Progrès et Pauvreté/Livre 7/1

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 315-329).

LIVRE VII

JUSTICE DU REMÈDE

La justice est un rapport de concordance qui subsiste réellement entre deux choses. Cette relation est toujours la même, quels que soient les êtres qui la considèrent, que ce soit Dieu, ou un ange, ou enfin un homme. — Montesquieu.



CHAPITRE PREMIER.

INJUSTICE DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE

Quand on propose d’abolir la propriété privée de la terre, la première question qui naît est celle de la justice. Le sentiment de la justice, bien que souvent faussé de la manière la plus complète par l’habitude, la superstition, et l’égoïsme, est cependant fondamental dans l’esprit humain, et quelque dispute qu’éveillent les passions des hommes, on est sûr de voir le conflit s’envenimer non pas tant à la question « Est-ce sage ? » qu’à la question « Est-ce juste ? »

Cette tendance qu’ont les discussions populaires à prendre une forme éthique, a une cause. Elle naît d’une loi de l’esprit humain ; elle repose sur une reconnaissance vague et instinctive de ce qui est probablement la vérité la plus profonde que nous puissions saisir. Ce qui est juste est sage ; seul ce qui est juste est supportable. Dans l’échelle étroite des actions individuelles, cette vérité peut souvent se trouver obscurcie, mais dans le champ plus vaste de la vie nationale, elle se dresse partout.

Je m’incline devant cet arbitrage, et j’accepte cette épreuve. Si notre examen des causes qui font des salaires bas et du paupérisme les accompagnements du progrès matériel, nous a conduits à une conclusion correcte, notre enquête supportera d’être transportée du terrain économique au terrain éthique, et prouvera qu’une injustice est la source des maux sociaux. Si elle ne le fait pas, elle sera jugée mauvaise. Si elle le fait elle sera définitivement jugée bonne. Si la propriété privée de la terre est juste, le remède que je propose est faux ; si au contraire la propriété privée de la terre est injuste, alors mon remède est le bon.

Qu’est-ce qui constitue la base juste de la propriété ? Qu’est-ce qui donne à un homme le droit de dire d’une chose « Elle est à moi ? » D’où vient le sentiment qui fait que l’homme reconnait son droit exclusif contre le reste du monde ? N’est-ce pas, primitivement, du droit que l’homme a sur lui-même, sur ses propres facultés, sur les fruits de ses propres efforts ? N’est-ce pas ce droit individuel qui naît des faits naturels de l’organisation individuelle et est attesté par eux — le fait que chaque paire particulière de mains obéit à un cerveau particulier et est liée à un estomac particulier ; le fait que chaque homme est un tout défini, cohérent, indépendant, — n’est-ce pas tout cela qui seul justifie la propriété individuelle ? De même qu’un homme s’appartient à lui-même, de même son travail mis sous une forme concrète, lui appartient.

Et pour cette raison, ce que fait ou produit un homme est sa propriété ; il est le maître, contre tout le reste du monde, d’en jouir ou de la détruire, de s’en servir, de l’échanger ou de la donner. Personne ne peut la réclamer à juste titre, et son droit exclusif à en jouir n’implique aucun tort fait à une autre personne. Ainsi à toute chose produite par l’activité humaine, est attaché un titre indiscutable de propriété et de jouissance exclusive, qui est parfaitement d’accord avec la justice, et dont est investi le producteur originel en qui l’a placé la loi naturelle. La plume avec laquelle j’écris est légitimement à moi. Aucun autre homme ne peut avec justice la réclamer, car en moi est le titre du producteur qui l’a faite. Elle est devenue mienne, parce qu’elle m’a été transmise par le papetier à qui l’avait transmise l’importateur, qui avait obtenu du fabricant le droit exclusif de la posséder ; le fabricant, par les mêmes procédés d’acquisition, avait obtenu les droits de ceux qui extraient le métal du sol, et l’avait transformé en plume. Donc mon droit exclusif à la propriété de la plume naît du droit naturel de l’individu à faire usage de ses propres facultés.

