Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 216-248).
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IX


Esprit de saint François de Sales. — Deux lignées d’esprits dans le Christianisme. — De quelques points de dogme chez saint François ; son optimisme théologique. — Surcroissance de fleurs. — Ses affinités poétiques et littéraires. — Bernardin de Saint-Pierre et Lamartine. — Des Portes et d’Urfé. — Vogue de saint François près du sexe. — Son culte pour la Vierge. — Écrivain plus qu’il ne croit : Amyot et Montaigne. — Camus, évêque de Belley : école séraphique et allégorique. — Arnauld vrai Malherbe en théologie.


Le contraste entre saint François de Sales et M. de Saint-Cyran n’est qu’un cas singulier d’un parallélisme plus général et continu. Il y a lieu dans le Christianisme à différentes classes et familles d’esprits, qui, tout en s’y régénérant, le font cependant selon leurs caractères naturels et certains traits de complexion qu’ils ne perdent pas. Dès qu’il se trouve dans une société, dans un groupe, un nombre suffisant d’esprits réunis, toutes les formes naturelles et essentielles se produisent bientôt et sortent. On pourrait suivre dès l’origine du Christianisme, et dresser une double liste d’esprits religieux éminents, qui ont toujours été plus ou moins en contraste et en lutte au sein d’une même foi, d’une même charité : ceux qui sont plus doux et tendres, ceux qui sont plus fermes, forts et ardents. Je dirai tout d’abord, par simple manière d’indication et sans prétendre à la rigoureuse exactitude : saint Jean et saint Pierre ; je dirais saint Augustin et saint Jérôme, si saint Augustin n’avait eu en lui tant de grandes qualités autres que la tendresse, et qui la voilèrent souvent ; saint Basile, saint Grégoire de Nazianze en vis-à-vis de saint Athanase ; au Moyen-Age, saint François d’Assise ou saint Bonaventure, et — je n’ose dire saint Bernard qui les précède et qui unit tout, — mais saint Dominique, saint Thomas ; dans le siècle de Louis XIV, Fénelon et Bossuet : ce que Dante, au chant XII de son Paradis, appelle l’une et l’autre roue du char militant de l’Église.

Ajoutez que, même au sein des doctrines et des communions plus sévères, il y a relativement les doux : Viret ou de Bèze à côté de Calvin, Mélanchthon à côté de Luther. Nicole, qui passe pour dur et âpre quand on le juge en dehors du Jansénisme, Nicole, auprès d’Arnauld et des autres, était doux ; dans le conseil il penchait toujours pour les partis d’accommodement et de paix. Du temps que M. de La Mennais était le plus ardent ultramontain et chef de groupe, l’abbé Gerbet figurait la douceur à côté de lui.

Mais, parmi les doux, il y en a qui sont plus particulièrement tels, avec une vivacité singulière, et avec accompagnement et apanage de tant d’autres qualités, que cela les mène loin, et qu’ils deviennent grands. Le fonds aimant, l’atmosphère affective de leur âme, venant à s’enflammer, toutes leurs autres facultés s’en échauffent et s’en éclairent, et dans un reflet principal, dans ce même sens affectueux. Leur raison reconnaît peut-être et se pose par instants l’ensemble des doctrines et des questions, les objections qu’on peut faire, le mal qui revient battre aux endroits plus éloignés ; mais dans la pratique, dans la conduite et la parole, ils inclinent en entier du côté favori et se dirigent à leur étoile. Ils deviennent aisément tout spirituels et mystiques, une fois qu’ils sont dans les voies de l’amour divin ; et ils le deviennent d’une tout autre manière que ceux dont l’âme serait naturellement amère et chagrine, lesquels, nous le verrons, ont leur genre de mysticité aussi. En un mot, au sein du Christianisme, il y a lieu à la continuation et à la distinction des caractères et des complexions individuelles, même régénérées et transfigurées.

Saint François de Sales a une nature affectueuse, suave, amoureuse et expansive si prononcée, qu’indépendamment de toutes les grâces surnaturelles qui sont survenues, il ne se peut expliquer qu’ainsi.

À le prendre sur la doctrine, il a été moins un théologien qu’un praticien accompli, un diseur aimable et moral de cette science des âmes qu’une infusion première et l’observation de chaque jour lui avaient enseignée ; son imagination et son cœur jaillissent à tout moment dans ce qu’il dit, et l’intelligence, la division des idées, la dialectique qu’il y emploie, et ces déductions déliées qui supposent chez lui une grande finesse psychologique, aboutissent toujours vite en fleurs et s’enlacent en berceaux : on est avec lui vraiment dans les jardins de l’Épouse.

