Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 249-271).
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X


Saint François de Sales au complet. — Entre-deux de Pascal. — Saint François énergique dans la douceur. — Sa réserve auprès des femmes. — Correctif dans sa doctrine de la Grâce : voile dont il la couvre. — Son aversion des disputes. — Habileté politique. — Ses relations avec le duc de Savoie. — Mission du Chablais. — Moyens humains. — Sa tentative près de Théodore de Bèze. — Coup d’état de Thonon. — Louange publique au duc de Savoie ; griefs secrets. — Son jugement sur Rome expliqué. — Académie florimontane.


Nous faisons comme M. d’Andilly ; nous ne quittons pas M. de Genève une fois que nous l’avons rencontré ; et, comme fait M. de Genève lui-même, nous allons avec lui sans trop de système ni de rigueur de méthode, mais à travers, par effusion et surabondamment.

Il avait son ordre secret pourtant : je me suis laissé un peu trop décevoir peut-être à sa pure grâce de causeur et d’écrivain : quelques points sont à reprendre.

Pascal, en une de ses Pensées, a dit : « Je n’admire point l’excès d’une vertu comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas qui avoit l’extrême valeur et l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux.»

C’est cet entre-deux si visiblement rendu dans le mot de Pascal, que je tiens à retrouver et à démontrer à quelque degré en saint François de Sales. Car ceux même qui ont un trait singulier dominant, presque excessif, et qu’on désigne d’abord par là, s’ils sont vraiment grands, y unissent, y subordonnent et groupent à l’entour toutes les qualités diverses qu’ils ont à des degrés moindres, mais pourtant éminents encore. Quand on n’a pas l’expérience directe des hommes et qu’on ne connaît les plus distingués que par les aspects principaux et de loin, on est tout surpris, si ensuite on les aborde, de les trouver si différents, par d’autres côtés, de ce qu’on se figurait, et plus complets d’ordinaire. Celui qu’on ne se peignait que par les grands coups d’une imagination souveraine qui éclate dans ses écrits, on est tout surpris (à causer avec lui) de lui trouver, en sus et d’abord, tant de sens, de suite judicieuse. Celui qu’on voyait par ses poésies tout mélancolique et tendre, ou pathétique au théâtre, et qui l’est sincèrement, on est étonné de le rencontrer ferme et net au commerce de la vie, spirituel ou même mordant. Boileau ne disait-il pas à Racine: œ Si vous vous mêliez de satire, vous seriez plus méchant que moi.» Bref, les hommes marquants et qualifiés d’un beau don, pour être véritablement distingués et surtout grands, pour ne pas être de sublimes automates et des maniaques de génie, doivent avoir et ont le plus souvent les autres qualités humaines, non-seulement moyennes, mais supérieures encore. Seulement, s’ils ont une qualité décidément dominante, le reste s’adosse à l’entour et comme au pied de cette qualité. De loin et du premier coup d’œil on va droit à celle-ci, à leur cime, à leur clocher pour ainsi dire : c’est comme une ville dont on ne savait que le lointain ; en s’approchant et en y entrant, on voit les rues, le quartier, et ce qui est véritablement la résidence ordinaire.

Or nul, mieux que saint François de Sales, n’est en mesure d’offrir toutes ces circonstances, et n’eut, avec une qualité suprême, l’assemblage, le tempérament, le correctif et l’extensif, enfin, pour parler avec Pascal, l’entre-deux. À chacun des caractères que je lui ai précédemment reconnus, il faudrait ajouter presque son contraire, lequel apparaît, non pas pour faire balance ailleurs et diversion, mais pour modifier et fortifier la qualité dominante en y entrant, en s’y fondant, pour y faire équilibre et lest, comme au dedans d’elle-même. Son âme, dès ici-bas, c’était une sphère complète sous une seule étoile.

Ainsi, à cette étoile de douceur qui était l’aspect dominant, il convient, pour avoir une juste idée, de joindre la force d’influence, un ascendant, invincible, ce semble, d’attrait et de ravissement. Cette âme n’était pas une Colombe de douceur ; non, c’était une Aigle de douceur[1]qui s’envolait et vous emportait avec elle. Et puis, tout à côté de cet essor violent dans le calme azur, de ce vol audacieux dans les pures régions de la spiritualité, qui ressemblait à un retour passionné vers la patrie, ajoutez tout aussitôt dans la pratique le sentiment et le pouvoir de l’accommodement, de la mesure, de la lenteur, tellement que sa devise favorite, son mot d’ordre avec les âmes qu’il guidait, était pedetentim, pas à pas.

À sa dévotion si affectueuse, si insinuante près des femmes, à ce qui faisait de lui leur convertisseur, leur conseiller de prédilection, et qu’il en était continuellement entouré (comme on le remarquait), ajoutons vite sa vigilance extrême de conduite, de regards, son scrupule rigoureux, tellement qu’il ne leur parlait jamais qu’en lieux ouverts et devant témoins, qu’il leur parlait et les voyait sans les regarder ; que si l’on disait de l’une qu’elle était belle, il n’osait le répéter et répondait seulement qu’on la disait spécieuse en effet, aimant mieux employer un terme peu français[2], que ce mot de belle qui sonne toujours trop bien. Enfin n’omettons pas ce conseil qu’il avait coutume de se donner : « Quand on écrit à une femme, il faudrait, s’il se pouvait, plutôt écrire avec la pointe du canif qu’avec le bec de la plume, pour ne rien dire de superflu[3]. »

