Précaution/Chapitre II

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 7-13).

CHAPITRE II.


Le monde se subdivise en cercles plus ou moins étroits qui s’appellent encore le monde.
Swift.


Le lendemain du jour où avait eu lieu la conversation que nous venons de rapporter, Mrs Wilson, ses nièces et son neveu profitèrent de la beauté du temps pour pousser leur promenade jusqu’au presbytère, où ils avaient l’habitude de faire de fréquentes visites. Ils venaient de traverser le petit village de B***, lorsqu’une belle voiture de voyage à quatre chevaux passa près d’eux et prit la route qui conduisait au Doyenné.

— Sur mon âme ! s’écria John, ce sont nos nouveaux voisins, les Jarvis ! Oui, oui, le vieux marchand doit être celui qui est tellement blotti dans le fond de la voiture que je l’avais pris d’abord pour une pile de cartons. Cette figure fardée et surmontée d’un si grand nombre de plumes doit être celle de la vieille dame… de Mrs Jarvis, veux-je dire ; les deux autres sont sans doute les belles miss Jarvis.

— Vous vous pressez bien de prononcer sur leur beauté, John, s’écria Jane ; attendez que vous les ayez vues, avant de compromettre ainsi votre goût.

— Oh ! répliqua John, j’en ai assez vu pour… Il fut interrompu par le bruit d’un tilbury des plus élégants, que suivaient deux domestiques à cheval. Dans cet endroit la route se divisait en plusieurs branches. Le tilbury s’arrêta, et, au moment où John et ses sœurs passaient auprès, un jeune homme en descendit et vint à leur rencontre. Du premier coup d’œil il reconnut le rang des personnes auxquelles il allait s’adresser, et les saluant d’un air gracieux, après leur avoir fait des excuses d’interrompre leur promenade, il les pria de vouloir bien lui indiquer la route qui conduisait au Doyenné. — Celle à droite, Monsieur, répondit John en lui rendant son salut.

— Demandez-leur, colonel, lui cria son ami, qui était resté dans le tilbury, et qui tenait les rênes, si la voiture qui vient de passer a pris cette route.

Le colonel, dont toutes les manières annonçaient un homme du meilleur ton, jeta un regard de reproche sur son compagnon, pour se plaindre du ton leste et peu convenable qu’il avait pris, et fit la question qu’il désirait. Après avoir reçu une réponse affirmative, il s’inclina de nouveau et allait remonter en voiture lorsqu’un des chiens d’arrêt qui suivaient le tilbury sauta sur Jane, et salit sa robe avec ses pattes pleines de boue.

— Ici, Didon, s’écria le colonel en se hâtant de rappeler le chien ; et, après avoir fait à Jane les excuses les plus polies, il rejoignit son compagnon en recommandant à un de ses domestiques de prendre garde à Didon. L’air et les manières de ce jeune homme étaient fort distingués ; il eût été facile de reconnaître qu’il était militaire, quand même son compagnon, plus jeune, mais moins aimable, ne l’eût pas appelé colonel. Le colonel paraissait avoir trente ans, et ses beaux traits et sa tournure élégante étaient également remarquables, tandis que son ami, plus jeune de quelques années, était loin de lui ressembler.

— Je voudrais bien savoir quels sont ces messieurs, dit Jane au moment où la route, formant un coude, les dérobait à leurs regards.

— Ce qu’ils sont, répondit son frère ; parbleu ! ce sont les Jarvis : ne les avez-vous pas entendus demander le chemin du Doyenné ?

— Celui qui tenait les guides peut être un Jarvis ; pour celui-là je vous l’abandonne : mais quant au jeune homme qui nous a parlé, c’est une autre affaire ; vous savez, John, qu’on l’a appelé colonel.

— Eh bien, oui ! c’est cela même, dit John d’un air railleur, le colonel Jarvis ; c’est sans doute l’alderman. Ces messieurs sont ordinairement colonels des volontaires de la Cité.

— Fi ! Monsieur, dit Clara avec un sourire ; au lieu de plaisanter, vous feriez mieux de chercher avec nous quels peuvent être ces étrangers.

— Très-volontiers, ma chère sœur ; voyons, cherchons ensemble. Commençons par le colonel. Quel est votre avis, Jane ?

— Que puis-je vous dire, John ? Ce qui est certain, c’est que, quel qu’il soit, le tilbury lui appartient, quoiqu’il ne le conduise pas lui-même, et c’est un gentilhomme autant par la naissance que par l’éducation.

— Peste, Jane, quelle assurance ! Qui donc, je vous prie, vous a si bien mise au fait ? Mais ce sont encore de vos conjectures, et voilà tout.

— Non, Monsieur, ce ne sont pas des conjectures, je suis certaine de ce que je dis.

