Précaution/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 177-185).



CHAPITRE XXVII.


Cet homme généreux n’est plus qu’un fourbe, un vil fripon, un homme sans honneur.
Mrs Barrauld.


Les yeux d’Émilie brillèrent de plaisir en trouvant Denbigh qui les attendait à la porte du château, pour les aider à descendre de voiture. Il leur dit, en leur donnant la main pour entrer au salon, qu’il venait de recevoir une lettre qui le forcerait à s’absenter quelques jours, et au moment de se séparer d’elles, il ne pouvait s’empêcher de se plaindre des visites longues et fréquentes qu’elles faisaient à un ermitage dont tout son sexe était exclu. Émilie lui répondit en riant que, s’il se conduisait bien, on pourrait intercéder pour son admission. Mrs Wilson pensa qu’il n’avait pas l’air bien sincère en exprimant le plaisir que lui faisait cette promesse, et il changea de conversation.

Pendant le dîner, il répéta à la famille réunie qu’il se voyait forcé de partir, et qu’il espérait rencontrer Chatterton dans le cours de son voyage.

— Y a-t-il longtemps que vous avez eu de ses nouvelles, John ? demanda sir Edward.

— Non, Monsieur ; j’en ai reçu ce matin même : il a quitté Denbigh-Castle depuis quinze jours, et il va se rendre à Bath, où il a donné rendez-vous à son ami le duc de Derwent.

— N’êtes-vous point allié à la famille du duc, monsieur Denbigh ? demanda lady Moseley.

Un sourire indéfinissable anima un moment la figure expressive de Denbigh, tandis qu’il répondait :

— Oui, Madame, du côté de mon père.

— Il a, je crois, une sœur, continua lady Moseley, désirant en apprendre davantage sur les amis de Chatterton et sur les parents de Denbigh.

— Oui, Milady.

— Ne s’appelle-t-elle pas Henriette ? demanda Mrs Wilson. Denbigh baissa la tête en signe d’affirmation.

— Lady Henriette Denbigh ? dit Émilie timidement..

— Lady Henriette Denbigh, miss Émilie… Me permettez-vous de vous servir à boire ?

Les manières singulières du jeune homme pendant ce dialogue, quoiqu’elles n’eussent rien de désobligeant, coupaient court à toute autre question sur le même sujet, et Émilie fut forcée d’en rester là, sans avoir appris ce que c’était que Marianne. Elle n’était point jalouse ; mais elle désirait connaître tous ceux qui étaient chers à son amant.

— La douairière et ses filles doivent-elles accompagner Chatterton ? demanda sir Edward en se tournant vers John.

— Oui, Monsieur ; j’espère… ; c’est-à-dire, je crois qu’elle viendra.

— Elle… Qui, mon fils ?

— Grace Chatterton, dit John en tressaillant ; ne parliez-vous pas de Grace, sir Edward ?

— Pas d’elle seule du moins, à ce qu’il me semble, répondit le baronnet.

Denbigh sourit de nouveau, et impression de finesse et de malice qui anima sa physionomie, et que Mrs Wilson n’y avait point encore remarquée, la ramena de nouveau à penser qu’il y avait quelque chose de mystérieux dans la personne et le caractère de ce jeune homme.

Jane, dont les sentiments avaient éprouvé un choc que le temps seul pouvait guérir, consentit cependant à reparaître au milieu de ses amis ; mais la certitude qu’ils étaient tous instruits de son désappointement cruel lui donnait un air de gêne, de froideur et de défiance, fort éloigné de son aisance et de son aménité accoutumées.

Émilie seule, dont l’excellent cœur dirigeait tous les mouvements, et dont les actions étaient guidées par le tact le plus sûr et la délicatesse la plus exquise, parvint bientôt à rétablir entre elle et sa sœur cet échange d’attention, d’amitié et de sympathie, charmes de l’amour fraternel.

Jane cependant ne montrait de confiance en personne, et ne se plaignait jamais du manque, de foi dont elle avait été victime ; qu’aurait-elle pu dire pour expliquer son aveuglement ? Rien ne pouvait justifier son attachement pour Egerton, rien, que ses agréments extérieurs, qui seuls, elle se l’avouait avec honte, avaient séduit son imagination ;

Le mariage des fugitifs, en Écosse, avait été publiquement annoncé ; et comme le bruit qui s’était répandu un moment qu’Egerton allait s’allier à la famille de sir Edward était tombé de lui-même depuis son esclandre, leurs connaissances ne se génèrent point pour épiloguer en leur présence sur le caractère du colonel..

Qu’il fût joueur, intrigant et criblé de dettes, ce n’était depuis longtemps un secret pour personne, excepté pour ceux qui avaient le plus d’intérêt à savoir la vérité.