Autre correctif. J’ai dit que, d’après lui, l’homme qui fait ce qu’il peut, même païen, mérite déjà de Dieu quelque chose ; qu’il y a du moins un commencement d’aimer Dieu, qui est le propre et le naturel de l’homme même déchu[4]. Mais il faut se souvenir aussitôt, comme point de vue opposé ou, pour mieux dire, correspondant, qu’il avait pour principe qu’on ne doit désespérer jamais du pécheur, semblât-il jusqu’au bout le plus endurci : «Car de même que la première Grâce, disait-il, ne tombe passons le mérite, la dernière, qui est la persévérance finale, ne se donne pas non plus au mérite.» Voilà donc la gratuité de la Grâce qui semble formellement reconnue. On remarquera seulement qu’étant tout charité et clémence, il aimait mieux rappeler cette Grâce, indépendante du mérite, à propos de la mort du pécheur endurci, ce qui donne lieu d’espérer, et en moins parler à l’origine de la conversion, là ou elle peut sembler à quelques-uns une cause fatale de rejet et de découragement.

J’ai paru croire que, venu plus tard, il aurait peut-être, avec les doux de la fin du siècle, penché vers la bulle Unigenltus : ne me suis-je pas un peu avancé ? Ces questions, en effet, de Grâce, de libre arbitre et de prédestination, étaient dès lors expressément agitées à Rome ; le livre de Molina De Concordia (1588) les avait soulevées. Les Dominicains, qui suivaient la doctrine de saint Thomas, avaient pris feu contre le mode prétendu conciliant du savant jésuite[5]. Le Saint-Siège évoqua le procès. Dans les Congrégations ou assemblées dites De Auxiliis, c’est-à-dire où l’on traitait des secours que Dieu fournit à l’homme pour le bien, la plaidoirie théologique s’engagea régulièrement et dura neuf années environ (1598-1607) sous les papes Clément VIII et Paul V : ce dernier pontife les termina à l’amiable par une sorte d’arrêt de non-lieu. Les parties furent mises dos à dos avec défense de se censurer mutuellement, et chacun s’en retourna chez soi, les Jésuites enchantés, jouissant du faux-fuyant, les Thomistes dépités et grondeurs. C’est à la veille de cette clôture, en 1607, que le cardinal Arrigone écrivit par ordre du Pape à François de Sales, pour le consulter sur les questions en litige. Le sage et saint, au lieu de s’engager dans le dilemme théologique, répondit qu’il trouvait de part et d’autre des difficultés dont il était effrayé ; qu’il valait mieux s’attacher à faire un bon usage de la Grâce que d’en former des disputes toujours funestes à la charité. Ce conseil était bien de celui qui disait admirablement : « Vous ne sauriez croire combien les vérités de notre sainte Foi sont belles à qui les considère en esprit de tranquillité ! « Il se rappelait que dans l’Épître aux Romains là où cette question de la Grâce est le mieux posée et comme sur le point d’être résolue, il est ajouté aussitôt, par manière de confusion prudente et de mystère : « Oh ! profondeur des trésors de la sagesse et de la science du Seigneur ! Qu’incompréhensibles sont ses jugements et insondables ses voies ! Car qui a connu le sens de Dieu, et qui donc a été son conseiller[6] ? »

De contraste en conciliation, je suis amené à un dernier entre-deux qui est caractéristique chez saint François de Sales et qui peut seul achever de donner sa mesure, je veux dire l’alliance qui se faisait en lui entre la vertu mystique, contemplative, la charité dans toute sa candeur, et la finesse du jugement humain dans toute sa sagacité. Ce serait se faire une bien fausse image, en effet, que de ne voir dans le bénigne prélat qu’un adorable mystique. Sa vie entière, toute de négociations, de mission et d’apostolat, montre des qualités très-précises d’observation et de conduite. Ainsi, d’une part, il est bien vrai qu’il était de ces âmes, pour parler avec madame de Chantal, au centre et en la cime desquelles Dieu avait mis une lumière, une lampe immobile et vigilante de spirituelle spéculation : et il se retirait là dedans comme dans un sanctuaire à volonté. Lui-même il pouvait dire, pour exprimer cet état fixe, que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et de marcher après lui sur la fine pointe de l’âme[7] sans aucun autre besoin d’assurance ou de lumières que celles de la foi simple et nue. Il est vrai encore que cette lumière infuse et diffuse en lui émanait de lui au dehors par ce visage pacifique, doux et grave, toujours tranquille dans ses actions, et qui, en certains cas, est-il dit, semblait prendre une nouvelle splendeur, surtout en plein Office, quand il consacrait[8]. Tout cela reste vrai ; mais, d’autre part, il ne l’est pas moins qu’avec cette qualité essentiellement mystique s’en trouvait une autre compatible en lui, la finesse dans les relations pratiques. Ce Bienheureux, duquel incessamment il s’échappait comme par avance un rayon de glorification céleste, une trace odorante de suavité qui faisait qu’on se tournait à lui, était de plus, — aurait été, dans les choses de ce monde, dans les affaires où le spirituel se compliquait du temporel, un aussi habile homme et aussi expert qu’il aurait voulu. À force d’être adroit et avisé (comme a dit Camus) au maniement des armes spirituelles, d’être inépuisable de conseil et d’industrie dans toutes les sortes de tentations, il l’était ou l’eût été de même, et à plus forte raison. dans les affaires extérieures ; et, bien qu’il évitât de s’y mêler hors de son domaine, lorsqu’il y était naturellement conduit ou jeté forcément, il y apportait un tempérament, une insinuation, une hardiesse même, tout un art heureux et facile qui allait à la réussite.

