Précaution/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 30-36).

CHAPITRE VI.


L’âge d’aimer n’est pas celui de l’expérience. Que l’œil de la mère préside au choix de la fille. Ce n’est pas le plus aimable qui aime le mieux.
Prior.


La visite faite par les Moseley aux Jarvis leur avait été rendue ; et le lendemain même du jour où le paragraphe relatif à la mort de George Denbigh parut dans les journaux, toute la famille des Jarvis fut invitée à dîner à Moseley-Hall.

Le colonel Egerton, dont le pied était complètement guéri, avait été compris dans l’invitation. Quoiqu’il n’eût vu encore M. Benfield qu’une ou deux fois, il semblait régner entre eux une sorte d’antipathie qui augmentait plutôt qu’elle ne diminuait, et qui se manifestait de la part du vieillard par un air froid et composé qu’il prenait dès qu’il apercevait le colonel, tandis que celui-ci se bornait seulement à éviter, mais sans affectation, de se placer à côté de lui.

Sir Edward et lady Moseley, au contraire, trouvaient le colonel fort aimable, et cherchaient toutes les occasions de lui montrer l’impression favorable qu’il avait faite sur leur esprit. Lady Moseley, en particulier, qui s’était assurée, à sa grande satisfaction, que c’était bien l’héritier du titre et très-probablement de la fortune de son oncle sir Edgar Egerton, se sentait très-disposée à entretenir une connaissance qu’elle trouvait agréable, et qui pouvait même devenir utile.

Quant au capitaine Jarvis, dont la familiarité grossière lui déplaisait souverainement, elle ne le supportait que pour ne pas manquer à la politesse, et ne pas troubler l’harmonie qui régnait entre les deux familles ; autrement le capitaine aurait dès le premier jour reçu son congé.

Elle ne pouvait s’empêcher d’être surprise qu’un homme qui avait aussi bon ton que le colonel pût trouver quelque plaisir dans la société de ce grossier personnage, ou même dans celle des dames de sa famille, dont les manières n’étaient guère plus distinguées. Alors elle disait que peut-être il avait vu Émilie à Bath ou Jane quelque autre part ; et que c’était pour se rapprocher d’elles qu’il s’était prévalu de la connaissance du jeune Jarvis pour se faire inviter à venir passer quelque temps dans sa famille.

Lady Moseley n’avait jamais connu la vanité pour elle-même ; mais elle était mère, et tout son orgueil s’était concentré sur ses filles ; elle était fière de leurs qualités aimables, de leur heureux naturel. Un peu de vanité n’est-il pas excusable dans une mère, lorsqu’elle a pour objet ses enfants ?

Le colonel n’avait jamais été ni plus aimable, ni plus insinuant, et Mrs Wilson se reprocha plus d’une fois le plaisir qu’elle éprouvait à écouter des propos futiles auxquels il savait donner de l’intérêt, ou, ce qui était pis encore, des principes erronés soutenus avec une éloquence séduisante. Mais sa vigilance n’en devint que plus active ; car l’amour qu’elle portait à Émilie était cause qu’elle redoublait de prudence, lorsque le hasard, ou un enchaînement quelconque de circonstances, leur faisait former de nouvelles liaisons.

Émilie approchait de l’âge où une jeune personne songe à faire ce choix qui est irrévocable et qui fixe sa destinée, et l’étude que sa tante faisait du caractère des hommes qui s’introduisaient dans leur société était approfondie, on aurait pu même dire minutieuse. Lady Moseley désirait aussi le bonheur de sa fille, mais un examen aussi sérieux lui eût paru impossible ; elle n’en sentait pas d’ailleurs la nécessité, tandis que Mrs Wilson, cédant à la conviction qu’une longue expérience lui avait donnée, se sentait le courage et la patience de remplir jusqu’au bout ce qu’elle regardait comme son devoir.

