamer la propriété exclusive de la terre dont d’autres hommes doivent vivre, l’esclavage existera, et croîtra, et augmentera à mesure que le progrès matériel s’accroîtra !

C’est ce qui arrive dans notre monde civilisé, ainsi que nous l’avons prouvé dans nos chapitres antérieurs. La propriété privée de la terre est la meule inférieure. Le progrès matériel est la meule supérieure. Les classes ouvrières sont broyées entre les deux avec une force de plus en plus grande.


CHAPITRE III.

DROIT DES PROPRIÉTAIRES À UNE COMPENSATION.

En réalité, il n’y a pas moyen d’échapper à cette vérité : il n’y a et il ne peut y avoir aucun titre à la possession exclusive du sol, et la propriété privée de la terre est une injustice pure, hardie et énorme, comme l’esclavage personnel.

La majorité des hommes dans les communautés civilisées ne reconnaissent pas cette vérité, simplement parce qu’ils ne réfléchissent pas. Pour eux, tout ce qui est, est juste, bien qu’on en ait souvent fait remarquer l’injustice, et en général ils sont prêts à crucifier ceux qui attaquent les choses existantes.

Mais il est impossible d’étudier l’économie politique, même comme on l’enseigne aujourd’hui, ou de penser à la production et à la distribution de la richesse, sans voir que la propriété de la terre diffère essentiellement de la propriété des choses produites par l’homme, et que, au point de vue de la justice abstraite, rien ne la justifie.

C’est ce qu’admettent expressément ou tacitement tous les ouvrages importants d’économie politique, mais en général d’une manière vague, par admission ou omission. On détourne le plus souvent l’attention de cette vérité, comme un professeur parlant de morale dans un pays esclavagiste l’aurait fait, au lieu d’examiner soigneusement les droits naturels de l’homme, et on accepte sans commentaire la propriété de la terre, comme un fait existant ; ou l’on suppose qu’elle est nécessaire à l’usage convenable de la terre et à l’existence de l’état civilisé.

L’examen que nous avons fait subir aux faits a prouvé d’une manière concluante que la propriété privée ne peut être justifiée si l’on se place sur le terrain d’utilité, que, au contraire, elle est la grande cause à laquelle il faut attribuer la pauvreté, la misère, la dégradation, les plaies sociales, la faiblesse politique qui se montrent si menaçantes au milieu du progrès de la civilisation. L’utilité se joint donc à la justice pour demander que nous l’abolissions.

Quand l’intérêt et la justice s’unissent ainsi pour demander l’abolition d’une institution qui n’a pas de fondement plus solide qu’une simple réglementation municipale, quelle raison d’hésiter peut-il y avoir ?

La considération qui semble causer cette hésitation, même de la part de ceux qui voient clairement que de droit la terre est propriété commune, est celle-ci : on a permis si longtemps que la terre soit considérée comme propriété privée, qu’en abolissant cette habitude on ferait tort à ceux qui ont cru pouvoir baser leurs calculs sur sa durée ; en permettant de posséder la terre comme si la chose était juste, on commettrait, en rétablissant les droits communs, une injustice envers ceux qui ont acheté la terre avec ce qui était sans aucun doute leur légitime propriété. Donc on soutient que, si nous abolissons la propriété privée de la terre, la justice demande que nous donnions une compensation complète à ceux qui possèdent aujourd’hui des terres, de même que le gouvernement anglais, en abolissant la vente et l’achat des commissions militaires, se sentit obligé de donner une compensation à ceux qui avaient des commissions, qui les avaient achetées dans la croyance qu’ils pourraient les vendre, de même que le gouvernement anglais abolissant l’esclavage dans ses colonies des Indes occidentales, paya 100 millions de dollars aux propriétaires d’esclaves.

Herbert Spencer lui-même, après avoir clairement démontré dans ses Social statics que tout titre par lequel on réclame la possession exclusive de la terre n’a pas de valeur, appuie cette idée de compensation (ce qui me semble être une inconséquence) en déclarant que l’estimation juste et la liquidation des droits des propriétaires actuels « qui, soit par leurs propres actes, soit par les actes de leurs ancêtres, ont donné pour leurs propriétés des équivalents en richesse honnêtement gagnée, » sera « un des problèmes les plus compliqués qu’aura un jour à résoudre la société. »

C’est cette idée qui a donné naissance à la proposition, qui trouve des avocats en Angleterre, que le gouvernement devra acheter à son prix de marché la propriété de la terre du pays, et c’est cette idée qui a conduit John Stuart Mill, bien qu’il perçût clairement l’injustice essentielle de la propriété privée de la terre, à défendre, non pas le rachat total de la terre, mais le rachat des avantages ajoutés dans l’avenir. Son plan était qu’on fît une estimation juste et même large de la valeur de marché de toutes les terres du royaume, et que les futures augmentations à cette valeur qui ne seraient pas dues aux améliorations du propriétaire, soient prises par l’État.

Pour ne rien dire des difficultés pratiques que suppose un tel plan, son défaut inhérent, essentiel, outre l’extension des fonctions du gouvernement et la corruption par là engendrée, reposerait dans l’impossibilité de combler par un compromis quelconque la différence radicale entre le juste et l’injuste. Tant qu’on aura égard aux intérêts des propriétaires, on nuira aux intérêts et aux droits généraux, et si les propriétaires ne doivent rien perdre de leurs privilèges spéciaux, le peuple dans son ensemble ne gagnera rien. Acheter les droits de propriété individuelle ce serait simplement donner aux propriétaires, sous une autre forme, un droit du même genre et de la même valeur, que celui que leur donne actuellement la possession de la terre ; ce serait lever pour eux, par des impôts, la même part du gain du travail et du capital qu’ils s’approprient maintenant par la rente. Leur avantage injuste serait conservé, et le désavantage injuste des non-propriétaires également. Certainement il y aurait gain pour le peuple en général quand le progrès de la rente ferait que la somme prise par les propriétaires avec le système actuel, serait plus grande que l’intérêt donné sur le prix de vente de la terre aux taux actuels, mais ce ne serait qu’un gain futur ; et en attendant, non seulement le peuple ne se trouverait pas soulagé, mais le fardeau imposé au travail et au capital au profit des propriétaires actuels se trouverait très alourdi. Car un des éléments de la valeur actuelle du marché de la terre, c’est l’espérance d’un accroissement futur de valeur, et ainsi, acheter les terres au prix du marché et payer l’intérêt de l’argent d’achat, ce serait mettre sur le dos des producteurs non seulement le paiement de la rente actuelle, mais le paiement de la rente espérée par la spéculation. Ou, pour mettre ceci sous une autre forme : la terre serait achetée à un prix calculé sur un taux plus bas que le taux ordinaire de l’intérêt (car l’accroissement futur des valeurs foncières rend toujours le prix de marché de la terre beaucoup plus élevé que le prix de n’importe quelle autre chose donnant le même revenu actuellement), et l’intérêt de l’argent d’achat se paierait au taux ordinaire. Donc, non seulement on devrait payer aux propriétaires tout ce que la terre leur rapporte actuellement, mais encore beaucoup plus. En réalité l’État passerait avec les propriétaires actuels un bail perpétuel en leur payant une rente de beaucoup plus forte que celle qu’ils reçoivent maintenant. Pour le moment l’État deviendrait simplement l’agent des propriétaires recueillant leurs rentes, et devrait leur payer non seulement ce qu’ils recevaient, mais beaucoup plus.

Le plan de M. Mill pour nationaliser le futur « accroissement non mérité de valeur de la terre » en fixant la valeur de marché actuelle de toutes les terres, et en rendant l’État propriétaire de l’accroissement futur de valeur, n’augmenterait pas l’injustice de la distribution actuelle de richesse, mais n’y remédierait pas non plus. L’accroissement spéculatif de la rente cesserait, et dans l’avenir le peuple, en général, gagnerait la différence entre l’accroissement de la rente et la somme à laquelle aurait été estimé l’accroissement en fixant la valeur présente de la terre dont naturellement la valeur future, comme la valeur présente, est un élément. Mais il laisserait, pour l’avenir, une classe en possession de l’énorme avantage qu’elle a maintenant sur les autres. Tout ce qu’on peut dire de ce plan, c’est qu’il vaut peut-être mieux que rien.

On peut parler de plans aussi inefficaces et aussi impraticables là où toute autre proposition plus efficace ne pourrait pas être conçue pour le moment, et leur discussion est le signe que l’extrémité du coin de la vérité commence à pénétrer dans les esprits. Dans la bouche des hommes, la justice se fait humble quand elle commence à protester contre une injustice consacrée par le temps, et nous, les nations parlant anglais, nous portons encore le collier de l’esclavage saxon, nous avons été élevées dans le respect superstitieux des « droits » des propriétaires fonciers, comme l’étaient les anciens Égyptiens à l’égard du crocodile. Mais, quand les temps sont mûrs, les idées se développent, parfois d’abord sous une forme insignifiante. Un jour les députés du Tiers-État se couvrirent quand le roi mit son chapeau. Peu de temps après, la tête du fils de Saint-Louis roulait sur l’échafaud. Le mouvement anti-esclavagiste commença aux États-Unis, par des discours où l’on parlait de donner une compensation aux propriétaires d’esclaves, mais quand quatre millions d’esclaves furent émancipés, les propriétaires ne reçurent aucune compensation et n’en réclamèrent aucune. Et quand le peuple de pays comme l’Angleterre et les États-Unis sera suffisamment convaincu de l’injustice et des désavantages de la propriété individuelle de la terre, pour essayer de la nationaliser, il sera bien près de la nationaliser par un moyen plus direct et plus facile que par l’achat. Il ne songera plus à donner une compensation aux propriétaires de la terre.

