Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 1-7).



PRÉCAUTION,


ou


LE CHOIX D’UN MARI.



CHAPITRE PREMIER.


On s’assemble en famille autour du foyer hospitalier.
Cowper.


Je voudrais bien savoir si nous aurons bientôt un voisin au Doyenné[1], dit Clara Moseley en regardant par une croisée d’où l’on découvrait dans le lointain la maison dont elle parlait et en s’adressant à la petite société rassemblée dans le salon de son père.

— Cela ne tardera pas, répondit son frère ; sir William vient de la louer pour deux ans à M. Jarvis, qui doit en prendre possession cette semaine.

— Et quel est ce M. Jarvis qui va devenir notre voisin ? demanda sir Edward Moseley à son fils.

— On dit, mon père, que c’est un honnête marchand qui s’est retiré des affaires avec une grande fortune. Comme vous, il a un seul fils, officier dans l’armée, et de plus deux filles qu’on dit charmantes ; voilà tout ce que j’ai pu savoir sur sa famille. Quant à ses ancêtres, ajouta-t-il en-baissant la voix et en regardant la seconde de ses sœurs, j’en suis désolé, ma chère Jane, mais on ne les connaît pas, et jusqu’à présent toutes mes recherches ont été inutiles.

— J’espère, Monsieur, que ce n’est pas pour moi que vous avez pris la peine de vous en informer ? répondit Jane un peu piquée.

— Pardonnez-moi, ma chère, et, pour vous faire plaisir, je vais prendre de nouveau les informations les plus exactes, répondit son frère en plaisantant ; je sais qu’un soupirant roturier perdrait ses peines auprès de vous, et je sens combien il est cruel pour de jeunes personnes de ne pas entrevoir la moindre apparence de mariage. Pour Clara, elle est bien tranquille à présent, et Francis…

Il fut interrompu par Émilie, la plus jeune de ses sœurs, qui lui mit la main sur la bouche en lui disant à l’oreille : — Vous oubliez, John, tous les renseignements qu’a pris un certain jeune homme sur une belle inconnue qu’il avait rencontrée à Bath, et toutes les démarches qu’il a faites pour connaître sa famille, son pays et mille autres détails qui ne l’intéressent pas moins. John rougit à son tour, et baisant avec affection la main qui le forçait au silence, il réussit bientôt, par son enjouement et sa bonne humeur, à faire oublier à Jane le petit mouvement de dépit qu’elle avait éprouvé.

— Je suis bien charmée, dit lady Moseley, que sir William ait trouvé un locataire, car tant qu’il ne se décidera pas à venir habiter lui-même le Doyenné, rien ne peut nous être plus agréable que d’avoir pour voisins des personnes de mérite et d’un commerce agréable.

— Et M. Jarvis, à ce qu’il paraît, a le mérite d’avoir beaucoup d’argent ? dit en souriant Mrs[2] Wilson, sœur de sir Edward.

— Mais, Madame, permettez-moi de vous faire observer, dit le docteur Yves (c’était le ministre de la paroisse), que l’argent est une très-bonne chose en soi, et qu’il nous met à même de faire de bonnes œuvres.

— Telle que celle de payer la dîme, n’est-ce pas, docteur ? s’écria M. Haughton, riche propriétaire du voisinage, d’un extérieur simple, mais d’un excellent cœur, et que l’amitié la plus cordiale unissait au ministre.

— Oui, reprit celui-ci ; il nous sert à payer la dîme et à aider les autres à la payer. Notre cher baronnet en sait quelque chose, lui qui, dernièrement encore, fit remise au vieux Gregson de la moitié de son fermage, pour lui permettre…

— Mais, ma chère, dit sir Edward à sa femme en l’interrompant, nos amis ne doivent pas mourir de faim parce que nous allons avoir un nouveau voisin, et voilà plus de cinq minutes que William est venu nous avertir que le dîner est servi.

Lady Moseley présenta sa main au ministre, et la compagnie passa dans la salle à manger.

La société rassemblée autour de la table hospitalière du baronnet se composait, outre les personnes dont nous avons déjà parlé, de Mrs Haughton, excellente femme sans prétentions ; de sa fille, jeune personne qui ne se faisait remarquer que par sa douceur, et de la femme et du fils du ministre. Ce dernier venait d’entrer dans les ordres.

Il régnait entre ces vrais amis ce parfait accord, conséquence naturelle de la même manière de voir sur tous les points essentiels, entre personnes qui se connaissent depuis longtemps, qui s’estiment, qui s’aiment, et qui montrent une indulgence réciproque pour les petits défauts inséparables de la fragilité humaine. En se quittant à l’heure ordinaire, on convint de se réunir la semaine suivante au presbytère, et le docteur Yves, en faisant ses adieux à lady Moseley, lui dit qu’il se proposait d’aller faire au premier jour une visite à la famille Jarvis, et qu’il tâcherait de les décider à être de la partie projetée.