Cette alliance entre l’onction affectueuse et une certaine finesse diplomatique se retrouve assez évidente également chez Bérulle, et bien davantage chez Fénelon ; elle a ses causes naturelles, toute la délicatesse intérieure de ces sortes d’âmes leur devenant au besoin un continuel éveil et comme un sens exquis de ce qui peut choquer ou attirer les autres.

Nous voici en mesure peut-être de nous bien expliquer, dans leur vraie acception et leur juste portée, ses jugements sur Rome et sur les désordres de l’Église, que nous lui avons entendu confier tout bas à la mère Angélique. Car, bien que l’exactitude n’en puisse être contestée et que la mère Angélique ne mente pas, la révélation est assez neuve pour que je ne l’aie acceptée que sous bénéfice d’inventaire et à charge d’examen. Mais rien de plus propre encore à éclairer cette appréciation que d’étudier un peu au préalable sa conduite avec le duc de Savoie, dans laquelle on retrouve de même obéissance complète et soumission pratique, arrière-pensée pourtant, et blâme au fond, plus ou moins sévère.

En effet, au nombre des pensées secrètes qu’il ne craignit pas d’épancher auprès de la mère Angélique, et que confirment et circonstancient les autres détails sur Rome et sur l’Église, on lit :

« Il me dit aussi tous les mauvais tours que lui avoit joués le duc de Savoye, et comme il avoit maltraité quelques uns de ses parents très honnêtes gens, sans qu’il eût voulu jamais s’en plaindre ; ayant rendu, au contraire, » toutes sortes de services à ce duc, qui étoit très-habile selon les hommes, et un perdu selon Dieu[9]. »

Quand la mère Angélique racontait ces souvenirs à M. Le Maître, elle n’avait aucun intérêt à les dire ; elle ne se doutait pas qu’ils allaient être écrits par son neveu. De plus (qu’on y songe), celui qui lui a confié ce jugement sur le duc de Savoie a dû lui dire le reste sur la Cour de Rome : cette coïncidence est précieuse ; l’une et l’autre confidence s’appuient. Or, en abordant la vie de saint François de Sales, j’en détache rapidement ce qui touche ce point politique.

Né en 1567, au château de Sales, d’une famille illustre de Savoie, François de Sales, après de bonnes études de philosophie, de théologie, de droit, à Paris, à Padoue, revint dans son pays, où son père le fit recevoir avocat au sénat de Chambéry ; il allait être sénateur ; mais sa vocation ecclésiastique l’emporta : il triompha des résistances de sa famille et prit les Ordres. L’évêque de Genève, Claude de Granier, résidait à Annecy : le jeune François fut nommé prévôt de son église ; c’était la première dignité du Chapitre. Presque aussitôt il eut à se mettre à la tête de la mission du Chablais, qui tient une si grande place dans l’histoire de sa vie et dans celle de ces contrées.

Lors de la guerre entre François Ier et le duc de Savoie Charles III (1535), Berne poussée par Genève avait profité de l’occasion contre ce dernier ; entre autres pays à leur convenance, les Suisses protestants s’étaient emparés du duché de Chablais, des bailliages de Ternier et Gaillard. La religion catholique y avait fait place à la réformée, qui eut bien des années pour s’y affermir. Après la paix de Cateau-Cambrésis (1559), le duc Emmanuel-Philibert, recouvrant les États perdus par son père, s’était fait rendre aussi le Chablais et les Bailliages (1564) : mais il y eut pour clause que la religion catholique n’y serait pas rétablie, ou du moins que la liberté de conscience y serait respectée. Après la mort d’Emmanuel-Philibert, la querelle avec les Suisses se rengagea ; à un certain moment, excités par la France et guidés par Sanci, ils crurent l’occasion favorable pour ressaisir ces pays de leur religion, et les reprirent, en effet, d’un coup de main (1589). Le duc Charles-Emmanuel les en chassa presque aussi vite ; on traita de nouveau, et sur les anciennes bases ; mais, nonobstant toute clause, le souverain songea désormais à y extirper l’hérésie. Il demanda à l’évêque de Genève, Granier, d’organiser une mission à l’effet de convertir ses sujets ; cette mission, on le conçoit, avait pour lui un sens et un but d’utilité tout politique.

Pour François de Sales, c’était autre chose ; elle avait un sens purement religieux. Mais il est curieux d’apercevoir combien il sut intéresser le zèle tout politique de ce prince à son but tout religieux à lui. Après les premiers actes de courage, de dévouement, de charité comme il l’entendait, et pour lesquels il refusa la force armée que tenait à sa disposition le baron d’Hermance, il trouva pourtant que le duc n’aidait pas assez, et que, distrait par d’autres intérêts, il négligeait de consolider l’affaire déjà entamée par la Grâce. Une lettre que le duc lui adressa pour le féliciter et le mander à Turin, survint fort à souhait ; il y courut, traversant les Alpes par le Saint-Bernard à l’entrée de l’hiver. Arrivé à la Cour, par ses conversations, par ses mémoires écrits et discutés au Conseil, il donna une haute idée de ses lumières en d’autres matières encore qu’en théologie. Il sut faire ressortir le penchant des Réformés à la republique, et l’inconvénient de les garder au sein d’une principauté ; il indiqua les moyens réguliers, non violents, mais dirigés de la part de l’autorité vers l’intérêt personnel, qui ne résiste jamais longtemps dans le gros du peuple quand les chefs et meneurs sont à bas ; ainsi :
« Priver les hérétiques de toutes les fonctions publiques et y favoriser les Catholiques. User de quelque libéralité à l’endroit de sept ou huit personnes vieilles et de bonne réputation qui ont vécu fort catholiques et fort longuement parmi les hérétiques avec une constance admirable et en grande pauvreté[10]. » Dans une lettre au duc, une phrase du saint résume tout le système qu’il lui conseillait : « Le zèle que j’ay au service de Votre Altesse me faict oser dire qu’il importe, et de beaucoup, que laissant icy la liberté qu’ils appellent de conscience, selon le traitté de Nyon, elle préfère néanmoins en tout les Catholiques et leur exercice[11]. » Le duc tenait à ne point paraître violer le traité de Nyon conclu avec les Bernois en 1589 ; se réservant de longs démêlés avec Henri IV pour le marquisat de Saluces, il avait intérêt en ce moment à ne point exaspérer les Suisses. François de Sales entrait dans son biais, en demandant tout ce qui éludait ce traité sans avoir l’air de le rompre. Toute Charte, tout traité a son article 14 : le saint lui-même le savait.