Que si pourtant on cherche à démêler les points essentiels et dogmatiques, comme il les pose en certaines questions, en celles-là mêmes que Port-Royal surtout agita, on trouve qu’il en diffère autant qu’il est possible au sein de la fraternité chrétienne. Sur l’article de l’Amour de Dieu par exemple, dans lequel il comprenait volontiers tout le Christianisme, il pense (jugeant peut-être un peu trop d’après lui-même) que l’homme a une inclination naturelle d’aimer Dieu sur toutes choses, qu’il avait cette inclination dans le Paradis avant la Chute, et que depuis il ne l’a pas du tout perdue, tellement qu’un rien suffit pour la réveiller. Et selon sa manière favorite, prenant une comparaison familière et vive, il dit :

«Entre les perdrix il arrive souvent que les unes desrobent les œufs des autres, afin de les couver, soit pour l’avidité qu’elles ont d’estre mères, soit pour leur stupidité qui leur fait mescognoistre leurs œufs propres. Et voicy chose estrange, mais neantmoins bien tesmoignée ; car le perdreau qui aura esté esclos et nourry sous les aisles d’une perdrix estrangère, au premier réclam qu’il oyt de sa vraye mère qui avoit pondu l’œuf duquel il est procédé, il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa première mère, et se met à sa suite, par la correspondance qu’il a avec sa première origine.... Il en est de mesme, Théotime, de nostre cœur ; car quoy qu’il soit couvé, nourry et eslevé emmy les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les aisles de la Nature ; neantmoins, au premier regard qu’il jette en Dieu, à la première cognoissance qu’il en reçoit, la naturelle et première inclination d’aimer Dieu, qui estoit comme assoupie et imperceptible, se resveille en un instant…[1]

Que si, selon lui, nous avons, même déchus, l’inclination naturelle d’aimer Dieu sur toutes choses, nous n’en avons pas le pouvoir sans le secours de Dieu ; toujours des comparaisons, des allégories, et tirées de l’histoire naturelle, car saint François de Sales a aimé, senti, compris les symboles de la nature comme personne autre en son temps, comme La Fontaine plus tard et surtout Bernardin de Saint-Pierre[2]:

« Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force a voler ; elles ont neantmoins incomparablement plus de veuë que de vol et estendent beaucoup plus viste et plus loin leurs regards que leurs aisles : ainsi nos esprits, animez d’une saincte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l’entendement pour voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour l’aimer….[3] »

Puis il cite les sages païens, Socrate, Platon, Trismégiste, Aristote, Épictète, ce dernier surtout, qui eut tant d’inclination pour aimer Dieu ; il ajoute, il est vrai, qu’ils ont manqué de force et de volonté pour le bien aimer. Il ne va pas tout à fait si loin que le philosophe La Mothe-le-Vayer, qui, à quelques années de là, parlant de la vertu des Païens, les absout, ce qui semblera une attaque directe et une insulte aux doctrines de Saint-Cyran[4] ; pourtant il ne les condamne pas trop ;
c’est le même fonds d’images que chez l’auteur du fraisier. Il sait et sent la nature comme lui, dans ses significations morales, dans ses échos sacrés ou fabuleux et dans ses superstitions même : il y lit à livre ouvert comme dans un miroir, et non-seulement ce miroir dont parle l’Apôtre, mais un miroir quelque peu enchanté. le tout finit, selon son usage, par une comparaison végétale :

« En somme, Théotime, nostre chetive nature, navrée par le péché, fait comme les palmiers que nous avons de deçà, qui font voirement certaines productions imparfaictes et comme des essais de leurs fruits ; mais de porter des dattes entières, meures et assaisonnées, cela est réservé pour des contrées plus chaudes[5]. »

Cette seule différence indiquée du païen au chrétien, dans le degré du plus ou moins de chaleur, eût fait se récrier Jansénius, qui voyait dans le domaine de la Grâce une sphère complète, inverse de tout point à celle de la Nature déchue et précipitée, et dans celle-ci non pas une diminution du bien, mais une subversion.

Saint François, pour le dogme, était tout à fait de ce Christianisme général, comme on l’entend aisément hors de la théologie et même hors d’une pratique rigoureuse, de ce Christianisme qui, malgré saint Augustin et les Conciles répresseurs des semi-Pélagiens, avait transpiré dans toute la Chrétienté et faisait loi ou du moins flottait dans les esprits, selon l’idée commune de la mansuétude de l’Évangile : cette façon d’entendre le Christianisme n’a pas moins continué à circuler depuis, et on y rattache irrésistiblement le nom de Fénelon. Saint François avait été élevé chez les Jésuites, et il en avait pris ces doctrines plus douces,

plus aisées, compatibles toutefois avec la sainteté même. S’il avait été obligé de ne choisir qu’un mot dans tout l’Évangile, il se fût décidé, je m’imagine, pour le Sinite parvulos ad me venire. Jansénius, au contraire, ouvrait sa doctrine par insister, au moins inutilement et désagréablement, sur la damnation des enfants morts sans baptême[6].

