Précaution/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 156-163).



CHAPITRE XXXIV.

C’est un baronnet ! — Celui-ci est un lord : vous voyez que nous avons des titres.
Colman.


Depuis quinze jours qu’elles étaient à Benfield-Lodge, Mrs Wilson et Émilie avaient fait de fréquentes visites à Mrs Fitzgerald. Chaque entrevue augmentait l’intérêt que leur inspirait cette jeune femme, et les persuadait de plus en plus qu’elle était malheureuse, quoiqu’elle ne fît que bien rarement allusion à son sort et à son pays.

Mrs Wilson fut surprise de savoir qu’elle était protestante ; leurs conversations roulaient quelquefois sur la religion établie dans le pays de Mrs Fitzgerald, et sur celle de sa patrie adoptive, et la conformité de leurs opinions sur un point si essentiel resserrait encore les nœuds de leur amitié.

Un matin John accompagna sa tante ; Mrs Fitzgerald le reçut avec la cordialité d’une ancienne connaissance, quoique avec la réserve d’une Espagnole, et elle lui permit de renouveler sa visite.

Mrs Wilson lui ayant un jour raconté, pendant l’absence d’Émilie, le dévouement de Denbigh, qui s’était précipité entre elle et la mort, Mrs Fitzgerald fut si touchée de la noble conduite de ce jeune homme, qu’elle exprima le désir de le voir ; mais l’impression du moment s’étant effacée, elle n’en parla plus, et Mrs Wilson trouva inutile de le lui rappeler.

La tante et la nièce trouvèrent un matin Mrs Fitzgerald tout en pleurs ; elle tenait une lettre et dona Lorenza s’efforçait de la consoler.

On n’aurait pu dire sur quel pied cette dernière se trouvait chez sa jeune compagne. Quoiqu’elle n’eût pas un ton précisément commun, ses manières n’étaient point aussi distinguées que celles de Mrs Fitzgerald, et on ne savait si on devait la regarder comme son amie ou sa femme de charge.

Après les compliments d’usage, les dames, par discrétion, allaient se retirer, lorsque la jeune Espagnole les supplia de rester.

— Vos attentions pour moi, Madame, et la bonté de miss Moseley, vous donnent le droit de connaître les malheurs de l’être infortuné que votre touchant intérêt a si puissamment contribué à consoler ; cette lettre est du jeune seigneur dont vous m’avez quelquefois entendu parler, et quoiqu’elle m’afflige beaucoup, peut-être ne contient-elle rien que je ne mérite d’entendre.

— J’espère, ma jeune amie, que la personne qui vous écrit ne s’arme pas d’une sévérité déplacée pour les torts que vous avez pu avoir, et qui, j’en suis certaine, ne peuvent être que bien légers.

— Je vous remercie, Madame, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi ; mais, quoique j’aie beaucoup souffert, je dois avouer que je l’avais mérité. Vous êtes dans l’erreur, cependant, sur le chagrin que j’éprouve en ce moment ; lord Pendennyss ne peut jamais en causer à personne.

— Lord Pendennyss ! s’écria Émilie avec surprise en regardant sa tante.

— Lord Pendennyss ! répéta celle-ci d’un ton animé, il est donc aussi votre ami ?

— Oui, Madame, je dois tout à Sa Seigneurie, l’honneur, la tranquillité, et même la vie.

Les yeux de Mrs Wilson brillèrent de plaisir en découvrant encore une nouvelle preuve des vertus du jeune homme dont elle admirait depuis si longtemps le caractère, et qu’elle avait en vain souhaité de voir.

— Vous connaissez donc le comte ? demanda Mrs Fitzgerald.

— Seulement de réputation, ma chère ; mais c’en est assez pour être persuadée que celle qu’il appelle son amie ne saurait être une femme ordinaire.

La conversation continua encore quelque temps sur le même sujet, et Mrs Fitzgerald, trouvant au-dessus de ses forces d’instruire en ce moment ses amies de ses malheurs, leur promit, si elles pouvaient revenir le lendemain, de leur faire connaître tous les événements de sa vie et les obligations qu’elle avait à lord Pendennyss.

