Précaution/Chapitre XXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 170-177).



CHAPITRE XXVI.


Quelle est cette étrangère !
Shakspeare.


Quoique le cœur de Jane eût été cruellement blessé, son orgueil avait plus souffert encore, et ni sa mère ni sa sœur ne pouvaient lui persuader de quitter sa chambre. Elle parlait peu ; cependant une ou deux fois, cédant aux soins affectueux d’Émilie, elle épancha ses chagrins dans le sein de l’amitié ; et dans ces moments d’abandon elle déclara que jamais elle ne reparaîtrait dans le monde.

Sa mère fut témoin d’un de ces accès de désespoir ; et, pour la première fois, un sentiment de remords se mêla à ses douleurs maternelles. Si elle s’en était moins rapportée aux apparences, sa fille eût pu apprendre, avant que son repos fût compromis, quel était le véritable caractère de l’homme qui cherchait à gagner son cœur.

Lady Moseley aimait trop sa fille pour ne pas mêler ses larmes aux siennes, au moment surtout où elle voyait sous leur véritable jour les causes et les conséquences de ses chagrins ; mais elle n’avait point assez de caractère pour faire un judicieux retour sur elle-même, et trop de paresse d’esprit pour faire tourner les leçons du passé au profit de l’avenir.

Nous laisserons Jane déplorer la perfidie de son amant, qu’une piété plus solide lui eût appris à supporter avec résignation, pour nous occuper des autres personnages de notre histoire.

L’indisposition de Jane avait fait remettre la visite à Mrs Fitzgerald ; mais, une semaine après la fuite du colonel, la malade ayant consenti à quitter sa chambre, et Mrs Wilson remarquant qu’Émilie était pâle et changée d’être restée si longtemps renfermée auprès du lit de sa sœur, elle décida qu’elles rempliraient, le lendemain matin, la promesse qu’elles avaient faite à la jeune Espagnole. Elles trouvèrent les deux dames impatientes de les revoir et de savoir des nouvelles de Jane, dont Émilie leur avait écrit la maladie. Après avoir fait servir quelques rafraîchissements, Mrs Fitzgerald, qui paraissait plus triste encore que de coutume, commença le récit de ses aventures.

La fille d’un négociant anglais établi à Lisbonne avait fui de la maison paternelle pour suivre un officier irlandais au service de Sa Majesté catholique ; ils se marièrent, et le colonel conduisit immédiatement son épouse à Madrid. Un fils et une fille furent le fruit de cette union. Le premier, ayant été élevé dans la religion de ses ancêtres, entra de bonne heure au service du roi. Mais la signera Maccarthy était protestante, et malgré la promesse solennelle qu’elle avait faite à son mari, elle donna les mêmes principes à sa fille, dont la main, lorsqu’elle eut atteint l’âge de dix-sept ans, fut demandée par un grand de la cour de Charles. Le comte d’Alzada était un parti qu’on ne pouvait refuser ; et ils furent unis, non seulement sans s’aimer, mais même sans se connaître, comme cela n’arrive que trop souvent dans un pays où les deux sexes vivent presque toujours isolés l’un de l’autre. Le comte, d’un caractère dur et sévère, ne posséda jamais les affections de sa femme ; sa rudesse repoussait l’amour ; et celle-ci, dont les regards et les pensées étaient sans cesse dirigés vers la maison paternelle, où elle avait passé de si heureux jours, nourrissait intérieurement les principes religieux que lui avait donnés sa mère. Forcée de paraître catholique, elle était toujours protestante au fond du cœur. Ses parents parlaient toujours anglais lorsqu’ils étaient entre eux, et cette langue lui était aussi familière que l’espagnole. Après leur mort, pour ne point perdre l’habitude de s’exprimer dans une langue qui lui rappelait de si doux souvenirs, elle passa une grande partie de son temps à lire les livres que lui avait laissés sa mère ; c’étaient presque tous ouvrages de controverse religieuse ; et comme elle avait besoin des mêmes livres pour apprendre l’anglais à dona Julia, sa fille unique, les conséquences de la fausse démarche qu’avait faite jadis sa grand-mère se faisaient sentir jusque dans l’éducation de cette jeune personne.