De plus, ceci est non seulement l’unique source originale d’où sortent toutes les idées de propriété exclusive, — comme le prouve la tendance de l’esprit à y revenir quand on met en question l’idée de la propriété exclusive, et la manière dont se développent les relations sociales, — mais encore c’est nécessairement la seule source. Il ne peut y avoir de titre légitime à la propriété d’une chose, si ce titre ne dérive pas de celui du producteur et ne repose pas sur le droit naturel que l’homme a sur lui-même. Il ne peut y avoir d’autre titre légitime, 1o, parce qu’il n’y a pas d’autre droit naturel d’où puisse venir tout autre titre, et 2o, parce que la reconnaissance de tout autre titre n’est pas d’accord avec celui-ci et le détruit même.

1o En effet, quel autre droit, sauf celui de l’homme sur lui-même, pourrait exister, d’où pourrait dériver le droit à la possession exclusive d’une chose quelconque ? Dans la nature, de quelle autre puissance l’homme est-il revêtu, sauf le pouvoir d’exercer ses propres facultés ? Comment pourrait-il agir d’une autre façon sur les choses matérielles ou sur les autres hommes ? Paralysez les nerfs moteurs, et l’homme n’aura pas plus d’influence externe ou de pouvoir qu’une bûche ou qu’une pierre. De quelle autre chose donc pourrait venir le droit de posséder ou de diriger les choses ? S’il ne vient pas de l’homme lui-même, d’où peut-il venir ? La nature ne reconnaît à l’homme le droit de posséder et de contrôler que comme résultat de son activité. Ce n’est qu’en agissant qu’il peut extraire les trésors qu’elle renferme, soumettre ses forces, les utiliser ou les contrôler. La nature ne fait pas de distinction entre les hommes, elle est pour tous absolument impartiale. Elle ne connaît pas de distinction entre le maître et l’esclave, le roi et le sujet, le saint et le pécheur. Pour elle tous les hommes sont sur le même pied, ils ont des droits égaux. Elle ne reconnaît d’autre prétention que celle du travail, et la reconnaît sans s’occuper du prétendant. Si un pirate étend ses voiles, le vent les gonflera comme il gonflerait celles d’un paisible vaisseau marchand, ou d’une barque de missionnaire ; si un roi et un pauvre homme sont jetés par-dessus bord, ni l’un ni l’autre ne pourront conserver la tête hors de l’eau qu’en nageant ; les oiseaux ne seront pas plus rapidement tués par le propriétaire du sol que par le braconnier ; le poisson ne mordra pas mieux à l’hameçon parce que celui qui tient la ligne est un bon petit garçon allant à l’école du dimanche, ou un mauvais petit garnement qui vagabonde ; le grain pousse suivant la préparation du terrain et la qualité de la semence ; c’est seulement par le travail qu’on extrait le minerai de la mine ; le soleil brille et la pluie tombe également sur le juste et l’injuste. Les lois de la nature sont les lois du Créateur. On n’y trouve écrite la reconnaissance d’aucun droit, excepté celui du travail ; et le droit égal de tous les hommes à se servir et à jouir de la nature, à s’adresser à elle par leurs efforts, et à recevoir et à posséder sa récompense, y est franchement et clairement écrit. Donc, comme la nature donne seulement au travail, l’exercice du travail dans la production est le seul titre à la possession exclusive.

2o Ce droit à la propriété qui naît du travail exclut la possibilité de tout autre droit à la propriété. Si un homme a légitimement droit au produit de son travail, personne ne peut avoir un titre quelconque à la possession de choses qui ne sont pas le produit de son travail, ou le produit du travail de quelqu’un d’autre ayant transmis son droit. Si la production donne au producteur le droit de possession et de jouissance exclusive, il ne peut y avoir légitimement possession ou jouissance exclusive d’une chose n’étant pas la production du travail, et la reconnaissance de la propriété privée de la terre est une justice. Car on ne peut jouir du droit au produit du travail sans avoir le droit d’user librement des substances et forces offertes par la nature, et admettre le droit de propriété pour ces choses, c’est nier le droit de propriété pour le produit du travail. Quand les non-producteurs peuvent réclamer comme rente une partie de la richesse créée par les producteurs, le droit des producteurs aux fruits de leur travail se trouve nié par là même.

