Précaution/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 19-25).

CHAPITRE IV.


Du talent ! des vertus ! non, non, un protecteur, et vous aurez la place. Nous parlerons pour vous à mylord.
Miss Edgeworth.


Soyez le bien venu, sir Edward, dit le docteur Yves en prenant la main du baronnet ; je craignais que quelque douleur rhumatismale ne nous privât du plaisir de vous voir, et ne m’empêchât de vous présenter les nouveaux habitants du Doyenné, qui dînent avec nous aujourd’hui, et qui seront très-flattés de faire la connaissance de sir Edward Moseley.

— Je vous remercie, mon cher docteur, répondit le baronnet ; non-seulement je suis venu, mais j’ai même décidé M. Benfield à nous accompagner. Le voici qui vient, ajouta-t-il, s’appuyant sur le bras d’Émilie, et murmurant contre la calèche moderne de Mrs Wilson, dans laquelle il a gagné, dit-il, un rhume pour plus de six mois.

Le docteur Yves reçut cette visite inattendue avec la bienveillance qui lui était naturelle, et il sourit intérieurement en songeant à la réunion bizarre qui allait se trouver chez lui lorsque les Jarvis seraient arrivés. Dans ce moment même leur voiture s’arrêta à la porte. Le docteur les ayant présentés au baronnet et à sa famille, miss Jarvis fit des excuses assez joliment tournées de la part du colonel, qui ne se trouvait pas encore assez bien pour sortir, mais dont la politesse n’avait pas voulu permettre qu’ils restassent à cause de lui. Pendant ce temps, M. Benfield avait mis ses lunettes avec beaucoup de sang-froid, et, s’avançant d’un air délibéré vers l’endroit où le marchand s’était assis, il l’examina de la tête aux pieds avec la plus grande attention ; puis il ôta ses lunettes, les essuya soigneusement, et se dit à lui-même en les remettant dans sa poche : — Non, non, ce n’est ni Jack, le cocher de fiacre, ni le valet de chambre de lord Gosford ; mais ajouta-t-il en lui tendant cordialement la main, c’est bien l’homme à qui je dois mes vingt mille livres sterling.

M. Jarvis, à qui une sorte de honte avait fait garder le silence pendant cet examen, répondit alors avec joie aux avances du vieillard, qui s’assit à côté de lui ; et sa femme, dont les regards avaient pétillé d’indignation au commencement du soliloque, voyant que, de manière ou d’autre, la fin du discours, loin d’humilier son mari, lui faisait au contraire une sorte d’honneur, se tourna d’un air de complaisance du côté de Mrs Yves, pour la prier d’excuser l’absence de son fils : — Je ne puis deviner, Madame, où il est fourré ; il fait toujours attendre après lui ; puis se tournant vers Jane : — Ces militaires, ajouta-t-elle, prennent l’habitude de se gêner si peu, que je dis souvent à Henry qu’il ne devrait jamais quitter le camp.

— Vous devriez dire la caserne, ma chère, s’écria effrontément son mari ; car de sa vie il n’a été dans un camp. Cette observation resta sans réponse ; mais il était évident qu’elle déplaisait souverainement à la mère et à ses filles, qui n’étaient pas peu jalouses des lauriers du seul héros que leur race eût jamais produit. L’arrivée du capitaine lui-même changea la conversation, et l’on vint à parler des agréments de leur résidence actuelle.

— De grâce, Madame, dit le capitaine, qui s’était assis familièrement auprès de la famille du baronnet, pourquoi donc appelle-t-on notre maison le Doyenné ? Je crains d’être pris pour un enfant de l’Église, lorsque j’inviterai mes amis à venir chez mon père au Doyenné.

— Et vous pouvez ajouter en même temps, Monsieur, si bon vous semble, dit sèchement M. Jarvis, qu’il est habité par un vieillard qui a fait des sermons toute sa vie, sans plus de fruit, je le crains bien, que la plupart des prédicateurs, ses confrères.

