Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 272-309).
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XI


M. de Saint-Cyran. — Son jugement sur saint François de Sales. — Sa naissance ; son éducation ; ses bizarres débuts. — Question royale.Apologie pour l’évêque de Poitiers. — Sa liaison avec Jansénius : leur retraite. — Liaison avec M. d’Andilly ; air de mystère. — Lettres de Jansénius : indigestion de science ; crudité. — Amour de la vérité. — Une lettre de M. de Saint-Cyran à la mère Angélique. — Ses premiers rapports avec Richelieu.


C’est surtout en passant de saint François de Sales à M. de Saint-Cyran que paraît se vérifier cette belle pensée sur Port-Royal :

« Les Jansénistes ont porté dans la religion plus d’esprit de réflexion et plus d'approfondissement ; ils se lient davantage de ses liens sacrés ; il y a dans leurs pensées une austérité qui circonscrit sans cesse la volonté dans le devoir ; leur entendement, enfin, a des habitudes plus chrétiennes.[1] »

Cette science bien entendue et justement modérée, M. de Saint-Cyran n’en fait preuve nulle part d’une manière qui doive nous être d’abord plus sensible que dans le jugement même qu’il a porté de saint François de Sales. Dans sa Lettre à M. Guillebert sur le Sacerdoce, il cite de ce saint un mot très-énergique sur la rareté des bons directeurs des âmes parmi les prêtres, à peine un sur dix mille :


« Il faut, ajoute M. de Saint-Cyran, que l’Esprit de Dieu l’ait conduit en cela, comme en ce qu’il a dit de la nécessité de la Contrition pour le sacrement de Pénitence, contre le sentiment contraire de son siècle : car il est certain qu’il n’avoit pas puisé toutes les connoissances qu’il avoit dans la lecture des livres qui contiennent la Tradition, ni dans la pratique de son siècle. Mais il a été de ces Éveques singuliers qui, ayant été appelés par la plus excellente voie, ont mérité de puiser dans la source même les lumières et la connoissance de la vérité dont ils avoient besoin pour conduire les âmes : en sorte qu’on ne pourroit leur imputer aucune ignorance, quand même ils auroient manqué de quelque connoissance nécessaire ; parce que Dieu les ayant établis malgré eux dans leurs charges comme des gens d’une innocence et d’une vertu rare, tout ce qu’ils y fesoient ensuite pour le bien des âmes étoit bien fait, avoué de Dieu et approuvé des hommes[2]. »


D’ailleurs, avec le sévère et très-peu littéraire Saint-Cyran, la fleur théologique est passée, ou plutôt elle n’est jamais venue : attendons-nous aux épines et aux broussailles. Rien de moelleux, mais les nerfs mêmes en ce qu’ils ont souvent de plus mêlé et d’inextricable. Saint-Cyran peut être dit, pour le style, une espèce de Ronsard de la spiritualité : il a été raillé par Bouhours, peu apprécié de Bossuet et même de Nicole. Mais, au prix de quelque attention, on découvre en lui beaucoup de profondeur, de discernement interne, de pénétrante et haute certitude, beaucoup de lumière sans rayons, et de charité. Lucere et ardere perfectum est, a dit saint Bernard : nous arrivons à ceux qui brûlent, mais ne luisent pas !

Jean du Vergier ou du Verger de Hauranne, qui fut abbé de Saint-Cyran, naquit à Bayonne en 1581, d’une famille noble, disent MM. de Sainte-Marthe, ou qui seulement, au rapport des Jésuites, s’était rendue considérable par le commerce. Il témoignait dès son enfance, à ce qu’on assure, toute la vivacité de sa nation. Il nous serait difficile sans doute de découvrir en lui rien de cette légèreté, de cette pointe gasconne ou basque, dont Montesquieu, Bayle et Montaigne nous offrent d’assez beaux échantillons et assez analogues dans leur variété : il fait naturellement songer au sombre et dur saint Prosper d’Aquitaine, auquel il est du reste si supérieur. Son ardeur, pour être peu tournée en dehors, n’avait que plus de fond et d’énergie ; et puis elle se couvrait moins dans sa jeunesse, et décelait alors le naturel véhément que le temps, l’étude et les grands projets mûrirent[3]. Nicole disait de lui que c’était une terre capable de porter beaucoup, mais féconde en ronces et en épines. C’était un caillou d’Ibérie, dont l’étincelle à la fin devait sortir. Après avoir fait ses humanités dans sa patrie, il vint passer quelques mois à Paris, et y suivit la Sorbonne en compagnie de Petau, depuis jésuite si célèbre, et alors jeune étudiant comme de Hauranne[4] ; mais les desseins de celui-ci changèrent, et il alla, sur le conseil de l’évêque de Bayonne, recommencer sa théologie à Louvain, fameuse école, récemment encore illustrée par les combats sur la Grâce des Baïus, des Lessius. Il ne paraît pas certain qu’il y connut Jansénius ; du moins ce ne fut que plus tard à Paris qu’ils se lièrent. Le jeune de Hauranne étudia à Louvain, non dans l’Université même, mais au Collège des Jésuites, et y soutint, le 26 avril 1604, une thèse sur toute la théologie scholastique, dédiée à son évêque, laquelle eut grand succès et lui valut d’insignes louanges de Juste Lipse, l’un des juges. On trouve dans les Œuvres mêlées de celui-ci à la fin de la quatrième lettre de la cinquième centurie, une attestation détaillée sur l’assiduité, sur les talents du jeune théologien, et qui finit en des termes de pronostic tout à fait glorieux.[5]

Si l’on admet avec Leydecker[6] que le jeune de Hauranne, au sortir de cette thèse, se mit sous la discipline du docteur Jacques Janson, l’héritier des doctrines de Baïus, il put rapporter de Louvain le germe déjà éveillé de ses futures doctrines : mais rien n’est moins prouvé. Revenu à Paris, on n’a que peu de détails sur sa vie et ses études en ces cinq ou six années. Un petit écrit de lui, dont on a fait bruit par la suite, se rapporte à ce séjour et parut en 1609. Il était lié avec le comte de Cramail, son compatriote du Midi, bel esprit d’alors et auteur de qualité. Or, le roi Henri IV ayant un jour demandé à quelques seigneurs, par manière de gai retour sur les anciennes détresses, ce qu’ils eussent fait si, perdant aussi bien la bataille d’Arques et obligé de se sauver sur mer, il eût été jeté loin par la tempête et dans une barque sans vivres, un d’eux répondit qu’il se serait plutôt tué, plutôt donné à manger à son roi, que de le laisser mourir de faim. De là grand débat. Le roi posa la question : Si cela se pouvait faire sans crime ? Ce fut à qui la résoudrait. Le comte de Cramail raconta le cas à M. de Hauranne, dont la vivacité subtile et l’imagination un peu bizarre se mirent en frais de raisons à l’appui. Le comte en fut si charmé et les trouva si ingénieuses qu’il le pressa de les écrire. Il en résulta un petit livret qu’on publia sans nom d’auteur, sous le titre : Question royale, où est montré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourroit être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne[7]. Ceux qui l’ont lu en l’épluchant disent qu’il y a jusqu’à trente-quatre suppositions de cas où un homme se peut tuer innocemment : je ne les ai pas comptées.

Ce n’était, autant du moins que j’en puis juger (car M. de Saint-Cyran n’a pas l’air gai, même quand il plaisante), qu’un tour de force, un jeu d’esprit, une de ces gageures de rhéteur, comme l’a remarqué Ellies Du Pin ; ainsi autrefois Isocrate avait fait les éloges d’Hélène et de Busiris, le philosophe Favorin celui de la fièvre quarte, Synésius celui des têtes chauves ; Agrippa célébrait l’âne, Érasme la folie, le Bernia la peste. Mais les ennemis de M. de Saint-Cyran ne le prirent pas sur ce ton, lorsqu’ils déterrèrent après des années l’opuscule oublié et qu’on ne savait plus où trouver. Ils le firent réimprimer en tout ou en partie ; ils le commentèrent sans rire et d’un air d’horreur[8], supposant que dans sa jeunesse il avait sérieusement approuvé le suicide. C’était un singulier cas de Werther que cette Question royale. Le Père Cotton, confesseur du roi, et qui tenait fort de ce goût de bel-esprit casuistique, ayant lu dans le temps ce petit écrit, le prit au sérieux, mais diversement, et alla jusqu’à s’écrier, dit-on, que l’auteur méritait d’être évêque : c’était aller un peu loin dans l’autre sens. La seule conclusion que j’en tirerai, c’est que l’auteur avait dans sa jeunesse l’imagination un peu fausse et subtile, que ses fleurs ressemblaient beaucoup à celles des orties. Chacun a ses frasques de jeunesse : il faut que cela passe. Les uns, comme Rancé, sont d’abord libertins ; les autres, comme saint Bernard, sont fougueusement austères. Il en est qui ont donné dans les petits vers galants. Chez M. de Saint-Cyran tout l’excès se réduisit en un peu de fausse thèse subtile, en un brin de galimatias, comme Nicole lui-même osait dire en parlant du maître.