On ne s’en tint pas longtemps à ces mesures ; le succès fit passer outre. La paix de Vervins était conclue (1598) ; le légat négociateur revenait de France ; le duc passa les monts pour le recevoir ; il l’attendit à Thonon, capitale du Chablais, et l’hérésie fit les frais du bon accueil. En ces jours de cérémonie solennelle, la conversion définitive se consomma. Le légat, hâté dans sa marche, n’y put assister jusqu’au bout ; ses conseils en partant, le besoin aussi de son influence près du Pape nommé arbitre pour le marquisat de Saluces, opérèrent. Le duc de Savoie frappa un grand coup : après une audience ou débat contradictoire dans lequel les ambassadeurs suisses et François de Sales furent entendus, il signifia son ultimatum qui résumait tous les conseils du saint : « Que les ministres seroient chassés des États de Savoie ; que les Calvinistes seroient privés des charges et des dignités qu’ils possédoient, et qu’elles seroient données aux Catholiques ; qu’on feroit une recherche exacte des revenus de tous les bénéfices usurpés par les Hérétiques ou possédés injustement par d’autres personnes sans titre et sans caractère, pour être employés à la réparation des églises et à la subsistance des pasteurs et des missionnaires catholiques ; qu’on fonderoit sans délai un collège de Jésuites à Thonon, et que dans le Chablais et les Bailliages on ne souffriroit point d’autre exercice public que celui de la Religion catholique[12]. » Dans l’exécution le duc fut expéditif ; il fit convoquer deux jours après tous les Calvinistes de Thonon à l’Hôtel-de-Ville ; il s’y rendit précédé de ses gardes, suivi de sa Cour ; les rues et les places étaient garnies de troupes. Il parla éloquemment, dit-on, — ce qui était inutile ; il convia tous les hérétiques présents à l’obéissance, à la conversion, et conclut en ordonnant que ceux qui voulaient se soumettre passassent à sa droite, et les autres à sa gauche. Ceci fait, et quelques-uns étant restés obstinément à sa gauche, il s’emporta, et commanda aux gardes de les chasser immédiatement de sa présence et du pays. Mais François de Sales intervint là-dessus, et intercéda pour que l’exécution fût remise au lendemain, promettant de les ramener dans l’intervalle à des sentiments mieux entendus : « Qu’étant tous établis dans le Chablais, pour peu qu’on les aidât, ils ne pourroient se résoudre à quitter leurs biens pour être vagabonds parmi ceux de leur parti, sans feu, sans lieu, exposés à toutes sortes de nécessités ; qu’ainsi, s’il l’agréoit, il espéroit avant la fin du jour lui rendre bon compte de la plupart de ces gens qui avoient paru si fermes. » Quelques-uns cependant se maintinrent en leur conscience, et passèrent le lac dans la nuit jusqu’à Nyon ; mais on voit que saint François de Sales savait à propos toucher la corde de l’intérêt humain, tout comme les adroits politiques[13].

Il la toucha de même dans ses fameuses conférences avec Théodore de Bèze, qu’il alla plusieurs fois visiter à Genève ; il avait mission secrète du pape Clément VIII, pour tenter de le ramener à la religion catholique. Théodore de Bèze était vieux alors et ne sortait guère de son logis ; François de Sales y vint incognito. Ils se donnèrent, il paraît, des marques d’estime mutuelle et même d’affection. C’étaient deux beaux esprits, deux hommes modérés, d’un cœur fin et tendre. On ne connaît le détail de ces conférences que par le récit des amis de saint François ; il serait intéressant de le savoir du côté de Bèze. Mais ce qui ressort même du récit catholique, c’est, il faut l’avouer, la modération de Bèze, son émotion affectueuse en certains moments, ses larmes même qu’il mêle à celles de François, son mot plusieurs fois répété : Qu’on peut se sauver dans l’Église catholique ; aveu dont François s’emparait, et dont il abusait un peu quand il voulait ramener Bèze à dire qu’on ne peut se sauver que là, ce qui est différent. Enfin il paraît que ces conférences, bien que restées sans résultat et fort grossièrement traduites par tous les biographes de saint François, ne furent pas tout à fait indignes, par le ton et par le cœur, de ce que fut ensuite, par la pensée, la tentative de conciliation entre Leibniz et Bossuet.

Mais à un moment de la négociation, à la quatrième visite de François de Sales chez Théodore de Bèze, on le voit aborder ce coin de l’intérêt personnel, où se glissait, selon moi, un art de politique. D’après les instructions reçues de Rome depuis la première entrevue, il avait à offrir à Bèze, si celui-ci consentait à revenir au giron catholique, une retraite honorable à son choix, quatre mille écus d’or de pension, etc. ; ce qu’il en vint à lui proposer en effet avec toutes sortes de ménagements, non comme une corruption (chose impossible à tenter avec un tel homme), mais comme une compensation légitime et due. J’avoue toutefois que j’aurais autant aimé que saint François de Sales ne touchât pas cette corde-là.