Ce raisonnement est sans issue. Affirmer qu’un homme peut légitimement réclamer la propriété de son propre travail incorporée en des choses matérielles, c’est nier que personne puisse légitimement prétendre à la propriété exclusive du sol. Affirmer la justice de la propriété de la terre, c’est affirmer une prétention qui n’a pas de justification dans la nature, contre une demande fondée sur l’organisation de l’homme et les lois de l’univers matériel.

Ce qui empêche la disparition de l’injustice de la propriété privée de la terre, c’est l’habitude de comprendre toutes les choses soumises à la propriété dans une seule catégorie, ou, si l’on fait entre elles quelques distinctions, de tirer la ligne suivant la manière peu philosophique des légistes, entre la propriété personnelle et la propriété foncière, ou entre les choses mobilières et les choses immobilières. La vraie et réelle distinction est entre les choses qui sont le produit du travail et les choses qui sont offertes gratuitement par la nature ; ou, pour adopter les termes de l’économie politique, entre la richesse et la terre.

Ces deux classes de choses sont très différentes en essence et en relations, et les classer ensemble sous le nom de propriété, c’est confondre toute pensée, quand nous arrivons à considérer la justice ou l’injustice, le droit ou le préjudice de la propriété.

Une maison et le terrain sur lequel elle s’appuie sont des propriétés, parce qu’ils sont soumis à la propriété, et sont classés par les légistes comme propriétés foncières. Cependant les deux choses diffèrent beaucoup en nature et en relations. La maison est le produit du travail humain et appartient à la classe appelée richesse en économie politique. Le terrain est une partie de la nature et appartient à la classe appelée terre en économie politique.

Le caractère essentiel de l’une des classes de choses, est que ces choses sont la forme matérielle du travail, qu’elles sont amenées à l’existence par l’activité humaine, que leur existence ou leur non-existence, leur accroissement ou leur diminution, dépendent de l’homme. Le caractère essentiel de l’autre classe de choses, c’est que ces choses ne sont pas le produit du travail, et existent en dehors de l’activité humaine, en dehors de l’homme ; elles sont le champ, le milieu où se trouve l’homme, le magasin où il trouve de quoi satisfaire ses besoins, les matières premières, et les forces, sur lesquelles son travail seul peut agir.

Du moment qu’on admet cette distinction, on constate que la sanction que la justice naturelle donne à l’une des espèces de propriété, est refusée à l’autre ; que la justice qui s’attache à la propriété individuelle du produit du travail, implique l’injustice de la propriété individuelle de la terre ; que la reconnaissance de l’une place tous les hommes sur un terrain d’égalité, en assurant à chacun la légitime récompense de son travail, et que la reconnaissance de l’autre est la négation des droits égaux de l’homme, permettant à ceux qui ne travaillent pas de prendre la récompense naturelle de ceux qui travaillent.

Quoi qu’on puisse dire en faveur de l’institution de la propriété privée de la terre, il est donc évident qu’on ne peut la défendre si l’on se place au point de vue de la justice.

Le droit égal de tous les hommes à l’usage de la terre est aussi clair que leur droit égal à respirer l’air, c’est un droit proclamé par le fait de leur existence. Car nous ne pouvons supposer que quelques hommes ont le droit d’être dans ce monde, et que les autres n’ont pas ce droit.

Si nous sommes tous ici-bas par la permission égale du Créateur, nous avons tous un titre égal à la jouissance de sa bienfaisance, un droit égal à l’usage de tout ce que la nature offre avec tant d’impartialité[1]. C’est un droit qui est naturel et inaliénable ; c’est un droit qu’apporte chaque homme en naissant, un droit qui, pendant toute la durée de la vie de l’homme, n’est limité que par les droits égaux des autres. Dans la nature il n’y a rien qui ressemble à un fief absolu de la terre. Il n’y a sur la terre aucun pouvoir qui puisse légitimement faire la concession d’une propriété exclusive de la terre. Si tous les hommes existants s’unissaient pour rejeter leurs droits égaux, ils ne pourraient pas rejeter les droits égaux de ceux qui leur succéderont. Car, pour toute chose, que sommes-nous si ce n’est les tenanciers d’un jour ? Avons-nous donc fait la terre, pour vouloir déterminer les droits de ceux qui, après nous, seront tenanciers à leur tour ? Le Tout-Puissant, qui a créé la terre pour l’homme et l’homme pour la terre, a donné la terre en partage à toutes les générations des enfants des hommes par un décret écrit dans la constitution de toutes choses, décret qu’aucune action humaine ne peut annuler, qu’aucune prescription ne peut détruire. Que les parchemins soient aussi nombreux que possible, que la possession soit aussi longue que possible, la justice naturelle néanmoins, ne peut reconnaître à un homme aucun droit à la possession et à la jouissance de la terre qui ne soit également le droit de tous ses semblables. Bien que le fils aîné du duc de Westminster ait des titres reconnus par des générations et des générations, cependant le plus pauvre des enfants nés aujourd’hui à Londres, a autant de droit que lui aux vastes propriétés du duc. Bien que le peuple souverain de l’État de New-York ait reconnu les propriétés foncières des Astors, cependant l’enfant le plus chétif venant au monde dans une chambre misérable, est investi à ce moment même d’un droit égal à celui des millionnaires. Et il est volé si on lui dénie ce droit[2].

