Progrès et Pauvreté/Livre 7/3

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 340-349).

CHAPITRE III.

DROIT DES PROPRIÉTAIRES À UNE COMPENSATION.

En réalité, il n’y a pas moyen d’échapper à cette vérité : il n’y a et il ne peut y avoir aucun titre à la possession exclusive du sol, et la propriété privée de la terre est une injustice pure, hardie et énorme, comme l’esclavage personnel.

La majorité des hommes dans les communautés civilisées ne reconnaissent pas cette vérité, simplement parce qu’ils ne réfléchissent pas. Pour eux, tout ce qui est, est juste, bien qu’on en ait souvent fait remarquer l’injustice, et en général ils sont prêts à crucifier ceux qui attaquent les choses existantes.

Mais il est impossible d’étudier l’économie politique, même comme on l’enseigne aujourd’hui, ou de penser à la production et à la distribution de la richesse, sans voir que la propriété de la terre diffère essentiellement de la propriété des choses produites par l’homme, et que, au point de vue de la justice abstraite, rien ne la justifie.

C’est ce qu’admettent expressément ou tacitement tous les ouvrages importants d’économie politique, mais en général d’une manière vague, par admission ou omission. On détourne le plus souvent l’attention de cette vérité, comme un professeur parlant de morale dans un pays esclavagiste l’aurait fait, au lieu d’examiner soigneusement les droits naturels de l’homme, et on accepte sans commentaire la propriété de la terre, comme un fait existant ; ou l’on suppose qu’elle est nécessaire à l’usage convenable de la terre et à l’existence de l’état civilisé.

L’examen que nous avons fait subir aux faits a prouvé d’une manière concluante que la propriété privée ne peut être justifiée si l’on se place sur le terrain d’utilité, que, au contraire, elle est la grande cause à laquelle il faut attribuer la pauvreté, la misère, la dégradation, les plaies sociales, la faiblesse politique qui se montrent si menaçantes au milieu du progrès de la civilisation. L’utilité se joint donc à la justice pour demander que nous l’abolissions.

Quand l’intérêt et la justice s’unissent ainsi pour demander l’abolition d’une institution qui n’a pas de fondement plus solide qu’une simple réglementation municipale, quelle raison d’hésiter peut-il y avoir ?

La considération qui semble causer cette hésitation, même de la part de ceux qui voient clairement que de droit la terre est propriété commune, est celle-ci : on a permis si longtemps que la terre soit considérée comme propriété privée, qu’en abolissant cette habitude on ferait tort à ceux qui ont cru pouvoir baser leurs calculs sur sa durée ; en permettant de posséder la terre comme si la chose était juste, on commettrait, en rétablissant les droits communs, une injustice envers ceux qui ont acheté la terre avec ce qui était sans aucun doute leur légitime propriété. Donc on soutient que, si nous abolissons la propriété privée de la terre, la justice demande que nous donnions une compensation complète à ceux qui possèdent aujourd’hui des terres, de même que le gouvernement anglais, en abolissant la vente et l’achat des commissions militaires, se sentit obligé de donner une compensation à ceux qui avaient des commissions, qui les avaient achetées dans la croyance qu’ils pourraient les vendre, de même que le gouvernement anglais abolissant l’esclavage dans ses colonies des Indes occidentales, paya 100 millions de dollars aux propriétaires d’esclaves.

Herbert Spencer lui-même, après avoir clairement démontré dans ses Social statics que tout titre par lequel on réclame la possession exclusive de la terre n’a pas de valeur, appuie cette idée de compensation (ce qui me semble être une inconséquence) en déclarant que l’estimation juste et la liquidation des droits des propriétaires actuels « qui, soit par leurs propres actes, soit par les actes de leurs ancêtres, ont donné pour leurs propriétés des équivalents en richesse honnêtement gagnée, » sera « un des problèmes les plus compliqués qu’aura un jour à résoudre la société. »

C’est cette idée qui a donné naissance à la proposition, qui trouve des avocats en Angleterre, que le gouvernement devra acheter à son prix de marché la propriété de la terre du pays, et c’est cette idée qui a conduit John Stuart Mill, bien qu’il perçût clairement l’injustice essentielle de la propriété privée de la terre, à défendre, non pas le rachat total de la terre, mais le rachat des avantages ajoutés dans l’avenir. Son plan était qu’on fît une estimation juste et même large de la valeur de marché de toutes les terres du royaume, et que les futures augmentations à cette valeur qui ne seraient pas dues aux améliorations du propriétaire, soient prises par l’État.