Continuons à presser le dogme chez saint François. Quoique cette inclination naturelle qu’il reconnaît à l’homme pour aimer Dieu soit insuffisante, à elle seule, il nous dit qu’elle ne nous est pas inutile, et qu’elle ne demeure pas en l’âme comme une soif ardente sans moyen de se satisfaire :

« Cette infinie Debonnaireté, dit-il, ne sçeut oncques estre si rigoureuse envers l’ouvrage de ses mains ; il (Dieu) veit que nous estions environnés de chair, un vent qui se dissipe en courant et qui ne revient plus ; c’est pourquoi, selon les entrailles de sa miséricorde, il ne nous voulut pas du tout ruiner, ny nous oster le signe de sa Grâce perdue… C’est chose certaine, ajoute-t-il, qu’à celuy qui est fidelle en peu de chose et qui fait ce qui est en son pouvoir, la Bénignité divine ne desnie jamais son assistance pour l’avancer de plus en plus[7]. »

Voilà qui est formel contre l’élection gratuite et la prédestination[8].

Dans une lettre à la mère Angélique, écrite à la veille de son départ de Paris[9], il lui dit, d’une parole entièrement rassurante :


« J’espère que Dieu vous fortifiera de plus en plus ; et à la pensée ou plustôt tentation de tristesse sur la crainte que vostre ferveur et attention présente ne durera pas, répondez une fois pour toutes que ceux qui se confient en Dieu ne sont jamais confondus… Servons bien Dieu aujourd’huy, demain Dieu y pourvoira… Si sa bonté eust pensé ou, pour mieux dire, cogneu que vous eussiez besoin d’une assistance plus présente que celle que je vous puisse rendre de si loing, il vous en eust donné et vous en donnera toujours quand il sera requis de suppléer au manquement de la mienne…»


Rien ne peut être plus opposé aux tremblements que ressentait et inspirait M. de Saint-Cyran. Et comme cette manière est continuellement aplanie, apaisante, en vue du bien plutôt qu’en souvenir du mal, en regard d’Abel et de Sem, en oubli de Cham et de Caïn ; toute d’un père à ses enfants et de celui qui aimait à dire : «Donc, puisque nous sommes enfants, faisons nos enfances, tout en nous souvenant de la maison du Père !» Je n’ai pas dessein en ceci, on le comprend bien, de prouver que saint François de Sales n’est pas janséniste ; on le sait de reste ; mais, puisque j’ai à le traverser dans son œuvre et son jardin de dévotion, il vaut mieux peut-être le faire à l'endroit des questions jansénistes, ce qui, avec lui, n’empêche pas que ce ne soit entre deux haies parfumées et au bruit des fontaines jaillissantes.

Il couronne en effet et figure aux yeux cette doctrine où le dogme fond et se dérobe sans cesse, par une multitude et comme une cascade de comparaisons, toutes plus jolies les unes que les autres. Cette inclination naturelle qui nous a été laissée d’aimer Dieu sur toutes choses ne demeure pas pour rien dans nos cœurs ; Dieu s’en sert comme d’une anse, dit-il, pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soy ; ou bien c’est comme un filet (un petit fil) par lequel la divine Bonté nous tient attachés ainsi que de petits oiseaux pour nous tirer quand il plaît à sa miséricorde ; ou encore :


«Ceste inclination nous est un indice et mémorial de nostre premier principe et Créateur, à l’amour duquel elle nous incite, nous donnant un secret advertissement que nous appartenons à sa divine bonté : tout de mesme que les cerfs, auxquels les grands princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que par après ils les font lascher et mettre en liberté dans les forests, ne laissent pas d’estre recogneus par quiconque les rencontre, non seulement pour avoir une fois esté pris par le prince duquel ils portent les armes, mais aussy pour luy estre encore réservez ; car ainsi cogneut-on l’extresme vieillesse d’un cerf qui fut rencontré, comme quelques historiens disent, trois cents ans après la mort de César, parce qu’on luy trouva un collier où estoit la devise de César et ces mots : César m’a lasché.[10]»