En apprenant l’anglais, Julia s’éloigna de plus en plus de la foi que professait son père, et se dévoua à une vie de persécution ou d’hypocrisie.

La comtesse commettait la faute impardonnable de se plaindre à son enfant des mauvais traitements de son mari ; et comme ces conversations, tenues en anglais, étaient consacrées par les larmes de sa mère, elles firent une impression indélébile sur la jeune tête de Julia, qui grandit avec la conviction qu’après le malheur d’être catholique, le plus grand qui pût lui arriver serait d’épouser un homme de cette religion.

À peine avait-elle atteint sa seizième année qu’elle eut le malheur de perdre sa mère ; et quelques mois après, son père lui présenta un homme du plus haut rang, comme son futur époux.

Il serait difficile de dire si les principes religieux de Julia, n’étant plus soutenus par l’exemple ou les conseils d’une mère, auraient pu la faire résister longtemps aux volontés de son père ; mais l’amant qu’il lui présentait était vieux et laid ; et plus elle le voyait, plus elle s’affermissait dans son hérésie. Enfin, réduite au désespoir par ses importunités, elle avoua franchement à son père quelle était sa croyance. La colère de celui-ci fut violente et durable ; Julia fut renfermée dans un couvent pour y faire pénitence de ses fautes passées, et opérer sa conversion pour l’avenir. La résistance physique n’était pas en son pouvoir, mais elle se promit bien de ne jamais, céder : on pouvait renfermer son corps, mais son esprit restait inébranlable, et la dureté peu judicieuse de son père ne faisait que l’affermir de plus en plus dans sa résolution.

Elle était depuis deux ans dans le couvent, refusant obstinément de se rendre aux désirs de son père, lorsque celui-ci fut appelé à l’armée pour défendre les droits de son prince légitime, et cette circonstance fut peut-être la seule cause qui l’empêcha d’employer contre sa fille les mesures les plus violentes.

La guerre étendait ses ravages jusque dans le sein de l’Espagne ; une grande bataille fut livrée presque sous les murs du couvent, et les paisibles dortoirs des religieuses furent forcés de s’ouvrir pour recevoir les officiers anglais blessés.

On y porta, entre autres, le major Fitzgerald, jeune homme doux, aimable, et de la plus belle figure ; le hasard fit qu’il fut confié aux soins de Julia ; sa guérison fut longue et longtemps douteuse ; enfin il fut déclaré hors de danger, et il le devait plus aux soins attentifs de sa jeune garde qu’à tous les secours de la médecine.

Le major était sensible, Julia aussi malheureuse que belle. L’amour s’alluma bientôt dans leurs cœurs.

Une brigade anglaise était campée dans le voisinage du couvent, le jeune couple alla y chercher une protection contre la vengeance paternelle ; ils furent mariés par l’aumônier du régiment, et jouirent pendant un mois d’un bonheur sans mélange.

Comme Buonaparte était attendu de jour en jour sur le théâtre de la guerre, ses généraux veillaient avec soin à leurs propres intérêts, sinon à ceux de leur maître. Le corps de troupes dans lequel Fitzgerald avait cherché un refuge fut surpris et repoussé avec perte.

Après avoir fait son devoir comme soldat, et combattu vaillamment au poste de l’honneur, le major entreprit de protéger la fuite de Julia ; mais déjà toute retraite leur était coupée, et ils tombèrent tous deux entre les mains de l’ennemi. Ils furent traités avec douceur : on leur laissait même autant de liberté que le permettait la prudence, lorsqu’ils furent compris dans l’ordre de départ, qui voulait que tous les prisonniers fussent conduits en France. Déjà ils approchaient des Pyrénées, lorsqu’un parti anglais attaqua leur escorte et la mit en déroute ; tous les prisonniers prirent la fuite, à l’exception du major et de sa jeune épouse.

Tandis que les Français faisaient des prodiges de valeur pour résister au nombre, une balle frappa le malheureux Fitzgerald ; il ne survécut qu’une heure à sa blessure, et mourut où il était tombé, sur le champ de bataille.

Un officier anglais, avant de se mettre à la poursuite des fuyards, fut attiré par la vue d’une femme cherchant à ranimer les restes de la vie d’un blessé, et paraissant dans l’agonie de la douleur. Il revint sur ses pas, et arriva quelques instants avant le dernier soupir de Fitzgerald, à qui il ne restait plus que la force nécessaire pour implorer de son compagnon la promesse de protéger Julia, et de la mettre entre les bras de Mrs Fitzgerald, sa mère, qui demeurait en Angleterre.