Sir Edward Moseley descendait de l’une des plus anciennes familles d’Angleterre, et à la mort de son père il avait hérité de domaines considérables qui le rangeaient parmi les plus riches propriétaires du comté.

Mais de tout temps, on avait eu pour règle invariable dans sa famille de ne jamais détourner un seul pouce de terre de l’héritage du fils aîné, et son père, ne voulant pas y déroger, avait été obligé, pour subvenir aux folles dépenses de son épouse, de lever des sommes considérables sur son patrimoine, tandis que les intérêts énormes qu’il lui fallut payer avaient mis le plus grand désordre dans ses affaires. Sir Edward, à la mort de son père, prit la sage résolution de se retirer du monde ; il loua sa maison de ville, et alla habiter avec sa famille un château où ses ancêtres avaient fait autrefois leur résidence, et qui était à environ cent milles de la capitale. Là il espérait, par une économie sage et bien entendue, non-seulement affranchir de toutes dettes les biens qui devaient passer à son fils, mais préparer même dès à présent la dot de ses trois filles, afin de pouvoir les établir aussitôt qu’il se présenterait un parti convenable. Dix-sept ans lui avaient suffi pour exécuter ce plan dans toute son étendue, et il venait d’annoncer à ses filles enchantées que l’hiver suivant ils retourneraient habiter leur maison dans Saint-James-Square. La nature n’avait pas destiné sir Edward aux grandes actions ; la prudente résolution qu’il avait prise pour rétablir sa fortune était la mesure exacte de la force de son caractère ; car si elle eût demandé un peu plus de vigueur et d’énergie, cette tâche eût été au-dessus de ses forces, et le baronnet aurait pu lutter encore longtemps et sans succès contre les embarras que lui avait préparés la folle prodigalité de son père.

Le baronnet était tendrement attaché à sa femme, qui avait un grand nombre d’excellentes qualités ; attentive, prévenante pour tout ce qui l’entourait, aimant ses enfants avec une égale tendresse, sa bonté et son indulgence la faisaient adorer de sa famille. Cependant lady Moseley avait aussi ses faibles ; mais comme ils prenaient leur source dans l’amour maternel, personne n’avait le courage de les juger avec sévérité. L’amour seul avait formé son union avec sir Edward ; longtemps les riches parents de ce dernier s’étaient refusés à ses vœux ; enfin sa constance l’avait emporté, et l’opposition inconséquente et prolongée de leur famille ne produisit d’autre effet sur eux que de leur inspirer la ferme résolution, non seulement de ne point exercer leur autorité pour marier leurs enfants, mais même de ne point chercher à influencer leur choix dans une affaire si importante. Chez le baronnet, cette résolution était inébranlable, et il suivait uniformément le système qu’il s’était tracé. Sa femme n’y était pas moins fidèle, quoique parfois elle fût combattue par le désir d’assurer à ses filles de riches partis. Lady Moseley avait plus de religion que de piété ; elle était charitable plutôt par penchant que par principes ; ses intentions étaient pures, mais son jugement, obscurci par des préjugés, ne lui permettait pas toujours d’être conséquente avec elle-même. Cependant il était difficile de la connaître sans l’aimer, et elle remplissait, sinon avec discernement, du moins avec zèle, ses devoirs de mère de famille.

La sœur de sir Edward avait été mariée fort jeune à un militaire que ses devoirs retenaient bien souvent éloigné d’elle, et dont l’absence la laissait en proie à toutes les inquiétudes que peut inspirer l’amour le plus tendre ; elle ne parvenait à les tromper un moment qu’en cherchant à répandre le bonheur autour d’elle, et en se livrant à la bienfaisance la plus active. Ses craintes n’étaient que trop fondées : son mari fut tué dans un combat ; la veuve désolée se retira du monde, et ne trouva de consolation qu’au sein de la religion, qui seule pouvait lui offrir encore quelque perspective de bonheur dans l’avenir. Ses principes étaient austères ; rien n’aurait pu les faire fléchir, et ils étaient peu en harmonie avec ceux du monde. Tendrement attachée à son frère et à ses enfants, Mrs Wilson, qui n’avait jamais eu le bonheur d’être mère, avait cédé à leurs instances pour venir faire partie de la famille ; et quoique le général Wilson lui eût laissé un douaire magnifique, elle abandonna sa maison et consacra tous ses soins à former le cœur et l’esprit de la plus jeune de ses nièces. Lady Moseley lui avait entièrement confié l’éducation de cette enfant, et l’on pensait généralement qu’Émilie hériterait de toute la fortune de sa tante.