Toutes ces images d’anse, de filet et d’oiseaux, de collier et de cerf, se suivent coup sur coup dans un même couplet, comme ferait absolument une pluie de comparaisons poétiques chez M. de Lamartine, nature qui, dans l’ordre purement sentimental et mondain, a plus d’un rapport avec celle de saint François, toute proportion gardée de l’état chrétien si ferme, si solide (là même où il a toutes ses grâces), avec l’état poétique naturel, qui est toujours errant[11]. Tant de brillant et de riant à la surface doit tenir au fond même et le déceler : saint François de Sales est décidément optimiste en théologie ; il reste surtout frappé de l’abondance des moyens de salut, et du surcroît d’avantage de la Rédemption, qui fait plus que compenser les inconvénients de la Chute. Il ouvre la voie large, et il la parfume dès l’entrée : «Comme l’arc-en-ciel, dit-il (d’après quelque fable gracieuse), touchant l’espine Aspalathus, la rend plus odorante que les lys, aussi la Rédemption de Nostre-Seigneur, touchant nos misères, elle les rend plus utiles et plus aimables que n’eust jamais esté l’innocence originelle.» Et sur ce qu’on ne peut nier qu’il y a du plus et du moins dans les faveurs de Dieu et que tous ne sont pas également privilégiés, il se console en disant qu’indépendamment de cette rédemption générale et universelle accordée à tout le genre humain, il y a des variétés singulières qui sur certains points relèvent ce fonds commun de grâce et l’embellissent, de telle sorte que l’Église se peut dire un jardin diapré de fleurs infinies, chacune ayant son prix, sa grâce et son émail[12]. N’oublie-t-il pas un peu trop, à travers cette profusion de fleurs, les champignons vénéneux et les serpents[13]? Il dit ailleurs encore, dans une pensée à peu près semblable et sous une image qui achève :

«Représentez-vous de belles colombes aux rayons du soleil, vous les verrez varier en autant de couleurs comme hasard, et de la force même de l’âme, à travers une vie qui courait. Que ne serait-ce pas devenu à la longue sous la discipline, et dans une vie comme ici, tracée ? vous diversifierez le biais duquel vous les regarderez ; parce que leurs plumes sont si propres à recevoir la splendeur, que le soleil voulant mesler sa clarté avec leur pennage, il se fait une multitude de transparences, lesquelles produisent une grande variété de nuances et changements de couleurs, mais couleurs si agréables à voir qu’elles surpassent toutes couleurs et l’émail encore des plus belles pierreries ; couleurs resplendissantes et si mignardement dorées que leur or les rend plus vivement colorées ; car en cette considération le Prophète royal[14] disoit aux Israélites :

Quoique l’affection vous fane le visage,
Vostre teint désormais se verra ressemblant
Aux aisles d’un pigeon où l’argent est tremblant,
Et dont l’or brunissant rayonne le pennage[15]

Tout cela pour exprimer la diversité des talents et des grâces au sein de l’Église. Les vers qu’il cite en cet endroit sont sans doute, comme presque tous les autres dont l’ouvrage est semé, de l’abbé de Tiron (Des Portes), qui traduisit les Psaumes dans sa vieillesse, après avoir fait d’abord force sonnets galants et force chansons amoureuses.[16]Des Portes, charmant et tendre poète, si cher au sexe, notre Pétrarque du seizième siècle, est bien le poète de saint François de Sales.

La sobriété dans l’expression ne doit pas nous sembler maintenant le propre du saint. On n’en aurait pas idée si l'on ne faisait que l’effleurer : il faut avoir vu à quel excès tout chez lui festonne et fleuronne. Il en convient lui-même ; il confesse ces surcroissances, qu’il n’est presque pas possible d’éviter, dit-il, à celui qui, comme lui, écrit entre plusieurs distractions ; il s’en justifie par une comparaison, par une surcroissance encore :

«La Nature mesme qui est une si sage ouvrière, projettant la production des raisins, produit quant et quant, comme par une prudente inadvertance, tant de feuilles et de pampres, qu’il y a peu de vignes qui n’ayent besoin en leur saison d’estre effeuillées et esbourgeonnées.»

On peut dire que si, dans la littérature de la spiritualité, l’Imitation de Jésus-Christ est la perfection sobre et inimitable, le Racine du genre, — saint François de Sales, dans ses traités de l’Amour de Dieu et de l’Introduction à la Vie dévote, en est le Lamartine abondant, exubérant, immodéré, pourtant aimable et délicieux toujours.

Qu’on veuille me passer ces rapprochements fréquents que je fais des illustres du passé avec des vivants de notre connaissance ; ce ne sont pas, dans mon idée, de pures fantaisies. Pourquoi, par je ne sais quelle circonscription convenue, se rien retrancher de sa pensée ? Saint François de Sales, à l’état chrétien ferme et accompli, me représente en effet ce qu’eussent pu être, non pas seulement dans l’ordre du talent, mais dans toute la personne et toute la vie, des natures comme celles de Bernardin de Saint-Pierre et d’autres encore ; natures suaves et fines, âmes veloutées et savoureuses, de miel et de soie, au coloris fondant, au parler mélodieux, à l’intelligence vive, fidèle et transparente de l’univers. Mais le souffle du monde humain, l’insinuation de la littérature et de la poésie, ont fait tourner celles-ci différemment. On a laissé la vanité prendre, et l’on s’est aigri ; on a laissé courir la voile légère, et l’on s’est dissipé. Saint François de Sales a eu la meilleure part. Dès son enfance, nous dit son digne biographe, le Père de La Rivière, «il estoit incomparablement beau il avoit le visage gracieux à merveille, les yeux colombins, le regard amoureux ; son petit maintien estoit si modeste que rien plus : il sembloit un petit Ange… Ce qui est plus admirable est que petit à petit, par une spéciale faveur de la divine Bonté, les dons naturels qui estoient en luy se convertissoient en vertus. » Et voilà précisément ce qui a manqué à ces autres naturels non moins peut-être charmants et divins, mais qui ont tout laissé flotter en manière de qualités et de talents, sans que rien s’établit en eux à l’état de vertus. En avançant dans la vie, cela ne suffit plus, et l’on dérive. J’aime à savoir pourtant qu’il s’est promené souvent en bateau sur ce beau lac d’Annecy, voisin d’un autre si amoureusement chanté. Toute cette page de son Esprit est à lire[17].