Mrs Wilson et les sœurs de Jane, qui jusque-là avaient pris peu d’intérêt à ce dialogue, la regardèrent avec quelque surprise ; John le remarqua.

— Bah ! s’écria-t-il, elle n’en sait pas plus que nous !

— Si fait, Monsieur.

— Voyons, ajouta son frère, dites-nous alors ce que vous savez.

— Eh bien donc ! les armes qui étaient peintes sur les deux voitures étaient différentes.

John ne put s’empêcher de rire. — C’est une bonne raison sans doute pour présumer que le tilbury appartient au colonel, et qu’il n’est point de la famille des Jarvis. Mais sa noblesse ? l’avez-vous découverte à ses manières et à sa démarche ?

Jane rougit un peu. — L’écusson peint sur le tilbury avait six quartiers, répondit-elle. Émilie partit d’un éclat de rire, John continua ses plaisanteries, et bientôt ils arrivèrent au presbytère.

Ils causaient depuis quelque temps avec le ministre et son épouse, lorsque Francis revint de sa promenade du matin, et leur dit que les Jarvis étaient arrivés ; il avait été témoin d’un accident arrivé à un tilbury dans lequel se trouvaient le capitaine Jarvis, et un de ses amis, le colonel Egerton. En tournant près de la porte du Doyenné la voiture avait versé, et le colonel s’était blessé au talon ; mais on espérait que cette blessure n’aurait pas de suites, et que le colonel en serait quitte pour garder la chambre pendant quelques jours.

Après les exclamations qui suivent d’ordinaire de semblables récits, Jane se hasarda à demander à Francis quel était ce colonel Egerton. — J’ai appris de l’un des domestiques, lui répondit-il, que c’est un neveu de sir Edgar Egerton, un colonel à la demi-solde ou en congé, ou quelque chose de semblable.

— Comment a-t-il supporté cet accident, monsieur Francis ? demanda Mrs Wilson.

— En homme de cœur, en gentilhomme, reprit le jeune prêtre en souriant ; et quel est le preux discourtois qui à sa place ne se réjouirait pas d’un accident auquel il doit le tendre intérêt que lui témoignent les miss Jarvis ?

— Quel bonheur que vous vous soyez trouvés tous à portée de les secourir ! dit Clara d’un ton de compassion.

— Les jeunes personnes sont-elles jolies ? demanda Jane avec un certain embarras.

— Mais, oui, je le crois. Je vous avouerai que j’ai fait peu d’attention à leurs figures ; je n’étais occupé que du colonel, qui paraissait souffrir véritablement.

— C’est une raison de plus, dit le docteur Yves, pour que je leur rende ma visite au premier jour ; mon empressement paraîtra excusable… J’irai les voir demain.

— Le docteur Yves n’a pas besoin d’excuses pour se présenter chez ses paroissiens, dit Mrs Wilson.

— Il porte si loin la délicatesse ! s’écria Mrs Yves avec un sourire de bonté, et prenant part pour la première fois à la conversation.

Il fut alors convenu que le ministre irait d’abord faire sa visite officielle, seul comme il se le proposait, et qu’ensuite les dames verraient ce qu’elles devraient faire d’après la manière dont il aurait été reçu.

Après être restées une heure chez leurs amis, Mrs Wilson et Clara se retirèrent, et Francis les reconduisit à Moseley-Hall.

Le lendemain le docteur annonça que les Jarvis étaient installés dans leur nouvelle demeure, et que le colonel allait beaucoup mieux ; les miss Jarvis étaient aux petits soins avec lui, et ne lui laissaient pas même le temps de former un désir. Le malade était en pleine convalescence ; il n’y avait donc aucune indiscrétion à faire la visite qu’on avait projetée.

M. Jarvis reçut ses hôtes avec la franchise d’un bon cœur ; il ne connaissait pas tous les usages du grand monde, mais il avait cette espèce de rondeur qui supplée souvent à l’éducation. Sa femme, au contraire, n’eût pas voulu enfreindre la règle la plus minutieuse de l’étiquette, et son ton formait un contraste plaisant avec les airs qu’elle se donnait. Les miss Jarvis étaient assez jolies ; mais elles n’avaient point cette aisance, ces manières gracieuses qu’on acquiert dans le monde ; elles semblaient toujours éprouver une sorte de gêne et de contrainte.

Le colonel Egerton reposait sur un sopha, la jambe étendue sur une chaise, et entourée de linges et de compresses. Malgré son état de souffrance, c’était encore le moins embarrassé de la compagnie ; et, après avoir prié les dames d’excuser son déshabillé, il parut oublier son accident pour être tout entier à la conversation.