Pour revenir à ses relations avec le duc de Savoie, ce prince, qui s’était formé une haute idée des talents et de la capacité politique de François dans toute cette affaire du Chablais, mais qui ne concevait guère, en ambitieux qu’il était, le désintéressement et le dévouement pur, quand on avait en soi de telles ressources de finesse, le duc avait l’œil sur François, et comme il le voyait fort choyé de la France, inclinant souvent et voyageant de ce côté, il en prit une méfiance qui se trahit par mille mauvais tours, comme les appelait le saint. Ce fut surtout quand François fut devenu évêque de Genève que le duc appréhenda qu’il n’eût l’idée de traiter avec la France de ses droits sur cette ville, droits que revendiquait le duc pour son compte, mais desquels François n’était disposé à traiter avec personne[14]. Il lui refusa une fois la permission d’aller prêcher le Carême à Dijon ; une autre fois que le prélat était allé au pays de Gex pour travailler à la conversion du bailliage sur une invitation du baron de Luz, gouverneur au nom de la France (voyage dans lequel, le Rhône étant débordé, il avait dû traverser Genève), il apprit que le duc en grande colère avait menacé de séquestrer ses biens. Les visites que recevait François du côté de la France étaient pour ce prince vieillissant des causes perpétuelles de soupçons qui rejaillissaient sur toute la famille de Sales et enveloppaient les frères du saint. On voit, par plusieurs lettres de la fin de 1615 et du commencement de 1616, combien ces calomnies s’étendaient autour de lui et lui faisaient amertume, en tombant sur ceux qu’il aimait. Il s’en ouvrit par une lettre très belle et très ferme au duc même, le 8 mars 1616 :[15]

« Monseigneur, je supplie très-humblement Vostre Altesse de me permettre la discrète liberté que mon office me donne envers tous ; les Papes, les Rois et les Princes sont sujets à estre souvent surpris par les accusations et par les rapports ; ils donnent quelques fois des escrits qui sont émanés par obreption et subreption ; c’est pourquoi ils les renvoient à leurs Sénats et conseils, afin que, les parties ouïes, ils soient avisés si la vérité y a été vue ou la fausseté proposée par les impétrans ; les Princes ne peuvent pas se dispenser de suivre cette méthode, y étant obligés à peine de la damnation éternelle. Vostre Altesse a reçu les accusations contre mes frères ; elle a fait justement de les recevoir, si elle ne les a reçues que dans les oreilles ; mais si elle les a reçues dans le cœur, elle me pardonnera si, estant non-seulement son très-humble et fidèle serviteur, mais encore son très- affectionné quoique indigne pasteur[16], je lui dis qu’elle offense Dieu et est obligée de s’en repentir quand même les accusations seroient véritables, car nulle sorte de paroles qui soient au désavantage du prochain ne doit être crue qu’après un examen parties ouïes. Quiconque vous parle autrement, Monseigneur, trahit votre âme…, etc., etc… »

Certes il paraît, à ce ton, que la douceur de saint François de Sales n’était pas mollesse, et qu’elle savait au besoin se dresser et s’armer en vertueuses armes.
Eh bien ! maintenant, tout ceci bien connu et remémoré, si l’on ouvre le Traité de l’Amour de Dieu, si on lit la préface qui est à la date de juin 1616, c’est-à-dire de trois mois seulement après les circonstances de cette lettre énergique, voici la louange qu’on y trouve (il s’agit de la scène de Thonon qui s’était passée dix-huit ans auparavant) :

«… Son Altesse vint deçà les monts, et trouvant les Bailliages de Chablaix, Gaillard et Ternier, qui sont ès environs de Genève, à moitié disposez de recevoir la saincte religion catholique…, elle se résolut d’en restablir l’exercice en toutes les paroisses et d’abolir celuy de l’hérésie. Et parce que, d’un costé, il y avoit de grands empeschements à ce bonheur selon les considérations que l’on appelle raisons d’Estat, et que d’ailleurs plusieurs, non encore bien instruits de la vérité, résistoient à ce tant désirable restablissement. Son Altesse surmonta la première difficulté par la fermeté invincible de son zèle à la saincte religion, et la seconde par une douceur et prudence extraordinaire : car elle fit assembler les principaux et plus opiniastres, et les harangua avec une éloquence si amiablement pressante[17], que presque tous vaincus par la douce violence de son amour paternel envers eux, rendirent les armes de leur opiniastreté à ses pieds, et leurs âmes entre les mains de la saincte Église.
« Mais qu’il me soit loisible, mon cher lecteur, je t’en prie, de dire ce mot en passant. On peut louer beaucoup de riches actions de ce grand Prince, entre lesquelles je vois la preuve de son indicible vaillance et science militaire qu’il vient de rendre maintenant admirée de toute l’Europe ; mais toutefois, quant à moy, je ne puis assez exalter le restablissement de la saincte religion en ces trois Bailliages que je viens de nommer, y ayant veu tant de traits de piété assortis d’une si grande variété d’actions de prudence, constance, magnanimité, justice et débonnaireté[18], qu’en cette seule petite pièce il me sembloit de voir comme en un tableau raccourci tout ce qu’on loue es Princes qui jadis ont le plus ardemment servi à la gloire de Dieu et de l’Église : le théâtre estoit petit, mais les actions grandes. Et comme cet ancien ouvrier ne fut jamais tant estimé pour ses ouvrages de grande forme comme il fut admiré d’avoir sceu faire un navire d’yvoire (voilà le joli qui revient) assorty de tout son équipage, en si petit volume que les aisles d’une abeille le recouvroient tout : aussi estimé-je plus ce que ce grand Prince fit alors en ce petit coin de ses Estats, que beaucoup d’actions de plus grand esclat que plusieurs relèvent jusqu’au ciel. »