Mrs Wilson, persuadée qu’avant d’entreprendre la guérison d’une blessure il faut d’abord la sonder, accepta avec empressement la confidence de sa jeune amie, non pas dans le désir de satisfaire une vaine curiosité, mais avec la conviction que ses conseils seraient plus utiles à Mrs Fitzgerald que ceux d’un jeune homme, et même de dona Lorenza.

En revenant au château, Émilie s’écria tout à coup :

— Quelque part que nous entendons parler de lord Pendennyss, ma tante, c’est toujours d’une manière avantageuse.

— Preuve certaine, ma chère, qu’il mérite la bonne opinion qu’on a de lui, car bien peu d’hommes peuvent se flatter de n’avoir pas d’ennemis, et nous n’avons pas encore rencontré ceux du comte.

— Cinquante mille livres sterling de revenu doivent faire beaucoup d’amis, dit Émilie en souriant.

— Sans doute, ma chère, ou beaucoup d’ennemis ; mais l’honneur ou la vie ne peuvent se payer avec de l’argent, dans ce pays du moins.

Émilie convint de la vérité de cette remarque, et, après avoir exprimé son admiration pour le noble caractère de Pendennyss, elle tomba dans une profonde rêverie. Il serait trop long d’énumérer toutes les vertus du jeune pair, qu’Émilie identifiait pour ainsi dire avec les qualités attachantes de Denbigh ; ceux qui connaissent le cœur humain devineront facilement le sien, même sans avoir siégé au parlement.

Pendant cette même matinée, M. et Mrs Jarvis firent leur entrée à L*** avec leurs filles.

L’arrivée d’une chaise de poste attelée de quatre chevaux était un événement qui se répandit bientôt dans toute la petite ville, et le nom de la famille à qui elle appartenait parvint à Benfield-Lodge au moment où Jane venait de céder, pour la première fois, aux instances du colonel, d’aller se promener seule avec lui.

De toutes les occasions possibles, une promenade est certainement la plus favorable pour une déclaration.

Soit que le colonel eût formé son plan d’avance, soit qu’il craignît que Mrs Jarvis ou tout autre ne voulût mettre obstacle à ses desseins, il résolut de profiter du tête-à-tête qu’on lui avait accordé, et à peine furent-ils hors de la maison, qu’il fit à Jane l’offre de sa main.

Le trouble de cette dernière l’empêcha quelque temps de répondre. Enfin, se rappelant que son père et sa mère désiraient autant qu’elle ce dénoûment attendu, elle balbutia, d’une manière presque inintelligible, que ses parents étaient les arbitres de son sort, que le colonel devait s’adresser à eux, et que jusqu’à ce qu’il eût leur approbation, il ne devait pas lui en demander davantage.

Mais leur promenade n’était pas à moitié, qu’adroitement et par degrés il avait su lire dans ce cœur crédule et confiant ; il savait que, si ses parents rejetaient sa demande, elle serait aussi malheureuse que lui ; enfin l’amant le plus difficile eût été satisfait des preuves d’attachement que Jane, peu accoutumée à maîtriser ses sentiments, manifesta dans cette promenade délicieuse.

Egerton était au comble du bonheur ; une vie tout entière de dévouement et d’amour ne suffirait pas pour payer sa touchante bonté. Jane enivrée rentra à Benfield-Lodge, pénétrée d’un sentiment de bonheur jusqu’alors inconnu. La déclaration qu’elle redoutait en la désirant, ses propres aveux si pénibles et si doux, tout ce qu’elle craignait était passé ; il ne lui restait plus qu’à vivre et à être heureuse.

Elle se jeta dans les bras de sa mère, et, cachant soigneusement sa rougeur dans son sein, lui fit part de l’offre du colonel et de ses propres désirs. Lady Moseley, qui s’attendait à cette demande, et qui s’étonnait même de ce qu’elle n’eût pas encore été faite, embrassa sa fille et lui promit de demander l’approbation de son père.

— Cependant, mon enfant, ajouta-t-elle après une réflexion qui aurait dû précéder au lieu de suivre la promesse qu’elle venait de faire, il faut que nous prenions les informations nécessaires pour savoir si le colonel Egerton est un parti convenable pour notre fille ; mais une fois ce point éclairci, vous n’avez rien à craindre.