— Mon fils le capitaine, dit Mrs Jarvis en appuyant d’un air de satisfaction sur le dernier mot, est allé avec ses chiens reconnaître un peu le pays ; car il n’aime que la chasse, et il n’est jamais si heureux que lorsqu’il peut courir les champs le fusil sur l’épaule. En vérité, Milady, les jeunes gens d’aujourd’hui semblent croire qu’ils soient seuls au monde. J’avais prévenu Henry que vous auriez la bonté de venir ce matin avec ces demoiselles, mais bah ! il est parti comme si M. Jarvis n’avait pas le moyen d’acheter un rôti, et qu’il nous fallût attendre après ses cailles et ses faisans.

— Ses cailles et ses faisans ! s’écria John d’un air consterné ; le capitaine Jarvis tire-t-il sur des cailles et des faisans à cette époque de l’année ?

— Mrs Jarvis, Monsieur, dit le colonel Egerton avec un léger sourire, est plus au fait des égards que tout vrai gentilhomme doit aux dames, que des règles de la chasse. Ce n’est pas, je crois, avec un fusil, Madame, c’est armé d’une ligne que mon ami le capitaine s’est mis en campagne.

— Ligne ou fusil, qu’importe ? s’écria Mrs Jarvis. Il n’est jamais là quand on a besoin de lui ; et ne pouvons-nous pas acheter du poisson aussi bien que du gibier ? Je voudrais bien que pour ces sortes de choses il vous prît pour modèle, colonel.

Le colonel Egerton se mit à rire de bon cœur, et miss Jarvis dit, en jetant de son côté un regard d’admiration, que lorsque Henry aurait été au service aussi longtemps que son noble ami, il connaîtrait sans doute aussi bien les usages de la bonne société.

— Oui, s’écria sa mère, parlez-moi de l’armée pour former un jeune homme. Comme le service vous l’a bientôt façonné ! Et se tournant vers Mrs Wilson : — Votre mari était, je crois, au service, Madame ? ajouta-t-elle.

— J’espère, miss Jarvis, que nous aurons bientôt le plaisir de vous voir à Moseley-Hall, dit vivement Émilie, pour épargner à sa tante la douloureuse nécessité de répondre. Miss Jarvis promit de ne point tarder à lui rendre sa visite. La conversation devint générale, et roula sur le temps, sur la campagne, sur les agréments du voisinage et autres sujets non moins intéressants.

— Eh bien ! John, s’écria Jane d’un air de triomphe dès qu’ils furent dans leur voiture, rirez-vous encore tant de ma science héraldique, comme vous l’appelez ? Avais-je tort cette fois-ci ?

— Ma petite sœur Jenny a-t-elle jamais tort ? reprit son frère en badinant. C’était le nom qu’il lui donnait lorsqu’il voulait la provoquer, et commencer avec elle ce qu’il appelait une petite guerre ; mais miss Wilson mit fin à la dispute en faisant une remarque à lady Moseley ; et le respect que les deux combattants avaient pour elle les engagea à déposer à l’instant les armes.

Jane Moseley avait reçu de la nature le plus heureux caractère ; et si son jugement eût été mûri par l’éducation, elle n’eût rien laissé à désirer ; mais malheureusement sir Edward croyait avoir tout fait en donnant des maîtres à ses filles. Si leurs leçons n’obtenaient pas tout le succès désirable, ce n’était pas sa faute, et il avait rempli son devoir. Son système d’économie ne s’était étendu à rien de ce qui concernait ses enfants, et l’argent avait été prodigué pour leur éducation. Seulement elle n’avait pas toujours reçu la direction la plus désirable. Sentant que, par son rang et par sa naissance, sa famille avait droit de rivaliser de splendeur avec les maisons plus opulentes qui l’entouraient, Jane, qui avait été élevée pendant l’éclipse momentanée de la fortune de sir Edward, avait cherché à consoler son amour-propre, qui se trouvait blessé, en consultant les titres où se trouvait constatée la noblesse de ses ancêtres ; elle était sans cesse occupée à étudier l’arbre généalogique de sa maison, et cette étude réitérée lui avait fait contracter une sorte d’orgueil héréditaire.

Clara avait aussi ses faibles ; mais ils frappaient moins que ceux de Jane parce qu’elle avait l’imagination moins ardente. Le tendre attachement qui l’unissait à Francis Yves, l’admiration que lui inspirait un caractère à l’abri du plus léger reproche, avaient, presque à son insu, éclairé son goût, formé son jugement ; sa conduite, ses opinions, étaient ce qu’elles devaient être ; elles avaient la vertu pour mobile ; mais le plus souvent il lui eût été impossible d’en rendre compte ; elle cédait à une sorte d’instinct, et c’était pour elle que l’habitude était véritablement devenue une seconde nature.