Il me semble évident que dans cette préface saint François de Sales cherchait à faire sa paix avec le duc de Savoie, et, après s’être plaint à lui[19] avec une franche amertume, à lui donner des gages extérieurs de soumission et d’admiration. Saisissant une action de ce duc qu’il pouvait louer en conscience, il accumulait, il embarquait sur ce petit navire tous les autres éloges imaginables, qu’il ne pensait guère, et dont il voulait lui faire, j’aime à le croire, des conseils détournés. Ne craignons pas de surprendre ainsi le cœur humain à nu et son incurable duplicité, même dans l’âme des plus saints. D’ailleurs il y a de quoi justifier : si la louange est publique, la réprimande a été directe, intérieure. Le courage n’a pas manqué.[20]

Cette conduite avec le duc de Savoie nous éclaircit l’antre avec Rome et y est plus qu’un acheminement. Ce qu’il a fait là envers son souverain politique, il l’a dû faire envers Rome à plus forte raison. Il en pensait mal ; il l’a dissimulé ; il en a dit bien. Comme Bérulle, comme Frédéric Borromée, comme Saint-Cyran (comme, au fait, il était impossible qu’un homme de lumière et de vertu ne le vît pas alors), il a connu la plaie, il l’a déplorée en confidence ; il a pu dire : Ma fille, voilà des sujets de larmes… ; qu’on relise de nouveau sa vraie pensée là-dessus. Mais au dehors, dans ses écrits, dans sa conduite, il s’est incliné ; il a célébré l’unité auguste de l’Église et les vertus absentes qu’il aurait voulu y voir renaître et briller[21]. L’unité lui paraissait si essentielle et si fondamentale, qu’il y a tout dirigé, qu’il y a fait plier le détail, là même où il le sentait fautif et gâté. Il a cru bien faire en se taisant, en voilant filialement les désordres de sa mère, en passant outre sans s’en empêcher ni s’en ralentir dans sa voie pleine de fruits abondants qui le consolaient. On conçoit une telle manière de sentir et de faire (et selon la sincérité) dans des âmes douces, prudentes, avant tout affectueuses, coulantes, ennemies de toute dispute, éprises des beautés, des tendresses et des gloires catholiques, dans des âmes plus filiales encore que paternelles, passionnément humbles et soumises ; ce sont celles-là qui avec saint François de Sales peuvent dire : « La douceur, la suavité de cœur et l’égalité d’humeur sont vertus plus rares que la chasteté…Il n’y a rien qui édifie tant que la charitable débonnaireté : en icelle comme dans l’huile de la lampe vit la flamme du bon exemple. » Esprit de trempe bien différente, et plus âpre que suave, M. de Saint-Cyran, qui s’était également voué, par pensée de soumission, à ce silence de gémissement, a eu bien de la peine à le tenir, si toutefois il l’a tenu, et il est mort fort à temps pour ne pas éclater.

Une fleur encore, et la dernière, avant de prendre congé du gracieux saint. Il était intimement lié, on le sait, avec le président Favre, jurisconsulte illustre, et ils se donnaient en s’écrivant le titre de frère. Cette Correspondance si intéressante, et qu’on possède plus complète aujourd’hui, paraît presque cesser à partir de septembre 1597 ; c’est que Favre, jusque-là sénateur de Chambéry, fut alors appelé comme président du Conseil du Genevois à Annecy, où résidait l’évêque de Genève. Vivant ensemble dans cette ville, ils eurent l’idée, vers 1607, d’y fonder une Académie à l’instar de celles d’Italie ; on en a les statuts ; la théologie, la philosophie, la jurisprudence, les sciences mathématiques et les lettres humaines y devaient être représentées. Ils rétablirent sous le nom d’Académie Florimontane, Le duc de Savoie accorda des privilèges ; le duc de Nemours en fut le protecteur. Les séances se tenaient dans la maison même du président. Une devise ingénieuse et gracieuse se lisait au-dessous de l’image d’un oranger portant fruits et fleurs : Flores fructusque perennes ; ne semble-t-elle pas déceler le choix du souriant prélat ? Ce fut un des premiers essais d’Académie en deçà des monts. Quand des écrivains comme saint François de Sales et Honoré d’Urfé en étaient, on conçoit combien la culture littéraire y aurait pu profiter et s’embellir. Mais Favre, devenu président du Sénat de Chambéry en 1610, quitta Annecy ; il est à croire que l’Académie dès lors ralentit ses réunions. La mort de François (1622) y dut causer un dernier préjudice, si toutefois à cette date elle subsistait encore. Quoi qu’il en soit, ce prélude d’Académie française et des sciences à Annecy, trente ans juste avant la fondation de notre Académie sous Richelieu, est à noter et fait honneur aux instincts d’un pays réputé assez peu littéraire, mais qui eut pourtant sa poésie au déclin du Moyen-Age, surtout durant le seizième siècle, et à qui l’on doit Saint-Réal et les deux De Maistre. Vaugelas en est sorti. Fils du président Favre, il vint de bonne heure en France et s’attacha à la Cour. Il en sut à merveille la langue et travailla plus que personne à la polir. Mais on peut regretter que lui et les autres premiers académiciens, dans leur esprit de réforme, n’aient pas eu plus de ressouvenir de cette culture antérieure ; que lui particulièrement, qui ne sortait pas de Coëffeteau, ait un peu trop oublié, méprisé les grâces et les libertés heureuses de ce style à la saint François de Sales, à la bonne et fine fleur gauloise, dont son enfance avait dû être nourrie ; qu’enfin ses ciseaux de grammairien aient tant retranché à l’oranger odorant de cette Académie paternelle.