Ce qui est plus singulier et tout à fait caractéristique, c’est que M. de Saint-Cyran récidiva à quelques années de là, et un peu plus sérieusement, ce semble. Etant à Poitiers auprès de l’évêque, en 1617, il fit imprimer un ouvrage sous ce titre : Apologie pour Henri-Louis Chateignier de La Rocheposai, évêque de Poitiers, contre ceux qui disent qu’il n’est pas permis aux Ecclésiastiques d’avoir recours aux armes en cas de nécessité. Cet évêque, en effet, avait pris les armes dans une affaire contre les Protestants au sein même de sa ville, et les avait battus à la tête d’un gros de troupes. Ellies Du Pin, au tome second de son Histoire ecclésiastique du dix-septième siècle, n’a pas dédaigné de donner une fort longue analyse de ce singulier écrit, où la plaisanterie, si elle y a quelque part, était par trop lourde et trop dissimulée. L’auteur y passait en revue, dans une longue et incroyable liste, tous les cardinaux, évêques, archevêques, qui ont porté les armes et fait la guerre sans scrupule. Mais il remontait, avant tout, jusqu’à la Synagogue se défendant par les armes au temps des Macchabées, et n’oubliait, on peut le croire, ni Samuel ni Abraham. Quant aux exemples empruntés au Christianisme et qu’il semblait vouloir épuiser, il aurait pu les résumer plus agréablement dans celui de cet évêque qui, à la journée de Bouvines, allait écrasant les ennemis avec une masse d’armes, ne se croyant pas en droit de les pourfendre par l’épée, ou encore s’en tenir à l’autorité du bon archevêque Turpin, qu’il cite comme le fléau des Sarrasins dans les combats et comme le second de Charlemagne. Cette récidive de paradoxe, de la part de M. de Saint-Cyran, nous paraît assez grave de symptôme : il était temps qu’il s’arrêtât. Il ressort du moins de ces deux écrits que sa nature était de celles qui ont besoin, pour se clarifier et se faire, de passer d’abord par quelque fatras, et, comme on le dit en mots francs, de jeter d’abord leur gourme avant d’être saines.

Au temps du premier écrit, qui, après tout, ne fut pour lui que le feu d’une matinée, à Paris, il ne cessait, sans aucun doute, de poursuivre les études si fortement commencées. Il s’y lia d’étroite amitié avec Jansénius, qui y était venu dès 1605 pour étudier également, et aussi pour refaire sa santé par un changement de climat. Ils s’étaient vus probablement à Louvain ; ils n’eurent qu’à se reconnaître. L’inégalité de force entre les études théologiques des deux universités dut les frapper et faire l’objet fréquent de leur entretien. À Paris, les maîtres les plus doctes d’alors, comme André Du Val, ne remontaient pas aux Pères et se tenaient aux Scholastiques, compilant d’après eux et enseignant sur des cahiers. Les deux jeunes amis, en quête des sources supérieures, sentaient l’insuffisance et la dégradation de cette voie ; se plaignant de la mort de la vraie doctrine, ils avaient soif de la raviver. Ces idées naissantes étaient celles de quelques hommes jeunes encore, qu’ils purent rencontrer sur les bancs et pratiquer, de Gibieuf, par exemple, depuis célèbre dans l’Oratoire. La Faculté de théologie avait élu pour syndic, en 1608, Edmond Richer, qui se mit à tenir tête aux Jésuites et aux ultramontains : cela suscitait des pensées. Il paraît que, durant ce séjour à Paris, Jansénius se fit connaître en Sorbonne, et qu’il aurait pu y recevoir les honneurs du bonnet, s’il n’avait préféré en fils pieux se réserver pour Louvain. On dit aussi que de Hauranne le plaça dans la maison d’un conseiller à la Cour des Aides à titre de précepteur : Jansénius était pauvre et n’avait que son travail pour vivre. De Hauranne plus répandu, plus occupé de paraître, songeait dès lors à un coup d’éclat : si l’on en croit le Père Rapin, il se prépara à fond pour soutenir contre tous venants la Somme de saint Thomas dans une salle du couvent des Grands-Augustins du Pont-Neuf. On était à la veille de la cérémonie ; il en avait payé les avances ; il en fut pour ses frais de tournoi, parce que le local choisi dépendait de l’Université de Paris, où il n’avait aucun degré et d’où survint une défense. Mais bientôt les deux amis prirent un grand parti. Henri IV venait de mourir assassiné ; les querelles de la Sorbonne et des Jésuites s’irritaient de plus belle ; une idée, une raison chrétienne et primitive manquait à tous ces débats, à ces plaidoiries purement canoniques et gallicanes ; c’était l’heure ou jamais, en France, de la fonder. De Hauranne, dans sa haute ambition, n’hésita plus ; son père dès longtemps était mort ; sa mère le rappelait instamment : pour tout concilier, il emmena ou devança, vers 1611, son ami à Bayonne, et là, dans une terre appartenant à sa famille, proche de la mer, et appelée Champré ou Campiprat, il se jeta avec lui en pleine et unique lecture de l’antiquité chrétienne et de saint Augustin. Il s’agissait de retrouver à l’origine la doctrine perdue, de ressaisir la vraie science intérieure des Sacrements et de la Pénitence, de vérifier en un mot ce qu’ils concevaient et pressentaient, et de le rendre démontrable par des autorités à tous les Catholiques. Que le dessein fût vague encore pour eux-mêmes, il flottait au moins dans leur esprit. Dom Clémencet[9] ne manque pas de comparer cette vie pénitente et studieuse des deux amis en ces années, à la célèbre et presque idéale retraite où vécurent dans un temps saint Basile et saint Grégoire de Nazianze : ceux-ci pourtant y durent mêler plus de grâce d’esprit à coup sûr et plus de tendresse d’âme ; il faudrait chercher de moins doux exemples pour ces Fulgence et ces Prosper renaissants. Jamais d’ailleurs avidité de savoir ne fut plus opiniâtre. Madame de Hauranne mère disait souvent à son fils qu’il tuerait ce bon Flamand à force de le faire étudier. Jansénius, le plus délicat des deux pour le tempérament, était infatigable ; il ne se couchait presque pas. Lancelot a vu chez M. de Saint-Cyran un vieux fauteuil à l’un des bras duquel était adapté un pupitre ; c’est là, dans ce fauteuil, que Jansénius, quand il était à Paris, étudiait, habitait presque, y demeurant la plupart des nuits sans se coucher[10]. Tout leur exercice à Champré consistait au jeu de volant, où ils étaient devenus d’une extrême adresse, et, entre deux chapitres des Pères, ils faisaient plusieurs milliers de coups sans manquer.

Les cinq années que les deux amis passèrent dans le pays ne furent pourtant pas de pure retraite jusqu’au bout. L’évêque de Bayonne, M. Bertrand d’Eschaux (ou d’Échaud), nomma de Hauranne chanoine de sa cathédrale[11] et Jansénius principal d’un collège qu’il venait de fonder. Mais en 1616, étant promu à l’archevêché de Tours, il dégagea de leurs fonctions et emmena les deux amis, qui, rendus à leur dessein, poussèrent jusqu’à Paris et, après quelque séjour, se séparèrent. Jansénius retourna à Louvain ; il y était en mai 1617. À peine arrivé, on l’établit principal du nouveau collège de Hollande, appelé Pulchérie. De Hauranne, de son côté, se rendit à Poitiers auprès de l’évêque, M. de La Rocheposai, à qui le nouvel archevêque de Tours l’avait recommandé. Il y obtint d’abord un canonicat à la cathédrale, puis le prieuré de Bonneville, et enfin, par une démission de l’évêque même en sa faveur, l’abbaye de Saint-Cyran[12] en 1620. Il justifia assurément ces grâces mieux que par l’Apologie dont j’ai parlé, et qu’on appelait aussi en plaisantant l’Alcoran de l’Évêque de Poitiers, parce qu’elle flattait un goût très-peu évangélique. Ce belliqueux évêque étant d’ailleurs élève de Joseph Scaliger, son érudition se trouvait flattée, du même coup, très agréablement.

Vers la fin d’août 1620, M. d’Andilly, attaché alors à M. de Schomberg, surintendant des finances, et passant avec la Cour à Poitiers, y vit pour la première fois l’abbé de Saint-Cyran, dont M. Le Bouthillier, depuis, évêque d’Aire (oncle de M. de Rancé), lui avait beaucoup parlé auparavant. Ce prélat, qui se trouvait à Poitiers dans ce temps même, les présenta l’un à l’autre, et l'étroite amitié, qui devait avoir tant de conséquences, commença entre eux dès ce moment. M. de Saint-Cyran avait trente-neuf ans environ, et M. d’Andilly trente et un. Celui-ci, déjà fort poussé dans les charges de finance et d’intendance, était l’un des hommes les plus actifs, les plus agréables du grand monde et les plus occupés de l’être ; « n’y ayant pas un de ces Grands (confesse-t-il dans ses Mémoires avec une certaine satisfaction) que je ne connusse si particulièrement que je crois pouvoir dire qu’il n'y a personne en France de ma condition qui ait eu tant d’habitude et de familiarité avec eux.» Il avait pour principe (ce qu’il enseigne et recommande fort à ses enfants) de se faire des amis de toutes sortes de conditions, depuis le moindre fourrier de la maison du Roi jusqu’au Connétable. Il y avait réussi. C’était l’homme qui se multipliait le plus en obligeances, en bons offices, et qui en recueillait le plus en retour. Sitôt qu’il eut vu M. de Saint-Cyran, il devint un de ses zélés promoteurs dans le monde, toujours au superlatif, le citant à tous comme une lumière encore sous l’autel : il recrutait pour lui des âmes. Dès la fin de cette année, il le mit en un premier rapport de lettres avec sa sœur, la mère Angélique, alors à Maubuisson[13]; mais c’est surtout avec le reste de sa famille qu’il le lia sans plus tarder.