Pour ne rien dire des difficultés pratiques que suppose un tel plan, son défaut inhérent, essentiel, outre l’extension des fonctions du gouvernement et la corruption par là engendrée, reposerait dans l’impossibilité de combler par un compromis quelconque la différence radicale entre le juste et l’injuste. Tant qu’on aura égard aux intérêts des propriétaires, on nuira aux intérêts et aux droits généraux, et si les propriétaires ne doivent rien perdre de leurs privilèges spéciaux, le peuple dans son ensemble ne gagnera rien. Acheter les droits de propriété individuelle ce serait simplement donner aux propriétaires, sous une autre forme, un droit du même genre et de la même valeur, que celui que leur donne actuellement la possession de la terre ; ce serait lever pour eux, par des impôts, la même part du gain du travail et du capital qu’ils s’approprient maintenant par la rente. Leur avantage injuste serait conservé, et le désavantage injuste des non-propriétaires également. Certainement il y aurait gain pour le peuple en général quand le progrès de la rente ferait que la somme prise par les propriétaires avec le système actuel, serait plus grande que l’intérêt donné sur le prix de vente de la terre aux taux actuels, mais ce ne serait qu’un gain futur ; et en attendant, non seulement le peuple ne se trouverait pas soulagé, mais le fardeau imposé au travail et au capital au profit des propriétaires actuels se trouverait très alourdi. Car un des éléments de la valeur actuelle du marché de la terre, c’est l’espérance d’un accroissement futur de valeur, et ainsi, acheter les terres au prix du marché et payer l’intérêt de l’argent d’achat, ce serait mettre sur le dos des producteurs non seulement le paiement de la rente actuelle, mais le paiement de la rente espérée par la spéculation. Ou, pour mettre ceci sous une autre forme : la terre serait achetée à un prix calculé sur un taux plus bas que le taux ordinaire de l’intérêt (car l’accroissement futur des valeurs foncières rend toujours le prix de marché de la terre beaucoup plus élevé que le prix de n’importe quelle autre chose donnant le même revenu actuellement), et l’intérêt de l’argent d’achat se paierait au taux ordinaire. Donc, non seulement on devrait payer aux propriétaires tout ce que la terre leur rapporte actuellement, mais encore beaucoup plus. En réalité l’État passerait avec les propriétaires actuels un bail perpétuel en leur payant une rente de beaucoup plus forte que celle qu’ils reçoivent maintenant. Pour le moment l’État deviendrait simplement l’agent des propriétaires recueillant leurs rentes, et devrait leur payer non seulement ce qu’ils recevaient, mais beaucoup plus.

Le plan de M. Mill pour nationaliser le futur « accroissement non mérité de valeur de la terre » en fixant la valeur de marché actuelle de toutes les terres, et en rendant l’État propriétaire de l’accroissement futur de valeur, n’augmenterait pas l’injustice de la distribution actuelle de richesse, mais n’y remédierait pas non plus. L’accroissement spéculatif de la rente cesserait, et dans l’avenir le peuple, en général, gagnerait la différence entre l’accroissement de la rente et la somme à laquelle aurait été estimé l’accroissement en fixant la valeur présente de la terre dont naturellement la valeur future, comme la valeur présente, est un élément. Mais il laisserait, pour l’avenir, une classe en possession de l’énorme avantage qu’elle a maintenant sur les autres. Tout ce qu’on peut dire de ce plan, c’est qu’il vaut peut-être mieux que rien.

On peut parler de plans aussi inefficaces et aussi impraticables là où toute autre proposition plus efficace ne pourrait pas être conçue pour le moment, et leur discussion est le signe que l’extrémité du coin de la vérité commence à pénétrer dans les esprits. Dans la bouche des hommes, la justice se fait humble quand elle commence à protester contre une injustice consacrée par le temps, et nous, les nations parlant anglais, nous portons encore le collier de l’esclavage saxon, nous avons été élevées dans le respect superstitieux des « droits » des propriétaires fonciers, comme l’étaient les anciens Égyptiens à l’égard du crocodile. Mais, quand les temps sont mûrs, les idées se développent, parfois d’abord sous une forme insignifiante. Un jour les députés du Tiers-État se couvrirent quand le roi mit son chapeau. Peu de temps après, la tête du fils de Saint-Louis roulait sur l’échafaud. Le mouvement anti-esclavagiste commença aux États-Unis, par des discours où l’on parlait de donner une compensation aux propriétaires d’esclaves, mais quand quatre millions d’esclaves furent émancipés, les propriétaires ne reçurent aucune compensation et n’en réclamèrent aucune. Et quand le peuple de pays comme l’Angleterre et les États-Unis sera suffisamment convaincu de l’injustice et des désavantages de la propriété individuelle de la terre, pour essayer de la nationaliser, il sera bien près de la nationaliser par un moyen plus direct et plus facile que par l’achat. Il ne songera plus à donner une compensation aux propriétaires de la terre.