Toute inquiétude au sujet des propriétaires de la terre est également injuste. On ne peut expliquer qu’un homme comme John Stuart Mill ait attaché tant d’importance à la question de compensation, et ait simplement prôné la confiscation du futur accroissement de la rente, qu’en se rappelant qu’il acceptait la théorie courante selon laquelle les salaires sortent du capital et la population tend toujours à dépasser les moyens de subsistance. C’est ce qui l’a rendu aveugle aux effets complets de l’appropriation privée de la terre. Il voyait que « le droit du propriétaire est entièrement subordonné à la politique générale de l’État, » et que « lorsque la propriété privée de la terre n’est pas utile, elle est injuste[4], » mais embarrassé par la doctrine de Malthus, il attribue expressément, dans un paragraphe que j’ai déjà cité, le besoin et la souffrance qu’il voyait autour de lui « à l’avarice de la nature et non à l’injustice de l’homme, » et c’est ainsi que pour lui nationaliser la terre était relativement de peu d’importance pour la suppression du paupérisme et de la misère, but qui ne pouvait être atteint qu’en apprenant aux hommes à réprimer un instinct naturel. Grand et pur comme il était, cœur chaud et esprit noble, il ne vit jamais la véritable harmonie des lois économiques, ni comment d’une grande injustice fondamentale découlent le besoin et la misère, le vice et la honte. Autrement il n’aurait jamais écrit ces mots : « La terre de l’Irlande, la terre de tout pays, appartient au peuple de ce pays. Les individus appelés propriétaires n’ont, au point de vue de la morale et de la justice, aucun droit à autre chose qu’à la rente, ou compensation pour sa valeur de vente. »

Au nom du Prophète — bagatelles ! Si la terre d’un pays appartient au peuple de ce pays, quel droit, au nom de la morale et de la justice, ont à la rente les individus appelés propriétaires ? Si la terre appartient au peuple, pourquoi, au nom de la morale et de la justice, le peuple paierait-il la valeur de vente de ce qui lui appartient ?

Herbert Spencer dit : « Si nous avions à faire avec ceux qui ont originellement volé son héritage à la race humaine, nous pourrions en finir rapidement[5]. » Pourquoi n’en finirions-nous pas, n’importe comment ? Car ce vol n’est pas comme le vol d’un cheval ou d’une somme d’argent, qui cesse avec l’acte. C’est un vol continu, qui se fait chaque jour, à chaque heure. Ce n’est pas du produit du passé qu’est tirée la rente ; c’est du produit du présent. C’est un impôt levé constamment et continuellement sur le travail. Chaque coup de marteau, de pique, ou de navette, chaque battement de la machine à vapeur, paie son tribut. Cet impôt prend le gain d’hommes qui risquent leur vie sous terre, ou sur les lames blanchissantes de la mer, la juste récompense du capitaliste, et les fruits de l’effort patient de l’inventeur ; il arrache les petits enfants du jeu et de l’école, et les force à travailler avant que leurs os soient formés et leurs muscles développés ; il vole la chaleur à ceux qui ont froid ; la nourriture à ceux qui ont faim ; les médicaments à ceux qui sont malades ; la paix à ceux qui sont inquiets. Il abaisse, abrutit et aigrit. Il presse des familles de huit et dix personnes dans une chambre malpropre ; il fait errer comme des troupes de pourceaux les filles et les garçons ; il remplit les cabarets de ceux qui sont mal chez eux ; il fait de garçons qui pourraient devenir des hommes utiles, des candidats à la prison et au pénitencier ; il remplit les maisons de débauche de filles qui auraient pu connaître les joies pures de la maternité ; il envoie toutes les mauvaises passions rôder dans la société, comme un hiver rigoureux envoie les loups rôder autour des hommes : il obscurcit la foi dans l’âme humaine, et sur l’image d’un créateur juste, miséricordieux, il jette le voile d’un destin dur, aveugle et cruel !

Ce n’est pas simplement un vol dans le passé ; c’est un vol dans le présent, un vol qui prive de leur droit de naissance les enfants qui viennent maintenant au monde ! Pourquoi hésiterions-nous à détruire un pareil système ? Parce que j’ai été volé hier, et avant-hier, et le jour d’avant, est-ce une raison pour que je supporte d’être volé aujourd’hui et demain ? est-ce une raison pour que j’en conclue que le voleur a acquis le droit de me voler ?

Si la terre appartient au peuple, pourquoi continuer à permettre aux propriétaires de prendre la rente, ou compenser d’une manière quelconque la perte de cette rente ? Considérez ce qu’est la rente. Elle ne naît pas spontanément de la terre ; elle n’est due à aucune chose faite par le propriétaire. Elle représente une valeur créée par toute la communauté. Que les propriétaires aient, si vous voulez, tout ce que leur donnerait la possession de la terre en l’absence du reste de la communauté. Mais la rente, création de toute la communauté, appartient nécessairement à toute la communauté.

Soumettez le droit des propriétaires à l’épreuve des maximes de la loi commune qui déterminent les droits de l’homme vis à vis de l’homme. La loi commune, nous dit-on, est la perfection de la raison, et certainement les propriétaires ne peuvent se plaindre de sa décision car elle a été construite par et pour les propriétaires. Eh bien, que donne la loi au possesseur innocent quand la terre, pour laquelle il a donné son argent, est jugée appartenir légitimement à un autre ? Rien du tout. Qu’il ait acheté de bonne foi, cela ne lui donne aucun droit de réclamer. La loi ne s’occupe pas de la « question compliquée des compensations » pour l’acheteur innocent. La loi ne dit pas comme John Stuart Mill : « La terre appartient à A, donc B qui a pensé qu’il en était le possesseur n’a droit qu’à la rente, ou compensation pour sa valeur de marché. » Car ce serait vraiment comme cette décision fameuse à propos d’un esclave fugitif, et d’après laquelle on disait que la cour avait donné la loi au Nord et le nègre au Sud. La loi dit simplement : « La terre appartient à A, que le magistrat chargé de la faire exécuter mette A en possession de son bien ! » Elle ne donne aucun droit à l’acheteur innocent d’un titre illégitime, elle ne lui alloue aucune compensation. Et non seulement cela, mais elle lui prend toutes les améliorations qu’il a faites de bonne foi sur la terre. Vous pouvez avoir donné un prix élevé de la terre, avoir fait tous vos efforts pour vous assurer que le titre est bon ; vous pouvez l’avoir possédée sans contestation pendant des années, sans avoir pensé une fois à la possibilité d’un autre titulaire ; vous pouvez l’avoir fertilisée par votre travail, y avoir construit une demeure luxueuse ayant plus de valeur que la terre elle-même, ou une modeste maison que vous avez entourée de figuiers et de vignes et où vous comptez finir vos jours ; et malgré cela si Quirk, Gammon et Snap peuvent découvrir un vice de rédaction dans vos parchemins, ou quelque héritier oublié qui n’a jamais rêvé à ses droits, on peut vous enlever non seulement la terre, mais toutes les améliorations que vous aurez pu y faire. Et ce n’est pas tout. Suivant la loi commune, quand vous avez rendu la terre et abandonné toutes vos améliorations on peut vous demander compte des profits que vous avez tirés de la terre pendant que vous la possédiez.

Si maintenant nous appliquons à la cause du peuple versus les propriétaires, les mêmes maximes de justice que les propriétaires ont érigées en lois, et que les cours américaines et anglaises appliquent tous les jours dans les différends entre un homme et un autre, non seulement nous ne penserons pas à donner pour la terre une compensation quelconque aux propriétaires, mais nous leur prendrons toutes les améliorations et tout ce qu’ils pourront posséder en outre.

Mais je ne propose pas, et je ne crois pas que quelqu’un d’autre proposera jamais d’aller si loin. Si le peuple recouvre la propriété de la terre, ce sera suffisant. Que les propriétaires conservent sans crainte leurs améliorations et leurs biens personnels.

Et cette mesure de justice n’opprimera, ne fera tort, à aucune classe. La grande cause de la distribution actuelle inégale de la richesse, avec la souffrance, la dégradation, la ruine qu’elle entraîne, sera balayée. Les propriétaires eux-mêmes auront leur part du gain général. Le gain des grands propriétaires eux-mêmes sera réel. Le gain des petits propriétaires sera énorme. Car en accueillant la justice, les hommes accueilleront l’amour. La Paix et l’Abondance les suivront apportant leurs dons non à quelques-uns mais à tous.

Nous verrons plus tard combien ceci est vrai.