On a les premières lettres que M. de Saint-Cyran écrivit à M. d’Andilly après leurs entretiens de Poitiers. Les brouillons en furent saisis chez l’abbé lors de son arrestation, et les Jésuites les ont fait imprimer[14]. Le rôle du futur directeur s’y dessine avec assez d’évidence et mieux que son talent d’expression, qui s’y trouve encore des plus incroyablement embrouillés : mais le caractère se pose déjà. À l’impétuosité de M. d’Andilly on voit qu’il ne répondit d’abord qu’avec une sorte de lenteur et même de froideur, comme pour l’exciter. Ce fut au point que M. d’Andilly en fit quelque plainte à M. de Bérulle, lié avec tous deux. M. de Saint-Cyran répare ce premier calcul raffiné, par une interminable lettre du 25 septembre 1620, écrite tout d’une traite, dit-il, et comme s’il eût voulu répandre l'encre sur le papier : il a certes réussi à y noyer sa pensée dans la plus noire quintessence. En général, une partie de cette obscurité aussi est voulue. À propos d’un projet de voyage à Paris (9 mai 1624), on lit :
«… et là je vous dirai dans les allées de Pomponne, à la faveur des ombres des arbres, ce que je n’estimerois pas être assez bien caché dans ce papier.» C’est à la fin de cette lettre qu’il dit des fleurs du printemps, qu’elles lui déplaisent, et parce quelles passent trop tôt, et pour ce que la plus grande part se perdent sans porter de fruits ; il préfère l’extrémité de l’automne, encore que l’on ne voie sur les arbres que des feuilles sèches et fanées : emblème fidèle ou, comme il dirait, hiéroglyphe de son talent, qui n’eut que des fruits et pas de fleurs. Qu’on voie son portrait par Champagne[15] : c’est un de ces fronts inégaux et fouillés qui ne trouvent leur beauté qu’en tournant au vieillard. — Il voudrait arracher M. d’Andilly à certaines préoccupations mondaines, à cette passion académique de phrases qu’il partage avec MM. de Balzac et de Vaugelas :

«(Le 20 d’août 1625)… Quand je vous verrai débrouillé de certaines images qui enveloppent encore vos lumières et les chaleurs passagères que vous avez pour Dieu, je deviendrai plus hardi à vous dire mes pensées. Vous ne sauriez croire comme en cela j’ai été jusqu’à présent réservé à vous dire mes pensées, et comme j’attends le temps de cette grâce qui vient du Ciel, afin que je le puisse faire avec cette discrétion que les loix de la Cour du Ciel et de la terre demandent à ceux qui parlent.»

Ces réticences perpétuelles, ces mystères dans l’amitié, excitaient d’Andilly, et il se dévouait de plus en plus[16]. Un dédain marqué et vraiment altier pour les gloires du monde n’était pas moins propre à le piquer, à le réduire ; par exemple : «Monsieur, mes occupations, que j’estime valoir pour le moins autant que toutes celles de votre Cour, ne m’empêchent pas de me souvenir des moindres choses que je pense vous concerner…» Mais ce n’est pas trop de citer un petit billet où notre prochain et définitif Saint-Cyran va déjà grandement s’ouvrir et comme apparaître dans sa hauteur. La date de l’année manque :

«Cet onzième d’août, entre dix et onze heures de nuit. — J’ai reçu vos deux lettres à la fois aujourd’hui à neuf heures…, Je vous supplie qu’il ne vous arrive plus de montrer si facilement mes lettres que je vous écris avec une négligence affectée.... Quand je me voudrai plaindre, je le saurai bien faire, d’une sorte de liberté que la Grâce de Dieu seule peut donner sans que je m’en soucie… Les Grands sont si peu capables de m’éblouir, que si j’avois trois royaumes, je les leur donnerois, à condition qu’ils s’obligeroient à en recevoir de moi un quatrième, dans lequel je voudrois régner avec eux : car je n’ai pas moins un esprit de Principauté que les plus grands Potentats du monde et que ceux qui sont déréglés jusques-là en leur ambition que d’oser désirer ce qu’ils ne méritent point. Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux, et il n’y a rien d’incompatible que, Dieu ayant proposé un royaume en prix à tous les hommes, j’y prétends ma part. Cela iroit bien loin, s’il n’étoit après dix heures de nuit, et si je n’avois peur de parler en vain, en voulant inspirer par mes paroles un désir de Royauté dans l’esprit d’un ami que je ne puis bien aimer à ma mode s’il n’a une ambition égale à la mienne, qui va plus haut que celle de ceux qui prétendent à la Monarchie du monde…»

À cette heure de nuit, dans l’échauffement de la solitude, dans la présence lointaine et prosternée d’un disciple soumis, il lâche son secret : cet homme, qui a plus d’ambition que le cardinal de Richelieu, et qui, son opposé en tout, son rival, son rebelle dans l’ombre, n’en sera ni séduit, ni intimidé, ni vaincu, il est trouvé !

Et quels sont les voies et moyens de cette monarchie spirituelle à laquelle il aspire ? Les lettres qu’il reçoit de Jansénius vont directement nous l’apprendre. Depuis leur séparation, en effet, ils n’avaient cessé de correspondre très activement. Les lettres de Jansénius, les seules (par malheur) qu’on ait, saisies chez M. de Saint-Cyran, avec ses autres papiers, furent publiées par ses ennemis comme pièces probantes du grand complot[17]. Tronquées, mal déchiffrées, et dans un seul but, elles portent toutefois avec elles leur cachet suffisant d’authenticité. Très souvent inintelligibles de sens, toujours plates de style, elles restent, à beaucoup d’égards, instructives et historiquement remarquables. Les premières de ces lettres, depuis le 19 mai 1617 jusqu’au 4 novembre 1621, sont en langage ordinaire, c’est-à-dire sans chiffre ; mais, à partir de ce mois de novembre, après une entrevue qu’eurent les deux amis, ils s’entendirent pour se servir désormais d’un chiffre ou argot qu’on a peine à pénétrer, au moins dans le détail[18]. Avant cette complication, on lit assez couramment force allusions de Jansénius à ses travaux de chaque jour, aux affaires de Louvain, aux prétentions des Jésuites, des particularités sur les neveux de M. de Saint-Cyran, Barcos et Arguibel, qui pour leurs études lui étaient confiés. Une phrase mal faite, par laquelle il écrit à son ami de ne pas s’inquiéter de la dépense pour Barcos, et qu’il est à même d’y pourvoir, sans s’incommoder, avec l’argent du collège, l’a fait accuser par ses adversaires (l’oserai-je dire ?) de vol, de détournement de fonds. En lisant avec loyauté, il paraît clair qu’il ne s’agit que de faire des avances qui doivent être remboursées. Dès qu’on touche au Jansénisme proprement dit, on se dérobe difficilement à ces aménités polémiques. Qu’il suffise d’avoir montré que nous ne les ignorons pas : nous en serons très sobre dorénavant. — Je relève, en les rendant supportables de grammaire, quelques phrases caractéristiques sur les projets et sur la doctrine :

« 20 juillet 1617… Vous savez, je crois, qu’il y a longtemps que l’archevêque de Spalatro, Italien, ou de bien près de là, a mis en lumière un petit livret où il rend raison de ce qu’il s’est retiré de la communion des Catholiques, ou du Pape. Il est venu en Hollande vers les États ; mais, n’y ayant pas trouvé tout l’accueil qu’il attendoit, il s’est jeté entre les bras du roi d’Angleterre (Jacques Ier), qui le caresse fort, à ce qu’on dit, pour avoir trouvé assistance à combattre la puissance du Pape. Il n’est ni huguenot, ni luthérien ; catholique à peu près, hormis ce qui regarde l’économie de l’Église. »

Cette définition de la religion de Marc-Antoine de Dominis est assez bien celle qui siérait aux Jansénistes eux-mêmes. Aussi comme Jansénius paraît l’adopter ! comme du moins il la développe avec complaisance, sans ajouter un mot de blâme ! Écoutons-le jusqu’au bout :

« En son petit livret, il (Dominis) promet dix livres qui regardent presque tous le même sujet. On les imprime à Londres, où le Roi les fait garder avec un tel soin qu’il n’y a pas moyen que les Catholiques en attrapent une seule feuille, afin que tout le volume sorte ensemble : on en attend un grand esclandre. Ses plaintes s’adressent toutes contre le Pape, pour avoir retranché la puissance de jurisdiction des Évêques, et le reste que vous en pouvez inférer. S’il y a jamais eu sujet qui requière bon jugement, savoir, lecture des anciens, éloquence, c’est cestui-ci. Vous entendez le reste… »

Saint-Cyran l’entend si bien, que, dans son Petrus Aurelius il ne fera que soutenir avec plus de prudence la même thèse. Environ deux ans après cette première nouvelle, on voit, dans une lettre du 19 avril 1619, que Jansénius a failli être chargé par les chefs de l’Université, où il est devenu docteur en théologie, de réfuter les quatre livres de Dominis[19] « Mais, du depuis, soit que ma réponse ne leur plût point, ou qu’ils se soient ravisés, voyant qu’ils n’auroient pas grandement honneur de requérir aide d’un homme qui ne fait que venir au monde, ils se sont refroidis ; dont je suis trèsaise, ayant fort appréhendé cette charge. » Il revient sur ce point à diverses reprises, se félicitant d’avoir trouvé prétexte pour se débarrasser d’une réfutation qu’il abhorre, dit-il, entièrement[20].

Le Synode calviniste de Dordrecht se tenait alors en Hollande (1618-1619) : il s’agissait d’y condamner les doctrines d’Arminius, qui les avait eues quelque peu molinistes ou semi-pélagiennes, mais fort charitables et tolérantes ; qui disait que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, que chacun a ce qu’il faut pour se sauver en le voulant, que la Grâce de Dieu n’annule pas la liberté de l’homme, ni le mérite ou le démérite des œuvres. Le Synode posait pied à pied le contraire. Jansénius se montre très-attentif aux actes de l’assemblée ; il en approuve presque entièrement le symbole, et le trouve à très-peu près catholique. Nul doute que ces matières remuées là tout à côté de lui n’aient ajouté à l’émulation de ses études et à la fermentation de son dessein.

Saint Augustin l’occupe de plus en plus ; il supporte à peine son collège, et redoute même la perspective d’une chaire, qui le distrairait de l’unique étude ; sans cesse il revient à son auteur favori, dont il dit qu’il lui semble jusque-là l’avoir lu sans yeux et ouï sans entendre :

« Que si les principes sont véritables qu’on m’en a découverts, comme je les juge être jusques à cette heure que j’ai relu une bonne partie de saint Augustin, ce sera pour étonner avec le temps tout le monde. Nous aurions assez des semaines entières d’en parler.»