Mrs Wilson trouvait dans la découverte des vices d’Egerton de nouvelles raisons pour juger et examiner toujours les choses par elle-même, puisque la vaine et fausse politesse du monde se fait un point d’honneur de nous cacher précisément ce qu’il importe à notre repos de connaître.

On permit que quelques traits du caractère d’Egerton parvinssent aux oreilles de Jane, sa tante ayant jugé avec raison que le plus sûr moyen de détruire l’ascendant qu’il avait usurpé sur l’imagination de sa nièce était de le dépouiller de ses qualités factices. L’attente de Mrs Wilson fut en quelque sorte justifiée ; mais quoique le colonel perdît l’estime de Jane, elle ne s’en trouvait que plus humiliée de l’avoir aimé, et ses amis conclurent sagement que le temps pourrait seul lui rendre sa première tranquillité.

Le lendemain matin, Mrs Wilson, désirant avoir une conversation avec Denbigh, dans l’espoir d’éclaircir quelques doutes, l’engagea à l’accompagner dans sa promenade du matin ; il accepta avec le plus vif empressement : mais, lorsqu’il vit qu’Émilie n’était point de la partie, il eut besoin de rappeler sa présence d’esprit et son usage du monde pour ne point laisser percer son désappointement.

Lorsqu’ils furent à quelque distance de Benfield-Lodge, elle lui fit connaître son intention de le présenter à Mrs Fitzgerald, chez laquelle elle avait dit à son cocher de les conduire. À ce nom Denbigh tressaillit, et après quelques moments de silence, il pria Mrs Wilson de lui permettre de faire arrêter la voiture ; il ne se sentait pas bien, et il était désolé de la quitter ; mais avec sa permission il allait descendre et retourner au château.

Il la pria si instamment de continuer sa promenade et de ne pas tromper l’attente de sa jeune amie, que Mrs Wilson fut forcée de céder ; cependant, ne sachant comment expliquer une maladie si subite, elle mit la tête à la portière pour voir comment se trouvait Denbigh, et elle fut étonnée de le voir causer tranquillement avec John, qu’il venait de rencontrer se promenant avec son fusil. Malade d’amour ! pensa Mrs Wilson en souriant ; et se rappelant qu’il devait les quitter bientôt, elle en vint à conclure qu’il voulait peut-être profiter du moment où Émilie était seule, pour lui faire l’aveu de ses sentiments. Si cet aveu doit arriver, pensa-t-elle en soupirant, autant vaut peut-être sortir tout d’un coup d’incertitude.

Mrs Fitzgerald l’attendait, et elle parut charmée de la voir arriver seule ; après lui avoir demandé des nouvelles d’Émilie, Julia confia à Mrs Wilson la nouvelle source d’inquiétudes qui venait de se rouvrir pour elle.

Le jour où le bal de L*** avait empêché la tante et la nièce de faire la visite promise à Mrs Fitzgerald, dona Lorenza s’était rendue au village pour faire quelques emplettes, suivie de leur vieux domestique, et Julia s’était installée dans son petit parloir, où elle espérait voir bientôt arriver ses amis. Ayant entendu marcher sous sa croisée, elle courut à la porte… Ô surprise ! ô terreur ! elle y trouva le misérable, le parjure qui avait trahi le serment qu’il avait fait à son mari mourant, et qui lui avait causé tant de peines.

L’horreur, la crainte, la surprise, tous ces sentiments réunis l’empêchèrent d’appeler du secours, et elle se laissa tomber sur une chaise. Il se plaça entre elle et la porte, l’assura qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il l’aimait et n’avait jamais aimé qu’elle ; qu’il était, il est vrai, au moment d’épouser une des filles de sir Edward Moseley, mais qu’il l’abandonnerait, qu’il renoncerait à tout, rang, gloire, fortune, si elle voulait consentir à devenir sa femme ; qu’il ne doutait pas que son nouveau protecteur n’eût sur elle des vues coupables ; et que lui-même lui jurait d’expier, par une vie tout entière d’amour et de dévouement, les violences coupables que l’excès de sa passion lui avait fait commettre.

Il continuait sur le même ton, lorsque Mrs Fitzgerald, recouvrant sa présence d’esprit, s’élança tout à coup sur la sonnette qui était à l’autre bout de la chambre. Il voulut l’empêcher de la tirer, mais il était trop tard, et le bruit des pas qu’il entendit retentir dans la pièce voisine le força à se retirer précipitamment.