Toute inquiétude au sujet des propriétaires de la terre est également injuste. On ne peut expliquer qu’un homme comme John Stuart Mill ait attaché tant d’importance à la question de compensation, et ait simplement prôné la confiscation du futur accroissement de la rente, qu’en se rappelant qu’il acceptait la théorie courante selon laquelle les salaires sortent du capital et la population tend toujours à dépasser les moyens de subsistance. C’est ce qui l’a rendu aveugle aux effets complets de l’appropriation privée de la terre. Il voyait que « le droit du propriétaire est entièrement subordonné à la politique générale de l’État, » et que « lorsque la propriété privée de la terre n’est pas utile, elle est injuste[1], » mais embarrassé par la doctrine de Malthus, il attribue expressément, dans un paragraphe que j’ai déjà cité, le besoin et la souffrance qu’il voyait autour de lui « à l’avarice de la nature et non à l’injustice de l’homme, » et c’est ainsi que pour lui nationaliser la terre était relativement de peu d’importance pour la suppression du paupérisme et de la misère, but qui ne pouvait être atteint qu’en apprenant aux hommes à réprimer un instinct naturel. Grand et pur comme il était, cœur chaud et esprit noble, il ne vit jamais la véritable harmonie des lois économiques, ni comment d’une grande injustice fondamentale découlent le besoin et la misère, le vice et la honte. Autrement il n’aurait jamais écrit ces mots : « La terre de l’Irlande, la terre de tout pays, appartient au peuple de ce pays. Les individus appelés propriétaires n’ont, au point de vue de la morale et de la justice, aucun droit à autre chose qu’à la rente, ou compensation pour sa valeur de vente. »

Au nom du Prophète — bagatelles ! Si la terre d’un pays appartient au peuple de ce pays, quel droit, au nom de la morale et de la justice, ont à la rente les individus appelés propriétaires ? Si la terre appartient au peuple, pourquoi, au nom de la morale et de la justice, le peuple paierait-il la valeur de vente de ce qui lui appartient ?

Herbert Spencer dit : « Si nous avions à faire avec ceux qui ont originellement volé son héritage à la race humaine, nous pourrions en finir rapidement[2]. » Pourquoi n’en finirions-nous pas, n’importe comment ? Car ce vol n’est pas comme le vol d’un cheval ou d’une somme d’argent, qui cesse avec l’acte. C’est un vol continu, qui se fait chaque jour, à chaque heure. Ce n’est pas du produit du passé qu’est tirée la rente ; c’est du produit du présent. C’est un impôt levé constamment et continuellement sur le travail. Chaque coup de marteau, de pique, ou de navette, chaque battement de la machine à vapeur, paie son tribut. Cet impôt prend le gain d’hommes qui risquent leur vie sous terre, ou sur les lames blanchissantes de la mer, la juste récompense du capitaliste, et les fruits de l’effort patient de l’inventeur ; il arrache les petits enfants du jeu et de l’école, et les force à travailler avant que leurs os soient formés et leurs muscles développés ; il vole la chaleur à ceux qui ont froid ; la nourriture à ceux qui ont faim ; les médicaments à ceux qui sont malades ; la paix à ceux qui sont inquiets. Il abaisse, abrutit et aigrit. Il presse des familles de huit et dix personnes dans une chambre malpropre ; il fait errer comme des troupes de pourceaux les filles et les garçons ; il remplit les cabarets de ceux qui sont mal chez eux ; il fait de garçons qui pourraient devenir des hommes utiles, des candidats à la prison et au pénitencier ; il remplit les maisons de débauche de filles qui auraient pu connaître les joies pures de la maternité ; il envoie toutes les mauvaises passions rôder dans la société, comme un hiver rigoureux envoie les loups rôder autour des hommes : il obscurcit la foi dans l’âme humaine, et sur l’image d’un créateur juste, miséricordieux, il jette le voile d’un destin dur, aveugle et cruel !

Ce n’est pas simplement un vol dans le passé ; c’est un vol dans le présent, un vol qui prive de leur droit de naissance les enfants qui viennent maintenant au monde ! Pourquoi hésiterions-nous à détruire un pareil système ? Parce que j’ai été volé hier, et avant-hier, et le jour d’avant, est-ce une raison pour que je supporte d’être volé aujourd’hui et demain ? est-ce une raison pour que j’en conclue que le voleur a acquis le droit de me voler ?