Il y plonge et replonge, il s’y abîme, mais non pas en vain ; son dessein prend de la consistance ; la lettre du 5 mars 1621, qui précéda de peu l’entrevue avec Saint-Cyran, est explicite et annonce que tout est mûr pour un prochain parti. Une sorte de grandeur théologique s’y déclare :

«Cependant je poursuis mes études que j’ai commencées après un an et demi ou deux ans environ, c’est-à-dire à travailler à saint Augustin, lequel je lis avec un étrange désir et profit (à mon avis), étant venu jusques au septième tome, et ayant lu les livres d’importance deux ou trois fois. Je n’ai cependant rien marqué de lui, fesant état de le lire et relire toute ma vie. Je ne saurois dire comme je suis changé d’opinion et de jugement que je fesois auparavant de lui et des autres ; et m’étonne tous les jours davantage de la hauteur et profondeur de cet esprit, et que sa doctrine est si peu connue parmi les savants, non de ce siècle seulement, mais de plusieurs siècles passés. Car, pour vous parler naïvement, je tiens fermement qu’après les hérétiques, il n’y a gens au monde qui aient plus corrompu la théologie que ces clabaudeurs de l’école, que vous connoissez. Que si elle se devoit redresser au style ancien qui est celui de la vérité, la théologie de ce temps n’auroit plus aucun visage de théologie pour une grande partie. Ce qui me fait admirer grandement les merveilles que Dieu fait à maintenir son Épouse (exempte) d’erreurs. Je voudrois vous en pouvoir parler au fond ; mais nous aurions besoin de plusieurs semaines, et peut-être mois. Tant est-ce que j’ose dire avoir assez découvert par des principes immobiles que quand les deux écoles, tant des Jésuites que des Jacobins, disputeroient jusques au bout du Jugement, poursuivant les traces qu’ils ont commencées, ils ne feront autre chose que s’égarer beaucoup davantage, l’une et l’autre étant cent lieues loin de la vérité. Je n’ose dire à personne du monde ce que je pense (selon les principes de saint Augustin) d’une grande partie des opinions de ce temps, et particulièrement de celles de la Grâce et Prédestination, de peur qu’on ne me fasse le tour à Rome qu’on a fait à d’autres[21], devant que toute chose soit mûre et à son temps. Et s’il ne m’est pas permis d’en parler jamais, j’aurai un grandissime contentement (du moins) d’être sorti de cet étrange labyrinthe d’opinions que la présomption de ces crieurs a introduit aux écoles… Cette étude m’a fait perdre entièrement mon ambition, que j’eusse pu avoir à poursuivre aucune chaire en l’Université ; voyant assez qu’il m’y faudroit ou me taire ou me mettre en hazard en parlant, ma conscience ne me permettant point de trahir la vérité connue. Mais Dieu peut faire changer les affaires quand il le jugera à propos. Voilà ce que je ne vous ai pas dit jusques à maintenant, ayant été presque toujours en suspens et à m’affermir en la connoissance des choses qui peu à peu se découvroient, pour ne me jeter point témérairement à des extrémités. Je suis dégoûté un peu de saint Thomas, après avoir sucé saint Augustin : toutefois, pour l’amour de vous, je ferai bien ce que vous demandez, quand je serai venu à ses livres et aurai entendu entièrement votre intention. Si c’est néanmoins pour vous, je ne vous conseillerai point de vous amuser à cela ; vous le prendrez en bonne part que je vous parle si librement. Je vous en dirai plus si Dieu nous fait la faveur de nous voir un jour… »

On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et irrassasiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens. Il disait encore qu’il aurait passé agréablement sa vie dans une île déserte en tête-à-tête avec son saint Augustin ; et, pour le mieux pénétrer et ruminer en tous sens, il aurait voulu vivre au temps de Josué, doublant les soleils, ou du moins changer de climat avec les grues, pour voler aux endroits où les jours ont dix-neuf ou vingt heures. Cette prédilection, on peut le dire, forcenée, dénote d’avance l’excès dans les doctrines, dans les résultats ; car si saint Augustin est à ce point nécessaire, radicalement essentiel, et à la fois si peu connu, si difficile à bien connaître (ce que répète continuellement Jansénius en son Augustinus), le voilà donc à substituer à saint Paul, à égaler presque à l’Évangile ; voilà, tout à côté du livre des livres (plus portatif heureusement), un autre livre, ou plutôt une dizaine d’in-folio préalablement indispensables à la droite voie de l’humanité. Est-ce admissible ? Il y eut, il le faut reconnaître, dès l’origine de cette doctrine du Jansénisme, une indiscrétion et une indigestion de science, une prédilection de savant infatigable et opiniâtre. Quand Jansénius, dans son ouvrage, d’ailleurs plein de substance et de beautés théologiques (que je ne comparerai cependant pas, comme l’ont fait de zélés admirateurs, à la Vénus d’Apelle), — quand il mit au rang des trois concupiscences celle du savoir, du désir insatiable d’approfondir, il aurait pu faire retour sur lui-même et se l’appliquer[22]

M. de Saint-Cyran n’était pas ainsi, et, tout en s’inquiétant fort de la vérité théologique, il voyait les choses du salut plus en dehors des livres et de la science. L’entrevue dès longtemps tramée eut lieu dans l’intervalle de mars à novembre 1621 ; M. de Saint-Cyran alla jusqu’à Louvain ; son ami ne le reconduisit-il pas et ne fit-il aucune pointe en France[23] ? Il est certain qu’ils s’ententendirent dirent expressément dès lors sur le projet et les moyens de relever la doctrine de la Grâce ; qu’ils convinrent de préparer prudemment et en secret, mais activement, les bases de la grande œuvre que Jansénius exécuterait surtout dans la portion d’érudition, et dont M. de Saint-Cyran propagerait l’esprit dans la pratique. Il paraît même que M. de Saint-Cyran, qui ne se retranchait pas du tout l’érudition pour cela, avait rédigé d’avance et qu’il posa avec son ami les têtes des chapitres les plus importants du livre de l’Augustinus. Après leur séparation, la Correspondance redouble d’activité ; mais le chiffre qui la rend très obscure commence. Il n’est plus question que de la grande affaire de Sulpice (Jansénius), de la matière de Pilmot, des racines qu’on croit avoir découvertes, d’où sortiront des arbres pour bâtir une certaine maisonM. de Saint-Cyran s’y appelle tantôt Rongeart et tantôt Durillon, et les Jésuites Chimer. Voici qui est plus clair, je prends çà et là :

« … Je suis aise que vous commenciez à ménager si bien les personnes qualifiées pour l’affaire spirituelle ; car je vois bien que cela est très-nécessaire, comme aussi une très grande prudence à mener le bateau…[24] »

« Je suis merveilleusement aise que l’affaire de Pilmot s’avance tellement en dormant, ce qui montre que Dieu y veille ; car cette disposition de plusieurs hommes vers la vérité, ou bien cette inquiétude à ne la trouver point, est très importante à leur faire embrasser comme à des affamés ce qui les assouvira[25]. »

On voit que si le style de Jansénius, son français-flamand, est souvent grossier et plat, il ne manque pas d’une certaine énergie qui sort de la pensée. Les adversaires du Jansénisme, et qui y voient de la cabale, ont beaucoup insisté sur le passage suivant, tout à fait naïf dans sa crudité :

« Le Couvent de… est autant passionné pour les menées de Sulpice que les Carmes sont pour les religieuses. C’est ce qui me fait voir que telles gens sont étranges quand ils épousent quelque affaire ; et (je) juge par là que ce ne seroit pas peu de chose si Pilmot fût secondé par quelque Compagnie semblable ; car, étant embarqués, ils passent toutes les bornes pro ou contra[26] ».

Les Jésuites eurent-ils donc tellement tort quand ils dirent que Saint-Cyran, une fois entré à Port-Royal, en fit sa place d’armes ? On tentait alors par tous les bouts la Congrégation de l’Oratoire. Rien n’importe à une idée naissante comme d’avoir un corps pour soi.

En preuve du tour d’esprit dur, sombre, de Jansénius, de son imagination tenace et rapportant tout à ses fins, on peut prendre ce qu’il dit, dans sa Correspondance, d’un livre qu’il avait lu et qui l’avait fort frappé, sur des filles possédées[27] ; on était alors en France dans une sorte d’épidémie de sorcellerie entre le procès de la maréchale d’Ancre et celui des religieuses de Loudun :

« Je voudrois, écrit-il, que vous lussiez ce livre dessus dit qui parle fort de l’Ante-Christ, et (savoir) quelle estime vous en aurez. Il semble bien qu’il soit véritable et authentique ; que les dépositions ont été véritablement faites ; mais la question est si elles sont vraies. J’admire la proportion de ces choses avec le concept que vous vous pouvez souvenir que nous en avions, touchant la marque qu’il seroit sorcier et Prince des Magiciens, etc., etc.…[28] » Il revient, dans la lettre suivante, sur l’accord étrange qu’il trouve entre les caractères de ces trois filles possédées et ce qu’ils avaient eux-mêmes prévu autrefois de l’Ante-Christ. Voilà de quoi nous trahir à nu ces imaginations fortes et lugubres : sommes-nous jetés assez loin de saint François de Sales, qui voulait qu’on marchât dans le salut tout doucement et bellement ? Au sortir de l’entretien de quelque doux et clément solitaire de Lérins, nous tombons en plein saint Prosper. Un autre trait que je relève encore dans ces lettres de Jansénius, c’est ce qu’il dit du livre de Florent Gonrius, cordelier irlandais, devenu archevêque de Thuan en Hibernie et longtemps son familier de Louvain, Sur la peine des enfants morts sans baptême : il adopte entièrement cet écrit tout consacré à prouver, d’après des passages de saint Augustin, que ces enfants mort-nés sont condamnés aux peines sensibles, voire même au feu.[29] L’opuscule de Gonrius a depuis été imprimé à la suite de l’Augustinus de Jansénius : c’est une conclusion fâcheuse, une perspective tout au moins inopportune et révoltante pour le sens ordinaire. Mais cet esprit vigoureux, opiniâtre, sans discrétion ni délicatesse, ne marchandait en rien ; il n’était pas, comme il le dit, pour adoucir les choses en y mettant un peu de sucre, avec un forte ou un fortassis. Dans ces temps mauvais qui lui semblaient tout propres à susciter sans plus de retard de l’Ante-Christ, il ne croyait pas qu’il y eût aucun ménagement de doctrine à apporter, mais bien qu’il fallait faire une sortie dans le siècle avec toutes les armes, avec les barres de fer rougies et les bouches à feu de l’arsenal. Seulement, à cette conviction sombre mêlant la ruse et l’habileté dont sont capables même les esprits restés un peu barbares, il attendait l’heure de faire sa sortie et couvait le secret avec prudence.