Nos précédentes conclusions, irrésistibles en elles-mêmes, reçoivent donc de l’épreuve finale et suprême, une approbation nouvelle. Traduites des termes économiques en termes éthiques elles prouvent que c’est une injustice qui est la source des maux qui augmentent à mesure que le progrès matériel grandit.

Les masses d’hommes qui au milieu de l’abondance souffrent de la misère ; qui, investies de la liberté politique, sont condamnées aux salaires des esclaves ; et à qui les inventions économisant le travail n’apportent aucun soulagement mais semblent plutôt leur voler un privilège, sentent instinctivement « qu’il y a là quelque chose d’injuste. » Et elles ont raison.

Les maux sociaux si répandus, qui, partout oppriment les hommes pendant que la civilisation progresse, sortent d’une grande injustice primitive, de l’appropriation, comme propriété exclusive de quelques hommes, de la terre sur laquelle et de laquelle tous doivent vivre. De cette injustice fondamentale découlent toutes les injustices qui mettent en danger le développement moderne, qui condamnent le producteur de la richesse à la pauvreté, et nourrissent doucement le non-producteur dans le luxe, qui élèvent la maison où s’entassent les locataires à côté du palais, la maison de débauche à côté de l’église, et qui nous forcent à construire des prisons comme nous ouvrons de nouvelles écoles.

Il n’y a rien d’étrange ni d’inexplicable dans les phénomènes qui embarrassent aujourd’hui le monde. Ce n’est pas parce que le progrès matériel n’est pas en lui-même un bien ; ce n’est pas parce que la nature a appelé à l’existence des enfants qu’elle n’a pas de quoi nourrir ; ce n’est pas parce que le Créateur a mis dans les lois naturelles une teinte d’injustice contre laquelle se révolte l’esprit humain, que le progrès matériel rapporte des fruits si amers. Ce n’est pas parce que la nature est avare, mais parce que l’homme est injuste, qu’au milieu de notre civilisation très avancée, on voit des hommes mourir de misère. Le vice et la misère, la pauvreté et le paupérisme, ne sont pas les résultats légitimes de l’accroissement de population et du développement industriel ; ils ne suivent l’accroissement de population et le développement industriel que parce que la terre est considérée comme propriété privée ; ils sont les résultats directs et nécessaires de la violation de la loi suprême de justice, que forme l’acte de donner à quelques hommes la possession exclusive de ce que la nature offre à tous les hommes.

L’admission de la propriété individuelle de la terre est la négation des droits naturels des autres individus — c’est une injustice qui doit se montrer dans la distribution non équitable de la richesse. Car, comme le travail ne peut produire sans faire usage de la terre, la négation du droit égal à l’usage de la terre est nécessairement la négation du droit du travail à son propre produit. Si un homme peut être le maître de la terre sur laquelle les autres doivent travailler, il peut s’approprier le produit de leur travail comme prix de la permission qu’il leur a donnée de travailler. La loi fondamentale de la nature, que la jouissance de la terre par l’homme doit être la conséquence de son travail, est ainsi violée. L’un reçoit sans produire, l’autre produit sans recevoir. L’un s’enrichit injustement, l’autre est volé. Nous avons attribué à cette injustice fondamentale, l’inégale distribution de la richesse qui sépare la société moderne en deux classes, celle du très riche et celle du très pauvre. C’est l’accroissement continu de la rente, — prix que le travail est forcé de payer pour faire usage de la terre — qui spolie la masse de la richesse qu’elle gagne justement pour l’entasser entre les mains du petit nombre qui n’a rien fait pour la gagner.