— Vous excepterez du moins notre digne hôte, Monsieur, dit Mrs Wilson en regardant le docteur Yves ; et voyant que sa sœur était blessée d’une familiarité à laquelle elle n’était point accoutumée, elle répondit à la question. Le père de sir William Harris avait le titre de doyen ; et quoique la maison fût sa propriété particulière, les habitants avaient coutume de l’appeler le Doyenné, et ce nom lui est resté depuis lors.

— N’est-ce pas une drôle de vie que mène là sir William, dit miss Jarvis, d’aller de ville en ville pour prendre les eaux, et de louer tous les ans sa maison comme il le fait ?

— Sir William s’occupe uniquement du bonheur de sa fille, dit le docteur Yves d’un ton grave, et depuis qu’il a hérité de son titre, il a, je crois, dans un comté voisin, une nouvelle résidence qu’il habite ordinairement.

— Connaissez-vous miss Harris ? ajouta la jeune personne en s’adressant à Clara, et sans attendre sa réponse : — c’est une merveilleuse beauté, je vous assure ; tous les hommes meurent d’amour pour ses beaux yeux.

— Ou pour sa fortune, reprit sa sœur en secouant dédaigneusement la tête ; quant à moi, je n’ai jamais pu rien voir de si attrayant dans sa personne, quoiqu’elle fasse beaucoup parler d’elle à Bath et à Brighton.

— Vous la connaissez donc ? dit Clara avec douceur.

— Mais… oui…, comme on se connaît dans le monde, répondit miss Jarvis en hésitant, tandis que ses joues se couvraient d’une vive rougeur.

— Que voulez-vous dire, Sarah ? — comme on se connaît dans le monde ? s’écria son père en éclatant de rire ; lui avez-vous jamais parlé ? Vous êtes-vous jamais trouvée dans le même salon qu’elle ? à moins que ce ne soit au bal ou au concert ?

La mortification de miss Sarah était évidente ; heureusement l’annonce que le dîner était servi vint mettre fin à son embarras.

Mrs Wilson ne laissait jamais échapper l’occasion de placer une leçon de morale lorsque quelque incident de la vie journalière pouvait y donner lien. — Ne vous exposez jamais, ma chère enfant à une mortification semblable, dit-elle à Émilie, en faisant des commentaires sur des personnes que vous ne connaissez point ; c’est s’exposer à de grandes erreurs. Si ces personnes se trouvent être placées au-dessus de vous dans la sphère de la vie, et que vos propos leur soient répétés, ils n’exciteront que leur mépris, tandis que ceux à qui ils sont adressés ne les attribueront qu’à une basse jalousie.

Le marchand fit trop honneur au dîner du ministre pour songer à renouer une conversation aussi désagréable ; et comme John Moseley et Francis Yves étaient placés près de ses filles, et que ces jeunes gens étaient fort aimables, elles oublièrent bientôt ce qu’elles appelaient entre elles la rudesse de leur père, pour ne faire attention qu’à leurs voisins.

— Eh bien ! monsieur Francis, quand donc commencerez-vous à prêcher ? demanda M. Haughton ; je brûle de vous voir monter dans cette chaire où j’ai eu le bonheur d’entendre si souvent votre respectable père. Je ne doute pas que votre doctrine ne soit orthodoxe ; autrement vous seriez, je crois, le seul membre de la congrégation que notre cher ministre n’eût pas converti.

À ce compliment le docteur inclina seulement la tête, et il répondit pour son fils que, le dimanche suivant, ils auraient le plaisir d’entendre Francis, qui lui avait promis de le remplacer ce jour-là.