« Lui-même, dit Camus, me menoit promener en bateau sur ce beau lac qui lave les murailles d’Annecy, ou en des jardins assez beaux qui sont sur ces agréables rivages. Quand il me venoit visiter à Bellay, il ne refusoit point de semblables divertissements auxquels je l’invitois ; mais jamais il ne les demandoit, ni ne s’y portoit de lui-même. »

« Et quand on lui parloit de bâtiments, de peintures, de musiques, de chasses, d’oiseaux, de plantes, de jardinage, de fleurs, il ne blâmoit pas ceux qui s’y appliquoient, mais il eût souhaité que de toutes ces occupations ils se fussent servi comme d’autant de moyens et d’escaliers mystiques pour s’élever à Dieu, et en enseignoit les industries par son exemple, tirant de toutes ces choses autant d’élévations d’esprit.

« Si on lui montroit de beaux vergers remplis de plants bien alignés : « Nous sommes, disoit-il, l’agriculture et le labourage de Dieu. » Si des bâtiments dressés avec une juste symétrie : « Nous sommes, disoit-il, l’édification de Dieu. » Si quelque église magnifique et bien parée : « Nous sommes les temples vifs du Dieu vivant : que nos âmes ne sont-elles aussi bien ornées de vertus ! » Si des fleurs : « Quand sera-ce que nos fleurs donneront des fruits… ? » Si de rares et exquises peintures : « Il n’y a rien de beau comme l’âme qui est à l’image et semblance de Dieu. »

« Quand on le menoit dans un jardin : « quand celui de notre âme sera-t-il semé de fleurs et de fruits, dressé, nettoyé, poli ? Quand sera-t-il clos et fermé à tout ce qui déplaît au Jardinier céleste, à Celui qui apparut sous cette forme à Madeleine ? »

« À la vue des fontaines : « Quand aurons-nous dans nos cœurs des sources d’eaux vives rejaillissantes à la vie éternelle ?… quand puiserons-nous à souhait dans les fontaines du Sauveur ?… »

« À l’aspect d’une belle vallée : « Ces lieux sont agréables et fertiles, et les eaux y coulent ; c’est ainsi que les eaux de la Grâce céleste coulent dans les âmes humbles, et laissent sèches les têtes des montagnes, c’est-à-dire les hautaines. »

« Voyoit-il une montagne : « J’ai levé mes yeux vers les montagnes d’où me doit venir du secours. Les hautes montagnes servent de retraite aux cerfs. La montagne sur laquelle se bâtira la maison du Seigneur sera fondée sur le haut des monts… »

« Si des arbres : « Tout arbre qui ne fait point de fruit sera coupé et jeté au feu… »

« Si des rivières : « Quand irons-nous à Dieu comme ces eaux à la mer ? » [18]

Celui de qui l’on a écrit cette page sentait certes les harmonies de la nature autant qu’aucun des deux poètes qui les ont expressément célébrées.

C’est le propre et l’effet de ces natures tendres et mélodieuses, de plaire singulièrement aux personnes du sexe et d’agir sur elles par leurs écrits. Des natures plus mâles, plus sévères, sont quelquefois lassées et un peu impatientées de cette douceur et de cette expansion continue qui fait l’attrait pour les autres. Saint François de Sales a eu une incroyable action sur tout le sexe de son temps par ses ouvrages de dévotion affective. Sa Philothée, son Théotime, ç’a été comme le Paul et Virginie, le Jocelyn et l’Elvire d’alors : ces livres étaient prodigieusement lus.