Si la terre appartient au peuple, pourquoi continuer à permettre aux propriétaires de prendre la rente, ou compenser d’une manière quelconque la perte de cette rente ? Considérez ce qu’est la rente. Elle ne naît pas spontanément de la terre ; elle n’est due à aucune chose faite par le propriétaire. Elle représente une valeur créée par toute la communauté. Que les propriétaires aient, si vous voulez, tout ce que leur donnerait la possession de la terre en l’absence du reste de la communauté. Mais la rente, création de toute la communauté, appartient nécessairement à toute la communauté.

Soumettez le droit des propriétaires à l’épreuve des maximes de la loi commune qui déterminent les droits de l’homme vis à vis de l’homme. La loi commune, nous dit-on, est la perfection de la raison, et certainement les propriétaires ne peuvent se plaindre de sa décision car elle a été construite par et pour les propriétaires. Eh bien, que donne la loi au possesseur innocent quand la terre, pour laquelle il a donné son argent, est jugée appartenir légitimement à un autre ? Rien du tout. Qu’il ait acheté de bonne foi, cela ne lui donne aucun droit de réclamer. La loi ne s’occupe pas de la « question compliquée des compensations » pour l’acheteur innocent. La loi ne dit pas comme John Stuart Mill : « La terre appartient à A, donc B qui a pensé qu’il en était le possesseur n’a droit qu’à la rente, ou compensation pour sa valeur de marché. » Car ce serait vraiment comme cette décision fameuse à propos d’un esclave fugitif, et d’après laquelle on disait que la cour avait donné la loi au Nord et le nègre au Sud. La loi dit simplement : « La terre appartient à A, que le magistrat chargé de la faire exécuter mette A en possession de son bien ! » Elle ne donne aucun droit à l’acheteur innocent d’un titre illégitime, elle ne lui alloue aucune compensation. Et non seulement cela, mais elle lui prend toutes les améliorations qu’il a faites de bonne foi sur la terre. Vous pouvez avoir donné un prix élevé de la terre, avoir fait tous vos efforts pour vous assurer que le titre est bon ; vous pouvez l’avoir possédée sans contestation pendant des années, sans avoir pensé une fois à la possibilité d’un autre titulaire ; vous pouvez l’avoir fertilisée par votre travail, y avoir construit une demeure luxueuse ayant plus de valeur que la terre elle-même, ou une modeste maison que vous avez entourée de figuiers et de vignes et où vous comptez finir vos jours ; et malgré cela si Quirk, Gammon et Snap peuvent découvrir un vice de rédaction dans vos parchemins, ou quelque héritier oublié qui n’a jamais rêvé à ses droits, on peut vous enlever non seulement la terre, mais toutes les améliorations que vous aurez pu y faire. Et ce n’est pas tout. Suivant la loi commune, quand vous avez rendu la terre et abandonné toutes vos améliorations on peut vous demander compte des profits que vous avez tirés de la terre pendant que vous la possédiez.

Si maintenant nous appliquons à la cause du peuple versus les propriétaires, les mêmes maximes de justice que les propriétaires ont érigées en lois, et que les cours américaines et anglaises appliquent tous les jours dans les différends entre un homme et un autre, non seulement nous ne penserons pas à donner pour la terre une compensation quelconque aux propriétaires, mais nous leur prendrons toutes les améliorations et tout ce qu’ils pourront posséder en outre.

Mais je ne propose pas, et je ne crois pas que quelqu’un d’autre proposera jamais d’aller si loin. Si le peuple recouvre la propriété de la terre, ce sera suffisant. Que les propriétaires conservent sans crainte leurs améliorations et leurs biens personnels.

Et cette mesure de justice n’opprimera, ne fera tort, à aucune classe. La grande cause de la distribution actuelle inégale de la richesse, avec la souffrance, la dégradation, la ruine qu’elle entraîne, sera balayée. Les propriétaires eux-mêmes auront leur part du gain général. Le gain des grands propriétaires eux-mêmes sera réel. Le gain des petits propriétaires sera énorme. Car en accueillant la justice, les hommes accueilleront l’amour. La Paix et l’Abondance les suivront apportant leurs dons non à quelques-uns mais à tous.

Nous verrons plus tard combien ceci est vrai.

Si dans ce chapitre j’ai parlé de justice et d’utilité comme si la justice était une chose et l’utilité une autre, c’est seulement afin de répondre aux objections de ceux qui parlent ainsi. L’utilité la plus haute et la plus vraie est dans la justice.


  1. Principes d’Économie Politique. Livre I, chap. II, sect. 6.
  2. Social Statics, p. 142 de l’édition anglaise.