L’officier le promit solennellement, et, dès que l’infortuné eut fermé les yeux, il obtint de quelques paysans une charrette, où il fit placer le corps du pauvre Fitzgerald et sa veuve au désespoir.

Le détachement qui avait attaqué le convoi de prisonniers était sorti du camp anglais pour remplir une autre mission ; mais le chef qui le commandait, apprenant qu’ils passaient à quelque distance, avait pris tout à coup la résolution de chercher à opérer leur délivrance. Le pays était couvert d’ennemis, et dès qu’il eut effectué son projet, il donna l’ordre de battre en retraite. Julia resta donc, avec les dépouilles de son mari, sous la garde de son protecteur et des paysans espagnols, et le détachement avait déjà fait plusieurs milles, lorsque la petite charrette se mit en route.

Le rejoindre était impossible ; et ayant appris en route qu’un corps de dragons français avait inquiété leur arrière-garde, la petite troupe fut obligée de chercher un autre chemin pour se rendre au camp. Enfin elle arriva, et le lendemain de l’escarmouche, après bien des inquiétudes et des dangers, Julia se trouva établie dans une chaumière espagnole très-solitaire, à quelques milles des postes avancés de l’armée anglaise. Le corps de son mari fut déposé dans un cercueil, et Julia, en proie à la douleur que lui causait une perte irréparable, n’avait pour distraction que les courtes visites que son protecteur tâchait de dérober à ses devoirs plus importants.

Un mois se passa sans apporter d’autres consolations à Mrs Fitzgerald, que celles qu’elle trouvait à pleurer sur le tombeau de son mari. Cependant les visites de son protecteur devinrent plus fréquentes, et enfin il lui annonça qu’il comptait bientôt partir pour Lisbonne, d’où ils s’embarqueraient pour l’Angleterre.

Une petite voiture couverte, traînée par un seul cheval, devait les conduire dans cette ville, où il lui promit de lui procurer une femme qui l’accompagnerait pendant le reste de la route. Ce n’était ni le lieu ni le moment de montrer une délicatesse déplacée ; et Julia, le cœur brisé, se prépara à quitter tout ce qui lui restait de son malheureux époux, pour obéir à ses dernières volontés.

À peine se furent-ils mis en route, que les manières de son compagnon changèrent totalement ; il devint complimenteur, voulut faire l’aimable, chercha à plaire, mais d’une manière plus offensante que dangereuse. Ses attentions enfin devinrent si fatigantes, que Julia forma vingt fois le projet de s’arrêter au premier village, et de renoncer au voyage d’Angleterre. Mais le désir d’accomplir le dernier vœu de Fitzgerald, d’aller consoler une mère de la perte de son fils unique, et surtout la crainte du ressentiment de son père, la déterminèrent à s’armer de patience jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à Lisbonne, où elle se promettait bien de se séparer pour jamais de son soi-disant protecteur, qu’elle commençait à craindre plus que tous les dangers dont il était censé la préserver.

Le dernier jour de ce désagréable voyage, en traversant un bois, l’officier oublia tellement les égards qu’il devait à une femme malheureuse et confiée à son honneur, que Mrs Fitzgerald au désespoir se jeta hors de la voiture, et eut le bonheur d’attirer par ses cris un officier qui suivait à cheval la même route. Celui-ci accourut aussitôt au secours de la belle affligée ; mais un coup de pistolet, tiré de la voiture, tua son cheval, et tandis que le cavalier se relevait, le traître s’échappa.

Julia s’efforça de ranimer ses esprits pour expliquer à son libérateur la situation étrange où il l’avait trouvée, et sa jeunesse, sa douleur, la franchise répandue sur tous ses traits le convainquirent bientôt de sa véracité. Tandis qu’ils délibéraient sur les moyens de sortir du bois, le détachement de dragons qu’il commandait le rejoignit ; l’officier en dépêcha quelques-uns au prochain village, avec ordre de leur en ramener une voiture quelconque, et il envoya les autres à la poursuite de celui qu’il regardait comme la honte de l’armée : ses premiers ordres furent aisément exécutés ; mais, après avoir trouvé à quelque distance la petite voiture couverte dont on avait emmené le cheval, il fut impossible de découvrir les moindres traces de l’indigne suborneur. Jamais Julia n’avait su son nom, et, soit par un effet du hasard ou des artifices du traître, jamais elle n’avait pu découvrir qui il était.

