Précaution/Chapitre XXV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 163-170).



CHAPITRE XXV.


Sa mère lui cherche un mari. Elle en a trouvé elle-même un sans rien dire : ils sont partis : ils reviendront demander la bénédiction maternelle après le voyage de Gretna-Green.
Colman


Les Moseley revinrent d’assez bonne heure à Benfield-Loge, et Mrs Wilson, après avoir réfléchi sur la marche qu’elle avait à suivre, se détermina à s’acquitter sur-le-champ d’une tâche pénible, et à avoir une conversation avec son frère après le souper ; en conséquence, elle l’informa qu’elle désirait lui parler. Lorsque le reste de la famille se fut retiré, le baronnet s’assit près d’elle ; et Mrs Wilson cherchant à retarder le plus possible les informations désagréables qu’elle avait à lui donner, commença en ces termes :

— Je désirais vous parler, mon frère, sur plusieurs sujets intéressants. Vous avez sans doute remarqué les attentions de M. Denbigh pour Émilie.

— Certainement, ma sœur, et avec un grand plaisir ; vous ne supposerez point, je l’espère, que je veuille revenir sur l’abandon que je vous aurai fait de mon autorité, Charlotte, si je vous demande si Émilie favorise ou non les vœux de Denbigh ?

— Ni Émilie ni moi, mon cher frère, ne prétendons contester le droit que vous avez de diriger la conduite de votre enfant ; elle vous appartient par des liens que rien ne peut rompre ; et elle sait que c’est à vous à prononcer, lors même que son cœur aurait fait un choix.

— Non, ma sœur, je ne voudrais point abuser de mon influence sur mon enfant, lorsqu’il s’agit d’une affaire si importante pour son bonheur ; mais mon attachement pour Denbigh diffère peu de celui que j’éprouve pour l’enfant qu’il m’a rendue.

— Je suis convaincue, continua Mrs Wilson, qu’Émilie a un sentiment trop juste de ses devoirs pour ne pas renoncer, si vous l’exigez, à l’objet de ses plus chères affections ; mais, d’un autre côté, je suis persuadée que rien ne parviendrait à la forcer d’épouser un homme pour lequel elle ne sentirait pas l’amour et l’estime qu’une femme doit à son mari.

Le baronnet ne paraissait pas saisir exactement le sens de la distinction que faisait sa sœur.

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre la différence que vous établissez, Charlotte.

— Je veux dire, mon frère, que si Émilie jurait à l’autel d’aimer un homme pour lequel elle se sentirait de l’aversion, ou d’honorer celui qu’elle ne pourrait estimer, elle croirait, avec raison, trahir un devoir supérieur à tous ceux de ce monde. Mais pour répondre à votre question, je vous dirai que Denbigh ne s’est point encore déclaré, et que, lorsqu’il le fera, je ne crois pas qu’il soit refusé.

— Refusé ! s’écria le baronnet, j’espère qu’il n’en sera rien ; je voudrais de tout mon cœur qu’ils fussent déjà mariés.

— Émilie est très-jeune, rien ne presse ; j’espérais même qu’elle attendrait encore quelques années pour se marier.

— Eh bien ! ma sœur, vous et lady Moseley, vous avez des idées toutes différentes sur le mariage des jeunes filles.

Mrs Wilson répondit avec un doux sourire :

— Vous avez été pour Anne un si bon mari, mon frère, qu’elle ne croit pas qu’il y en ait de mauvais en ce monde ; quant à moi, tout mon désir est que l’époux d’Émilie ait de la religion, et si je négligeais un devoir si essentiel, je ne me le pardonnerais jamais.

— Je suis sûr, Charlotte, que Denbigh et Egerton ont un grand respect pour la religion ; ils vont exactement à l’église, et y sont très-attentifs au service divin. Mrs Wilson sourit, et il ajouta :

— D’ailleurs, vous savez que la religion peut venir après le mariage.