Pourquoi ceux qui souffrent de cette injustice hésiteraient-ils un moment à la faire disparaître ? Qui sont donc les propriétaires pour qu’on leur permette ainsi de moissonner ce qu’ils n’ont pas semé ?

Considérons un instant l’absurdité des titres par lesquels nous permettons que le droit à la possession exclusive de la terre soit gravement transmis de John Doe à Richard Roe. En Californie, notre titre vient du gouvernement suprême de Mexico, qui l’a reçu du roi d’Espagne, lequel l’a reçu du Pape quand celui-ci, d’un trait de plume, divisait les terres encore à découvrir, entre les Espagnols et les Portugais, ou si vous l’aimez mieux, ce titre repose sur la conquête. Dans les États de l’Est, les titres remontent aux traités faits avec les Indiens, et ont été concédés par les rois anglais ; en Louisiane ils émanent du gouvernement de la France ; en Floride du gouvernement de l’Espagne ; tandis qu’en Angleterre ils datent de la conquête normande. Partout ils émanent non d’un droit qui oblige, mais de la force qui contraint. Et quand un titre repose sur la force, aucune plainte ne peut être faite quand la force l’annule. Si le peuple, ayant la puissance, veut annuler ces titres, on ne pourra rien objecter au nom de la justice. Il a existé des hommes qui avaient le pouvoir de prendre ou de donner la possession exclusive de portions de la surface de la terre, mais quand et où a-t-il existé un homme en ayant le droit ?

Le droit à la possession exclusive de toute chose produite par l’homme, est clair. Quel que soit le nombre de mains par lesquelles cette chose a passé, le travail humain était au commencement de la chaîne, il y avait un homme qui l’ayant procurée ou produite par ses efforts, avait sur elle un droit évident, à l’exclusion du reste du genre humain, droit qui pouvait justement passer d’une personne à une autre par vente ou par donation. Mais à la fin de quelle suite de conventions ou de concessions peut-on montrer ou supposer un droit semblable sur une partie quelconque de l’univers matériel ? On peut montrer un titre original de ce genre donnant droit à la possession d’une amélioration ; mais ce titre est pour l’amélioration et non pour la terre elle-même. Si je défriche une forêt, dessèche un marais, ou comble une fondrière, tout ce que je peux justement réclamer, c’est la valeur donnée par ces efforts. Ils ne me donnent pas droit à la terre elle-même, pas d’autre droit qu’à ma part égale à celle de tout autre membre de la communauté dans la valeur qui y est ajoutée par le développement de la communauté.

Mais on dira : il y a des améliorations qui, avec le temps, ne peuvent plus se distinguer de la terre elle-même ! Très bien ; alors le titre à l’amélioration se mêle au titre à la terre ; le droit individuel se perd dans le droit commun. C’est le plus grand qui absorbe le moindre, et non le moindre qui absorbe le grand. La nature ne procède pas de l’homme ; mais l’homme de la nature, et c’est dans le sein de la nature que lui et toutes ses œuvres doivent retourner.

On dira encore : comme chaque homme a le droit de se servir et de jouir de la nature, l’homme qui fait usage de la terre doit avoir la permission de s’en servir exclusivement, afin qu’il puisse recueillir le bénéfice complet de son travail. Mais il n’est pas difficile de déterminer où finit le droit individuel, et où commence le droit commun. La valeur fournit une pierre de touche exacte et délicate, et avec son aide il n’est pas difficile, quelque dense que puisse devenir la population, de déterminer et d’assurer les droits exacts de chacun, les droits égaux de tous. La valeur de la terre, ainsi que nous l’avons vu, est le prix du monopole. Ce n’est pas la productivité absolue, mais la productivité relative de la terre qui détermine sa valeur. Quelles que soient ses qualités intrinsèques, une terre qui n’est pas meilleure qu’une autre terre qu’on peut acquérir pour s’en servir, peut n’avoir pas de valeur. Et la valeur de la terre donne toujours la mesure de la différence entre elle et la meilleure terre qu’on puisse acquérir. Donc, la valeur de la terre exprime sous une forme exacte et tangible le droit de la communauté sur la terre propriété d’un individu ; et la rente exprime la somme exacte que l’individu devrait payer à la communauté pour satisfaire les droits égaux de tous les autres membres de la communauté. Donc, si nous concédons à la priorité de possession l’usage assuré de la terre, en confisquant la rente au profit de la communauté, nous concilions la fixité de tenure qui est nécessaire à l’amélioration, avec la reconnaissance pleine et complète des droits égaux de tous à l’usage de la terre.