Si dans ce chapitre j’ai parlé de justice et d’utilité comme si la justice était une chose et l’utilité une autre, c’est seulement afin de répondre aux objections de ceux qui parlent ainsi. L’utilité la plus haute et la plus vraie est dans la justice.


CHAPITRE IV.

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE, AU POINT DE VUE HISTORIQUE.

Ce qui, plus que toute autre chose, empêche la destruction de l’injustice essentielle de la propriété privée de la terre, et s’oppose à la prise en considération sérieuse de toute proposition tendant à l’abolir, c’est l’habitude mentale qui fait que toute chose ayant longtemps existé semble naturelle et nécessaire.

Nous avons tellement l’habitude de considérer la terre comme propriété privée, nos lois, nos mœurs, nos coutumes la reconnaissent si bien comme telle, que la majorité des gens ne songe pas à mettre la chose en doute, mais regarde la propriété comme nécessaire à l’usage de la terre. On ne conçoit pas, il ne vient même pas à l’esprit de concevoir, une société existant ou possible sans que la terre soit soumise à la propriété privée. Le premier pas vers la culture ou l’amélioration de la terre semble être l’appropriation, et il semble que la terre appartient à l’homme comme lui appartiennent une maison, du bétail, des marchandises, qu’il a aussi pleinement droit de la vendre, de la léguer, de la donner, de l’échanger. La « sainteté de la propriété » a été prêchée si constamment et si efficacement, surtout par ces « conservateurs de l’ancienne barbarie » comme Voltaire appelait les légistes, que bien des gens regardent la propriété privée de la terre comme la base même de la civilisation, et, si l’on suggère l’idée de la transformation de la terre en propriété commune, considèrent cette idée comme une fantaisie chimérique, qui n’a jamais été et ne sera jamais réalisée, ou comme une proposition tendant à renverser la société de sa base et à la ramener à la barbarie.

S’il était vrai que la terre ait toujours été considérée comme propriété privée, cela ne prouverait pas la justice ou la nécessité de la considérer toujours comme telle, pas plus que l’existence universelle de l’esclavage, qu’on a pu jadis affirmer, ne prouvait la justice ou la nécessité de faire de la chair et du sang humain une propriété.

Il n’y a pas longtemps, la monarchie semblait universelle, et non seulement les rois, mais encore la majorité de leurs sujets, croyaient réellement qu’aucun pays ne pouvait subsister sans un roi. Cependant, pour ne rien dire de l’Amérique, la France aujourd’hui se passe d’un roi ; la reine d’Angleterre et impératrice des Indes, gouverne autant ses royaumes que la figure de bois à l’avant d’un vaisseau dirige sa course, et les autres têtes couronnées de l’Europe sont, métaphoriquement parlant, assises sur des barils de nitro-glycérine.

Il y a un peu plus de cent ans, l’évêque Butler, l’auteur de la fameuse Analogie, déclarait qu’un « gouvernement civil, sans une religion d’État, est un projet chimérique dont il n’y a pas d’exemple. » En disant qu’il n’y en avait pas d’exemple, il avait raison. En ce temps, il n’existait pas et il n’aurait pas été facile de nommer un gouvernement sans une religion d’État quelconque ; cependant, aux États-Unis, nous avons depuis prouvé, par un siècle de pratique, qu’un gouvernement civil peut exister sans une religion d’État.

Si la terre avait toujours et partout été considérée comme propriété privée, cela ne prouverait déjà pas qu’elle doive toujours l’être ; mais de plus, ce n’est pas vrai. Au contraire, le droit commun à la terre a partout été primitivement reconnu, et la propriété privée n’est partout née que comme résultat d’une usurpation. Les perceptions primaires et persistantes de l’humanité enseignent que tous ont un droit égal à la terre, et l’opinion que la propriété privée de la terre est nécessaire à la société est un produit de l’ignorance ne regardant pas au delà des environnants immédiats — une idée de formation comparativement moderne, aussi artificielle, aussi peu fondée que celle du droit divin des rois.

Les observations des voyageurs, les recherches des historiens critiques, qui depuis peu de temps, ont tant fait pour reconstruire l’histoire oubliée des peuples, les travaux d’hommes comme Sir Henri Maine, Émile de Laveleye, le professeur Nasse de Bonn, et d’autres, sur le développement des institutions, prouvent que partout où la société humaine s’est formée, on a reconnu le droit commun des hommes à l’usage de la terre, et que nulle part on n’a adopté librement la propriété individuelle sans limite. Au point de vue historique, comme au point de vue moral, la propriété privée de la terre est un vol. Elle n’est nulle part née d’un contrat ; elle ne peut nulle part être attribuée à des idées de justice ou d’utilité ; elle est partout née de la guerre, de la conquête, et de l’usage égoïste que les habiles ont fait de la superstition et de la loi.

Partout où nous pouvons retrouver les traces de l’histoire primitive de la Société, que ce soit en Asie, en Europe, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, la terre a toujours été considérée, comme elle doit l’être d’après les relations nécessaires que la vie humaine a avec elle, comme propriété commune, tous les hommes y ayant des droits égaux. C’est-à-dire que tous les membres de la communauté (tous les citoyens dirions-nous) ont des droits égaux à l’usage et à la jouissance de la terre de la communauté. Cette reconnaissance du droit commun à la terre n’empêche pas la pleine reconnaissance du droit particulier et exclusif aux choses qui sont le résultat du travail ; ce droit ne fut pas abandonné quand le développement de l’agriculture eut imposé la nécessité de reconnaître la possession exclusive de la terre, afin d’assurer la jouissance exclusive des résultats du travail dépensé en la cultivant. La division de la terre entre les unités industrielles, familles, familles groupées, ou individus, ne se fit qu’autant que cela était nécessaire, les pâturages et les forêts étant conservés comme biens communs, et l’égalité pour les terres cultivables étant assurée, soit par une nouvelle division périodique, comme parmi les races teutoniques, soit par la prohibition de l’aliénation, comme dans la loi mosaïque.

Cette organisation primitive subsiste encore, sous une forme plus ou moins pure, dans les villages et communautés de l’Inde, de la Russie, dans les pays encore slavons ou soumis, jusqu’à ces derniers temps, à la loi turque ; dans les cantons montagneux de la Suisse, parmi les Kabyles du nord de l’Afrique, et les Kaffirs du sud ; parmi la population native de Java, et les Aborigènes de la Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire là où les influences extérieures n’ont pas altéré la forme de l’organisation sociale primitive. Cette forme a partout existé, ainsi que l’ont prouvé abondamment les recherches récentes de bien des savants et des observateurs indépendants ; ces recherches sont résumées de la façon la plus complète (à ma connaissance) dans les Systèmes de fermages dans les différents pays, publiés par le Cobden-Club, et dans la Propriété primitive, de M. de Laveleye ; je renvoie à ces ouvrages le lecteur désireux de connaître cette vérité dans tous ses détails.

« Dans toutes les sociétés primitives, » dit M. de Laveleye, à la suite de recherches n’ayant laissé inexplorée aucune partie du monde, « dans toutes les sociétés primitives, le sol était la propriété commune de la tribu, et était sujet à la distribution periodique entre les familles, de façon à ce que toutes pussent vivre de leur travail, comme la nature l’a ordonné. L’aisance de chacun était ainsi proportionnée à son énergie et à son intelligence ; personne, à aucun degré, n’était privé des moyens de subsistance, et l’inégalité augmentant d’une génération à l’autre, ne pouvait se produire. »

Si la conclusion de M. de Laveleye est juste, et elle l’est, il n’y a pas de doute, comment, dira-t-on, la terre est-elle devenue si généralement propriété privée ?

Les causes qui ont opéré pour supplanter cette idée originale du droit égal à l’usage de la terre par l’idée des droits exclusifs et inégaux, peuvent, je crois, se retrouver partout, vaguement, mais sûrement. Ce sont partout les mêmes qui ont conduit à la négation des droits personnels égaux et à l’établissement de classes privilégiées.

Ces causes peuvent se résumer dans la concentration du pouvoir dans les mains de chefs, et d’une classe militaire, résultat de l’état de guerre, qui leur permit de monopoliser les terres communes ; dans l’effet de la conquête, réduisant le peuple conquis à un état d’esclavage, divisant ses terres entre les conquérants, et donnant des parts disproportionnées aux chefs ; dans la différentiation et l’influence d’une classe sacerdotale, la différentiation et l’influence d’une classe de légistes professionnels dont les intérêts étaient servis par la substitution de la propriété exclusive de la terre, à la propriété commune[6] — l’inégalité une fois produite tendant toujours à devenir plus grande grâce à la loi d’attraction.

Ce fut la lutte entre cette idée de droits égaux au sol, et la tendance à le monopoliser par la possession individuelle, qui causa les conflits internes de la Grèce et de Rome ; c’est le frein opposé à cette tendance — en Grèce par des institutions comme celles de Lycurgue et de Solon, et à Rome par la loi Licinienne, et les divisions subséquentes de la terre — qui donna à ces deux pays leurs jours de force et de gloire ; et c’est le triomphe final de cette tendance qui fut fatal à tous deux. Les grandes propriétés ruinèrent la Grèce, comme plus tard « les grandes propriétés ruinèrent l’Italie[7], » et comme le sol, en dépit des avertissements de grands législateurs et de grands hommes d’État, passa finalement entre les mains d’un petit nombre, la population diminua, l’art déclina, l’intelligence fut énervée, et la race dans laquelle l’humanité avait atteint son plus splendide développement, s’avilit et se déshonora de plus en plus.