— Eh bien ! milady, demanda Mrs Jarvis d’un air auquel elle voulait donner de l’importance, pendant que la compagnie réunie dans le salon attendait qu’on vînt annoncer que le dîner était servi, avez-vous découvert quelque chose sur ce M. Denbigh qui est mort subitement dans l’église ?

— Je ne vois pas, Madame, ce qu’il y avait à découvrir, répondit lady Moseley.

— C’est qu’à Londres, lady Moseley, dit le colonel Egerton, tous les détails de cet événement tragique auraient été rapportés dans les journaux ; et c’est sans doute de cette manière que Mrs Jarvis entend que vous auriez pu apprendre quelque chose.

— Oh ! oui, s’écria Mrs Jarvis, le colonel a raison ; et le colonel avait toujours raison avec cette dame. Le colonel avait trop d’usage pour renouer une conversation qui semblait déplaire ; mais le capitaine, que rien n’intimidait, s’écria en se renversant sur sa chaise : — Parbleu ! ce ne doit pas être grand-chose que ce Denbigh. — Denbigh ! je n’ai jamais entendu parler de ça.

— C’est, je crois, le nom de famille du duc de Derwent, dit sir Edward d’un ton un peu sec.

— À coup sûr, le vieux bonhomme ni son fils n’avaient pas trop l’air de ducs, ni même d’officiers, reprit Mrs Jarvis aux yeux de laquelle un officier était un grand personnage, depuis que son fils portait des épaulettes.

— Lorsque j’étais au parlement, dit M. Benfield, un général Denbigh y siégeait aussi, et il était toujours du même avis que lord Gosford et moi. Il était toujours près de son ami, sir Peter Howell, l’amiral qui prit l’escadre française sous le glorieux ministère de William Pitt, et qui prit aussi une île de concert avec ce même général Denbigh ; l’amiral était un vieux routier, plein d’honneur et de courage, aussi brave que mon Hector. Hector était son chien.

— Miséricorde ! dit John à l’oreille de sa sœur, celui dont parle notre oncle doit devenir bientôt votre grand-père.

Clara sourit et se permit de dire : — Sir Peter était le père de Mrs Yves, mon oncle.

— Vraiment ! s’écria le vieillard d’un air de surprise ; je l’ignorais absolument, et je puis dire qu’ils se ressemblent.

— Pensez-y bien, mon oncle, dit John avec une gravité imperturbable, ne trouvez-vous pas à Francis un air de famille avec lui ?

— Mais, mon cher oncle, interrompit vivement Émilie, le général Denbigh et l’amiral Howell étaient-ils parents ?

— Non pas que je sache, chère Emmy ; sir Frédéric Denbigh ne ressemblait pas du tout à l’amiral ; il avait plutôt dans la physionomie quelque chose qui me rappelle Monsieur, ajouta-t-il après avoir regardé autour de lui, et en saluant le colonel Egerton.

— Je n’ai cependant pas l’honneur d’être son parent, dit le colonel en se retirant derrière la chaise de Jane.

Mrs Wilson tâcha de rendre la conversation plus générale ; mais ce que venait de dire M. Benfield lui faisait présumer qu’il existait entre les descendants des deux vieux militaires une affinité qu’ils ignoraient peut-être eux-mêmes, mais qui expliquait l’intérêt qu’ils prenaient les uns aux autres.

Au moment de se mettre à table, le colonel trouva moyen de se placer auprès d’Émilie, et miss Jarvis se hâta de venir s’asseoir de l’autre côté. Il parla du grand monde, des eaux à la mode, des romans, des spectacles ; et voyant qu’Émilie, toujours réservée, ne voulait ou ne savait pas entretenir la conversation sur aucun de ces sujets, il essaya de l’attaquer par un autre côté. Il connaissait tous nos poètes, et les remarques qu’il fit sur quelques-uns de leurs ouvrages parurent intéresser un moment Émilie ; sa physionomie s’anima, mais ce fut comme un éclair passager, et pendant qu’il continuait à lui citer les passages qu’il admirait le plus, sa figure avait repris l’expression d’une indifférence si complète, qu’il finit par se persuader que c’était une belle statue à laquelle il manquait une âme.