Quant à vouloir déduire un droit individuel exclusif et complet à l’usage de la terre, de la priorité d’occupation, c’est se placer sur le terrain le plus absurde sur lequel on puisse défendre la propriété de la terre. La priorité d’occupation donne un titre exclusif et perpétuel à la surface d’un globe sur lequel, dans l’ordre de la nature, des générations sans nombre se sont succédé. Les hommes de la dernière génération avaient-ils quelque droit meilleur à l’usage de ce monde que nous à l’usage de celui-ci ? ou les hommes d’il y a cent ans ? ou d’il y a mille ans ? Les constructeurs de mounds, les habitants des cavernes, les contemporains des mastodontes et des chevaux ayant trois doigts de pied, ou les générations plus anciennes encore, qui vivaient dans un temps si éloigné que nous ne pouvons y penser que comme à des périodes géologiques, se sont-ils succédé sur la terre que nous occupons maintenant pour une si petite durée ?

Est-ce que le premier arrivé à un banquet a le droit de retourner toutes les chaises et de dire qu’aucun des autres invités ne partagera la nourriture apprêtée à moins de passer un marché avec lui ? Est-ce que l’homme qui le premier présente un billet à la porte d’un théâtre, et entre, acquiert par cette priorité le droit de fermer les portes et d’avoir la représentation pour lui seul ? Est-ce que le premier voyageur qui monte dans une voiture de chemin de fer a le droit d’étaler tous ses bagages sur les sièges et de forcer ceux qui viennent après lui à rester debout ?

Les cas sont parfaitement analogues. Nous arrivons et nous partons, convives à un banquet toujours ouvert, spectateurs et acteurs d’une représentation où il y a de la place pour tous ceux qui viennent ; voyageurs d’une station à une autre, sur un corps céleste qui tourne dans l’espace ; nos droits de prise et de possession ne peuvent pas être exclusifs ; ils doivent être partout limités par les droits égaux des autres. De même que le voyageur peut dans le wagon s’étendre lui et ses bagages sur autant de sièges qu’il lui plaît, jusqu’à ce que d’autres voyageurs arrivent, de même un colon peut prendre et cultiver autant de terre qu’il lui plaît, jusqu’à ce que d’autres aient besoin de cette terre — fait qui se montre quand la terre acquiert de la valeur — alors son droit est réduit par les droits égaux des autres, et aucune priorité d’appropriation ne peut lui donner un droit qui contrarierait les droits égaux des autres. Si ceci n’était pas, alors, par la priorité d’appropriation un homme pourrait acquérir, et transmettre à qui il lui plairait, non seulement le droit exclusif à 160 acres, ou à 640 acres, mais à une cité entière, à un État, à un continent.

La reconnaissance du droit individuel à la propriété de la terre, conduit à cette absurdité manifeste, quand on la pousse à ses dernières limites, — que si un homme pouvait concentrer en lui-même les droits individuels à la terre d’un pays, il pourrait en expulser le reste des habitants ; et que s’il pouvait concentrer les droits individuels à toute la surface du globe, lui seul parmi toute la population fourmillante de la terre, aurait le droit de vivre.