L’idée de la propriété individuelle et absolue de la terre, que la civilisation moderne tient de Rome, atteignit donc son complet développement dans les temps historiques. Quand la future maîtresse du monde révéla pour la première fois son existence, chaque citoyen avait sa petite pièce de terre, qui était inaliénable, et le domaine général, « la terre à blé qui était de droit public » était livrée à l’usage commun, sans doute par des règles et des coutumes qui assuraient l’égalité, comme pour la marche teutonique, et la commune Suisse. C’est sur ce domaine public, constamment agrandi par la conquête, que les familles patriciennes arrivèrent à tailler leurs grandes propriétés. Ces grandes propriétés, le grand attirant le moindre, finirent, malgré les oppositions temporaires, les lois, les nouvelles divisions, par englober toutes les petites propriétés qui s’ajoutèrent ainsi aux latifundia des très riches, pendant que leurs propriétaires étaient forcés de devenir esclaves, ou de devenir des colons payant une rente, ou étaient conduits dans des provinces étrangères nouvellement conquises, où l’on donnait la terre aux vétérans des légions ; ou bien encore arrivaient à la métropole grossir le nombre des prolétaires qui n’avaient rien à vendre que leurs voix.

Le Césarisme se transformant bientôt en un despotisme effréné et tout oriental, fut le résultat politique inévitable de cet état de choses, et l’empire, même lorsqu’il embrassait le monde, n’était préservé de la dissolution que par la vie plus saine des frontières, où la terre avait été partagée entre les colons militaires, où les usages primitifs survécurent plus longtemps. Mais les latifundia qui avaient dévoré la force de l’Italie, se répandirent constamment, couvrant la surface de la Sicile, de l’Afrique, de l’Espagne, de la Gaule, de grandes propriétés cultivées par des esclaves ou des fermiers. Les vertus solides, nées de l’indépendance personnelle, s’éteignirent, une agriculture épuisante appauvrit l’âme, les bêtes sauvages remplacèrent les hommes, jusqu’à ce que, à la fin, avec une force nourrie dans l’égalité, les barbares vinrent tout envahir ; Rome périt ; et il ne resta que des ruines d’une civilisation si fière.

C’est ainsi qu’arriva cette chose étonnante, qui, au temps de la grandeur de Rome, aurait semblé aussi impossible qu’il nous semble à nous que les Comanches et les Têtes-Plates puissent conquérir les États-Unis, ou que les Lapons puissent désoler l’Europe. On doit chercher la cause fondamentale de cette ruine dans la tenure de la terre. D’un côté la négation du droit commun à la terre a eu pour résultat la décadence ; de l’autre l’égalité a produit la force.

« La liberté, » dit M. de Laveleye (Propriété Primitive, p. 116 de l’édition anglaise), « la liberté et par conséquent la possession d’une part non divisée de propriété commune, à laquelle avait droit le chef de chaque famille dans le clan, étaient des droits essentiels dans le village germain. Ce système d’égalité absolue imprima un caractère remarquable à l’individu, ce qui explique comment de petites bandes de barbares firent la conquête de l’empire romain, en dépit de son administration habile, de sa parfaite centralisation, de sa loi civile qui a conservé le nom de raison écrite. »

Une autre cause fut que le grand empire était atteint au cœur. « Rome périt » dit le professeur Seeley, « parce que la moisson des hommes fit défaut. »

Dans ses leçons sur l’Histoire de la civilisation en Europe, et plus complètement dans ses leçons sur l’Histoire de la civilisation en France, M. Guizot a vivement décrit le chaos qui suivit en Europe la chute de l’Empire romain — chaos qui, suivant son expression, « portait toutes choses dans son sein, » et dont est lentement sortie la structure de la société moderne. C’est une peinture qui ne peut être résumée en quelques lignes, mais il suffit de dire que le résultat de cette introduction d’une vie rude mais vigoureuse dans la société romaine, fut une désorganisation de la société germaine comme de la société romaine, un mélange de l’idée des droits communs au sol avec l’idée de la propriété exclusive, qui vécut dans ces provinces de l’empire d’Orient ensuite envahies par les Turcs. Le système féodal, si rapidement adopté et si répandu, fut le résultat d’un semblable mélange ; mais côte à côte du système féodal, une organisation plus primitive, fondée sur les droits communs des cultivateurs, prit racine ou revécut, et elle a laissé des traces par toute l’Europe. L’organisation primitive qui assignait des parts égales de terre cultivée, et l’usage des terres non cultivées, et qui existait dans l’ancienne Italie comme dans l’Angleterre saxonne, s’est maintenue sous l’absolutisme et le servage en Russie, sous l’oppression musulmane en Serbie, a été balayée mais non entièrement détruite dans l’Inde, par les invasions successives, et les siècles d’oppression.

Le système féodal qui n’est pas particulier à l’Europe, mais semble être le résultat naturel de la conquête d’un pays colonisé par une race où l’égalité et l’individualisme étaient encore forts, admettait nettement, au moins en théorie, que la terre appartient à la société en général, et non à l’individu. Rude produit d’un âge où la force défendait le droit autant qu’elle a jamais pu le défendre (car l’idée de droit est indéracinable de l’esprit humain, et doit se manifester même dans une association de pirates et de voleurs), le système féodal n’admettait cependant pour personne le droit exclusif et sans contrôle à la terre. Le fief était par essence un dépôt, et à la jouissance se joignait une obligation. Le souverain, qui au point de vue théorique représentait le pouvoir et les droits collectifs du peuple entier, était au point de vue féodal le seul possesseur absolu de la terre. Et, bien que la terre fût concédée à un propriétaire individuel, cependant des devoirs étaient impliqués dans sa possession, devoirs par lesquels celui qui avait la jouissance des revenus de la terre était supposé rendre à la richesse publique un équivalent des bénéfices qu’il recevait de la délégation du droit commun.

Dans le régime féodal les terres de la couronne payaient les dépenses publiques qui sont maintenant comprises dans la liste civile ; les terres ecclésiastiques défrayaient les dépenses du culte et de l’instruction, des soins à donner aux malades et aux malheureux, et entretenaient une classe d’hommes qui étaient supposés se dévouer au bien public, et qui s’y dévouaient pour la plupart sans aucun doute ; enfin les tenures militaires pourvoyaient à la défense publique. Dans l’obligation où était le tenancier militaire d’apporter sur le champ de bataille telle force qu’on lui demandait, dans l’aide qu’il devait donner quand le fils aîné du souverain était fait chevalier, quand sa fille se mariait, ou quand le souverain lui-même était fait prisonnier de guerre, il y avait une reconnaissance grossière et inefficace, mais enfin une reconnaissance du fait, évident pour tous les hommes, que la terre est une propriété commune et non individuelle.

Le contrôle du possesseur de la terre allouée ne s’étendit pas d’abord au delà de sa propre vie. Bien que le principe de succession eût rapidement remplacé le principe de sélection, comme cela doit toujours être quand le pouvoir est concentré, cependant la loi féodale ordonnait qu’il y eût toujours un représentant du fief, capable de remplir les devoirs comme de recevoir les bénéfices qui étaient annexés à une grande propriété, devoirs et bénéfices qui n’étaient pas laissés au caprice individuel, mais rigoureusement déterminés d’avance. De là la tutelle et autres institutions féodales. Le droit d’aînesse, et sa conséquence, la substitution, n’étaient pas à l’origine les absurdités qu’ils sont devenus.

La base du système féodal était la propriété absolue de la terre, idée que les barbares acquirent rapidement au milieu de la population conquise à laquelle cette idée était familière ; mais au-dessus de cela, la féodalité jeta un droit supérieur, et le procédé de l’inféodation consistait à mettre la domination individuelle dans la subordination de la domination supérieure qui représentait la grande communauté ou la nation. Ses unités étaient les propriétaires qui, en vertu de leur propriété, étaient seigneurs absolus sur leurs domaines, et qui y accomplissaient leur office de protecteurs que M. Taine a décrit avec tant de pittoresque, bien qu’avec des couleurs trop vives, dans son chapitre d’ouverture de son Ancien Régime. L’œuvre de la féodalité fut de lier ces unités pour en former des nations, et de subordonner les pouvoirs et les droits des seigneurs individuels de la terre, aux pouvoirs et aux droits de la société collective représentée par le suzerain ou roi.

Donc la féodalité, dans sa naissance et son développement, fut le triomphe de l’idée du droit commun à la terre, changeant la tenure absolue en tenure conditionnelle, en imposant des obligations particulières en retour du privilège de la réception de la rente. Et en même temps le pouvoir de la propriété de la terre était tranché par en dessous, le fermage à volonté des cultivateurs du sol se changeant généralement en fermage par coutume, et la rente que le seigneur pouvait arracher au paysan devenant fixe et certaine.