— Et aurons-nous bientôt un bénéfice ? ajouta M. Haughton en servant un superbe plum-pudding. John Moseley sourit en regardant Clara ; celle-ci baissa les yeux en rougissant, et le ministre, se tournant du côté de sir Edward, dit d’un air d’intérêt : — Sir Edward, la cure de Bolton est vacante, et je désirerais vivement l’obtenir pour mon fils. Elle est à la nomination du comte, qui, je le crains bien, n’en disposera que sur de puissantes recommandations.

Clara, les yeux toujours baissés, semblait ne voir que son assiette ; cependant, de dessous sa longue paupière, un timide regard se dirigeait vers son père pendant qu’il répondait :

— Je suis vraiment au désespoir, mon digne ami, de n’avoir point assez de crédit auprès de lord Bolton, pour pouvoir faire une démarche directe ; mais il est si rarement ici que je le connais à peine. Et le bon baronnet était vraiment peiné de ne pouvoir obliger le fils de son ami.

— Qui est-ce donc qui nous arrive ici ? s’écria le capitaine Jarvis en regardant par une fenêtre qui donnait sur la cour d’entrée ; l’apothicaire et son garçon qui descend de voiture ?

Un domestique vint annoncer que deux étrangers demandaient à parler à son maître. Malgré le titre burlesque dont le capitaine les avait gratifiés, le baronnet, qui aimait à voir tout le monde aussi heureux que lui-même, dit à son hôte : — Faites-les monter, docteur, faites-les monter ; il faut qu’ils goûtent de cette excellente pâtisserie, et nous jugerons s’ils sont connaisseurs.

Le reste de la compagnie joignit ses instances à celles du baronnet, et le docteur Yves donna ordre de faire monter les deux étrangers.

La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer un vieillard qui paraissait avoir soixante ans environ, et qui s’appuyait sur le bras d’un jeune homme de vingt-cinq. Il y avait entre eux assez de ressemblance pour qu’au premier coup d’œil l’observateur le plus indifférent pût prononcer que c’étaient le père et le fils ; mais l’air souffrant du premier, son extrême maigreur, sa démarche chancelante contrastaient avec l’air de santé et de vigueur du jeune homme, qui soutenait son respectable père avec une attention si touchante, que la plupart des convives ne purent le voir sans intérêt. Le docteur et son épouse se levèrent spontanément de leurs sièges et restèrent un instant immobiles, comme s’ils éprouvaient un sentiment de surprise à laquelle se mêlait une profonde douleur. Le docteur se remit bientôt, et prenant la main que lui présentait le vieillard, il la serra dans les siennes, et parut vouloir parler ; mais ses efforts furent inutiles. Ses larmes se pressaient sur ses paupières, tandis qu’il considérait ce front sillonné par de longues souffrances, ce teint pâle et livide ; et sa femme, ne pouvant plus longtemps maîtriser son émotion, se jeta sur une chaise, et donna un libre cours à ses sanglots.

Le docteur ouvrit la porte d’une pièce voisine, et tenant toujours le vieillard par la main, il parut l’inviter à le suivre. Sa femme, après le premier élan de sa douleur, reprit toute son énergie, et, surveillant avec une tendre sollicitude les pas tremblants de l’étranger, elle l’accompagna avec son fils. Arrivés à la porte, les deux inconnus se retournèrent, et ils saluèrent la société d’une manière si noble et en même temps si gracieuse, que tous les convives, sans en excepter M. Benfield, se levèrent involontairement pour leur rendre leur salut.

Dès qu’ils furent sortis, la porte se referma sur eux, et les convives restèrent debout autour de la table, muets de surprise et en même temps affectés de la scène dont ils venaient d’être les témoins. Pas un mot n’avait été dit, et le ministre les avait quittés sans leur faire aucune excuse, ni leur donner la moindre explication. Cependant Francis revint bientôt, et quelques minutes après il fut suivi par sa mère, qui, après avoir prié ses hôtes de l’excuser si elle les avait quittés si brusquement, fit tourner la conversation sur l’événement qui pour elle était d’une grande importance, l’intention de son fils de prêcher le dimanche suivant.