Mrs Fitzgerald ajouta que ce qu’il avait dit de son mariage projeté avec miss Moseley lui avait causé de vives inquiétudes, et l’avait seul empêchée de lui parler la veille de cette visite désagréable ; mais que sa femme de chambre lui avait appris le matin même qu’un colonel Egerton, qu’on supposait avoir fait la cour à une des filles de sir Edward Moseley, avait enlevé une autre jeune personne. Elle ne doutait plus que ce ne fût son persécuteur, et il lui avait laissé les moyens de s’en convaincre ; car, lorsqu’il s’était jeté devant elle pour l’empêcher de sonner, au milieu des efforts qu’elle fit pour l’arrêter, un portefeuille s’était échappé de sa poche, et elle ne l’avait trouvé que longtemps après son départ.

En remettant cette pièce de conviction à Mrs Wilson, elle la pria de la faire parvenir à celui à qui elle appartenait. — Ce portefeuille renferme peut-être des objets de prix, dit-elle, mais je n’ai point cru devoir me permettre de l’ouvrir.

Mrs Wilson prit le portefeuille et le mit dans son sac en souriant de l’extrême réserve de sa jeune amie dans les circonstances particulières où elle se trouvait.

Quelques questions sur le lieu et sur l’année de leur première entrevue convainquirent Mrs Wilson que c’était bien Egerton dont la passion désordonnée avait causé une si vive frayeur à Julia. Il n’avait fait qu’une campagne en Espagne ; c’était précisément la même année, et dans le corps d’armée où servait le major Fitzgerald ; et sa conduite n’avait que trop prouvé depuis de quoi il était capable.

Mrs Fitzgerald pria son amie de lui dire quelle conduite elle devait tenir dans cette occasion ; celle-ci lui demanda si elle avait instruit lord Pendennyss de l’audacieuse visite de son persécuteur. À ce nom les joues de la jeune veuve se couvrirent d’une vive rougeur, et elle répondit que, quelque outrageantes, quelque peu méritées que lui parussent les viles insinuations d’Egerton, elles avaient fait naître dans son cœur une répugnance trop invincible pour avoir encore recours aux bons offices du comte. — D’ailleurs, ajouta-t-elle en baisant la main de Mrs Wilson, vos bontés pour moi ne me rendent-elles pas inutiles tous les autres conseils ? Son amie, en lui serrant la main avec amitié, loua beaucoup sa délicatesse et lui dit que, quoique le noble caractère de Pendennyss fût à l’abri du plus léger soupçon, une jeune femme ne devait accorder sa confiance qu’à une personne de son sexe, si elle voulait éviter la censure du monde.

Comme Egerton était marié, il était probable qu’il ne chercherait pas de sitôt à tourmenter Mrs Fitzgerald, et elle avait le temps de prendre un parti ; Mrs Wilson espérait d’ailleurs que l’expectative de la fortune de M. Jarvis serait un motif assez puissant pour le retenir dans de justes bornes. Le marchand était vif, décidé ; il ne se laissait pas facilement abuser, et le plus simple soupçon de la vérité le mettrait bientôt du parti de l’opprimé, contre celui qui s’était fait son gendre.

Les dames ne se séparèrent qu’avec la promesse de se revoir le plus tôt possible, car cette dernière conversation avait encore augmenté leur amitié et leur estime mutuelles.

Mrs Wilson était à mi-chemin de la demeure de Mrs Fitzgerald, lorsqu’il lui vint tout à coup dans l’idée de s’assurer, par les moyens qu’elle avait entre les mains, de l’identité du colonel Egerton avec le persécuteur de Julia. Elle tira le portefeuille de son sac, et l’ouvrit pour en examiner le contenu ; deux lettres tombèrent sur ses genoux ; elle jeta aussitôt les yeux sur l’adresse, qui suffisait pour lui apprendre tout ce qu’elle désirait savoir, et fut de la main bien connue du docteur Yves : « À George Denbigh, écuyer. »

Mrs Wilson fut si atterrée par cette découverte, qu’elle pensa se trouver mal et qu’elle baissa une des glaces de sa voiture pour avoir de l’air. Elle tint longtemps ces lettres fatales dans ses mains tremblantes ; elle regardait sans voir, et une angoisse inexprimable semblait avoir suspendu l’usage de toutes ses facultés.

Dès qu’elle se trouva assez remise pour s’exposer à de nouvelles émotions, elle examina les lettres avec le plus grand soin, et les ouvrit toutes deux pour s’assurer qu’il n’y avait point d’erreur ; elle vit les dates, les mots cher George, au commencement, et la signature du docteur. Il n’y avait plus moyen de conserver le plus léger doute ; et mille circonstances se retraçant à sa mémoire, vinrent encore jeter dans son esprit une affreuse clarté.