Et au milieu de l’organisation féodale restèrent ou naquirent des communautés de cultivateurs plus ou moins soumises aux droits féodaux, qui cultivaient la terre comme une propriété commune ; et, bien que les seigneurs, là, où et quand ils en avaient le pouvoir, réclamassent tout ce qu’ils jugeaient digne d’être réclamé, cependant l’idée d’un droit commun était assez forte pour être attachée par la coutume à une portion considérable de la terre. Les communs, dans les temps féodaux, ont dû s’étendre sur une grande partie de la surface de bien des contrées européennes. Car en France (bien que l’appropriation de ces terres par l’aristocratie, occasionnellement entravée par un édit royal, ait commencé plusieurs siècles avant la Révolution, et que la Révolution et le Premier Empire aient vendu et distribué beaucoup de ces terres), les communs ou terres communales montent encore, suivant M. de Laveleye, au chiffre de 4,000,000 hectares, ou 9,884,400 acres. L’étendue des communaux en Angleterre pendant la féodalité peut être déduite de ce fait que, bien que l’aristocratie foncière ait commencé dès le règne de Henri VII à enclore les terres, cependant il est établi que plus de 7,660,413 acres de terres communales furent appropriés par des actes passés de 1710 à 1843, et 600,000 acres depuis 1845 ; et on estime qu’il y a encore 2,000,000 acres de communaux en Angleterre, dans les parties les moins bonnes naturellement.

En plus de ces terres communes il a existé en France jusqu’à la Révolution, et dans certaines parties de l’Espagne jusqu’à nos jours, une coutume ayant toute la force d’une loi, d’après laquelle les terres cultivées, après la moisson, devenaient communes pour le pâturage et le passage, jusqu’au moment où le temps venait de les cultiver à nouveau ; dans certains endroits, il existait même une coutume d’après laquelle n’importe qui avait le droit d’aller sur le terrain que son propriétaire négligeait de cultiver, et de l’ensemencer, d’y moissonner en toute sécurité. Et si l’on fumait la terre avant cette première récolte, on acquérait le droit d’en semer une seconde sans que le propriétaire pût s’y opposer.

Ce n’est pas seulement la commune suisse, la marche danoise, le village serbe et russe ; ce ne sont pas seulement les longs sillons qui, sur la terre anglaise, maintenant propriété exclusive d’individus, permettent encore à l’antiquaire de retrouver les grands champs qui dans l’ancien temps étaient consacrés à un roulement triennal de moissons, et où les villageois avaient chacun une part égale ; ce n’est pas seulement l’évidence que des savants méticuleux ont tiré de vieux documents, mais les institutions mêmes par lesquelles la civilisation moderne s’est développée qui prouvent l’universalité et la longue persistance de la reconnaissance du droit commun à l’usage de la terre.

Il y a encore dans nos corps de lois des restes qui ont perdu leur signification, mais qui, comme les restes des anciens communs de l’Angleterre, prouvent la vérité de ce que j’avance. La doctrine (que l’on retrouve aussi dans la loi de Mahomet) qui faisait du souverain, au point de vue théorique, le seul possesseur absolu de la terre, est uniquement née de la reconnaissance du souverain comme le représentant des droits collectifs du peuple ; le droit d’aînesse et la substitution qui existent encore en Angleterre et qui ont existé dans quelques états américains il y a une centaine d’années, ne sont que des formes altérées de ce qui fut jadis le produit de la conception de la terre comme propriété commune. La distinction même faite par la terminologie légale entre la propriété immobilière et la propriété personnelle, n’est qu’un reste de la distinction primitive entre ce qu’on regardait à l’origine comme la propriété commune, et ce qu’on a toujours considéré, d’après sa nature, comme la propriété particulière de l’individu. Et les soins, les formalités qui accompagnent encore le transfert de la terre, ne sont que les restes aujourd’hui inutiles et dépourvus de sens, du consentement cérémonieux, et plus général, qui était autre fois nécessaire pour transférer des droits qu’on regardait comme appartenant, non à un membre, mais à tous les membres d’une famille ou d’une tribu.

La marche générale du développement de la civilisation moderne depuis la période féodale a toujours tendu à la destruction de ces idées primaires et naturelles sur la propriété collective du sol. Bien que cela puisse sembler un paradoxe, il est cependant vrai qu’à mesure que la liberté sortait des liens féodaux, il se développait une tendance à traiter la terre comme une forme de propriété impliquant l’asservissement des classes ouvrières, tendance qui domine partout dans le monde civilisé aujourd’hui, dont la pression égale celle d’un joug de fer, qui ne peut être combattue par aucune extension des pouvoirs politiques ou de la liberté personnelle, et que les économistes prennent à tort pour la pression des lois naturelles, et les ouvriers pour les oppressions du capital.

Il est clair qu’aujourd’hui en Angleterre, le droit du peuple entier au sol de son pays natal, est beaucoup moins bien reconnu qu’au temps de la féodalité. Une plus petite partie du peuple possède la terre, et son droit de propriété est beaucoup plus absolu. Les communs, autrefois si étendus, et qui contribuaient si largement à l’indépendance et à l’entretien des basses classes, ont été pris par la propriété individuelle, sauf dans quelques parties peu étendues et où la terre était de mauvaise qualité ; les grands biens de l’Église, qui étaient bien par essence des propriétés publiques consacrées au bien public, ont été enlevées à cette institution pour enrichir des particuliers ; les devoirs des tenanciers militaires ont été abolis, et l’impôt nécessaire pour entretenir l’armée et pour payer l’intérêt d’une dette énorme accumulée par les guerres successives, a été réparti sur tout le peuple sous forme de taxes sur les nécessités et les agréments de la vie. Les terres de la couronne ont passé en grande partie entre les mains des particuliers, et pour entretenir toute la famille royale et tous les petits princes qui y entrent par des mariages, l’ouvrier anglais doit donner quelque chose en payant son bock de bière ou sa pipe de tabac. Le propriétaire rural, le yeoman anglais, la race robuste qui gagna Crécy, Poitiers et Azincourt, est éteinte comme l’est le mastodonte. L’Écossais faisant parti d’un clan, dont le droit au sol de ses collines natales était aussi indiscuté que celui de son chef, a été expulsé pour faire place aux pâtures à moutons, ou aux parcs à chevreuils du descendant de ce chef ; le droit de la tribu de l’Irlandais s’est changé en tenure à volonté. Trente mille hommes ont le pouvoir légal d’expulser toute la population des cinq sixièmes des Îles Britanniques, et la grande majorité du peuple anglais n’a pas d’autre droit au sol de son pays natal que le droit de marcher dans les rues ou sur les routes. On peut bien lui appliquer ces mots d’un tribun romain : « Hommes de Rome, » disait Tibérius Gracchus, « Hommes de Rome, on vous appelle les maîtres du monde, et cependant tous n’avez pas droit à un pied carré de son sol ! Les bêtes sauvages ont leurs repaires, mais les soldats de l’Italie n’ont que l’eau et l’air ! »

Le résultat a peut-être été plus marqué en Angleterre qu’ailleurs, mais on peut observer partout la même tendance, ce sont les circonstances qui, en Angleterre, lui ont permis de se développer plus rapidement.

La raison qui fait que l’extension de l’idée de liberté personnelle a été suivie de l’extension de l’idée de la propriété privée de la terre, c’est que, à mesure que la civilisation progressait, les formes plus grossières de suprématie liée à la propriété de la terre étaient oubliées, ou abolies, ou devenaient moins apparentes, l’attention était détournée des formes les plus insidieuses, mais les plus efficaces, et les propriétaires arrivaient ainsi facilement à mettre la propriété de la terre sur la même base que l’autre propriété.

La croissance du pouvoir national, soit sous la forme de royauté, soit sous forme de gouvernement parlementaire, enleva aux grands seigneurs leur puissance individuelle, leur importance, leurs droits de juridiction, leur pouvoir sur les personnes, il réprima ainsi les abus criants, comme le développement de l’impérialisme romain réprima les cruautés les plus révoltantes de l’esclavage. La désintégration des grandes propriétés féodales, jusqu’au moment où se fit fortement sentir la tendance à la concentration naissant de la tendance moderne à produire sur une large échelle, eut pour résultat d’accroître le nombre des propriétaires, et d’abolir les contraintes par lesquelles les propriétaires, quand la population était disséminée, essayaient de forcer les travailleurs à rester sur leur terre, et contribua à détourner l’attention de l’injustice essentielle impliquée dans la propriété privée de la terre ; en même temps, les progrès constants des idées tirées de la loi romaine, qui a été la grande mine, le grand magasin de la jurisprudence moderne, tendaient à niveler la distinction naturelle entre la propriété de la terre et la propriété des autres choses. Donc, avec l’extension de la liberté personnelle, arriva l’extension de la propriété individuelle de la terre.