Saint François de. Sales n’a pas été pour nous, cependant, une trop longue digression, et ne saurait nous être imputé à hors-d’œuvre : placé vers cette entrée qu’il décore, il devenait même une proportion et une harmonie dans l’idée du plan : à l’autre extrémité et au déclin de notre histoire, nous aurons Malebranche.



  1. Une Aigle, au féminin comme il disait.
  2. Très-heureusement français, au contraire, et qui marque si bien que la beauté n’est qu’une apparence.
  3. Maxime qui chez lui n’est pas si stricte pourtant qu’elle lui interdise de finir une lettre à madame de Chantal en ces mots : « Il est neuf heures du soir, il faut que je fasse collation et que je die l’Office pour prescher demain à huit heures, mais je ne me puis arracher de dessus ce papier. Et si faut-il que je vous die encore cette petite folie, c’est que je presche si joliment à mon gré en ce lieu, je dis je ne sçay quoy que ces bonnes gens entendent si bien, que quasi ils me respondroient volontiers. » C’est dans la même lettre (dussions-nous paraître encore revenir sur nos pas) qu’on lit cet autre passage où le conseil se joue bientôt et presque s’égare en superfluités gracieuses : « Mon Dieu ! ma fille, ne sçauriez-vous vous prosterner devant Dieu, quand cela vous arrive, et luy dire tout simplement : « Oui, Seigneur, si vous le voulez, je le veux, et si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ; » et puis passer à faire un peu d’exercice et d’action qui vous serve de divertissement ? Mais, ma fille, voicy ce que vous faites : quand cette bagatelle se présente à vostre esprit, vostre esprit s’en fasche et ne voudroit point voir cela ; il craint que cela ne l’arreste : cette crainte retire la force de vostre esprit et laisse ce pauvre esprit tout pasle, triste et tremblant ; cette crainte lui desplaît et engendre une autre crainte que cette première crainte et l’effroy qu’elle donne ne soit cause du mal ; et ainsy vous vous embarrassez. Vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte (de la crainte) ; vous vous faschez de la fascherie, et puis vous vous faschez d’estre faschée de la fascherie : c’est comme j’en ai veu plusieurs qui, s’estant mis en colère, sont par après en colère de s’estre mis en colère ; et semble tout cela aux cercles qui se font en l’eau quand on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et cestuy-là en fait un plus grand, et cet autre un autre.» (Nouvelles Lettres inédites, Turin et Paris, tome I, p. 303.) Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces ricochets les gentillesses d’une plume très amusée : s’il avait su les vers de Delille : C’est là que le caillou, etc., il les aurait cités. Abandon tour à tour et réserve, précaution et oubli, qu’on fasse donc de tout en lui un mélange.
  4. Ce qui, dans mon auditoire de Lausanne, où ces questions de Grâce étaient si présentes, n’avait pas laissé que d’étonner singulièrement.
  5. On a tant dit de mal de Molina sans le lire, et la raillerie de Pascal sur son compte a tellement prévalu, que j’aime à rappeler, comme précaution équitable, que le comte Joseph de Maistre (dans son livre de l’Église gallicane) n’a pas craint de le proclamer « un homme de génie, auteur d’un système à la fois philosophique et consolant sur le dogme redoutable qui a tant fatigué l’esprit humain… ; système qui présente, après tout, le plus heureux effort qui ait été fait par la philosophie chrétienne pour accorder ensemble, suivant les forces de notre foible intelligence, res olim dissociabiles, libertatem et PRINCIPATUM. » Voilà un éloge, et je me fierais plus à l’illustre et passionné penseur quand il loue que quand il attaque
  6. Épitre aux Rom., chap. XI, 33 et 34. — Saint François de Sales me paraît avoir mis quelque chose de cette sainte obscurité voulue dans son Traité de l’Amour de Dieu ; on lit dans le premier Esprit (1639, part. III, chap. XV) cette remarque sur le Théotime, qu’on a eu le tort de retrancher depuis ; c’est Camus qui parle : « Son Traité de l’Amour de Dieu est une pièce fort estudiée et laborieuse, quoique rien n’y paroisse de travaillé, beaucoup moins de forcé, parce qu’il escrivoit avec une clarté et un jugement à ravir. Une fois il lui arriva de me dire que quatorze lignes de ce livre-là lui avoient causé la lecture de plus de douze cens pages de grand volume, c’est-à-dire en feuille (in-folio). Ma curiosité me porta aussi tost à lui demander où elles estoient : mais il destourna ce propos dextrement, me disant que je cognoistrois par là la foiblesse et pesanteur de son esprit. Nous parlions alors de la Grâce efficace ; et il me renvoya au Théotime pour y apprendre son sentiment : je lui di que je m’efforçois de le suivre, mais que je ne l’y pouvois attraper : ce qui me laissa une conjecture que c’estoit cette matière qui l’avoit si fort porté à la lecture. » Ainsi le curieux Camus, qui, près de son ami, se brûle étourdiment à la lumière, ne tire rien de plus clair à cet endroit délicat, et nous-même nous n’y voyons en définitive qu’une certaine obscurité éclairée seulement de charité.
  7. Le duc de Saint-Simon a dit de la duchesse de Bourgogne, dans sa légèreté, qu’elle marchait sur la pointe des fleurs. Saint François en sa comparaison songeait sans doute à saint Pierre n’osant marcher sur la crête des ilots.