Le colonel fit prier le baronnet de lui accorder un moment d’entretien, car il paraissait aussi pressé maintenant d’en venir au dénoûment, qu’il avait montré jusqu’alors d’incertitude et de lenteur. Lorsqu’il se trouva seul avec sir Edward, il lui fit part de ses prétentions et de ses espérances. Ce dernier, prévenu par sa femme, lui fit une réponse polie, mais qui était la même en substance que celle que Jane avait reçue de sa mère, et il fallut bien que le colonel s’en contentât.

Dans la soirée, les Jarvis vinrent rendre visite aux habitants de Benfield-Lodge, et Mrs Wilson remarqua la singulière réception qu’ils firent au colonel ; miss Jarvis surtout se montra presque malhonnête à son égard, ainsi qu’envers Jane, ce qui persuada à tous ceux qui en firent l’observation, que c’était l’effet d’un sentiment de jalousie et de dépit de voir ses espérances trompées.

M. Benfield se trouvait heureux de recevoir chez lui le meilleur des trois Jarvis qu’il avait connu dans son jeune temps, et la bonne intelligence paraissait régner entre tous ceux qui composaient sa petite société.

Miss Jarvis dit aux dames qu’il devait y avoir le lendemain à L*** un bal, qui allait rompre pour un moment la monotonie de la vie qu’on y menait, d’autant plus qu’on espérait que les officiers de deux frégates qui étaient à l’ancre à quelques milles viendraient fournir des danseurs.

Cette nouvelle n’intéressa beaucoup ni Jane ni Émilie ; cependant leur oncle leur dit qu’il ne voulait pas avoir l’air de dédaigner la compagnie de ses voisins, et que si elles étaient invitées, il désirait qu’elles y allassent ; elles y consentirent volontiers.

Pendant la soirée, Mrs Wilson, qui était instruite de la demande en forme qu’Egerton avait faite de la main de Jane, remarqua qu’il causait familièrement avec miss Jarvis. Étonnée d’un changement si prompt dans la conduite de cette jeune personne, elle résolut d’observer avec soin tout ce qui se passerait entre eux pendant la soirée.

Mrs Jarvis, qui paraissait avoir encore les mêmes égards pour le colonel, l’appela d’un bout à l’autre de la chambre, quelques moments avant de partir.

— Eh bien ! colonel, j’ai le bonheur de pouvoir vous apprendre que j’ai eu dernièrement des nouvelles de votre oncle sir Edgar.

— De mon oncle ? dit le colonel en tressaillant et en changeant de couleur ; j’espère, madame, qu’il se porte bien.

— Très-bien ; son voisin, le vieux M. Holt, loge à L*** dans la même maison que nous ; je l’ai vu avant-hier, et pensant vous faire plaisir, je lui demandai des nouvelles détaillées du baronnet. Le mot baronnet fut prononcé avec emphase et d’un air de triomphe, qui semblait dire :

— Vous voyez que nous avons aussi des baronnets.

Egerton ne répondit que par un profond salut, et le marchand et sa famille prirent congé des Moseley.

— Eh bien ! John, dit Émilie en souriant, nous avons encore entendu aujourd’hui de nouveaux éloges de notre aimable et bien-aimé cousin, le comte de Pendennyss.

— Vraiment ! s’écria son frère ; mais, ma tante, il faut absolument que vous réserviez Émilie pour Sa Seigneurie, car elle l’admire presque autant que vous.

— Je crois qu’il faudrait qu’elle pensât tout à fait comme moi, pour désirer de devenir sa femme, répondit Mrs Wilson.

— Mais, ma tante, dit Émilie plus gravement, si tout ce qu’on en dit est vrai, n’y en eût-il même que la moitié, l’admiration devient un sentiment bien naturel, je dirai même bien froid, pour tant de vertus.

Denbigh était placé de manière à voir la physionomie expressive et animée d’Émilie, et Mrs Wilson remarqua que, pendant qu’elle parlait, il se troubla et changea de couleur, émotion qui ne lui paraissait pas suffisamment justifiée par l’estime qu’Émilie témoignait pour un homme qu’elle n’avait jamais vu.

— Serait-il possible, pensait-elle, qu’une passion aussi basse que l’envie put trouver accès dans le cœur de Denbigh ? Dans ce moment, celui-ci s’éloigna comme s’il n’eût pas voulu en entendre davantage, et il parut rêver tout le reste de la soirée.