— Oui, mon frère, mais je sais aussi qu’elle peut nous quitter ; aucune femme vraiment pieuse ne peut être heureuse lorsque son mari s’écarte de la route qui conduit au bonheur éternel ; et il serait inutile et illusoire de croire en se mariant réformer son mari. La femme qui s’est abusée à ce point n’a fait que mettre en danger son propre salut ; car, au lieu de suivre son exemple, celui qu’elle a cru ramener ne cherchera qu’à la détourner de devoirs qui le gênent et qui l’accusent. On est bien faible contre celui qu’on aime ; l’imprudente succombera, ou sa vie ne sera qu’une lutte pénible et continuelle entre des devoirs opposés.

— Mais si votre opinion était généralement adoptée, je suis effrayé du coup mortel qu’elle porterait au mariage.

— Je ne puis être de votre avis, mon frère ; je suis persuadée qu’un homme qui étudierait sans passion et sans prévention notre religion sainte, serait bientôt chrétien du fond du cœur ; et, plutôt que de rester garçons toute leur vie, les hommes se décideraient à une recherche qui cesserait bientôt de leur paraître pénible. Si les femmes étaient moins empressées de trouver des maris, ceux-ci feraient plus d’efforts pour se rendre dignes de les obtenir.

— Mais comment se fait-il, Charlotte, dit le baronnet en plaisantant, que votre sexe n’use pas de son pouvoir pour réformer le siècle ?

— L’ouvrage de la réformation, sir Edward, est une tâche bien difficile ; combien il pourrait être avancé cependant, si tous ceux à qui est confiée l’éducation des jeunes gens mettaient à leur apprendre leurs véritables devoirs le zèle qu’ils apportent à leur donner des talents futiles et périssables.

— Mais les femmes doivent se marier, dit le baronnet en revenant à sa première idée.

— Le mariage est certainement l’état le plus naturel et le plus désirable pour une femme ; mais combien il y en a peu qui, en le contractant, connaissent tous les devoirs qu’il impose, et particulièrement celui de mère ! Au lieu d’avoir été élevées de manière à faire un choix convenable, les jeunes personnes n’envisagent souvent cet engagement solennel que comme l’instant qui doit les affranchir de toute contrainte ; il est vrai que si leurs parents sont chrétiens, au moins de nom, elles ont vu observer quelques pratiques extérieures de religion ; mais qu’est-ce que cela sans la conviction et la force de l’exemple ?

— Les bons principes sont rarement perdus, ma sœur.

— Certainement, mon cher frère ; mais les jeunes sont plus observateurs que nous ne le pensons, et combien n’y en a-t-il pas qui cherchent des excuses pour leur conduite dans les mauvais exemples qu’ils ont reçus de leurs parents, ou la mauvaise société qu’ils ont trouvée chez eux !

— Je crois qu’aucune famille qui se respecte ne reçoit dans son sein des personnes qui y soient déplacées, à ma connaissance du moins, ajouta sir Edward.

— Vous le croyez, Edward ; mais combien de fois il arrive que nous recevons, sans les connaître, des jeunes gens dont l’extérieur nous trompe, et qui portent le désordre et la douleur au sein de nos familles ! Avec quel soin ne devons-nous pas empêcher nos filles de se laisser séduire par leurs dehors brillants ! Je le répète, nous ne saurions être trop prudents, je dirai même trop difficiles, dans le choix de la société que nous leur permettons.

— Allons, ma sœur, dit sir Edward en riant, je vois que vous cherchez à augmenter le nombre des vieilles filles.

— Dites, mon frère, à diminuer le nombre des mauvais ménages. Je regrette souvent que l’amour-propre, la cupidité et une sorte de rivalité, entraînent les femmes à se marier sans amour, et mettent le célibat en discrédit ; quant à moi, je ne vois jamais une vieille fille sans croire qu’elle l’est par choix et par principes ; et les chagrins inséparables du mariage, dont elle est préservée, devraient seuls suffire pour apprendre aux jeunes personnes que le bonheur ne se trouve pas seulement où leur imagination le place.

— Ah ! j’entends, vous voulez que les vieilles filles servent de fanaux pour préserver celles qui les suivront du naufrage matrimonial…

— Vous plaisantez, mon frère ; vous croyez que le devoir d’un père se borne à rester paisible spectateur des orages qui peuvent s’élever dans le cœur de son enfant, et à lui donner sa bénédiction lorsqu’elle aura fait un choix bon ou mauvais ; mais tout ce que je désire, Edward, c’est que vous ne vous repentiez pas de votre système de neutralité.