Pour ne pas charger Jansénius toutefois et ne pas rester ici avec lui sur une impression trop fâcheuse, en attendant que j’y revienne avec quelque détail, j’ajouterai aussitôt ce qui peut aider à l’idée complète qu’on s’en doit former. Nature de forte trempe et d’un acier mal poli, il était capable de bien des sortes d’emplois. Ce lecteur insatiable et vorace de saint Augustin était un négociateur habile : deux fois, en 1624 et en 1626, il fut envoyé par l’Université de Louvain en Espagne pour s’opposer aux prétentions des Jésuites qui voulaient acquérir à leur Collège les privilèges universitaires : il s’acquitta de cette mission avec adresse, fermeté, et grande considération pour lui-même. Son occupation principale aux livres ne l’empêchait pas d’avoir l’œil aux choses du monde et à la politique d’alentour. En 1633, consulté pendant la guerre par les seigneurs de Flandre, qui voyaient le pays ouvert à l’invasion hollandaise et peu secouru de l’Espagne, son avis fut qu’en conscience on aurait pu secouer le joug espagnol, traiter directement avec la Hollande, et se cantonner à la manière des Suisses[30]. On lui a fait dans le temps, et Petitot lui a refait de nos jours, un crime de cette solution hardie : ce n’est certes pas nous qui la lui reprocherons. Il proposait dans cette consultation qu’il osa donner par écrit, et qui fut même trouvée, dit-on, parmi les papiers du duc d’Arschot, compromis en cette affaire, d’unir les Catholiques flamands avec les Hollandais protestants, et de composer un corps mi-parti des deux créances[31]. Peu après, à l’occasion de la déclaration de guerre de la France (1635), et pour corriger sans doute l’impression qu’avait pu faire cet écart séditieux de conduite dans l'esprit de la Cour de Madrid, mais aussi, il est permis de le croire, par un fonds d’impulsion patriotique, il composa, de concert avec le président Roze, sous le titre de Mars Gallicus, un pamphlet latin des plus énergiques contre la prérogative des Rois Très-Chrétiens, contre la politique du cardinal de Richelieu en particulier, et le choix des alliés luthériens et calvinistes que se donnait ce prince de l’Église romaine : les désastres qui en résultaient pour l’Allemagne catholique s’y dépeignaient vivement. L’auteur en faisait porter la responsabilité à Louis XIII, à ce roi dit le Juste, qu’il raillait sur ce surnom : «Or, que le Roi Très-Chrétien ne se trompe point, et qu’il ne croie pas que sa conscience soit pure et déchargée du crime de lèse-religion, pour quelques sentiments de piété qui passent pour lui être ordinaires et qu’il a même prouvés, dit-on, en versant d’abondantes larmes, quand le récit de la ruine des églises allemandes et des désastres de la religion retentissait à ses oreilles… Le roi Hérode aussi fut marri de la mort de saint Jean-Baptiste, aux discours duquel il prenait plaisir ; mais, une autre volonté plus forte que la sienne ayant parlé, il le livra au supplice : Sed alia dominante voluntate, necandum dedit.» Tout cela était sanglant. Les horreurs de la prise et du sac de Tirlemont par les armées combinées française et hollandaise, de Tirlemont qui n’était qu’à trois lieues de Louvain, — les avanies et indignités commises contre les religieuses, les églises et le Saint-Sacrement, — étaient vivement étalées, et par un proche témoin tout plein de son objet. Le livre porta coup ; il s’en fit plusieurs éditions ; on le traduisit en français. Richelieu en fut atteint et piqué au vif[32]. Il en garda une bonne note, qui se retrouvera en temps et lieu, contre les amis de Jansénius en France. L’Espagne paya le service par l’évêché d’Ypres. Jansénius nous apparaît déjà plus au complet, ce semble : un de ces hommes, comme il l’a dit de lui-même, qui ne sont pas faits pour être pédants d’école toute leur vie[33]. Il se comparait dans ses vivacités (et plus agréablement qu’on n’attendrait de lui) à un salpêtre enflammé qui brûle en un instant et se dissipe sans laisser odeur ni fumée. Son portrait physique achèverait l’image ; on le peut voir à Versailles : il y est jeune, le nez long et assez aquilin, le front haut, le menton saillant, maigre, une figure tout osseuse, une moustache fière comme d’un cavalier. Ce n’est pas la figure toute rentrée et ramassée, plus compliquée et plissée de mille rides, que nous offre Saint-Cyran à soixante-deux ans dans ce beau portrait par Philippe de Champagne ; c’est bien encore moins la figure longue, lisse, bénigne, fine, blanche, et adoucie de lumière, de saint François de Sales.

Il faut à toute force s’habituer à voir les hommes, et les plus honnêtes et les plus pieux, sous leur multitude d’aspects possibles et dans toute leur diversité de caractère, de tempérament, d’écorce. Car l’homme est fini, borné ; si grand et si saint qu’il soit, il n’embrasse pas tout ; il a son angle singulier sous lequel il prend le bien. Or le bien, le vrai, qui n’a qu’un centre, a une infinité d’angles, ou plutôt c’est là une illusion de nos sens : tous ces angles que nous isolons trop souvent et où nous nous heurtons, infiniment rapprochés qu’ils sont dans l’absolue réalité, ne font qu’une seule et même sphère au sein de laquelle, dès ici-bas, nous devons tendre. — L’on demandait un jour à Jansénius quel était l’attribut de Dieu qui le frappait le plus : La Vérité, répondit-il. Aussi il la méditait continuellement ; il la cherchait nuit et jour dans l’étude ; et on l’entendait quelquefois, aux rares moments de relâche où il se promenait dans son jardin, s’écrier, en levant les yeux au ciel et avec un profond soupir : Oh ! Vérité ! Oh ! Vérité !

Saint François de Sales, si on lui avait demandé quel attribut divin le touchait le plus, aurait répondu sans doute : Charité du Fils, Charité ! Humilité !

Saint-Cyran, à la même question, aurait répondu peut-être : Puissance, redoutable Puissance du Père ! Abîme ! Éternité ! — Tous les trois auraient eu raison, et, pour que rien ne leur manque, il ne s’agit que de les unir.

Cette nature de Jansénius si âpre et si rude de fibre, si obstinée au seul vrai, même au vrai dans la crudité où il ne se peut porter, avait (la même Correspondance le prouve) des attaches de cœur très vives pour Saint-Cyran. Après leur séparation de 1617, à la première lettre qu’il reçut de son ami devant le jeune neveu Barcos et d’autres témoins, il fut contraint, dit-il, d’imiter le patriarche Joseph, et de sortir ou du moins de ne pas lire en ce moment jusqu’au bout, de peur de trop lâcher la bonde à ses larmes. Après l’entrevue de 1617, à la prochaine lettre qu’il écrit, il est encore question de ses larmes au départ, et de celles que Saint-Cyran le premier avait versées. Cela fait honneur aux hommes austères, quand ils pleurent.

Les deux amis se revirent de nouveau, le 1er mai 1623, à Péronne ; Jansénius y arriva à cheval le samedi 29 avril au soir, pour entrer, dit-il, avec le mois de mai en France : cette réjouissance de printemps ne leur servit qu’à conférer plus à fond de leur dessein, dans lequel il paraît que quelque variation était survenue[34]. Ils se quittèrent plus confirmés que jamais à le poursuivre ; Jansénius revint à ses livres et à son Augustinus, M. de Saint-Cyran à ses études aussi et à ses directions de conscience par lesquelles il s’acheminait dans le monde. Lors des deux voyages qu’il fit à Madrid, Jansénius, à son passage à Paris, ne manqua pas de revoir encore Saint-Cyran. Celui-ci avait laissé en 1621 son évêque de Poitiers, et demeurait d’habitude à Paris au Cloître Notre-Dame, au logis de M. le Sous-Chantre.

C’est en juillet 1623, peu après le retour de Péronne, que M. de Saint-Cyran écrivit à la mère Angélique pour la féliciter de son acte de charité envers les trente sœurs de Maubuisson qu’elle avait, quelques mois auparavant, données à Port-Royal. Il s’était trouvé justement en visite chez madame Arnauld au moment où sa fille lui faisait demander les carrosses de conduite, et avait été informé de tout. Il date sa lettre de Châtres, aujourd’hui Arpajon. Le commencement en est bien entortillé et de deux pages en excuses, tout en disant qu’il n’en est pas besoin. J’en donnerai le seul endroit remarquable, et où respire, comme sous un air farouche, un énergique sentiment d’amour du prochain en Dieu :

«Dieu a une excellence si élevée au-dessus des plus hautes pensées de notre esprit et de notre foi, que c’est le servir bassement que de ne courir pas des risques dans l’exercice de la charité. Souvenons-nous seulement qu’aux premiers siècles de l’Église, les Chrétiens ne la lui témoignoient point autrement qu’en mourant pour lui. Au défaut du martyre et des occasions de perdre la vie, le moins que nous pouvons faire est d’embrasser avec joie les occasions qu’il nous fait naître de lui témoigner l’amour et le zèle de notre charité, en l’étendant sur des âmes qui se sont vouées à lui, avec la perte de nos richesses et de nos biens. Peut-être qu’il nous excusera en son jugement de n’avoir pas cherché toutes les occasions d’employer en de bonnes œuvres ces biens qu’il nous avoit donnés, et de ne nous être pas mis en peine de faire une recherche de tous les pauvres qui languissent dans les antres et dans les bois (où ils vivent comme des bêtes, abandonnés de toute assistance), afin de les nourrir[35]; mais ce qu’il nous reprochera assurément, c’est d’avoir négligé de pourvoir aux besoins de ceux qu’il nous présente lui-même, et surtout lorsque nous voyons qu’en manquant d’assister le corps, l’âme court risque de se perdre…»

Ainsi, pour M. de Saint-Cyran, la charité envers les hommes dépend toute de l’amour et de la foi envers Dieu ; il faut aller au-devant du pauvre, du même mouvement par lequel on allait primitivement au martyre ; et s’il y a obligation de secourir le corps de l’indigent, c’est surtout en vue de l’âme. Là même encore, en ce sujet clément, l’aspect austère, l’abord escarpé, et un point de départ opposé à la tendresse naturelle.