Sans sortir de son moment, nous trouvons des points naturels de comparaison littéraire dans les livres en vogue à côté des siens : on l’a vu déjà en goût de Des Portes ; il connaissait D’Urfé, l’auteur de lAstrée, qui passa une grande partie de sa vie en Savoie et en Piémont. Voici ce qu’on raconte : «M. de Sales, évêque de Genève, M. le marquis d’Urfé et M. Camus, évêque de Belley, étaient fort amis. Ces messieurs étant un jour ensemble, M. l’évêque de Belley leur dit : Nous sommes ici trois bons amis qui avons acquis de la réputation par nos ouvrages. M. le marquis en a fait un qui est le Bréviaire des courtisans (le roman d’Astrée) ; M. de Sales en a fait un autre qui est le Bréviaire des gens de bien (l’Introduction à la Vie dévote). Pour moi, ajouta-t-il, j’en ai fait plusieurs qui sont, si vous voulez, le Bréviaire des halles, mais qui ne laissent pas de plaire au public et

qui se vendent bien[19]» Le bon Camus, par son Bréviaire des halles, entendait sans doute que ses livres, d’une dévotion gaie, familière et assaisonnée de tout sel, allaient au gros peuple. Quant au rapprochement un peu folâtre, il reste juste dans sa drôlerie : Philothée est assez la sœur de Céladon.

Saint François de Sales eut, on le conçoit, un culte singulier pour la Vierge. Notre-Dame, dont chez les anciens Pères il est moins souvent question, avait été la grande adoration, l’idéal chevaleresque et mystique du Moyen-Âge : ce culte depuis n’a plus cessé. Saint François de Sales, autant que saint François d’Assise, était du Moyen-Âge en ce point. Son imagination chaste et vive avait besoin, pour se reposer, de cette figure céleste et souriante de la Mère de Dieu. Ce fut devant son image que, jeune étudiant, à Paris, dans l’église de Saint-Étienne-des-Grès, il fit vœu d’absolue continence. Durant ce séjour à Paris, il fut de plus horriblement tenté, nous dit-on, de l’idée qu’il était réprouvé, et, comme tel, destiné à haïr Dieu un jour. Après quelque temps d’une mortelle et muette angoisse, il s’avisa d’entrer encore dans cette église de Saint-Étienne, et là, devant la même image de la Vierge, il implora son secours pour retrouver la tranquillité perdue ; il demanda naïvement que, s’il était assez malheureux pour être un jour condamné à haïr Dieu sans fin, il lui fût accordé du moins la grâce de ne pas être un moment dans cette vie sans l’aimer. Et, après cette prière digne de sainte Thérèse, il recouvra la paix[20]. L’Ordre de la Visitation de Sainte-Marie, qu’il fonda avec madame de Chantal, était destiné, comme son nom l’indique, à honorer spécialement la Vierge. Tout ceci, chez saint François de Sales, n’avait rien sans doute de contraire avec la dévotion de Port-Royal qui était grande pour la Vierge également ; pourtant cette dévotion tenait, chez lui, plus de place, et on le comprend d’après ses idées plus douces sur le salut. Dans le Jugement dernier de Michel-Ange, à côté du Christ debout, en colère, du Christ réprobateur et véritablement tonnant, la Vierge effrayée se cache presque : elle a l’air de sentir que son heure d’intercession est passée, et qu’elle n’a mot à dire en ce moment ; elle semblerait vouloir s’anéantir Voilà ce qui ressort à cet endroit de l’effrayant tableau de Michel-Ange, où toutes les trompettes semblent sonner ce verset du Dies irae : Quantus tremor est futurus !… Ce n’est pas là la Vierge de Raphaël et surtout des pieux maîtres antérieurs, non plus que celle de saint François de Sales. Sans prétendre que ce soit celle de Saint-Cyran, sa doctrine redoutable y conduirait : la prédestination tue l'intercession[21]

Comme M. de Saint-Cyran (et celui-ci lui en savait gré), saint François de Sales avance que l’amour de Dieu est nécessaire à l’entière pénitence, que la pénitence sans l’amour est incomplète ; — oui, mais il le dit plus doucement. Il dit qu’elle est incomplète, et non pas nulle ; il admet qu’elle achemine. Il n’effraie ni ne consterne en recommandant l’amour, au rebours des Jansénistes, qui le commandent avec terreur. En parlant d’Éternité, il ne met pas comme eux le marché à la main ; il ne présente pas toujours dans la même phrase cette redoutable alternative : Amour OU damnation. On a dit de la devise de certains révolutionnaires qu’elle revenait à ceci : Sois mon frère, ou je te tue. Saint François de Sales ne tombe pas le moins du monde dans cette sorte de contradiction. Le mot d’amour dans sa bouche est accompagné de toutes les douceurs : de là et de mille autres raisons encore, son grand succès parmi le sexe.