Lorsqu’ils furent arrivés à Lisbonne, tous les amusements, toutes les distractions que peuvent procurer une fortune considérable, un rang distingué et les relations les plus étendues furent prodigués à la veuve inconsolable, par le comte de Pendennyss ; car c’était lui qui, partant du quartier-général pour porter des dépêches importantes en Angleterre, avait préservé Julia d’un malheur cent fois pire que la mort. Un paquebot était en rade pour attendre le noble lord, et bientôt ils s’y embarquèrent ; Dona Lorenza était la veuve d’un sous-officier espagnol qui était mort en combattant sous les ordres de Pendennyss ; l’intérêt qu’il avait pris au mari l’engagea à offrir sa protection à sa femme. Depuis deux ans il l’avait fait entrer dans un couvent de Lisbonne ; et, pensant qu’elle convenait mieux que toute autre, il la choisit pour accompagner Mrs Fitzgerald en Angleterre.

Pendant la traversée qui fut très-longue, le comte apprit toutes les particularités de l’histoire de Julia ; il vit qu’après avoir lu sur la religion des traités longs et abstraits, elle n’en connaissait point les vérités essentielles et les consolations divines ; il employa, pour les faire pénétrer dans son âme, tous les efforts d’une éloquence entraînante et persuasive, et il eut bientôt le plaisir de remarquer le succès de ses soins ; le baume de la religion vint cicatriser les blessures de Julia, et sa sombre tristesse prit graduellement la teinte plus douce de la mélancolie.

En arrivant à Londres, Pendennyss mit Julia sous la protection de sa sœur, en attendant qu’il eût pris des informations sur la province où elle pourrait trouver sa belle-mère ; il apprit bientôt qu’elle était morte sans laisser de proches parents, et Julia se trouva seule dans le monde. Son mari, cependant, avait eu la prudence de faire un testament ; grâce aux soins du comte, l’authenticité en fut bientôt reconnue, et sa veuve entra en possession de sa petite fortune.

C’était en attendant la décision de cette affaire que Mrs Fitzgerald avait résidé quelque temps aux environs de Bath ; dès qu’elle fut terminée, le comte et sa sœur l’installèrent dans la jolie petite maison qu’elle habitait maintenant, et ils étaient venus l’y voir une fois depuis qu’elle y était établie. La délicatesse interdisait au comte de fréquentes visites ; mais il cherchait toujours toutes les occasions de lui être utile. En retournant en Espagne, Pendennyss avait vu le comte d’Alzada, et il avait tâché d’obtenir le pardon de sa fille ; mais le ressentiment du comte était toujours le même, et il fut forcé d’abandonner son généreux projet. Quelque temps après, Julia, apprenant que son père était dangereusement malade, avait prié son protecteur d’intercéder de nouveau auprès de lui ; mais cette tentative avait encore été sans succès, et la lettre de Pendennyss qui lui apprenait que malgré ses efforts il avait échoué, était celle sur laquelle Mrs Wilson l’avait vue répandre des larmes.

La tendre pitié que lui montrèrent ses amis fut une douce consolation pour Mrs Fitzgerald ; cependant Mrs Wilson, en revenant au château, ne voulut point laisser passer l’occasion de faire remarquer à sa nièce quelles avaient été les conséquences d’une première faute, et quels malheurs suivaient toujours l’infraction du plus saint des devoirs, l’obéissance envers nos parents.

Quoique Émilie sentit toute la justesse des observations de sa tante, elles ne pouvaient diminuer la compassion qu’elle éprouvait pour les malheurs de son amie, et pendant quelque temps elle ne pensa qu’à Julia et à ses infortunes.

Avant de se séparer de Mrs Wilson, Julia, avec un peu d’hésitation et en rougissant, lui dit qu’elle avait encore à lui faire une révélation importante ; et celle-ci-lui promit de revenir le lendemain.