Lady Moseley avait été, dans sa jeunesse, célèbre pour sa beauté. Tous ses enfants lui ressemblaient, mais plus particulièrement encore la jeune Émilie. Cependant, malgré la grande ressemblance qui existait entre les trois sœurs, non seulement au physique, mais même au moral, il y avait dans leur caractère des nuances assez sensibles et assez distinctes pour faire présager qu’elles auraient des destinées bien différentes.

Depuis plusieurs années il existait, entre les familles de Moseley-Hall et du presbytère, une étroite intimité fondée sur l’estime et sur l’ancienneté de leur connaissance. Le docteur Yves était un homme du plus grand mérite et d’une profonde piété ; il possédait, outre les revenus de sa cure, une fortune indépendante que lui avait apportée sa femme, fille unique d’un officier très-distingué dans la marine. Ces respectables époux s’unissaient pour faire le plus de bien qu’ils pouvaient à tout ce qui les entourait. Ils n’avaient qu’un enfant, le jeune Francis, qui promettait d’égaler son père dans les qualités qui faisaient chérir le docteur de ses amis, et qui le rendaient presque l’idole de ses paroissiens.

Il existait entre Francis Yves et Clara Moseley un attachement qui s’était formé dès leurs plus jeunes années. Francis avait été si longtemps le compagnon des jeux de son enfance, si longtemps il avait épousé toutes ses petites querelles et partagé ses innocents plaisirs, sans que le moindre nuage eût altéré leur amitié, qu’en quittant le collège pour étudier la théologie avec son père, il sentit que personne ne pourrait le rendre aussi heureux que la douce, la tendre, la modeste Clara. Leur passion mutuelle, si on peut donner ce nom à un sentiment si doux, avait reçu la sanction de leurs parents, et ils n’attendaient que la nomination de Francis à quelque bénéfice pour célébrer leur union.

Sir Edward avait tenu strictement la promesse qu’il s’était faite à lui-même, et il avait vécu dans une retraite absolue, à l’exception de quelques visites qu’il allait rendre à un vieil oncle de sa femme, qui avait manifesté l’intention de donner tous ses biens aux enfants de sa nièce, et qui, de son côté, venait souvent passer quelques semaines à Moseley-Hall. M. Benfield était un vieux garçon, et quoiqu’il eût parfois des manières un peu brusques, ses visites étaient toujours le signal de la gaieté, et son arrivée était une fête pour toute la maison. Par un faible bien pardonnable dans un vieillard, il donnait une préférence exclusive aux anciens usages, et il ne se trouvait jamais plus heureux que lorsqu’il pouvait habiter les lieux témoins de ses premières années. Quand on le connaissait bien, on lui pardonnait aisément quelques bizarreries de caractère pour admirer cette philanthropie sans bornes qui respirait dans toutes ses actions, quoiqu’il la manifestât souvent d’une manière originale et qui lui était particulière.

La maladie de la belle-mère de Mrs Wilson l’avait appelée à Bath l’hiver précédent, et elle y avait été accompagnée par son neveu et par sa nièce favorite. Pendant leur séjour dans cette ville, John et Émilie prirent plaisir à faire de longues promenades pour en connaître les environs, et ce fut pendant une de ces excursions qu’ils eurent occasion de rendre service à une jeune dame d’une grande beauté, qui paraissait d’une santé languissante. Elle venait de se trouver mal au moment où ils la rencontrèrent ; ils la prirent dans leur voiture et la reconduisirent à une ferme où elle demeurait. Sa beauté, son air de souffrance, ses manières si différentes de celles des bonnes gens qui l’entouraient, tout s’unit pour inspirer le plus vif intérêt au frère et à la sœur. Le lendemain ils allèrent savoir des nouvelles de la belle inconnue, et continuèrent à la voir un moment chaque jour, pendant le peu de temps qu’ils restèrent à Bath.

John mit tout en usage pour savoir qui elle était ; mais ce fut en vain ; tout ce qu’il put apprendre, c’est que sa vie était sans tache. Depuis qu’elle habitait les environs de Bath, elle n’avait point reçu d’autres visites que celles qu’il lui avait faites avec sa sœur, et ils avaient jugé à son accent qu’elle n’était point Anglaise. C’est à cette petite aventure qu’Émilie avait fait allusion en s’efforçant d’arrêter les mauvaises plaisanteries qu’il faisait à ses sœurs, plaisanteries que John, emporté par sa vivacité, poussait souvent trop loin, en dépit de son cœur.




  1. Ce mot est employé ici dans le sens de résidence du doyen.
  2. Mrs. Mistress. C’est une abréviation en usage chez les Américains.