— Clara a choisi le mari qu’elle a voulu, et elle s’en trouve bien, Charlotte. Jane et Émilie feront de même, et je vous avoue que je pense qu’elles en ont le droit.

— Clara est heureuse, certainement ; mais le succès d’une imprudence ne doit point être une raison pour en commettre d’autres. Je suis désolée, Edward, d’avoir à vous apprendre de mauvaises nouvelles, et je voudrais pouvoir vous épargner le chagrin qu’elles vont vous faire.

Alors Mrs Wilson, prenant avec affection la main de son frère, lui communiqua tout ce qu’elle avait entendu.

Le baronnet était trop bon père pour ne pas être alarmé des défauts qu’on attribuait à son gendre futur ; et, après avoir remercié sa sœur de sa sollicitude pour le bonheur de ses enfants, il l’embrassa et se retira.

En se rendant à sa chambre à coucher, il rencontra Egerton, qui, à la sollicitation de Jane, venait de reconduire Mrs Jarvis et ses filles, qui n’avaient point de cavaliers.

Le cœur de sir Edward était trop plein pour qu’il ne cherchât pas à se soulager le plus tôt possible, et, persuadé que le colonel prouverait sans peine son innocence, il retourna avec lui au parloir, lui fit part en peu de mots des bruits injurieux qui circulaient sur son compte, et le pria d’en prouver la fausseté par tous les moyens qui seraient en son pouvoir.

Le colonel parut d’abord confondu ; mais, reprenant bientôt son assurance accoutumée, il jura à sir Edward qu’on le calomniait ; que jamais il n’avait joué, que M. Holt était depuis longtemps son ennemi, et que le lendemain matin il lui prouverait à quel point il était bien avec son oncle.

Convaincu par son air de franchise, le baronnet, oubliant qu’il n’avait détruit aucun des soupçons qui planaient sur lui, l’assura qu’il ne doutait plus de son innocence, et que, s’il pouvait convaincre Mrs Wilson qu’il n’était pas un joueur, il le recevrait avec plaisir pour son gendre.

Après cette explication ils se séparèrent.

Denbigh, se trouvant un peu indisposé, s’était retiré de bonne heure ; il était déjà dans sa chambre lorsque les dames rentrèrent et à minuit tous les habitants de Benfield-Lodge étaient plongés dans le sommeil.

— Après un bal, on se rassemble toujours un peu plus tard le lendemain ; cependant, à l’exception du colonel qui n’avait point encore paru, Denbigh entra le dernier dans la salle du déjeuner.

Mrs Wilson crut remarquer que Denbigh, avant de saluer la compagnie qui y était rassemblée, jeta un regard scrutateur autour de la chambre, comme s’il y cherchait quelqu’un. Bientôt cependant il reprit son amabilité ordinaire, et, après avoir dit quelques mots sur les plaisirs de la veille, on se mit à table.

En ce moment la porte s’ouvrit avec violence. M. Jarvis se précipita dans la chambre, et, regardant d’un air égaré autour de lui : N’est-elle pas ici ? s’écria-t-il.

— Qui ? lui demanda-t-on de toutes parts.

— Marie… ma fille… mon enfant, dit le marchand, s’efforçant de maîtriser son émotion ; n’est-elle pas venue ici ce matin avec le colonel Egerton ?

Après avoir reçu une réponse négative, il expliqua brièvement la cause de son anxiété. Le colonel était venu de très-bonne heure, et avait envoyé sa femme de chambre avertir sa fille, qui s’était levée immédiatement. Ils étaient sortis ensemble après avoir laissé un billet, disant qu’elle était allée déjeuner avec les miss Moseley, qui venaient de l’y faire engager. Mrs Jarvis laissait tant de liberté à ses filles, qu’on n’eut aucun soupçon jusqu’au moment où un domestique vint dire qu’on avait vu le colonel Egerton partir du village en chaise de poste avec une dame. Le père alors prit l’alarme et partit au même instant pour Benfield-Lodge, où la plus cruelle certitude l’attendait.