La répugnance de Denbigh à parler de ses campagnes en Espagne, la manière dont il avait évité sir Herbert Nicholson et les remarques de ce dernier, l’éloignement qui avait toujours existé entre Egerton et lui, son absence du bal et la singularité de ses manières pendant toute la journée du lendemain, l’embarras qu’il montrait toujours dès qu’on parlait de Pendennyss, l’empressement qu’il avait mis à accepter la promenade que lui avait offerte Mrs Wilson, et celui avec lequel il l’avait quittée dès qu’il avait su qu’elle allait voir Mrs Fitzgerald, tout enfin se réunissait pour confirmer cette cruelle vérité ; et Mrs Wilson ne trouvait que trop la solution des doutes qui l’avaient si souvent tourmentée.

Les infortunes de Mrs Fitzgerald, la malheureuse issue des amours de Jane, ne semblaient rien à Mrs Wilson, auprès de la découverte du crime de Denbigh. Elle se rappelait la conduite qu’elle lui avait vu tenir en différentes occasions, et s’étonnait qu’un homme qui paraissait savoir si bien maîtriser ses passions se fût laissé emporter par elles au point d’oublier toutes les lois de l’honneur et de la vertu. Sa duplicité, son hypocrisie, prouvaient que sa démoralisation était plutôt l’effet d’un système que de la fougue de la jeunesse ; car elle, n’était pas assez faible pour chercher à dissimuler d’évidence de son crime et de son énormité.

Elle attribuait maintenant le mouvement spontané avec lequel il s’était précipité entre Émilie et la mort à un courage naturel, et peut-être jusqu’à un certain point au hasard ; mais le respect profond et constant qu’il avait toujours témoigné pour la religion, sa charité active, son refus de se battre en duel, comment concilier ces traits de son caractère avec sa conduite antérieure ? Et Mrs Wilson déplorait la faiblesse de la nature humaine qui fait succomber sous les efforts de l’ange des ténèbres des hommes appelés par la nature et prédestinés par la grâce à devenir les ornements du monde et les soutiens de la religion.

Les vices que la corruption du siècle avait inculqués à Egerton, ses artifices, sa cupidité, n’étaient rien auprès des soupçons, hélas ! trop réels, qui pesaient sur la tête de Denbigh. La nécessité d’apprendre à Émilie cette découverte accablante augmentait l’anxiété de Mrs Wilson, et sa voiture s’arrêta à la porte de Benfield-Lodge avant qu’elle eût pris aucun parti.

Son frère vint lui donner la main, et, tremblante que Denbigh n’eût profité de son absence pour faire sa déclaration à Émilie, elle demanda après lui. On lui dit qu’il était revenu avec John pour prendre son fusil, et qu’ils étaient ressortis ensemble ; elle fut un peu plus tranquille, quoique cette circonstance fût une nouvelle preuve qu’il n’était point indisposé, et qu’il ne l’avait quittée que pour éviter Mrs Fitzgerald. Pour dernière épreuve, elle résolut de lui faire rendre le portefeuille en sa présence, pour voir s’il le reconnaîtrait pour le sien ; en conséquence elle chargea son domestique de le lui remettre pendant le dîner.

L’air ouvert et confiant avec lequel Émilie reçut Denbigh à son retour perça le cœur de Mrs Wilson, et elle pouvait à peine maîtriser assez son indignation pour conserver les dehors de politesse avec l’hôte de M. Benfield.

Au dessert, le domestique de Mrs Wilson s’approcha de Denbigh. — N’est-ce pas votre portefeuille, Monsieur ?

Denbigh le prit, le regarda un moment avec surprise, et, fixant un œil scrutateur sur le pauvre Dick, il lui demanda où il l’avait trouvé, et comment il savait que ce portefeuille lui appartenait. Dick, qui n’était point préparé à cette question, tourna naturellement les yeux vers sa maîtresse ; Denbigh l’imita, et, rencontrant les regards de Mrs Wilson, il rougit beaucoup, et lui demanda d’une voix mal assurée si c’était à elle qu’il avait l’obligation de retrouver son portefeuille.

— Non, Monsieur, répondit-elle gravement ; une autre l’a trouvé, et m’a chargée de vous le rendre.

Denbigh fut distrait pendant le reste du dîner, et Émilie lui parla une ou deux fois sans obtenir de réponse. Plusieurs fois aussi Mrs Wilson surprit ses yeux fixés sur elle avec une expression de doute et d’inquiétude qui lui prouva qu’il était alarmé.

Si les preuves de son crime eussent été insuffisantes, son trouble seul l’eût trahi ; et Mrs Wilson se mit à réfléchir aux moyens les plus sûrs et les plus prompts de dessiller les yeux de sa nièce, avant qu’il en eût obtenu l’aveu de son amour.