Précaution/Chapitre III

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 13-19).

CHAPITRE III.


Allons, Mrs. Malaprop, occupons-nous du voisin.
B. Sheridan.


Le jour fixé pour l’une des visites régulières de M. Benfield était arrivé, et John partit dans la chaise de poste du baronnet, avec Émilie, qui était la favorite du bon vieillard, pour aller à sa rencontre jusqu’à la ville de F***, à environ vingt milles de distance, et le ramener de là au château ; car M. Benfield avait signifié plus d’une fois que ses chevaux ne pouvaient le conduire plus loin ; il voulait que tous les soirs ils allassent regagner leur écurie ordinaire, la seule où il lui semblait qu’ils pussent trouver ces soins attentifs, auxquels leur âge et leurs services leur donnaient des droits. La journée était magnifique, et le frère et la sœur éprouvaient une véritable jouissance à l’idée de revoir bientôt leur respectable parent, dont l’absence avait été prolongée par une attaque de goutte.

— Dites-moi un peu, Émilie, dit John après s’être placé dans la voiture à côté de sa sœur, dites-moi franchement comment vous trouvez les Jarvis ; et le beau colonel ?

— Comment je les trouve, John ? Mais, franchement, ni bien ni mal, puisqu’il faut vous le dire.

— Eh bien ! alors, ma chère sœur, il y a sympathie dans nos sentiments, comme dirait Jane.

— John !

— Émilie !

— Je n’aime pas à vous entendre parler avec aussi peu d’égards de notre sœur, d’une sœur que, j’en suis sûre, vous aimez aussi tendrement que moi.

— J’avoue ma faute, dit John, en lui prenant la main avec affection, et je tâcherai de n’y plus retomber ; mais pour en revenir à ce colonel Egerton, c’est bien certainement un gentilhomme, autant par l’éducation que par la naissance, comme Jane…

Émilie l’interrompit en souriant, et lui mettant le doigt sur la bouche pour lui rappeler sa promesse. John se soumit de bonne grâce sans faire de nouveau allusion à sa sœur.

— Oui, dit Émilie, ses manières sont nobles et gracieuses, si c’est là ce que vous voulez dire. Quant à sa famille, nous ne la connaissons point.

— Oh ! j’ai jeté un coup d’œil dans l’almanach des familles nobles de Jane, et je vois qu’il y est porté comme neveu et héritier de sir Edgar.

— Il y a en lui quelque chose qui ne me plaît point, dit Émilie d’un air réfléchi : il est trop à son aise… ; et cet abandon apparent est chez lui une étude ; ce n’est point la nature. Je crains toujours que ces sortes de gens ne me tournent en ridicule aussitôt que je suis absente, tandis qu’ils m’accablent en face de leurs flatteries musquées. Si j’osais prononcer, je dirais qu’il lui manque ce qui peut donner du prix aux autres qualités.

— Et quoi donc ?

— La franchise.

— En effet, j’ai déjà eu un échantillon de celle du colonel, dit John avec un sourire. Vous savez bien ce capitaine Jarvis qui était sorti pour aller tuer des cailles et des faisans… ?

— Vous oubliez, mon frère, que le colonel a expliqué que c’était une méprise.

— Sans doute, mais par malheur j’ai rencontré le capitaine qui revenait le fusil sur l’épaule, et suivi d’une meute, de chiens.

— Voilà donc ce beau colonel ! dit Émilie en souriant ; le masque tombe dès que la vérité est connue.

— Et Jane qui vantait son bon cœur d’avoir su pallier ainsi ce que, disait-elle, ma remarque avait d’inconvenant !

Une fois sur le chapitre de sa sœur, John avait un malin plaisir à s’étendre un peu sur ses faibles. Émilie, pour lui témoigner son mécontentement, garda le silence ; John demanda de nouveau pardon, promit de nouveau de se corriger ; et, pendant le reste du voyage, il ne s’oublia plus que deux ou trois fois de la même manière.

Ils arrivèrent à F*** deux heures avant que la lourde voiture de leur oncle fût entrée dans la cour de l’auberge, et ils eurent tout le temps de faire rafraîchir leurs chevaux pour le retour.

M. Benfield était un vieux garçon de quatre-vingts ans ; mais il avait encore la force et l’activité d’un homme de soixante. Il était fortement attaché aux modes et aux usages de sa jeunesse ; il avait siégé pendant une session au parlement, et avait été dans son temps un des élégants du jour. Un désappointement qu’il avait éprouvé dans une affaire de cœur lui avait fait prendre le monde en aversion ; et depuis cinquante ans environ il vivait dans une profonde retraite à environ quarante milles de Moseley-Hall. Il était grand et très-maigre, se tenait fort droit pour son âge, et dans sa mise, dans ses voitures, dans ses domestiques, enfin, tout ce qui l’entourait, il conservait fidèlement, autant que les circonstances pouvaient le permettre, les modes de sa jeunesse.