M. de Saint-Cyran, bien qu’alors domicilié à Paris, n’y habita tout à fait régulièrement qu’après la mort de M. Le Bouthillier, évêque d’Aire, qu’il allait fréquemment assister dans le gouvernement de son diocèse. En ces années 1623-1625, il devenait de plus en plus lié avec tout ce qu’il y avait d’éminent et d’influent dans le monde ecclésiastique. Son étroit commerce avec le Père de Condren de l’Oratoire datait de Poitiers ; il possédait surtout le cœur du Père de Bérulle, premier général de cette Congrégation ; il soignait fort sa bonne grâce, et ne perdait aucune occasion de le servir. Il demandait à Jansénius une approbation en forme (à titre de docteur) du livre des Grandeurs de Jésus qu’allait publier Bérulle : Jansénius la donnait de confiance, en vue des secours qu’on pouvait tirer des Pères de l’Oratoire, mais en avertissant de prendre garde que quelque chose dans l’ouvrage ne touchât de travers les matières de Grâce. Dans la querelle entre les Carmes et M. de Bérulle pour la conduite des Carmélites, plusieurs de celles-ci émigrèrent en Flandre : Jansénius, de l’avis de Saint-Cyran, y soutint les droits de Bérulle et s’appuya du mémoire qu’avait écrit à ce sujet M. de Marillac. Il aida de plus, toujours dans la même considération d’avenir, à l’introduction des Pères de l’Oratoire en Flandre, ainsi qu’aux missions qu’ils entreprirent de là en Hollande et dont le Père Bourgoing fut le chef. Tout cela contribua à former la plus étroite familiarité de M. de Saint-Cyran avec M. de Bérulle ; c’est chez ce cardinal qu’il rencontra pour la première fois M. Vincent de Paul. Il trouva moyen de lui rendre dès l’abord un notable office dans un procès pour la maison de Saint-Lazare que M. Vincent travaillait à établir, et dont le local lui était disputé par les religieux de Saint-Victor : M. de Saint-Cyran insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent, et ce dernier, dit-on, en fut si touché, qu’au moment du gain du procès il courut au cloître Notre-Dame, où demeurait notre abbé, et lui fit des remercîments passionnés, jusqu’à tomber à genoux, déclarant qu’il venait lui rendre hommage d’une maison qu’il tenait de lui. Le grand patron de M. Vincent, M. de Gondi de l’Oratoire (père du cardinal de Retz), marquait une profonde considération aussi, et qui ne se démentit jamais, pour la vertu du docte personnage. Richelieu, enfin, avait connu Saint-Cyran avant les jours d’élévation suprême et lorsque, n’étant encore qu’évêque de Luçon, il venait visiter à Poitiers son voisin et confrère M. de La Rocheposai[36]. Il avait pénétré d’un coup d’œil cet autre esprit superbe, et l’avait jugé de ceux qu’il fallait s’attacher. Richelieu, comme Bonaparte, comme tous les grands despotes, ne voulait qu’aucune personne de valeur restât hors de sa sphère de puissance. Il ne craignait pas de faire les avances, mais malheur si l’on n’y cédait pas ! Qui n’était point pour lui et à lui était vite réputé contre lui. Ces ambitieux de haute volée sont pires que les déesses, qui ne pardonnent pas un dédain : spretœque injuria formae. Sans en parler à M. de Saint-Cyran, le Cardinal le fit porter d’abord en qualité de premier aumônier sur l’état de la maison d’Henriette, reine d’Angleterre, lorsqu’on préparait son mariage en 1625. Mais M. de Bérulle eut beau lui montrer en perspective l’utilité du rôle à remplir à l’égard des hérétiques d’outre-mer, l’ami de Jansénius ne put consentir à cette honorable déportation, qui eût ruiné tout son dessein. Non découragé de ce premier refus, le Cardinal le fit choisir quelque temps après, par la reine Marie de Médicis, pour l’évêché de Clermont, lorsqu’on crut que M. d’Estaing qui en avait possession se mourait : mais le malade en revint. Il fut aussi question de l’évêché de Bayonne : en tout (à diverses reprises) de cinq évêchés, Lancelot dit huit. Richelieu le désigna encore en plusieurs circonstances pour des abbayes qui ne vaquèrent pas à temps : je ne sais quel sort revêche, aidé du peu d’empressement de l’homme, fit toujours tout manquer. À chaque fois pourtant M. de Saint-Cyran allait remercier le Cardinal de ses bonnes intentions ; celui-ci, un jour, après l’avoir reçu comme d’ordinaire avec de grandes marques d’honneur, et comme il le reconduisait à travers les salles, dit tout haut à ses courtisans en lui touchant sur l’épaule : Messieurs, vous voyez là le plus savant homme de l’Europe ! Voilà des flatteries. Il m’est évident par tous ces témoignages que Richelieu sentait en M. de Saint-Cyran, sous son air réservé et taciturne, un ressort secret de puissance dont il tenait à s’assurer : il en voulut au personnage majestueux de ne s’être pas mis sous sa main. J’aurai occasion de dire les autres causes d’inimitié qui s’ajoutèrent : celle-là en gros me paraît la principale. Une des premières impressions plus particulièrement défavorables, qui vinrent au Cardinal contre M. de Saint-Cyran, lui dut être suggérée par le Père Joseph. Ce fameux capucin ayant fait transférer à Paris près du Luxembourg les religieuses dites du Calvaire, dont l’institut avait été ébauché à Poitiers par la pieuse Antoinette d’Orléans, chargea, durant une absence, M. de Saint-Cyran de les conduire : il songeait même à l’y établir supérieur. Mais bientôt la façon sévère et toute spirituelle dont M. de Saint-Cyran s’y prenait, l’autorité morale qu’il s’e'tait acquise en peu de temps sur elles, et le moins de docilité que le Père Joseph crut trouver ensuite dans la supérieure, lui donnèrent de l’ombrage et l’indisposèrent : à partir de là il ne perdit aucune occasion de desservir obliquement son ancien ami.

En somme, et avant le moindre éveil malveillant, M. de Saint-Cyran, fort respecté, fort admiré et vanté sous main de tous ceux qui le connaissaient, restait jusqu’à cet âge de plus de quarante ans à l’écart, sans charge ni lien, enveloppé comme d’un manteau de prudence, attendant l’heure, et faisant ses voies lentes et profondes en divers sens : une sorte de Sieyès spirituel en disponibilité.