Ces observations peuvent paraître puériles ; mais combien elles étaient importantes pour celle qui étudiait avec inquiétude le caractère d’un homme qui devait être bientôt chargé de protéger et de rendre heureuse celle qu’elle aimait comme sa fille !

À la fin de la soirée, les invitations pour le bal arrivèrent et furent acceptées, et comme ce nouvel arrangement contrariait le projet de visite à Mrs Fitzgerald, Mrs Wilson envoya chez elle le lendemain matin pour la prévenir de ne les attendre que le jour suivant.

Émilie se préparait pour le bal avec un plaisir qui n’était point sans mélange. Le triste souvenir des suites du dernier bal où elle s’était trouvée, le malheureux sort de Digby, tout portait son âme à la mélancolie, et elle avait besoin, pour, la chasser, de se rappeler la noble conduite que Denbigh avait tenue dans cette circonstance.

Denbigh les pria de l’excuser s’il ne les accompagnait pas ; il dit à Émilie qu’il était trop gauche dans le monde, qu’il craignait trop pour lui et pour ses amis les conséquences désagréables de ses inadvertances, pour oser s’aventurer de nouveau dans une telle assemblée.

Émilie soupira doucement en montant dans la voiture de sa tante ; Denbigh et Egerton aidèrent les dames à s’y placer ; le colonel avait quelques affaires qui l’empêchaient de partir aussitôt qu’elles, mais il devait les rejoindre un peu plus tard.

Les plaisirs de la soirée ne se bornaient pas à la danse ; on devait faire une promenade sur l’eau, et une collation devait précéder le bal.

Lord Henri Stapleton, jeune homme à la mode et commandant d’une des deux frégates, fut frappé de la beauté et de la tournure gracieuse de Jane et d’Émilie ; il se fit présenter à la famille du baronnet, et engagea Émilie pour la première contredanse.

Sa franchise et ses manières distinguées plurent beaucoup à ses nouvelles connaissances. Mrs Wilson, qui était plus gaie que de coutume, soutint avec le jeune marin une conversation très-animée ; en lui parlant de la croisière qu’il avait faite sur les côtes d’Espagne, le hasard lui fit nommer lord Pendennyss qu’il en avait ramené. Mrs Wilson ne laissait jamais tomber un sujet si intéressant, et elle trouva un interlocuteur digne d’elle ; car lord Henri était aussi enthousiaste du comte qu’elle pouvait le désirer.

Il connaissait légèrement le colonel Egerton, et il parla en termes polis du plaisir qu’il aurait de renouer connaissance avec lui, dès qu’il serait arrivé.

La soirée se passa comme presque toutes les soirées du même genre, avec plus d’ennui que de plaisir pour la plupart des personnes qui s’y trouvaient rassemblées.

La chaleur était excessive, et tandis que ses nièces dansaient, Mrs Wilson, changeant de place pour se rapprocher d’une croisée, se trouva près de deux hommes âgés, qui s’amusaient à faire des remarques sur l’assemblée ; après quelques commentaires peu intéressants, l’un d’eux s’écria :

— Quel est donc ce militaire que je vois au milieu des officiers de marine, mon cher Holt ?

— C’est le neveu, l’unique espérance de mon vieil ami, sir Edgar Egerton ; il danse et perd ici son temps et son argent, tandis que je sais que sir Edgar lui donna mille livres sterling, il y a six mois, à la condition expresse qu’il ne quitterait pas son régiment, et qu’il ne toucherait pas à une carte pendant un an.

— C’est donc un joueur ?

— Un joueur effréné, et sous tous les rapports un très-mauvais sujet.

Leur conversation ayant changé d’objet, Mrs Wilson reprit sa première place, triste et presque effrayée du portrait qu’elle venait d’entendre faire d’un homme qui était près d’épouser la fille de son frère. Elle remercia le ciel de ce qu’il n’était pas encore trop tard pour prévenir au moins une partie du mal, et elle résolut de faire part à sir Edward le plus tôt possible de ce qu’elle avait entendu, afin qu’il prît des informations qui pussent établir d’une manière irrécusable la culpabilité ou l’innocence du colonel.