Telle est en peu de mots l’esquisse du portrait de M. Benfield, qui, un chapeau à trois cornes à la main, une perruque à bourse sur la tête et une épée au côté, s’appuya sur le bras que lui offrait John Moseley pour l’aider à descendre de sa voiture.

— Ainsi donc, Monsieur, dit le vieillard s’arrêtant tout court, lorsqu’il eut mis pied à terre, et regardant John en face, ainsi donc vous avez fait vingt milles pour venir à la rencontre d’un vieux cynique tel que moi ; c’est fort bien, Monsieur ; mais je croyais vous avoir dit d’emmener Emmy avec vous.

John lui montra la fenêtre où sa sœur s’était placée, épiant avec soin les mouvements de son oncle. Le vieillard, en l’apercevant, lui sourit avec bonté, et il se dirigea vers l’auberge en se parlant à lui-même.

— Oui, la voilà ! c’est bien elle. Je me rappelle à présent que dans ma jeunesse, j’allai avec le vieux lord Gosford, mon parent, au-devant de sa sœur, lady Juliana, au moment où elle venait de sortir pour la première fois de pension (c’était la dame dont l’infidélité lui avait fait abandonner le monde), et c’était aussi une beauté… ma foi, quand j’y pense, tout le portrait d’Emmy… Seulement elle était plus grande… ; et elle avait des yeux noirs… ; et des cheveux noirs aussi… ; et elle n’était pas aussi blanche qu’Emmy… ; et elle était un peu plus grasse… ; et elle avait la taille un peu voûtée… oh ! bien peu… C’est étonnant comme elles se ressemblent. Ne trouvez-vous pas, mon neveu ? dit-il à John en s’arrêtant à la porte de la chambre ; et le pauvre John, qui dans cette description ne pouvait trouver une ressemblance qui n’existait que dans les affections du vieillard, répondit en balbutiant :

— Oui, mon oncle ; mais vous savez qu’elles étaient parentes ; et cela explique la ressemblance.

— C’est vrai, mon garçon, c’est vrai, lui dit, son oncle charmé de trouver une raison pour une chose qu’il désirait et qui flattait son faible, car il trouvait des ressemblances partout, et il avait dit une fois à Émilie qu’elle lui rappelait sa femme de charge, qui était aussi vieille que lui, et qui n’avait plus une dent dans la bouche.

À la vue de sa nièce, M. Benfield, qui, comme presque tous ceux qui sentent vivement, affectait généralement un air de brusquerie et d’indifférence, ne put cacher son émotion ; et, la serrant dans ses bras, il l’embrassa tendrement, tandis qu’une larme brillait dans ses yeux ; puis, un peu confus de sa faiblesse, il la repoussa avec douceur en s’écriant : — Allons, allons, Emmy, ne m’étranglez point, mon enfant, ne n’étranglez point ; laissez-moi couler en paix le peu de jours qui me restent encore à vivre. — Ainsi donc, ajouta-t-il en s’asseyant dans un fauteuil que sa nièce lui avait avancé ; ainsi donc, Anne m’écrit que sir William Harris a loué le Doyenné.

— Oui, mon oncle, répondit John.

— Je vous serais obligé, jeune homme, dit M. Benfield d’un ton sec, de ne point m’interrompre lorsque je parle à une dame… Je vous prie d’y faire attention, Monsieur. Je disais donc que sir William a loué le Doyenné à un marchand de Londres, un certain M. Jarvis. Or, j’ai connu, autrefois trois personnes de ce nom ; l’un était un cocher de fiacre qui me conduisait souvent à la Chambre lorsque j’étais membre du parlement de ce royaume ; l’autre était valet de chambre de lord Gosford ; le troisième est bien, je crois, celui qui est devenu votre voisin. Si c’est la personne que je veux dire, Emmy, il ressemble… parbleu ! il ressemble au vieux Peter, mon intendant.

John manqua d’éclater ; car le vieux Peter était aussi sec et aussi maigre que M. Benfield, tandis que le marchand avait une rotondité tout à fait remarquable ; et, ne pouvant plus se contenir, il sortit de la chambre. Émilie répondit en souriant à la comparaison : — Vous le verrez demain, mon cher oncle, et vous pourrez alors juger par vous-même de la ressemblance.

M. Benfield avait confié vingt mille livres sterling à un agent d’affaires, avec l’ordre formel de placer aussitôt cette somme en rentes sur l’État ; mais, malgré cette injonction, l’agent avait trouvé moyen de différer quelque temps ; bref, il avait fait faillite, et quelques jours auparavant il avait remis la somme et une plus considérable encore à M. Jarvis, pour acquitter ce qu’il appelait une dette d’honneur. C’était pour tirer à clair cette transaction que M. Jarvis avait fait une visite à M. Benfield, et lui avait restitué la somme qui lui appartenait. Ce trait de loyauté, la haute estime qu’il avait pour MM. Wilson, et son affection sans bornes pour Émilie, étaient du petit nombre des motifs qui l’empêchaient encore de croire à l’entière corruption de la race humaine.