Après une tirade véhémente, dans laquelle il avait cherché à déployer toutes les grâces de son esprit, il s’aperçut que Jane avait les yeux fixés sur lui avec une expression particulière, et aussitôt il changea de batterie.

Le colonel trouva dans Jane une élève beaucoup plus docile. Les vers étaient sa passion, et bientôt il s’engagea entre eux une discussion animée sur le talent de leurs poètes favoris. Empressé de la reprendre, le colonel quitta la table de bonne heure pour aller rejoindre les dames qui étaient passées dans le salon, et John saisit un prétexte pour l’accompagner.

Les demoiselles s’étaient rangées en cercle autour d’une fenêtre, et Émilie elle-même se réjouit au fond du cœur de les voir arriver, car elle était fort embarrassée, ainsi que ses sœurs, pour entretenir la conversation avec des dames dont les goûts et les opinions n’avaient aucun rapport avec les leurs.

— Vous disiez, miss Moseley, dit le colonel du ton le plus aimable en s’approchant d’elles, que, selon vous, Campbell était le plus harmonieux de nos poètes ? Vous ne refuserez pas sans doute de faire une exception en faveur de Moore.

Jane rougit en répondant avec un peu d’embarras : — Moore est assurément un de nos poètes les plus distingués.

— A-t-il fait beaucoup de vers ? demanda innocemment Émilie.

— Pas la moitié de ce qu’il aurait dû, s’écria miss Jarvis ; c’est si beau tout ce qu’il a écrit ! Ah ! je lirais ses poèmes toute la journée.

Jane ne dit plus un mot ; mais le soir, lorsqu’elle fut seule avec Clara, elle prit un volume des poésies de Moore, et le jeta au feu. Sa sœur lui demanda naturellement l’explication de cette conduite.

— Ah ! s’écria Jane, je ne puis souffrir ce livre depuis que cette miss Jarvis en parle avec tant d’intérêt. Je crois en vérité que ma tante Wilson a raison de ne pas souffrir qu’Émilie fasse de pareilles lectures. Jane avait souvent lu avec autant d’avidité que de plaisir ces poésies séduisantes et voluptueuses ; mais l’approbation de miss Jarvis, d’une personne dont les manières étaient aussi libres et aussi cavalières, les lui avaient fait prendre en horreur.

Cependant le colonel Egerton avait aussitôt changé de discours, et se mit à parler de ses campagnes en Espagne. Il avait le talent de donner de l’intérêt à tous ses récits, qu’ils parussent ou non vraisemblables ; et comme il ne contrariait jamais personne, qu’il cédait toujours de bonne grâce, et surtout s’il avait une dame pour adversaire, sa conversation plaisait infiniment, et on lui trouvait d’autant plus d’esprit qu’il savait faire ressortir celui des autres.

Un pareil homme, ayant pour auxiliaires les dehors les plus séduisants et le ton le plus aimable, était une société bien dangereuse pour une jeune personne ; Mrs Wilson le savait ; et comme son séjour devait se prolonger pendant un ou deux mois, elle résolut de sonder le cœur de sa nièce, et de savoir ce qu’elle pensait de ses nouvelles connaissances.

Pendant que le colonel racontait ses prouesses, John avait eu quelque envie de lier conversation avec miss Jarvis, et il allait lui parler avec extase des poésies licencieuses de Little, lui demander si elle n’en admirait pas aussi les mélodies, lorsque les grands yeux bleus d’Émilie se fixèrent sur lui avec une expression particulière de tendresse ; malgré son amour pour les sarcasmes, il renonça aussitôt à son projet, par respect pour l’innocence de ses sœurs, et se tournant du côté d’Egerton, il lui adressa plusieurs questions sur les Espagnols et sur leurs usages.