  8. Voir dans sa Vie, par le Père de La Rivière, le chapitre LIVdu livre IV.
  9. Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal (Utrecht, 1742) ; tome II, p. 301.
  10. Lettres inédites publiées par M. Datta, tome I, p. 128 et suiv., et Marsollier, Vie de saint François, liv. III.
  11. Lettres inédites, etc., t. I, p. 170.
  12. Marsollier, Vie de saint François, liv. III.
  13. Il sentait à fond l’importance des avantages humains dans les choses spirituelles, et il semblait en prendre son parti : « C’est grand cas combien de pouvoir a la commodité de cette vie sur les hommes, et ne faut pas penser d’apporter aucun remède à cela. » (Lettre du 7 avril 1595.) Environ deux ans après le coup d’état de Thonon, on le voit, selon cette même idée, conseiller au duc de chasser tous les hérétiques demeurés ou rentrés dans le pays et qui ne se convertiraient pas en deux mois, avec permission toutefois de vendre leurs biens : il croyait les choses assez mûres pour amener ainsi le reste des consciences : « Plusieurs par ce moyen éviteront le bannissement du Paradis pour ne point encourir celui de leur patrie. » (Lettres inédites, t. I, p. 247.) Dans cette même lettre, il va jusqu’à piquer d’honneur le duc pour lui faire rendre l’édit, et jusqu’à intéresser adroitement sa fierté : « Si Vostre Altesse ne le fait pas, le pouvant si aisément faire, plusieurs croiront que le désir de ne mécontenter pas les Huguenots qui sont en son voisinage, en seroit l’occasion… » En insistant sur ces points, je suis bien loin, on le croira, de faire de saint François de Sales un persécuteur ; sa bénignité personnelle était infinie ; le reste appartient au siècle. Saint Louis, si bon, fit des choses dures ; on verra que le loyal et candide Arnauld ne jugeait pas les Dragonnades trop sévèrement. Ce que je tiens au reste à faire surtout ressortir en ce moment, ce n’est pas tant le côté de préjugé et de moindre lumière que celui d’habileté et de finesse.
  14. N’étant encore que coadjuteur, pendant la guerre reprise entre le duc de Savoie et Henri IV au sujet du marquisat de Saluées, François s’était jeté à travers l’armée française pour empêcher qu’elle ne détruisît l’œuvre catholique dans la Chablais. À la paix, en 1602, il était allé à Paris pour y traiter des intérêts de conscience du bailliage de Gex ; il y était devenu l’objet des soins de la Cour, le directeur de plusieurs grandes dames et princesses. Henri IV lui avait offert en France pension et évêché. Le duc de Savoie en sut mauvais gré au sujet fidèle.
  15. J’ai suivi l’édition des Lettres inédites, publiées par le chevalier Datta, t. II, p. 148. Les éditions précédentes donnaient cette lettre comme adressée au duc de Nemours. S’il fallait discuter ce point, la lettre du 15 décembre 1615 au duc de Savoie, celle du 4 avril 1616 à un gentilhomme de sa Cour, celle du 15 novembre précédent au marquis de Lans, et toutes les autres circonstances, indiqueraient que c’est à ce duc même que celle du 8 mars 1616 a pu en effet être adressée. Il fut, je le sais, calomnié vers ce temps auprès du duc de Nemours aussi, comme on le voit au liv. VI de sa Vie par Marsollier ; mais les termes de la lettre, où il est question surtout de ses frères, ne sauraient se rapporter à cette calomnie. Après cela, la lettre fut-elle remise positivement au duc de Savoie ? ou ce que nous avons n’est-il que le projet communiqué au président Favre ? Quoi qu’il en soit, il me suffirait ici, pour la suite de mon induction, que la missive eût été simplement projetée et pensée. Fût-elle même à l’adresse directe du duc de Nemours, il me suffirait que le duc de Savoie eût sa part dans l’intention qui la dicta, comme il en avait dans les persécutions qui la provoquèrent.
  16. Ce terme de pasteur semblerait pourtant se mieux rapporter aux relations de l’évêque de Genève avec le duc de Nemours, qui avait le comté de Genevois pour apanage.
  17. On a vu tout à l’heure le sens exact de cet amiablement.
  18. En voilà bien long pour un perdu selon Dieu : cette débonnaireté en particulier, au nombre des louanges données au duc par le saint, revient souvent (voir Lettres inédites, tome I, p. 248 ; tome II, p. 141).
  19. Ou à son tenant lieu, le duc de Nemours, dans le cas où la lettre du 8 mars serait adressée à ce dernier.
  20. Qu’on fasse une part essentielle encore, celle du patriotisme. Ce prince rusé, mais grand, était nécessaire pour retenir l’État démembré, pour relever la patrie en ruines, sur laquelle on surprend de nobles larmes dans les épanchements intimes du président Favre et de saint François, surtout dans les lettres datées de la Babylone de Thonon.
  21. C’est ainsi qu’on le trouve dans ses Controverses, Discours XIV, répondant aux objections des Protestants : « S’il est vray que Nostre-Seigneur est le chef de l’Église, n’a-t-on point de honte de dire que le corps d’un chef si sainct et vénérable soit adultère (ou peut-être adultéré), prophané, corrompu ? » et Discours I : « Douter de la sainctelé de l’Église, c’est une lourde erreur : l’Église de Nostre-Seigneur est saincte et le doit estre ; c’est un article de foy ; le Sauveur s’est donné pour elle, afin de la sanctifier : C’est un peuple sainct, dit sainct Pierre ; l’Espoux est sainct, et l’Espouse saincte,… »