Les chevaux étant prêts, M. Benfield se plaça dans la voiture entre son neveu et sa nièce, et ils prirent tranquillement le chemin de Moseley-Hall. M. Benfield fut très-silencieux pendant la route. Cependant, en passant devant un beau château qui était à environ dix milles du terme de leur voyage, il dit à Émilie :

— Lord Bolton vient-il souvent vous voir, mon enfant ?

— Bien rarement, mon oncle ; ses occupations le retiennent presque toujours à Londres, au palais de Saint-James, et il a aussi des propriétés en Irlande, qu’il va visiter.

— J’ai connu son père ; il était allié à la famille de mon ami lord Gosford. Vous ne devez plus guère vous souvenir de lui, sans doute ?

John se mordit les lèvres pour ne pas rire à la seule idée que sa sœur pût conserver quelque souvenir d’un homme qui était mort depuis quarante ans. — Son oncle continua :

— Il votait toujours avec moi au parlement ; c’était un parfait honnête homme, un homme qui avait beaucoup de l’air de Peter Johnson, mon intendant ; mais on dit que son fils aime les revenant-bons du ministère. — Ma foi, quant à moi, il n’y a jamais eu qu’un ministre à mon goût, c’était William Pitt. Pour l’Écossais dont ils firent un marquis, je n’ai jamais pu le souffrir ; je votais toujours contre lui.

— À tort ou à raison, mon oncle ? demanda John avec un sourire malicieux.

— Non, Monsieur, à raison, mais jamais à tort. Lord Gosford votait aussi toujours contre lui ; et croyez-vous, jeune drôle, que le comte de Gosford et moi nous puissions jamais avoir tort ? Non, Monsieur, de mon temps les hommes étaient tout autres qu’aujourd’hui ; nous n’avions jamais tort, Monsieur ; nous aimions notre pays, et nous ne pouvions nous tromper.

— Mais lord Bute, mon oncle ?

— Lord Bute, Monsieur, s’écria le vieillard avec une grande chaleur, lord Bute était ministre, Monsieur… ; il était ministre ; oui, Monsieur, ministre ; et il était payé pour ce qu’il faisait.

— Mais lord Ghatam n’était-il pas ministre aussi ?

Or rien ne piquait le vieillard comme d’entendre appeler William Pitt par son titre de lord. Ne voulant pas néanmoins paraître se relâcher de ce qu’il regardait comme ses opinions politiques, il s’écria d’un ton péremptoire : — Oui, Monsieur, William Pitt était ministre ; mais… mais, Monsieur…, mais c’était notre ministre, Monsieur.

Émilie, contrariée de voir son oncle s’agiter à un tel point pour une discussion aussi futile, jeta un regard de reproche sur son frère, et dit avec timidité :

— Son administration fut, je crois, bien glorieuse, mon oncle ?

— Glorieuse ! mon Emmy, ah ! sans doute, dit le vieillard adouci par le son de sa voix et par le souvenir de ses jeunes années : nous battîmes les Français partout,… en Amérique, en Allemagne ; nous prîmes (et il comptait sur ses doigts), nous prîmes Québec ; oui, lord Gosford y perdit un cousin, et nous prîmes tout le Canada, et nous brûlâmes leurs flottes. Dans la bataille entre Hawe et Conflans, il périt un jeune homme qui était fort attaché à lady Juliana ; la pauvre enfant ! comme elle le regretta après sa mort, elle qui ne pouvait le souffrir pendant sa vie ! Ah ! c’est qu’elle avait un cœur si tendre ! — car M. Benfield, comme beaucoup d’autres, continuait à admirer dans sa maîtresse des qualités qu’elle n’avait jamais eues, et dont il s’était plu à la douer, quoiqu’il eût été la victime de sa froide coquetterie. C’est une sorte de compromis que nous faisons avec notre conscience pour sauver notre amour-propre, en nous créant des beautés qui justifient notre folie à nos propres yeux, et ces illusions nous font conserver les apparences de l’amour, lors même que l’espérance ne lui sert plus d’aliment, et que l’admiration n’est plus en quelque sorte que factice.

À leur arrivée à Moseley-Hall, ils trouvèrent toute la famille qui était descendue dans la cour afin de recevoir un parent pour lequel ils avaient tous autant d’affection que de respect. Dans la soirée, le baronnet reçut une invitation du docteur Yves qui le priait de venir dîner le lendemain avec sa famille au presbytère.