— Vous êtes-vous jamais trouvé avec lord Pendennys en Espagne, colonel ? demanda Mrs Wilson d’un air d’intérêt.

— Non, Madame, jamais. Nous ne servions pas dans le même corps d’armée. Connaissez-vous le comte, Madame ?

— Non pas personnellement, Monsieur, mais de réputation.

— Sa réputation comme militaire est aussi grande que méritée. J’ai entendu dire que nous n’avons pas d’officier plus intrépide.

Mrs Wilson ne répondit rien ; elle paraissait triste et pensive. Émilie avait quitté le groupe rassemblé auprès de la fenêtre pour accourir auprès de sa tante. Elle s’efforça de détourner le cours de ses réflexions et de la ramener à des idées plus agréables. Le colonel, qui cherchait toujours à plaire, se joignit à elle, et ils parvinrent à réussir.

M. Jarvis se retira de bonne heure avec sa famille, et son hôte le suivit. Mrs Wilson, toujours vigilante, profita de quelques instants où elle se trouva seule avec sa nièce pour pressentir son opinion sur les nouveaux hôtes qu’ils avaient reçus ce jour-là.

— Comment trouvez-vous nos nouveaux amis, Émilie ? lui, demanda-t-elle en souriant.

— Mais assez étranges, s’il faut parler franchement.

— Je ne suis pas fâchée, ma chère, que vous ayez eu occasion d’observer de près les manières de Mrs Jarvis et de ses filles ; leur exemple n’est pas dangereux ; je ne crains pas que vous soyez jamais tentée d’imiter leur ton ni leur langage ; quant aux hommes, c’est tout autre chose, ils sont des héros en comparaison.

— Oui, des héros dans leur genre.

— Auquel donnez-vous la préférence, au capitaine ou au colonel ?

— La préférence ? ma tante, répéta Émilie d’un air étonné ; c’est un mot bien fort, appliqué à l’un ou à l’autre de ces messieurs ; mais je crois que je préférerais encore le capitaine : il ne se cache pas, lui ; il ne s’impose pas la moindre contrainte ; il a des défauts, sans doute, mais ils sont palpables, il n’en fait pas mystère, et peut-être avec le temps pourra-t-il s’en corriger, tandis que le colonel…

— Eh bien ! le colonel ?

— Il s’admire à un tel point, il paraît si content de sa personne, que je crois bien que ce serait prendre une peine inutile que de tenter de le réformer.

— Vous croyez donc qu’il a besoin de réforme ?

— S’il en a besoin ! s’écria Émilie en jetant sur sa tante un regard où se peignait de plus en plus la surprise. Vous n’étiez donc pas là lorsqu’il nous parlait de ces poèmes, et qu’il nous en citait des passages que j’aurais bien voulu ne pas entendre ? Dieu ! quelles maximes et quels principes ! N’a-t-il pas raconté à Jane l’histoire d’une jeune personne qui avait abandonné son père pour son amant ? et ne semblait-il pas l’approuver encore, au lieu de condamner son manque de piété filiale ? Ah ! j’en suis bien sûre, si vous l’aviez entendu, il ne vous plairait pas tant.

— À merveille, ma chère Émilie ; je ne voulais que connaître vos sentiments, et je suis charmée de voir que vous soyez aussi raisonnable. Oui, vous avez bien raison, le colonel semble oublier qu’il y ait quelque chose qu’on appelle morale et principes au monde, ou plutôt ses principes se bornent à un seul, celui de plaire. Voilà son unique but : pourvu qu’il y parvienne, tous les chemins lui paraissent bons.

En disant ces mots, Mrs Wilson embrassa tendrement sa nièce, et se retira dans sa chambre avec la douce assurance qu’elle n’avait point semé sur un terrain stérile, et que, grâce aux sages leçons de vertu qu’elle avait données à sa nièce dès sa plus tendre enfance, Émilie sortirait toujours triomphante des épreuves auxquelles est mise à chaque instant la fragilité de son sexe.