  1. Pensées de M. Joubert.
  2. Tome I, p. 56, des Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Verger de Hauranne…, qui n’ont point encore été imprimées, 1744, 2 petits vol. in-.12.
  3. On raconte (un jésuite, il est vrai) que Richelieu causant un jour de M. de Saint-Cyran avec le Père Joseph et l’abbé de Prières, et voyant qu’ils ne disaient pas toute leur pensée, rompit la glace en ces mots : « Il est Basque et a les entrailles chaudes et ardentes par tempérament : cette ardeur excessive lui envoie à la tête des vapeurs dont se forment ses imaginations mélancoliques, qu’il prend pour des réflexions spéculatives ou pour des inspirations du Saint-Esprit. » Explication à part, je crois le trait juste sur le tempérament.
  4. Ils se trouvaient logés ensemble dans la même pension bourgeoise. Lorsque plus tard les Pères questionnaient le docte jésuite voulaient savoir de lui quel homme au juste c’était que Saint-Cyran, Petau répondait que c’était un esprit inquiet, vain, présomptueux, farouche, se communiquant peu et fort particulier dans toutes ses manières — Je trouve ces détails et quelques autres qui ne sont nulle part ailleurs, dans une Histoire du Jansénisme inédite par le P. Rapin (Arsenal, Théolog. franc., mss, n" 56): cette Histoire ne va que jusqu’à la mort de Saint-Cyran, fin de 1643. Elle est modérée de ton, et, au milieu de bien des prolixités, contient sur les hommes des informations assez curieuses plus ou moins exactes, mais que le nom du Père Rapin et ses relations dans le monde (même dans le monde janséniste) semblent souvent garantir. Il connaissait, par exemple, beaucoup madame de Sablé. — Ce manuscrit a depuis été publié, sans aucun soin, il est vrai, par l’abbé Domenech (Histoire du Jansénisme depuis son origine jusqu’en 1644, un vol. in-8o, 1861). Mais ce qui est plus intéressant, c'est la suite de cette Histoire qu’on ne connaissait pas, par le même Père Rapin, et qu’a publié avec notes et éclaircissements M. Léon Aubineau (Mémoires du Père Rapin sur l'Église et la Société, la Cour, la Ville et le Jansénisme, 3 vol., in-8o, 1865). C'est une source ennemie, mais abondante et toute nouvelle.
  5. «Deum precor provehere hoc ingenium suo honori, Reipublicae christianae bono, cui natum auguramur». — Dans les Épîtres de Juste Lipse, il y a encore plusieurs billets adressés au jeune homme : tantôt il lui conseille les belles-lettres pour orner la théologie, il le pousse à la lecture des Pères grecs et latins pour le désaltérer de l’aridité scholastique ; tantôt il le dissuade de lire Cicéron et de chercher à s’en pénétrer estimant, avec grande raison, que son génie le porte ailleurs. En somme, Juste Lipse paraît s’être occupé très paternellement de lui.
  6. Historia Jansenismi.
  7. Le titre du premier feuillet est simplement : Question royalle et sa décision; à Paris, chez Toussainct Du Bray, 1609 (petit in-12).
  8. Les nouvelles et anciennes Reliques de messire Jean Du Verger, etc., 1680, in-4.
  9. Histoire littéraire de Port-Royal, manuscrite. — J’userai perpétuellement de cette source que j’ai été assez heureux pour atteindre. Dom Clémencet, non content d’avoir écrit et publié en dix volumes in-12 l' Histoire générale de l’abbaye de Port-Royal, avait préparé et presque achevé une Histoire littéraire de cette maison, dans la méthode des Bénédictins, c’est-à-dire en écrivant la vie de chaque auteur, puis en passant au détail et à la discus- sion de ses écrits imprimés ou inédits, avoués, anonymes ou pseudonymes. On savait que cette Histoire existait. Grégoire, dans ses Ruines de Port-Royal, parle de deux exemplaires manuscrits. Dom Brial en possédait un ; en suivant la piste, j’ai fini par le retrouver et l’acquérir. Ce n’est pas moins de cinq volumes in-4o; trois sont consacrés à ces Messieurs, un aux Religieuses qui ont écrit, et un autre aux Théologiens de Louvain. Mon travail, étayé à une érudition bénédictine, est devenu commode et plus sûr.
  10. Mémoires touchant la Vie de M. de Saint-Cyran, par Lancelot, 2 vol. in-12, 1738, tome I, page 103 ; tome II, p. 308. Ces deux excellents volumes, d’une exactitude scrupuleuse pour les dates et pour les faits, sont essentiels sur M. de Saint-Cyran et sur les commencements des solitaires à Port-Royal.
  11. Rapin (Histoire du Jansénisme) assure que de Hauranne n’accepta ce canonicat que moyennant dispense d’assister au chœur, hors les dimanches et jours de grande fête, ne voulant absolument pas se distraire de l'étude. Il parle aussi d’un écrit assez singulier de notre théologien à cette époque, et qui a l’air de prendre assez bien sa place entre la Question royale et l’Apologie pour l’Évêque de Poitiers. Il se célébrait alors dans l’Église de Bayonne une vieille cérémonie qui pouvait sembler un peu profane : on présentait sur l’autel, dans les messes des morts, une brebis égorgée, avec des circonstances peu séantes à la pureté du sanctuaire. Un jeune capucin, qui avait du feu, entreprit de combattre cette cérémonie, et, prêchant le Carême, il saisit l’occasion de s’emporter contre une pratique si païenne, qui sentait tout à fait la brebis noire immolée à Hécate. Il était apparemment du goût et de l’intérêt du Chapitre de défendre cette coutume autorisée par l’antiquité : on fit choix du nouveau chanoine pour en être l’avocat, et de Hauranne prêta sa plume érudite, qui, dans ce bizarre sujet d’une brebis immolée, trouva moyen, dit-on, d’être amère contre le pauvre capucin.
  12. L’abbaye de Saint-Cyran en Brenne, sur la frontière de la Touraine, du Berry et du Poitou.
  13. Dans une lettre de la mère Angélique à M. d’Andilly, du 7 janvier 1621, on lit : «J’ai reçu la lettre de M. de Saint-Cyran avec une satisfaction qui ne se peut dire. Je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir procuré le bonheur d’une si sainte amitié…» Le bonhomme Guilbert, qui, dans ses Mémoires historiques et chronologiques sur Port-Royal, ne laisse rien passer, discute très au long (tome II, page 164) la date juste de la première visite de M. de Saint-Cyran à Port-Royal des Champs. Une lettre de ce dernier à M. d’Andilly, du 8 août 1621, montre qu’il y était allé à cette époque, mais pour voir madame Arnauld. Une lettre de la mère Angélique à M. d’Andilly, du 2 novembre 1624, parle du bonheur que lui avait causé une visite de M. de Saint-Cyran, comme s’il en avait déjà fait quelques-unes.
  14. Le Progrès du Jansénisme découvert, par le sieur de Préville, 1655, in-4o, pages 122 et suiv. Il faut faire, dans l’inintelligible de ces lettres, la part des fautes d’impression que la malice des éditeurs ne s’est en rien appliquée à diminuer.
  15. M. Prosper Duvergier de Hauranne le possède.
  16. Pour donner idée des ténèbres de pensées et d’expression chez Saint-Cyran à cette époque, je me crois obligé à citer ; voici un début de lettre à d’Andilly : «Monsieur, en suite de ce discours de silence, de paroles et de soupirs, je vous dirai que je ne fus pas hier au soir du tout satisfait du temps que je passai chez vous : parce qu’y étant allé à autre fin et n’y étant point parvenu, j’en retournai moins satisfait. Car si les Anges sont en per- pétuelle pensée pour avoir été faits par une pensée, ou en un éternel silence pour avoir été faits par un silence, l’âme est au contraire en continuel soupir peur avoir été faite par un soupir, et la mienne est plus de telle sorte que les autres…» Et ailleurs, parlant des apparences de contradiction où il s’échappe quelquefois en discours, il allègue «qu’il est en partie d’une céleste composition, où deux qualités contraires, le feu et l’eau, s’assemblent…, mais néanmoins d’une telle sorte que l’un ne détruit pas l’autre ; comme dans le Ciel, le feu prochain de la Lune, qui n’est pas loin des eaux qui l’environnent, n’en ressent aucune diminution en sa chaleur.» Ce ne serait pas faire preuve d’impartialité que de dissimuler que ce fut là le point de départ ; le premier, le long et confus tâtonnement de la pensée de celui qu’on verra un si souverain docteur.
  17. La Naissance du Jansénisme découverte, par le sieur de Préville, 1654, in-4o. Ce sieur de Préville est un pseudonyme qui cache le Père Pinthereau. Voici l’histoire entière de ces lettres telle que je la trouve chez le Père Rapin, probablement bien informé à cet endroit. Le paquet qui les contenait, saisi chez M. de Saint-Cyran par Laubardemont, en 1638, demeura inutile dans le cabinet de ce magistrat. Après sa mort, il fut demandé à sa veuve par une de ses filles, ursuline à Tours, fort affectionnée aux Jésuites. Le Père Roccoly, alors recteur du collège de la Compagnie à Tours, informé de l’existence de ces papiers, la portait à cette démarche : à force d’instances près de sa mère et de son frère, elle les obtint. Le Père Roccoly, trop occupé du gouvernement du collège pour les examiner en détail, les passa aux mains du Père Pinthereau, qui mit du temps à déchiffrer le tout ; il commença sous le titre de Naissance du Jansénisme, etc., etc., par en tirer et donner au pu- blic ces lettres de Jansénius à Saint-Cyran comme la pièce la plus propre à éclairer les mystères du parti. Il les avait fait imprimer en secret à Caen, en 1653; on ne les débita que l’année suivante, comme imprimées à Louvain. Les originaux, qu’on avait fait relier, furent déposés dans la bibliothèque du Collège de Clermont (Louis-le-Grand), où chacun put les vérifier. Ces lettres furent réimprimées depuis sous leur titre direct : Lettres de M. Cornélius Jansénius, etc., etc., à M. Jean du Verger, etc., avec des remarques de François Du Vivier, 1702, in-12. Ce Du Vivier n’est autre que le janséniste Gerberon, qui oppose un commentaire courant à celui que Pinthereau avait joint à l’édition première.
  18. L’époque de cette entrevue coïncide assez bien avec ce que les Jésuites ont raconté des conférences de Bourg-Fontaine. Ils prétendirent qu’à la chartreuse de ce nom, située dans la forêt de Villers-Cotterets, s’étaient réunies secrètement, vers la fin de l’été de 1621, six ou sept personnes ayant pour but d’aviser à une certaine réforme religieuse. Un des témoins et assistants, qui s’en repentait, un ecclésiastique, en aurait fait la révélation en 1654 au sieur Filleau, avocat du roi à Poitiers, pour lui fournir un argument de plus dans sa guerre de réquisitoires contre les Jansénistes. Le reste des détails, pour le fond, était odieux et mensonger. Filleau n’ayant donné que les initiales des personnages, on chercha à remplir les noms ; on se trompa en interprétant A. A. par Antoine Arnauld, qui n’avait alors que neuf ans ; c’était Arnauld d’Andilly qu’il fallait lire. On a débité là-dessus, de part et d’autre, force injures et sottises ; on a entassé factums contre factums. Les Jansénistes, triomphant d’une méprise de nom, se sont jetés de côté et ont poussé les hauts cris. Quant à moi, je le redis ici, le simple fait d’une conférence à Bourg-Fontaine, entre Jansénius, Saint- Cyran, et (sinon d’Andilly) un ou deux autres peut-être, ne me paraît aucunement impossible ni même improbable à cette date : il a dû se passer à Bourg-Fontaine ou ailleurs, en cette année, quelque chose comme cela. On a dû se réunir pour traiter de la cause religieuse, pour chercher à s’entendre et à se concerter sur une marche à suivre. Mais qu’a-t-on dit ? qu’a-t-on décidé ? que s’est-il passé positivement ? Là commence la conjecture et, de la part des Jésuites, la fable de Bourg-Fontaine : une pure fable en effet. Réfutée à diverses reprises et ruinée dans les principales circonstances qu’ils y dénonçaient, particulièrement insoutenable et absurde dans l’intention de déisme qu’ils attribuaient et prêtaient contre toute raison aux assistants, ils n’ont cessé pourtant de la remettre en circulation et de la reproduire, suivant cette observation très juste d’Arnauld : « Quand les Jésuites ont une fois avancé une calomnie, ils ne la retirent jamais. »