Le pouvoir politique des barons ne fut pas non plus détruit par la révolte des classes qui devaient sentir nettement l’injustice de la propriété de la terre. De semblables révoltes eurent lieu à plusieurs reprises, mais elles furent toujours réprimées avec de terribles cruautés. Ce qui brisa la puissance des barons, ce fut le développement de classes ouvrières et commerçantes pour lesquelles, entre les salaires et la rente, il n’y avait pas la même relation évidente. Ces classes se développèrent sous un système de guildes, de corporations fermées, qui, comme je l’ai précédemment expliqué en traitant des associations et des monopoles commerciaux, parurent se défendre quelque peu contre l’opération de la loi générale des salaires, et qui se conservaient plus aisément qu’aujourd’hui, où l’amélioration dans les moyens de transport et la diffusion de l’éducation primaire et des nouvelles courantes, rendent tous les jours la population plus mobile. Ces classes ne voyaient pas, et ne voient pas encore, que la tenure de la terre est le fait fondamental qui doit déterminer en dernier ressort les conditions de la vie industrielle, sociale et politique. Et ainsi, la tendance a été d’assimiler l’idée de la propriété de la terre à l’idée de la propriété des choses de production humaine, et on a même fait sur ce point des pas en arrière qui ont été pris et salués pour des pas en avant. L’Assemblée Constituante française, en 1789, croyait balayer un reste de tyrannie en abolissant la dîme, en établissant un impôt général pour l’entretien du clergé. L’abbé Sieyès était seul à dire que l’Assemblée faisait simplement remise aux propriétaires d’une taxe qui était une des conditions de leur possession de la terre, pour l’imposer au travail de la nation. Mais ce fut en vain qu’il le dit. L’abbé Sieyès étant un ecclésiastique, on pensa qu’il défendait les intérêts de son ordre, alors qu’en réalité, il défendait les droits de l’homme. Dans ces dîmes, le peuple français aurait pu conserver un important revenu public qui n’aurait pas pris un centime aux salaires du travail ou aux profits du capital.

De même, l’abolition des tenures militaires, en Angleterre, par le Long Parlement, ratifiée après l’avènement de Charles II, et qui eut pour résultat l’appropriation de revenus publics par les propriétaires féodaux, et la suppression de la condition à laquelle les propriétaires tenaient la propriété commune, fut longtemps considérée, et l’est encore dans les livres de loi, comme un des triomphes de l’esprit de liberté. Et cependant, cette abolition est la source de la dette immense et des lourds impôts de l’Angleterre. Si la forme de ces devoirs féodaux avait été simplement changée, mieux adaptée aux temps, jamais les guerres anglaises n’auraient augmenté la dette d’une livre, et le travail et le capital de l’Angleterre n’auraient jamais été taxés d’un centime pour l’entretien de l’armée. Tout cela serait venu de la rente que les propriétaires, depuis ce temps, se sont appropriée — de la taxe que la possession de la terre lève sur les gains du travail et du capital. Les propriétaires de l’Angleterre ont reçu leurs terres à la condition de fournir, même dans les temps de la conquête normande où la population était très clair-semée, au besoin soixante mille cavaliers parfaitement équipés[8], et de payer certains accessoires, certaines amendes qui absorbaient une partie considérable de la rente. Ce serait probablement être au-dessous de la vérité que d’estimer la valeur pécuniaire de ces différents services et obligations à la moitié de la rente de la terre. Si on s’en était tenu à ce genre de contrat avec les propriétaires, si on n’avait permis l’appropriation de la terre qu’à ces conditions, le revenu tiré de la terre anglaise par la nation dépasserait aujourd’hui de plusieurs millions les revenus publics complets du Royaume-Uni. L’Angleterre aujourd’hui connaîtrait le libre échange absolu. Il n’aurait pas été nécessaire d’établir des droits de douane, l’excise, de faire payer patente, d’imposer le revenu ; et malgré cela on aurait fait face à toutes les dépenses actuelles, et il serait resté un important surplus à consacrer à n’importe quelle institution tendant au bien-être du peuple entier.

En revenant sur le passé, partout où il y a une lumière pour nous guider, nous voyons que dans leurs premières perceptions, tous les peuples ont reconnu la propriété commune de la terre, et que la propriété privée est une usurpation, une création de la force et de la ruse.

Comme l’a dit Mme de Stael « La liberté est vieille. » On trouve toujours la justice, quand on cherche dans les anciens souvenirs.


CHAPITRE V.

DE LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE AUX ÉTATS-UNIS.

Dans les périodes primitives nous trouvons que la terre est toujours considérée comme propriété commune. Et quand nous passons de ces temps reculés à notre propre époque, nous voyons que les idées naturelles sont les mêmes, et que lorsque nous sommes placés dans des circonstances affaiblissant l’effet de l’éducation et de l’habitude, nous reconnaissons instinctivement l’égalité du droit de tous aux libéralités de la nature.

La découverte de l’or en Californie amena dans ce pays des hommes qui avaient été habitués à considérer la terre comme justement soumise à la propriété individuelle, et dont probablement pas un sur mille n’avait jamais pensé à faire une distinction entre la propriété de la terre et la propriété de toute autre chose. Mais pour la première fois dans l’histoire de la race anglo-saxonne, ces hommes se trouvèrent en contact avec une terre dont on pouvait tirer de l’or simplement en la lavant.

Si la terre qu’ils allaient ainsi exploiter avait été une terre cultivable, ou à pâture, ou une terre forestière, d’une richesse particulière ; si cette terre avait tiré de sa situation au point de vue des intérêts commerciaux une valeur particulière ; si on avait considéré la force motrice de ses rivières, ou même les mines de charbon, de fer, de plomb qu’elle renferme, ces hommes lui auraient appliqué le système auquel ils étaient accoutumés, et la terre devenue propriété privée aurait été partagée en vastes domaines, comme l’ont été, sans aucune protestation digne de ce nom, les terres pueblo de San-Francisco (celles qui en réalité avaient la plus grande valeur dans l’État) que la loi Espagnole avait mises de côté pour fournir des demeures aux futurs résidents de cette ville. Mais la nouveauté du cas rompit les idées habituelles, rejeta les hommes vers leurs idées primitives ; et d’un commun accord, il fut déclaré que la terre renfermant de l’or resterait propriété commune, que personne ne pourrait en prendre plus qu’il n’en pouvait réellement exploiter, ni la conserver plus que le temps où il l’exploiterait. Cette idée de justice naturelle fut reconnue par le gouvernement général et les cours, et tant que l’exploitation des placers eut de l’importance, on ne fit aucun essai pour contrarier ce retour aux idées primitives. Le titre à la terre resta au gouvernement, et aucun individu ne put acquérir plus que ce qu’il possédait. Dans chaque district les mineurs fixaient la quantité de terrain que pouvait prendre un individu, et la somme de travail qui devait être dépensée pour constituer l’usage de la terre. Si ce travail n’était pas fait, n’importe qui pouvait s’établir à nouveau sur le terrain.

Ainsi personne n’avait la permission d’accaparer ou de renfermer les ressources naturelles. On reconnaissait le travail comme le créateur de la richesse, on lui assurait le champ libre, et sa pleine récompense. Ce système n’aurait pas assuré la complète égalité des droits avec les conditions qui dominent dans la plupart des pays ; mais avec les conditions qui existaient là, et qui existent encore — une population disséminée, un pays inexploré, et une occupation qui était une sorte de loterie, il assurait une justice suffisante. L’un pouvait tomber sur un dépôt extraordinairement riche, l’autre pouvait attendre vainement des mois et des années, mais tous avaient des chances égales. Personne n’avait la permission de prendre plus que sa part dans les bontés du Créateur. L’idée essentielle des règlements miniers était d’empêcher les accaparements et le monopole. Les lois des mines du Mexique sont fondées sur le même principe ; il a été également adopté en Australie, dans la Colombie anglaise, dans les champs de diamants de l’Afrique du Sud, car il correspond à l’idée naturelle de la justice.

Avec la décadence des placers de la Californie, l’idée ordinaire de la propriété privée finit par prévaloir par l’adoption d’une loi permettant d’acquérir les terres à minerai. Le seul effet fut de fermer l’accès des forces et substances naturelles, de donner au possesseur d’un terrain minier le pouvoir de dire que personne autre ne pouvait faire usage de ce qu’il aimait mieux lui-même ne pas employer. Et dans bien des cas, un terrain minier est ainsi retiré de l’usage dans un but de spéculation, comme on soustrait à l’usage des lots à bâtir de valeur, et des terres cultivables. Mais en empêchant ainsi l’usage, en étendant à la terre renfermant des richesses minérales le même principe de propriété privée qui marque la tenure des autres terres, on n’a rien fait pour la sécurité des améliorations. Les plus grandes dépenses de capital pour ouvrir et développer les mines — dépenses qui montent parfois à des millions de dollars — ont été faites sur des titres de possession.