Les Moseley avaient trop l’usage du monde pour se permettre aucune question, et les Jarvis ne l’osèrent point. Sir Edward se retira de très bonne heure ; le reste de la société suivit son exemple.

— Ma foi, il faut en convenir, s’écria Mrs Jarvis dès qu’elle fut montée dans sa voiture, voilà une conduite bien étrange, et voilà une singulière manière de recevoir son monde ! Que signifiaient toutes ces larmes et tous ces sanglots ? Et ces étrangers, qui sont-ils ?

— Pas grand-chose, maman, très-probablement, dit sa fille aînée en jetant un regard dédaigneux sur une chaise de poste d’une grande simplicité, arrêtée à la porte du docteur.

— C’était à faire pitié ! dit miss Sarah en haussant les épaules. Son père portait les yeux de l’une à l’autre à mesure qu’elles parlaient, et chaque fois il prenait une grande prise de tabac : c’était sa ressource ordinaire pour éviter une querelle de famille. Cependant la curiosité des dames était excitée plus vivement qu’elles ne voulaient en convenir, et dès que Mrs Jarvis fut rentrée chez elle, elle donna ordre à sa femme de chambre d’aller au presbytère le soir même présenter ses compliments à Mrs Yves, et de s’informer si l’on n’aurait point trouvé un voile de dentelle qu’elle croyait y avoir laissé.

— À propos, Betty, puisque vous y serez, informez-vous des domestiques… vous entendez bien, des domestiques… je ne voudrais pour rien au monde causer le moindre embarras à Mrs Yves… si M…, M… Eh bien ! quel est donc son nom ?… Mon Dieu, ne voilà-t-il pas que je l’ai oublié ? Vous demanderez aussi son nom ; Betty… le nom de l’étranger qui vient d’arriver au presbytère, et, comme cela peut faire quelque différence dans nos arrangements, informez-vous s’il restera longtemps… et puis… vous savez bien, tous ces petits renseignements qui peuvent être utiles au besoin.

Betty partit, et en moins d’une heure elle était de retour. Elle prit un air d’importance pour débiter ses nouvelles ; les miss Jarvis se trouvaient auprès de leur mère, et elle commença ainsi sa relation :

— D’après vos ordres, Madame, j’ai couru tout d’une haleine jusqu’au presbytère, où William a bien voulu m’accompagner. Arrivée à la porte, je frappai, et l’on nous fit entrer dans la salle où les domestiques étaient rassemblés. Je délivrai mon message ; mais pas plus de voile que… Eh ! mon Dieu ! Madame, le voilà sur le dos de votre fauteuil !

— C’est bon, Betty, c’est bon ; ne songeons plus au voile, dit sa maîtresse impatiente ; avez-vous appris quelque chose ?

— Pendant qu’ils cherchaient le voile, j’ai demandé tout bas à l’une des servantes quels étaient ces messieurs qui venaient d’arriver. Mais, le croiriez-vous, Madame ? (ici Betty prit un air de mystère) personne ne les connaît. Ce qui est sûr, Madame, c’est que le ministre et son fils sont toujours auprès du vieillard, lui faisant des lectures de piété, et lui récitant des prières, et…

— Et quoi, Betty ?

— Ma foi, Madame, ce doit être un bien grand pécheur pour avoir besoin de tant de prières, lorsqu’il va mourir.

— Mourir ! s’écrièrent les trois dames ; n’y a-t-il donc plus d’espoir ?

— Oh ! mon Dieu, non, Madame ; ils disent tous qu’il va rendre l’âme… ; mais toutes ces prières m’ont l’air suspectes à moi ; on dirait un criminel. Pour un honnête homme on ne ferait pas tant de façons.

— Non, sans doute, dit la mère.

— Non, sans doute, répétèrent les deux filles, et elles se retirèrent chacune dans leur chambre, pour se livrer à leurs conjectures.