Il ne restait maintenant plus de doute sur leur fuite, et les recherches qu’on fit dans la chambre du colonel ne prouvèrent que trop que l’opinion de M. Holt n’était pas erronée.

Quoique chaque cœur compatît à ce que devait souffrir celui de Jane pendant cette triste explication, le regard doux et compatissant d’Émilie s’était seul tourné vers elle à la dérobée ; mais, lorsque toutes les craintes furent confirmées et qu’il ne resta plus qu’à réfléchir sur cet événement inattendu, elle attira toute la sollicitude de ses bons parents.

Jane avait écouté dans le silence de l’indignation le commencement du récit de M. Jarvis ; elle était si sûre de l’amour et de la loyauté d’Egerton, qu’elle n’eut pas le plus léger soupçon jusqu’au moment où l’on vint annoncer que son domestique avait disparu, et que ses effets n’étaient plus dans sa chambre. Cette circonstance, jointe au témoignage de M. Jarvis, ne lui permettait plus le moindre doute, et, se levant pour quitter la chambre, elle tomba sans connaissance entre les bras d’Émilie, qui, l’ayant vue changer de couleur, s’était précipitée à son secours.

Denbigh avait eu la prévoyance d’emmener le marchand, qu’il s’efforçait en vain d’apaiser ; de sorte que les parents de Jane furent seuls témoins de son désespoir.

Elle fut tout de suite portée dans sa chambre, et une fièvre brûlante se déclara bientôt. Les éclats de sa douleur étaient déchirants ; elle accusait Egerton, ses parents, elle-même ; enfin elle s’abandonnait à tous les transports que peuvent inspirer une tête romanesque, des espérances trompées, et la certitude désespérante d’un infâme abandon.

La présence de ses parents semblait ajouter à ses peines, et elle n’était sensible qu’aux douces et insinuantes caresses d’Émilie. Enfin la nature épuisée s’affaiblit en elle, et Jane perdit, dans un repos momentané, le sentiment de ses douleurs.

Pendant ce temps on apprenait d’une manière plus positive les circonstances de la fuite des deux coupables.

Il paraissait, que le colonel avait quitté Benfield-Lodge immédiatement après la conversation qu’il avait eue avec sir Edward, et qu’il était allé coucher à une auberge voisine, après avoir prudemment ordonné à son domestique de venir l’y rejoindre au point du jour, avec tous ses bagages. De là, s’étant procuré une chaise de poste, il se rendit au logement occupé par les Jarvis ; mais on ne put jamais savoir par quels arguments il avait si promptement décidé miss Jarvis à fuir avec lui. Les remarques de Mrs Jarvis et de miss Sarah prouvaient qu’elles étaient persuadées que le colonel n’avait jamais aimé que Marie, qu’il avait eu l’adresse de leur fasciner les yeux à tel point, qu’elles voyaient, sans en prendre d’alarme, la cour assidue qu’il faisait à Jane. Le succès d’une telle duplicité faisait espérer aux Moseley qu’on ignorerait toujours combien Jane avait été près de devenir sa victime.

Dans l’après-dînée, M. Jarvis reçut une lettre qu’il s’empressa de communiquer au baronnet et à Denbigh. Elle venait d’Egerton, et était conçue dans les termes les plus respectueux ; il cherchait à excuser l’enlèvement de Marie par le désir qu’il avait eu d’éviter les délais que lui aurait fait éprouver la publication des bans, lorsqu’il craignait à toute heure d’être appelé à son régiment. Cette judicieuse apologie était accompagnée de mille promesses de se montrer le plus tendre des époux et le meilleur des fils. Les fugitifs étaient sur la route d’Écosse, d’où ils avaient l’intention de se rendre à Londres, pour y attendre les ordres de leurs parents.

Le baronnet, d’une voix tremblante d’émotion en pensant aux souffrances de sa fille, félicita M. Jarvis de ce que les choses n’avaient point pris une plus mauvaise tournure ; tandis que Denbigh, se mordant les lèvres, ne put s’empêcher de dire que la stipulation des dots eût pu l’embarrasser davantage que la publication des bans ; car Egerton n’ignorait pas que les Jarvis venaient d’hériter de vingt mille livres sterling d’une vieille tante.