Dans la conduite des personnes du monde et des femmes particulièrement, saint François était facile : on a remarqué qu’il n’interdit pas absolument le bal à sa Philothée. Quoi qu’en dise la mère Angélique dans les extraits que j’ai rapportés plus haut, on ne fera pas de lui un directeur austère. Quand elle lui parla d’entrer dans l’Ordre de la Visitation, il lui répondit avec humilité que cet Ordre était peu de chose, que ce n’était presque pas une religion ; il disait vrai, il avait cherché bien moins la mortification de la chair que celle de la volonté. Dans une lettre de lui à la mère Angélique, je trouve encore cette phrase toute dans le sens de son inclination clémente : «Dormez bien, petit à petit vous reviendrez aux six heures, puisque vous le désirez. Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d’esprit et refuser le dormir au corps, c’est vouloir tirer beaucoup de service d’un cheval qui est efflanqué, et sans le faire repaître[22]» Il aimait à citer saint Bernard qui, parlant de ses anciennes austérités excessives, les appelait les erreurs de sa jeunesse, comme d’autres auraient dit de leurs excès de plaisirs ou de leurs petits vers à la De Bèze : Juvenilia.

Ce respect gracieux, ce sourire, cette allégresse de courtoisie que M. de Genève conservait avec les personnes du sexe, même dans la direction, Port-Royal sera loin de nous l’offrir. Lorsque M. de Saint-Cyran écrivait à Jansénius les projets qu’il fondait sur un monastère de filles (qui était peut-être déjà le nôtre)[23], Jansénius, en son mauvais français flamand, lui répondait assez grossièrement que ces directions de filles n’engendraient que des embarras : « J’en connois ici de ceux qui étant capables de gouverner des évêchés, et le témoignant tous les jours, sont tombés en désordre pour n’avoir eu affaire qu’à dix ou douze de cette race.» Ainsi s’exprimait Jansénius, j’en rougis ; M. de Saint-Cyran, il est vrai, le réfuta, le convainquit ; mais l’un comme l’autre était à mille lieues des Philothées. Port-Royal, sous son directeur définitif, devint un couvent plus mâle de pensée et de courage qu’il n’était naturel à un monastère de filles. Saint François, venu plus tard, eût été merveilleusement propre à l’institution de Saint-Cyr, par exemple ; il aurait écrit de l’éducation des filles comme Fénelon.

En cherchant à pousser l’extrémité des conséquences, je ne veux que mieux poser les points de départ un moment confondus, et maintenir les directions différentes. La continuation prochaine de la dévotion à la saint François de Sales, continuation plus ou moins bien entendue et qu’il n’aurait peut-être pas approuvée lui-même sans réserve, menait pourtant sur les mêmes pentes à ces religions du Sacré-Cœur et de l’Immaculée Conception, que Port-Royal regardait volontiers comme des idolâtries[24], Il y a une force des choses qui subsiste et se développe dans les institutions, en dépit des personnes. La différence de cet esprit natif éclata finalement dans les querelles publiques et directes entre l’institut de la Visitation et Port-Royal.[25]

Du courant de tout ce qui précède, une autre conclusion n’est plus à tirer : quoiqu’il ait mené une vie de pratique, toute d’apostolat et d’épiscopat, saint François de Sales est un écrivain. Il avait trop de bel-esprit pour ne pas l’être, pour ne pas se complaire à ce don heureux et à ces grâces inévitables qui coulaient de sa plume. Il a beau dire dans ses préfaces qu’il ne fait pas profession d’être écrivain, et nous venir parler de la pesanteur de son esprit aussi bien que de la condition de sa vie, exposée au service et à l’abord de plusieurs[26]; il se dément tout à côté et d’une façon charmante à son ordinaire :


« À ceste cause, mon cher lecteur, je te diray que comme ceux qui gravent ou entaillent sur les pierres précieuses, avant la veue lassée à force de la tenir bandée sur les traits déliez de leurs ouvrages, tiennent très-volontiers devant eux quelque belle esmeraude, afin que, la regardant de temps en temps, ils puissent récréer en son verd et remettre en nature leurs yeux allangouris : de mesme en ceste variété d’affaires que ma condition me donne incessamment, j’ay tousjours de petits projets de quelque traité de piété que je regarde, quand je puis, pour alléger et délasser mon esprit.»


Est-il rien de mieux trouvé que cette verte émeraude? et tout le sentiment de l’art comme on dirait aujourd’hui, le souci du beau tableau ou du noble marbre antique qu’on pose dans son cabinet d’études, et qu’on regarde de temps en temps pour se refaire et s’embellir l’esprit, n’est-il pas déjà dans cette riche et chaude image ? Saint François de Sales sentait le beau[27].

