Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 26-30).



CHAPITRE V.


L’heure de la prière vous invite au temple : que la voix pure du prêtre trouve un écho dans votre cœur ; qu’elle en chasse toute pensée mauvaise. Dieu peut vous appeler de son sanctuaire céleste, s’il vous trouve prête à paraître devant lui.
Kirke White
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Il y a dans la saison du printemps quelque chose de particulier qui dispose l’âme aux sentiments religieux. Nos facultés, nos affections sont comme engourdies pendant l’hiver ; mais le souffle bienfaisant des brises de mai vient bientôt nous ranimer, et nos désirs, nos espérances se réveillent avec la nature, qui sort de son long assoupissement. C’est alors que l’âme, pénétrée de la bonté de son créateur, aime à franchir l’espace pour se reposer auprès de lui. L’œil aime à parcourir ces immenses tapis de verdure qui se déploient jusqu’à l’horizon, et se fixent sur les nuages qui roulent majestueusement dans la plaine azurée ; il perd de vue la terre pour contempler notre dernière demeure.

Ce fut par un de ces beaux jours que les habitants de B*** se rendirent en foule à leur église, attirés par l’espoir d’entendre prêcher pour la première fois le fils de leur pasteur. Il n’était pas une famille un peu considérée qui ne se fût fait un devoir d’assister à ce premier essai ; aussi les Jarvis ne manquèrent-ils pas de s’y trouver, et la voiture de sir Edward Moseley et de sa sœur s’arrêta l’une des premières à la porte de l’église.

Tous les membres de cette famille s’intéressaient vivement au succès du jeune prêtre ; mais connaissant toute l’étendue de ses talents naturels, perfectionnés encore par l’éducation, et toute la ferveur de sa piété, ils éprouvaient plutôt de l’impatience que de la crainte. Il y avait cependant parmi eux un jeune cœur qui palpitait d’une émotion qu’il lui devint presque impossible de maîtriser lorsqu’ils s’approchèrent du sanctuaire. Ce cœur franc et naïf appartenait depuis longtemps au jeune Francis, et à ses élans impétueux on eût dit qu’il brûlait d’aller retrouver son maître.

L’entrée d’une congrégation dans une église peut fournir dans tous les temps à un observateur attentif un sujet de remarques curieuses et instructives. On aurait peine à le croire, et cependant l’âme se révèle tout entière dans une circonstance qui se renouvelle trop souvent pour paraître mériter de fixer l’attention. Il semble qu’en approchant l’autel du Dieu de vérité, le fond de nos cœurs se manifeste jusque dans le moindre mouvement extérieur, et que les consciences se montrent à découvert. Nous avouons sans doute que ces observations peuvent paraître un peu profanes, dans un moment où des pensées plus sérieuses doivent seules nous occuper ; mais qu’il nous soit permis de jeter un coup d’œil rapide sur quelques-uns des personnages de notre histoire, à mesure qu’ils entrent dans l’église de B***.

La figure du baron exprimait à la fois le calme et la noblesse d’une âme en paix avec elle-même, comme avec tout le genre humain ; sa démarche était ferme et assurée. Dès qu’il fut entré dans le banc qui lui était réservé, il se mit à genoux, et ses regards, que jusqu’alors il avait tenus baissés, se dirigèrent sur l’autel avec une expression de bienveillance et de respect qui indiquait que chez lui le contact du monde n’avait jamais pu éteindre le sentiment d’une solide piété.

Lady Moseley suivit son mari d’un pas non moins assuré ; il y avait de la grâce, de la décence, dans son maintien, sans que cependant il parût étudié. Un voile lui couvrait la figure, mais à la manière dont elle s’agenouilla à côté de sir Edward, il était facile de voir que tout en se rappelant son Créateur, elle ne s’était pas entièrement oubliée elle-même.

La démarche de Mrs Wilson était plus posée que celle de sa sœur. Ses yeux fixés devant elle semblaient contempler cette éternité dont elle approchait. Sa figure, naturellement pensive, conservait la même expression, quoiqu’on pût y voir des traces d’une humilité plus profonde. Sa prière fut longue, et lorsqu’elle se releva, son corps seul semblait être de ce monde ; son âme était absorbée dans des contemplations sublimes bien au-delà des limites de cette sphère matérielle.

Jane avait pris place à côté de sa mère. Clara, ordinairement si calme et si tranquille, changeait à chaque instant de couleur, et ses yeux distraits se dirigeaient de temps en temps sur la chaire, comme dans l’espoir d’y rencontrer déjà celui qu’elle brûlait d’entendre. Émilie s’était glissée auprès de sa tante, et, dans son maintien modeste, dans ses regards brillants d’innocence et d’amour, on reconnaissait l’élève de Mrs Wilson.