Et ce qui arriverait si cette supposition était une réalité, arrive, à une moindre échelle, dans le fait actuel. Les landlords de la Grande-Bretagne à qui des concessions de terre ont donné les « parasols blancs et les éléphants fous d’orgueil, » ont plusieurs fois expulsé de grands districts, la population native, dont les ancêtres vivaient dans le pays depuis un temps immémorial, l’ont forcée à émigrer, à devenir pauvre, ou à mourir de faim. Dans des espaces incultes du nouvel état de Californie on peut voir les cheminées noircies de maisons dont les colons ont été chassés par la force de lois qui ignorent le droit naturel, et de grandes étendues de terres qui pourraient être peuplées, désolées, parce que la reconnaissance de la propriété exclusive a mis entre les mains d’un homme le pouvoir de défendre à ses semblables de faire usage de cette terre. Les propriétaires, comparativement peu nombreux qui détiennent la surface des Iles Britanniques ne feraient que ce que la loi anglaise leur donne le pouvoir de faire, ou ce que beaucoup d’entre eux ont déjà fait sur une petite échelle, s’ils expulsaient les millions d’Anglais de leurs îles natives. Et cette expulsion par laquelle quelques centaines de mille d’individus en banniraient trente millions de leur pays natal, serait plus frappante, mais ne serait pas plus contraire au droit naturel, que le spectacle que donne aujourd’hui la grande masse du peuple anglais forcée de payer des sommes énormes à un petit nombre d’individus pour avoir le privilège, la permission, de vivre sur la terre, de faire usage de la terre, qu’elle appelle avec tant de tendresse la sienne, que les Anglais chérissent pour des souvenirs délicats et glorieux, et pour laquelle leur devoir, si besoin en est, est de verser leur sang et de donner leur vie.

Je ne parle que des Îles Britanniques, parce que, la propriété foncière y étant plus concentrée, elles offrent un exemple plus frappant de ce qu’implique nécessairement la propriété privée de la terre. « Les fruits du sol appartiennent à celui qui le possède en un temps quelconque ; » cette vérité devient de plus en plus apparente à mesure que la population devient plus dense et que l’invention et le perfectionnement ajoutent à la puissance productive ; mais partout c’est une vérité, aussi bien dans nos nouveaux États que dans les Îles Britanniques ou sur les bords de l’Indus.


  1. En disant que la propriété privée ne peut, en dernière analyse, être justifiée que par la théorie que quelques hommes ont plus de droit que d’autres à l’existence, je ne fais qu’exprimer ce que perçoivent eux-mêmes les défenseurs du système existant. Ce qui a rendu Malthus populaire dans les classes dirigeantes, ce qui a fait que son livre illogique a été reçu comme une nouvelle révélation, que les souverains lui ont envoyé des décorations, et que l’homme le plus sordide de l’Angleterre a proposé de lui faire une pension, c’est qu’il fournissait une raison plausible à la supposition que quelques-uns ont plus de droit à l’existence que d’autres, — supposition qui est nécessaire à la justification de la propriété privée de la terre, et que Malthus exprime clairement quand il déclare que la tendance de la population est de mettre toujours au monde des êtres humains que la nature refuse de nourrir, et qui par conséquent « n’ont pas le plus petit droit à aucune part du stock existant de choses nécessaires à la vie ; » la nature les invite à disparaître et « n’hésite pas à obtenir par la force leur obéissance à ses ordres ; » employant pour cela, « la faim et la peste, la guerre et le crime, la mortalité et l’abandon de la vie enfantine, la prostitution et la syphilis. » Et aujourd’hui c’est à cette doctrine de Malthus que doivent avoir recours ceux qui veulent justifier la propriété privée de la terre. On ne peut pas la défendre logiquement d’une autre façon.
  2. Ce droit naturel et inaliénable à l’usage et à la jouissance de la terre est si évident qu’il a été reconnu par des hommes chez qui la force et l’habitude n’avaient pas émoussé les premières perceptions. Pour ne donner qu’un exemple : les colons blancs de la Nouvelle-Zélande trouvèrent eux-mêmes impossible d’obtenir des Maoris ce que ceux-ci considéraient comme une concession complète de la terre, bien qu’une tribu entière ait consenti à la vente ; chaque fois qu’il naissait un enfant parmi eux, ils réclamaient un paiement additionnel, disant qu’ils n’avaient vendu que leurs propres droits, et n’avaient pas vendu les droits de ceux qui n’étaient pas encore nés. Le gouvernement fut obligé d’intervenir et régla la chose en achetant la terre pour un tribut annuel dont chaque enfant en naissant acquérait une part.