Si les circonstances qui entouraient les premiers colons anglais dans l’Amérique du Nord avaient été telles qu’elles aient attiré leur attention de novo sur la question de la propriété de la terre, ils seraient, sans aucun doute, revenus aux premiers principes, comme ils sont revenus aux premiers principes en matière de gouvernement ; et la propriété individuelle de la terre aurait été rejetée comme l’aristocratie et la monarchie l’ont été. Mais comme dans le pays dont ils venaient, ce système ne s’était pas encore complètement développé, ni ses effets complètement fait sentir, le fait d’avoir dans la nouvelle contrée un immense continent à coloniser, prévint toute question sur la justice et la politique de la propriété privée de la terre. Car dans un nouveau pays l’égalité semble suffisamment assurée si l’on empêche que quelqu’un prenne la terre à l’exclusion des autres colons.

Au premier abord on ne semble faire aucun mal en traitant cette terre comme une propriété absolue. Il y a assez de terre laissée pour ceux qui veulent la prendre, et l’on ne sent pas encore l’esclavage qui sort nécessairement, dans une période plus tardive du développement, de la possession individuelle de la terre.

Dans la Virginie et le Sud, où la colonisation eut un caractère aristocratique, le complément naturel des grandes propriétés qui se partagèrent la terre, fut introduit sous la forme d’esclaves nègres. Mais les premiers colons de la Nouvelle Angleterre divisèrent la terre comme, douze siècles auparavant, leurs ancêtres avaient divisé la terre de la Bretagne, donnant à chaque chef de famille son lot de ville et son lot à cultiver, pendant qu’au delà restait la terre commune libre. Pour ce qui regardait les grands propriétaires que les rois anglais essayèrent de créer par lettres patentes, les colons virent assez nettement l’injustice de cet essai de monopole, et aucun de ces propriétaires ne prit une grosse part de leurs concessions ; mais l’abondance de la terre empêche l’attention de se fixer sur le monopole que la possession individuelle de la terre, même lorsque les propriétés sont petites, doit impliquer quand la terre devient rare. Et c’est ainsi que la grande république du monde moderne a adopté au début de sa carrière une institution qui a ruiné les républiques de l’antiquité : c’est ainsi que le peuple qui proclame les droits inaliénables de tous les hommes à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur, a accepté sans hésitation un principe qui, en niant les droits égaux et inaliénables au sol, niait finalement les droits égaux à la vie et à la liberté ; c’est ainsi que le peuple qui, au prix d’une guerre sanglante, a aboli l’esclavage personnel, permet cependant à une forme plus dangereuse et plus générale de l’esclavage, de s’implanter chez lui.

Le continent semblait si grand, l’aire sur laquelle la population pouvait se répandre semblait si vaste, que familiarisés par l’habitude avec l’idée de la propriété privée de la terre, nous n’avons pas compris son injustice essentielle. Car non seulement ce fonds de terre non cultivée, a empêché qu’on ne sente l’effet complet de l’appropriation privée, même dans les districts les plus anciens, mais il a de plus empêché de voir l’injustice de la permission donnée à un homme de prendre plus de terre qu’il ne pouvait en cultiver afin de forcer ceux qui en avaient besoin de lui payer le privilège de l’usage, puisque d’autres à leur tour pouvaient obtenir également plus que leur part en allant plus loin. Bien plus, les fortunes qui sont sorties de l’appropriation de la terre, qui ont donc été bien réellement formées des taxes levées sur les salaires du travail, ont semblé être et ont été déclarées être le prix du travail. Dans tous les nouveaux États, et même le plus souvent dans les anciens, notre aristocratie foncière en est encore à sa première génération. Ceux qui ont bénéficié de l’accroissement de valeur de la terre avaient pour la plupart débuté dans la vie sans un sou. Leurs grandes fortunes dont beaucoup sont évaluées à plusieurs millions, leur semblent à eux et à beaucoup d’autres, être la meilleure preuve de la justice des arrangements sociaux qui récompensent ainsi la prudence, la prévoyance, le travail, l’économie ; en réalité ces fortunes ne sont que les gains du monopole, et sont nécessairement faites aux dépens du travail. Mais le fait que ceux qui s’enrichissent ainsi ont débuté comme ouvriers, cache la vérité, et le sentiment qui fait que chaque preneur de billet de loterie se réjouit en imagination de la valeur des lots, a empêché le pauvre lui-même de se révolter contre un système qui permettait ainsi à bien des hommes pauvres de devenir riches.

En résumé le peuple américain n’a pas vu l’injustice essentielle de la propriété privée de la terre, parce qu’il n’en avait pas encore senti tous les effets. Ce domaine public — la vaste étendue de terre encore à réduire à la possession privée, les communs immenses, vers lesquels se tournaient toujours les yeux des énergiques — a été le grand fait, qui, depuis le jour où les premiers colons débarquèrent sur la côte de l’Atlantique, a formé notre caractère national, et coloré notre pensée nationale. Ce caractère ne nous vient pas de ce que nous avons évité une aristocratie titrée et aboli le droit d’aînesse ; de ce que nous élisons tous nos officiers depuis le directeur de l’école jusqu’au président ; de ce que nos lois sont faites au nom du peuple au lieu de l’être au nom d’un prince ; de ce que l’État ne connaît pas de religion, et de ce que nos juges ne portent pas de perruques ; de ce que nous avons évité les maux que les orateurs populaires ont l’habitude de stigmatiser comme les effets des despotismes de l’ancien monde. L’intelligence générale, le bien-être général, l’activité de l’esprit d’invention, la faculté d’adaptation et d’assimilation, l’esprit d’indépendance et de liberté, l’énergie et la confiance en l’avenir, qui ont distingué notre nation, ne sont pas des causes mais des résultats sortis de la terre libre. Ce domaine public a été la force qui a changé le paysan européen économe et sans ambition en ce fermier de l’Ouest qui est si confiant en lui-même ; il a donné un sentiment de liberté même à l’habitant des cités populeuses, et a fait naître l’espérance même pour ceux qui n’ont jamais pensé à s’y réfugier. En Europe, l’enfant du peuple lorsqu’il arrive à l’âge d’homme trouve au banquet de la vie tous les sièges marqués « retenus, » et il doit lutter avec ses compagnons pour ramasser les miettes qui tombent, sans avoir seulement une chance sur mille de gagner, soit par la force, soit par la ruse, un siège. En Amérique, quelle que soit sa condition, il a toujours le sentiment que le domaine public est derrière lui ; et la connaissance de ce fait, agissant et réagissant, a pénétré notre vie nationale tout entière, lui donnant la générosité et l’indépendance, l’élasticité et l’ambition. Tout ce dont nous sommes fiers dans le caractère américain ; tout ce qui fait nos conditions d’existence et nos institutions meilleures que celles des vieux pays, nous pouvons l’attribuer au fait que la terre a été bon marché aux États-Unis, que les terres nouvelles étaient ouvertes à l’émigrant.

Mais voilà que nous avons atteint le Pacifique. Nous ne pouvons pas aller plus loin à l’ouest, et la population augmentant ne peut maintenant que se répandre au nord et au sud et remplir ce qui a été traversé. Au nord, elle remplit déjà la vallée de la Rivière Rouge, débordant dans celle de la Saskatchewan, et dans le territoire de Washington ; au sud, elle couvre le Texas occidental, et envahit les vallées arables du Nouveau Mexique et d’Arizona.

La République est entrée dans une nouvelle période, période où le monopole de la terre fera sentir rapidement ses effets. Le grand fait qui a été si puissant a cessé d’être. Le domaine public a presque entièrement disparu, dans quelques années, l’influence de son existence, déjà si diminuée, sera détruite. Je ne veux pas dire qu’il n’y aura plus de domaine public. Car, pendant longtemps encore, des millions d’acres de terres publiques seront portés sur les livres du Land departement. Mais on doit se rappeler que la meilleure partie du continent au point de vue agricole, est déjà occupée, et que c’est la terre la plus pauvre qui reste. On doit se rappeler que ce qui reste renferme les grandes étendues montagneuses, les déserts stériles, les hauts plateaux, bons seulement à faire des pâturages. Et l’on doit se rappeler que beaucoup de ces terres qui figurent sur les livres comme ouvertes à la colonisation, sont des terres non inspectées, qui ont été appropriées ou louées, ce qu’on ne sait que lorsque ces terres sont soumises à l’inspection. La Californie figure sur les livres du Land departement comme le plus grand domaine de l’État, renfermant près de 100,000,000 acres de terre publique, quelque chose comme un douzième du domaine public entier. Et, cependant, cette même étendue est si bien occupée par des concessions de chemin de fer, ou par des établissements du genre de ceux dont je viens de parler ; ou consiste en montagnes incultivables ou en plaines qu’il faudrait irriguer ; ou bien encore est tellement monopolisée par des locations qui commandent l’eau, qu’en fait, il est difficile de désigner à l’émigrant une partie quelconque de l’État où il pourrait prendre une ferme, sur laquelle il pourrait travailler et faire vivre une famille ; si bien que souvent l’émigrant, fatigué de chercher cette ferme, finit par acheter de la terre ou par la prendre à ferme. Ce n’est pas que la terre soit réellement rare en Californie, car, avec son autonomie, la Californie aura un jour une population égale à celle de la France, mais l’appropriation a été plus vite que le colon, et s’arrange pour garder l’avance sur lui.