En voyant M. Jarvis se rendre d’un air posé et réfléchi au banc de sir William Harris, on aurait pu le prendre pour un autre sir Edward Moseley ; mais le calme avec lequel il écarta les pans de son habit avant de s’asseoir, lorsqu’on aurait cru qu’il allait se mettre à genoux, la prise de tabac qu’il prit tranquillement en jetant les yeux autour de lui pour examiner l’édifice, n’eussent pas tardé à détromper et à convaincre que ce qui avait paru d’abord du recueillement, n’était que la supputation de quelque intérêt commercial, et que sa présence était un sacrifice qu’il faisait à l’usage ; sacrifice rendu plus facile par l’épaisseur des coussins sur lesquels il était assis, et par l’agrément de pouvoir du moins dans un banc étendre commodément ses jambes.

Sa femme et ses filles avaient fait une toilette brillante, propre à faire ressortir les charmes de leurs personnes ; et, avant de s’asseoir, elles examinèrent longtemps les places qui leur avaient été préparés, pour aviser aux moyens de chiffonner le moins possible leur superbe parure.

Enfin le ministre, accompagné de son fils, sortit de la sacristie. Il y avait tant de dignité dans la manière dont ce respectable ecclésiastique remplissait les fonctions de son ministère, que son aspect seul frappait de respect ceux qui assistaient aux saints offices, et les disposait à écouter avec recueillement la parole divine. Un silence imposant régnait dans l’église, lorsque le banc réservé pour la famille du ministre s’ouvrit tout à coup, et les deux étrangers qui étaient arrivés la veille au presbytère vinrent y prendre place. Tous les yeux se tournèrent vers le vieillard affaibli qui semblait avoir déjà un pied dans la tombe, et n’être retenu encore sur les limites de cette vie que par la tendresse vigilante de son fils. Refermant avec précipitation la porte de son banc, Mrs Yves se cacha la figure dans son mouchoir ; et le service divin était commencé depuis longtemps, avant qu’elle eût pu se décider à la relever. La voix du ministre était tremblante, et trahissait une émotion qui ne lui était pas ordinaire ; ce que ses paroissiens attribuèrent à la tendre sollicitude d’un père qui est au moment de voir son fils unique montrer s’il est digne de recueillir la plus noble partie de son héritage ; mais, dans le fond, ce trouble provenait d’une autre cause plus puissante encore.

Après les prières accoutumées, le jeune Francis monta dans la chaire. Il garda un moment le silence, jeta un regard inquiet sur le banc de sa mère, et enfin commença son sermon. Il avait pris pour sujet la nécessité de placer toute notre confiance dans la grâce divine pour notre bonheur en cette vie comme dans l’autre. Après avoir éloquemment démontré la nécessité de cette confiance, comme étant seule capable de nous prémunir contre les maux de l’humanité, il se mit à peindre l’espoir, la résignation, la félicité qui accompagnent une mort chrétienne.

Bientôt le jeune prêtre, s’échauffant à mesure qu’il entrait plus avant dans son sujet, s’abandonna à tout son enthousiasme ; son regard plein de feu donnait un nouvel intérêt à ses paroles ; et, dans un moment où toute la congrégation attentive était captivée par son éloquence entraînante, un soupir convulsif et prolongé attira tout à coup tous les yeux sur le banc du ministre. Le jeune étranger, frappé de stupeur, pâle comme la mort, était debout, tenant dans ses bras le corps inanimé de son père, qui à l’instant même venait de tomber mort à ses côtés.

L’église n’offrit plus alors qu’une sorte de tumulte. On arracha le jeune homme à un spectacle aussi déchirant, et le ministre l’entraîna presque sans connaissance hors de l’église.

La congrégation se dispersa en silence ; on se forma en petits groupes pour s’entretenir de l’événement terrible dont ils venaient d’être les témoins. Personne ne connaissait le défunt ; on savait seulement que c’était l’ami du ministre, et on transporta son corps au presbytère.

Le jeune homme était évidemment son fils ; mais les renseignements n’allaient pas plus loin. Ils étaient venus dans une chaise de poste, et sans être accompagnés d’un seul domestique.

Leur arrivée au presbytère fut décrite par les Jarvis avec quelques embellissements qui ajoutèrent encore à l’intérêt, sans cependant que personne, pour pénétrer ce mystère, osât faire au docteur Yves des questions qui auraient pu l’affliger.

La dépouille mortelle du vieillard fut placée sur un char funèbre qui partit du village à la fin de la semaine, sous l’escorte de Francis Yves et du fils inconsolable.

Le docteur et sa femme prirent le grand deuil, et le jour du départ de Francis, Clara reçut un billet de son amant, qui lui apprenait que son absence durerait probablement un mois, mais qui, du reste, ne jetait aucun jour sur ce mystère.

Cependant on fut quelques jours après, sur les journaux de Londres, ce peu de mots, qui semblaient ne pouvoir se rapporter qu’à l’ami du docteur Yves :

« Est mort subitement à B***, le 10 du courant, George Denbigh, écuyer, à l’âge de soixante-trois ans. »