  19. De Republica christiana, la première partie.
  20. Marc-Antoine de Dominis, un des esprits les plus brillants, les plus mobiles et les plus novateurs de son temps, théologien, physicien, philosophe, eut une vie toute d’aventures ; il ne put se fixer ni à l’orthodoxie, ni à l’hérésie, ni à l’indifférence. Ami de Fra Paolo, il n’eut rien de sa profonde conduite. Après mainte fuite et mainte erreur, il revint à Rome faire amende honorable ; mais, suspect encore et censé relaps, on l’enferma au château Saint-Ange, où il mourut en 1625. Son corps fut brûlé dans le champ de Flore, et ses cendres jetées dans le Tibre. Il a précédé Descartes pour la théorie de l’arc-en-ciel.
  21. À Baïus, par exemple.
  22. Nous assistons à la naissance du Jansénisme, et nous le saisissons à son point de formation. S’étonnera-t-on que je dise : le Jansénisme naquit avec un boulet au pied, et ce boulet est saint Augustin ? — Et qu’on me permette à ce sujet une remarque qui anticipe sur l’ensemble du sujet et qui l’embrasse. Il y avait dans le Jansénisme un principe concentré, énergique, mais qui devint vite stérile et qui tendait au resserrement. Il n’avait rien d’expansif. Ce n’est pas tant à cause de sa doctrine de la Grâce, de la Justification par la foi et par le seul Christ : les Méthodistes ont eu, au plus haut degré, cette doctrine, qui est au fond la doctrine chrétienne dans son essence, qui est saint Paul tout pur, et ils ont été expansifs, civilisateurs, émouvant les foules, non seulement en Angleterre, mais aux confins du Nouveau-Monde, au milieu des populations mêlées de l’Ohio et du Kentucky. Si le Jansénisme n’avait eu que cette doctrine chrétienne excessive, il aurait pu émigrer, comme il y songea, dit-on, en un temps, et retrouver une vie nouvelle par delà l’Océan : cette doctrine chrétienne étroite, selon saint Paul, est très portative, expéditive ; elle est courte, aiguë et pénétrante ; elle étonne les âmes, les renverse et les dompte, au moins pour un temps. Mais le Jansénisme avait deux autres points de foi ou de discipline dont il ne se débarrassa jamais : 1° la foi à l’Eucharistie dans le sens strict catholique romain : cela l’entravait et introduisait dans son Credo un élément qui pouvait sembler idolâtrique ; 2° il avait la prétention de rester uni et lié de communion avec Rome avec le Saint-Siège, avec l’Église catholique centrale, malgré le Saint-Siège lui-même, la prétention de rester fidèle à la tradition catholique : et pour cela il avait besoin de saint Augustin, d’un Père et d’un docteur plus rapproché de nous que saint Paul. C’est là ce que j’appelle le boulet au pied qu’il traînait et qui l’enchaîna dès l’origine. Il y perdit toute force de célérité et de jeunesse, et, en général, la rapidité, la facilité de propagation en dehors d’un premier cercle. Que l’on veuille y songer : le missionnaire méthodiste part avec sa Bible, avec les Évangiles et les Épîtres, il n’a pas besoin de plus pour s’inspirer : le missionnaire catholique jésuite part avec son Bréviaire, il n’a pas besoin de plus pour s’entretenir aussi et s’inspirer par la prière : le soin d’établir le dogme, la discussion et la solution théologique, il les renvoie à Rome et ne s’en charge pas à chaque instant. Mais le Janséniste, qui est à la fois biblique et soi-disant catholique, qui croit en saint Paul, mais qui veut le démontrer par un docteur, par un des Pères, afin de prouver aux autres Catholiques que lui-même il est dans la vraie tradition, se trouve à tout moment empêché et encombré. Aussi, ce que fut le Méthodisme sous ses diverses formes, en Angleterre, en Amérique, en Suisse, etc., ce qu’il est encore en certains pays, le Jansénisme ne l’aurait pu devenir : trop de liens le retenaient. Il ne fut jamais qu’un demi-émancipé, à domicile ; il ne pouvait aller très loin. Outre saint Paul, il lui fallait emporter avec lui tout saint Augustin ; c’était trop lourd. Que sera-ce quand il aura pour supplément de viatique, de bagage indispensable, les 40 volumes in-4o d’Arnauld ?
  23. On lit dans la lettre de Jansénius, du 19 novembre 1621, la seconde après la séparation : « Je me porte bien, après une langueur de tête et une toux que j’ai eue du voyage que je fis avec vous. » Si on peut rattacher le Bourg-Fontaine, c’est par là.
  24. 20 janvier 1622.
  25. 16 avril 1622.
  26. 2 juin 1623.
  27. Imprimé à Paris, chez Nicolas Buon, 1623 : il n’indique pas le titre précis. Mais, selon Rapin, il s’agit de l’histoire de Marguerite de Sains, religieuse à Lille en Flandre, et aussi du procès de Louis Gaufridi, précédemment brûlé par arrêt du Parlement de Provence.
  28. 24 février 1623.
  29. Dans la lettre datée du jour de Saint Jean 1622 (fête de M. de Saint-Cyran), Jansénius lui raconte d’un air de régal que les jeunes écoliers et novices aux Cordeliers hibernois de Louvain demandent qu’on leur lise ce traité de Conrius, De statu Parvulorum, au réfectoire pendant le dîner, tant ils sont en bon appétit de doctrine.
  30. Voir dans les Opuscules du Père Daniel, in-4o, t. III, p. 222, la lettre de l’abbé de Saint-Germain à M. de Chaumontel, contre Jansénius. Cet abbé de Saint-Germain, nommé de Mourgues, provençal, attaché comme aumônier à la reine-mère, l’avait suivie dans sa retraite à Bruxelles, et lançait de là maint pamphlet contre Richelieu : il vit beaucoup alors Jansénius, mais n’en parla point amicalement depuis, lorsque, rentré en France, il fut interrogé par les Jésuites. Rapin avait souvent causé avec lui aux Incurables, où l’abbé de Mourgues, sur la fin, s’était retiré.
  31. C’est le même homme qui, trois ou quatre ans auparavant, lors du siège de Bois-le-Duc par les Hollandais, consulté sur cet autre cas de conscience : Est-il permis aux confesseurs d’absoudre les Français catholiques qui portent les armes sous le prince d’Orange, et particulièrement en ce siège de Bois-le-Duc ? répondait : Non, pas même à l'article de la mort, si ce n’est sous promesse de quitter cette milice. (Lettre du 29 juin 1629.) Mais, on le comprend, sa réponse venait moins de fanatisme religieux que de passion politique : celle-ci fut très ardente chez Jansénius, et dans ses variations (voilà l’excuse) toujours au profit des Flandres.
  32. Il y fait allusion dans ses Mémoires, à l’année 1635 : «Lorsque le Cardinal-Infant se trouva, par la retraite de nos armées hors ses pays, et par la prise du fort de Schenck, contre son espérance, délivré de la crainte de nos armées, il fit imprimer des manifestes contre le Roi, et plusieurs libelles, dans lesquels il essayait, par plusieurs apparences frivoles, de condamner les armes du Roi et justifier l’injustice des siennes… Il faisait aussi (dans ces libelles) force exclamations des excès commis en la prise de Tirlemont, desquels néanmoins le Roi ne peut être taxé, l’autorité d’un prince n’étant pas assez grande pour empêcher les violences de la guerre, et Sa Majesté, aux désordres qui y arrivèrent, ayant reçu plus de dommage que lui, en ce qu’en ce malheur non prévu il fût brûlé une si grande quantité de blés, qu’elle fut une des principales causes de la ruine de notre armée, qui, faute de pain, fut contrainte de lever le siège de Louvain et de se retirer.» L’analyse que Richelieu donne de ce qu’il appelle les libelles se rapporte bien au Mars Gallicus.
  33. Gui Patin, dans une lettre à Spon (6 janvier 1654), ne veut absolument pas que Jansénius ait été capable de ce Mars Gallicus si féroce et si bien armé, qui fit ravage parmi nous : « Quiconque a fait le Mars Gallicus est un catholique romain fort zélé, Gallus et puto forsan etiam Jesuita, qui connaît fort bien nos désordres et qui est fort entendu en nos affaires, même qui sait le fort et le faible de nos historiens. Le bon Jansénius avait bien d’autres affaires que de s’amuser à telles bagatelles. » Gui Patin voit des Jésuites partout. Jansénius, homme d’esprit et de passion, aidé des conseils et des notes de Roze, président au Conseil souverain de Brabant, prêta son vigoureux latin à une thèse politique qui le touchait au vif par plus d’un endroit.
  34. On ne sait pas bien de quel changement de batterie il s’agit : mais il y en eut un alors. On peut même croire que ce n’était pas d’idées seulement, mais de personnes que les deux amis avaient s’entretenir. Le passage d’une lettre de Jansénius, du 24 février précédent, semble indiquer qu’un de leurs alliés avait reculé et qu’il fallait parer à cette défection : «Cette entrevue, écrit-il, me semble être nécessaire pour ce changement de dessein : car à cela il faudra rapporter toutes choses. Je tiens fort véritable que Omnes quæ sua sunt quærunt, et qu’il y a peu de gens qui se comporteront en telle affaire avec la résolution qu’il faudroit.» Les adversaires ont fort exploité ce texte.
  35. Remarquons cette forte impulsion de charité sous une expression presque sauvage.
  36. On lit dans les Mémoires de Lancelot, tome I, page 90, que la première liaison de l’évêque de Luçon et de M. de Saint-Cyran était telle que «ce fut celui-ci qui lui fit remarquer le premier, après avoir lu les lettres que lui écrivoit le secrétaire de la Reine-Mère, qu’assurément Sa Majesté vouloit se servir de lui.» Mais Richelieu était déjà secrétaire d’État sous le maréchal d’Ancre (1616), et ce ne fut qu’après la catastrophe de ce favori que l’évêque de Bayonne, devenu archevêque de Tours par la démission du Florentin Galigaï, frère de la maréchale, envoya de Hauranne à l’évêque de Poitiers, en 1617. Il n’y a donc pas moyen de trouver place pour le prétendu conseil dont Richelieu sut très bien se passer. Comme pourtant Lancelot est d’ordinaire très exact et qu’il tenait les faits d’original soit de M. de Saint-Cyran même, soit de son neveu M. de Barcos, je conjecture que ce souvenir, vaguement rapporté, a trait à quelque circonstance du retour de Richelieu en Poitou, après son exil d’Avignon, et lorsque la Reine-Mère était à Angoulême. Lancelot assure que Saint-Cyran savait quelques particularités fort secrètes de la vie de Richelieu, et qui n’étaient pas des plus belles. Du moment que Saint-Cyran ne tourna pas ces ouvertures à son profit, elles lui devinrent aisément funestes. On n’aime pas (quand on est Richelieu) celui qui nous a vu peut-être ramper, à moins qu’il ne se donne.