Il y a douze ou quinze ans, feu le sénateur Ben Wade de l’Ohio a dit, dans un discours au Sénat des États-Unis, qu’à la fin de ce siècle, chaque acre de terre cultivable ordinaire aux États-Unis, vaudrait 50 dollars d’or. Il est déjà clair, que s’il se trompait en quelque chose, c’était en fixant une date trop éloignée. Dans les vingt et une années qui restent encore à passer pour atteindre la fin de ce siècle, si notre population continue à augmenter dans les mêmes proportions que depuis la fondation de notre République, en en exceptant la période de la guerre civile, notre population de quarante-cinq millions environ, augmentera de sept millions sur les chiffres donnés par le recensement de 1870.

Il n’y a pas à mettre en doute la capacité des États-Unis pour supporter une pareille population, et des centaines de millions d’hommes en plus, et avec une organisation sociale convenable, pour les entretenir dans une aisance plus grande ; mais en regard d’un tel accroissement de population, que reste-t-il du domaine public encore libre ? Pratiquement, il cessera bientôt d’exister. Il se passera longtemps avant qu’il soit tout entier employé, mais très rapidement tout ce dont l’homme peut tirer quelque chose, aura un possesseur.

Mais les mauvais effets de cette appropriation par quelques-uns de la terre de tout un peuple, n’attendront pas la disparition finale de la terre publique pour se faire sentir. Il n’est pas nécessaire de les chercher dans l’avenir, nous pouvons les observer dès maintenant. Ils ont grandi avec nous et augmentent encore.

Nous labourons de nouveaux champs, nous ouvrons de nouvelles mines, nous fondons de nouvelles villes ; nous ajoutons découverte sur découverte, nous utilisons invention après invention ; nous construisons des écoles et dotons des collèges ; et malgré cela il ne devient pas plus facile à la masse de notre peuple, de gagner de quoi vivre. Au contraire, cela devient plus difficile. La classe riche devient de plus en plus riche ; mais la classe pauvre est de plus en plus dépendante. Le fossé qui sépare celui qui emploie de celui qui est employé, se creuse davantage ; les contrastes sociaux sont plus grands ; la voiture blasonnée apparaît en même temps que l’enfant mourant de faim. Nous commençons à prendre l’habitude de parler des classes ouvrières et des classes qui possèdent ; les mendiants deviennent si communs que là où autrefois on regardait comme un crime presque semblable à un vol, le refus d’un repas à celui qui en demandait un, la porte aujourd’hui est barricadée, le chien détaché, et qu’on fait contre les vagabonds des lois qui rappellent celles d’Henri VIII.

Nous nous appelons nous-mêmes le peuple le plus progressiste de la terre. Mais quelle sera la fin de notre progrès, si les fruits que nous recueillons aujourd’hui sur la route sont ceux-là ?

Ils sont les résultats de la propriété privée de la terre — les effets d’une cause qui doit agir avec une force toujours croissante. Ce n’est pas que les travailleurs aient augmenté plus rapidement que le capital ; ce n’est pas que la population dépasse les moyens de subsistance ; ce n’est pas que les machines aient rendu « l’ouvrage rare ; » ce n’est pas qu’il y ait un réel antagonisme entre le travail et le capital ; c’est simplement que la terre a acquis plus de valeur ; que les conditions auxquelles le travail peut obtenir l’accès des substances et forces naturelles qui lui permettent seules de produire, deviennent de plus en plus dures. Le domaine public se resserre, diminue. La propriété de la terre se concentre. Le nombre de nos compatriotes qui n’ont pas de droit légal à la terre sur laquelle ils vivent, devient constamment plus grand.

Le World de New-York dit : « Un propriétaire ne résidant pas, comme en Irlande, commence à devenir la caractéristique de grands districts agricoles de la Nouvelle-Angleterre, propriétaire, ajoutant chaque année à la valeur nominale des fermes tenues à bail ; augmentant chaque année la rente demandée, et dégradant le caractère des tenanciers. » Et la Nation faisant allusion au même pays, dit : « accroissement de la valeur nominale de la terre, rentes plus élevées, de moins en moins de fermes occupées par leurs propriétaires ; un produit diminuant ; des salaires plus bas ; une population plus ignorante ; un nombre croissant de femmes employées à des travaux extérieurs pénibles (signe le plus sûr d’une civilisation déclinante) ; et une décadence croissante dans la manière de cultiver — voilà ce que beaucoup de faits forcent absolument à constater. »

On observe la même tendance dans les nouveaux États où les grandes étendues mises en culture rappellent les latifundia qui ruinèrent l’ancienne Italie. En Californie, une grande partie des fermes paient la rente chaque année, suivant des taux qui varient entre le quart ou la moité de la récolte.

Les temps plus durs, les salaires plus bas, la pauvreté augmentant, que l’on observe aux États-Unis, ne sont que les résultats des lois naturelles que nous avons exposées, lois aussi universelles et aussi irrésistibles que la loi de gravitation. Nous n’avons pas établi la République, quand, en face des principautés et des puissances, nous avons lancé la déclaration des droits inaliénables de l’homme ; nous n’établirons jamais la République tant que nous ne porterons pas dans la pratique cette déclaration, en assurant à l’enfant le plus pauvre naissant parmi nous, un droit égal à son sol natal ! Nous n’avons pas aboli l’esclavage quand nous avons ratifié le Quatorzième Amendement ; pour abolir l’esclavage, il faut que nous abolissions la propriété privée de la terre ! À moins que nous revenions aux premiers principes, à moins que nous reconnaissions les perceptions naturelles d’équité, à moins que nous reconnaissions le droit égal de tous à la terre, nos institutions libres ne serviront de rien ; nos écoles communes n’auront pas de résultat ; nos découvertes et nos inventions ne feront qu’accroître la force qui écrase les masses.

  1. En disant que la propriété privée ne peut, en dernière analyse, être justifiée que par la théorie que quelques hommes ont plus de droit que d’autres à l’existence, je ne fais qu’exprimer ce que perçoivent eux-mêmes les défenseurs du système existant. Ce qui a rendu Malthus populaire dans les classes dirigeantes, ce qui a fait que son livre illogique a été reçu comme une nouvelle révélation, que les souverains lui ont envoyé des décorations, et que l’homme le plus sordide de l’Angleterre a proposé de lui faire une pension, c’est qu’il fournissait une raison plausible à la supposition que quelques-uns ont plus de droit à l’existence que d’autres, — supposition qui est nécessaire à la justification de la propriété privée de la terre, et que Malthus exprime clairement quand il déclare que la tendance de la population est de mettre toujours au monde des êtres humains que la nature refuse de nourrir, et qui par conséquent « n’ont pas le plus petit droit à aucune part du stock existant de choses nécessaires à la vie ; » la nature les invite à disparaître et « n’hésite pas à obtenir par la force leur obéissance à ses ordres ; » employant pour cela, « la faim et la peste, la guerre et le crime, la mortalité et l’abandon de la vie enfantine, la prostitution et la syphilis. » Et aujourd’hui c’est à cette doctrine de Malthus que doivent avoir recours ceux qui veulent justifier la propriété privée de la terre. On ne peut pas la défendre logiquement d’une autre façon.
  2. Ce droit naturel et inaliénable à l’usage et à la jouissance de la terre est si évident qu’il a été reconnu par des hommes chez qui la force et l’habitude n’avaient pas émoussé les premières perceptions. Pour ne donner qu’un exemple : les colons blancs de la Nouvelle-Zélande trouvèrent eux-mêmes impossible d’obtenir des Maoris ce que ceux-ci considéraient comme une concession complète de la terre, bien qu’une tribu entière ait consenti à la vente ; chaque fois qu’il naissait un enfant parmi eux, ils réclamaient un paiement additionnel, disant qu’ils n’avaient vendu que leurs propres droits, et n’avaient pas vendu les droits de ceux qui n’étaient pas encore nés. Le gouvernement fut obligé d’intervenir et régla la chose en achetant la terre pour un tribut annuel dont chaque enfant en naissant acquérait une part.
  3. Un des agitateurs anti-esclavagistes (Col. J. A. Collins), dans une visite en Angleterre, fit une conférence dans une grande cité manufacturière écossaise, et indiqua, ainsi qu’il était d’usage aux États-Unis, la ration que fixaient les codes de quelques États comme le minimum de nourriture d’un esclave. Mais il s’aperçut rapidement que beaucoup de ses auditeurs n’en avaient même pas autant.
  4. Principes d’Économie Politique. Livre I, chap. II, sect. 6.
  5. Social Statics, p. 142 de l’édition anglaise.
  6. L’influence des légistes a été très marquée en Europe, sur le continent et en Angleterre, elle a détruit tous les vestiges de l’ancienne tenure, en lui substituant l’idée de la loi romaine, la propriété personnelle.
  7. Latifundia perdidere Italiam. — Pline.
  8. André Bissett, dans la force des Nations, Londres, 1859, livre suggestif dans lequel il appelait l’attention du peuple anglais sur la mesure par laquelle les propriétaires évitèrent le paiement de leur rente à la nation, conteste l’assertion de Blackstone, disant que le service d’un chevalier n’était que de quarante jours, et soutient qu’il durait tant que cela était nécessaire.