En style, pas plus que dans le reste, il n’aimait la pompe et, comme il dit, l’éloquence altière et bien em- panachée ; il n’y aimait pas non plus la tristesse : c’était comme en dévotion. Il y a une certaine gaieté, un certain vermeil riant dans tout ce qu’il pense et ce qu’il écrit ; jusque dans les moindres choses un agrément salutaire. S’il fait de courts chapitres, il vous dira à l’avantage de cette brièveté que c’est pour engager le lecteur et le tenir en haleine, pour lui donner envie et curiosité d’aller plus avant, tout ainsi que les voyageurs, sachant qu’il y a quelque beau jardin à vingt ou vingt-cinq pas de leur chemin, se détournent aisément de si peu pour l'aller voir ; ce qu’ils ne feraient pas autrement. Ses digressions sont un peu celles d’un Froissart dans les aventures de l’âme. Pour le ton, je ne fais que rappeler cette belle page d’Amyot, dans la Vie de Numa, où il est parlé des douceurs et de la piété que ce règne bienfaisant commença de répandre par toute l’Italie : cet effet d’une pure lumière qui gagne, et de son expansion pénétrante, est comparable à celui de certaines pages de saint François. Qu’on relise aussi cette page si connue de Montaigne, où il exprime le caractère d’une aimable sagesse :

«L’âme, qui loge la philosophie…, doibt faire luire jusques au dehors son repos et son aise… La plus expresse marque de la sagesse, c’est une esjouissance constante… Si peult-on y arriver, qui en sçait l’addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d’une pente facile et polie comme est celle des voultes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compaignes ; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rochier à l’escart, emmy des ronces ; fantosme à estonner les gents[28]

Au lieu de vertu mettez dévotion, et religion au lieu de sagesse ; changez vite nature, fortune et volupté en grâce, dilection et amour, et vous aurez presque un portrait de l’âme heureuse en Dieu, dans le style de saint François de Sales[29].

Ces rapprochements-là et ces éloges littéraires ne seraient-ils pas au fond une critique sérieuse, une réprimande théologique du trop aimable saint ?

Il n’a pas évité, littérairement encore, les inconvénients et les défauts de sa manière : le mauvais goût abonde chez lui ; un mauvais goût par trop de fleurs, par trop de sucre et de miel, par trop de subtilité de matière lumineuse ; non pas déplaisant ni choquant si vous voulez, affadissant pourtant et noyant à la longue. On lit chez lui, par exemple : « Théotime, parmy les tribulations et regrets d’une vive repentance, Dieu met bien souvent dans le fond de nostre cœur le feu sacré de son amour ; puis cet amour se convertit en l’eau de plusieurs larmes, lesquelles, par un second changement, se convertissent en un autre plus grand feu d’amour… » Nous suivons toute une opération à l’alambic. C’est le mauvais goût du temps, celui de Des Portes, celui de Malherbe imitant le Tansille : Ses soupirs se font vents, … Montaigne plus ferme n’y tombe pas.

Il y a, chez saint François, des chapitres ainsi intitulés : Que le mont Calvaire est la vraye Académie de la dilection. On atteint en propres termes l’euphuisme, le marinisme et le gongorisme de la dévotion.

Les défauts de l’écrivain et du genre se peuvent surtout retrouver très sensibles et très grossis dans l’ami et le suivant de saint François de Sales, dans le bon évêque de Belley, Pierre Camus, qui fut l’Élisée un peu folâtre de ce radieux Élie. C’est une méthode assez légitime (en ne la poussant pas trop à la lettre) de ressaisir ainsi dans l’élève et le caudataire les défauts où le maître inclinait déjà : dans Rotrou, les défauts par saillie et comme qui dirait les outrances de Corneille ; — dans Campistron, les défauts par défaillance, les pâleurs de Racine, que celui-ci avec grand soin nous dérobait ; — dans l’évêque de Belley, les surcroîts d’enjolivements et les arabesques du genre dévotieux de M. de Genève.

Ce qui, chez saint François, est de l’enjouement affectueux devient aisément chez l’autre un badinage très profane d’expression, une exagération qui prête au rire et qui s’en accommode. Il est le follet du saint, sa charge, on l’a dit, et faisant l’entrée large et joyeuse aux dames de la halle. Avec cela une érudition sans frein, une imagination volage à travers tous les poètes et toutes les réminiscences. Saint Thomas, Ovide ou Montaigne, ce lui est tout un, pourvu qu’il s’y joue. Toujours mené par la fleurette, par le son, par le calembour : en chaire ou plume en main, n’y résistant jamais. Ses bons mots, qui rejoignent en arrière ceux de Menot et de Maillard, en prêteraient à M. de Roquelaure et font tort d’avance au marquis de Bièvre. Si, aux meilleurs moments, il a mérité de dire de lui-même : Ma plume est de colombe qui porte le rameau d’olive en son bec[30], cette colombe ne dure guère, et sa plume courante est de vraie pie. Des trésors, pris on ne sait d’où, se rencontrent parmi ces amas de fadaises. Il a énormément écrit. Niceron énumère de lui cent quatre-vingt-six ouvrages, sur tous les sujets. Saint François avait fait le traité de l’Amour de Dieu ; lui, il a donné le Parénétique de l’Amour de Dieu ; ce sont des Métanées, des Métanéacarpies ou fruits de pénitence, des Syndérèses… Mais surtout il s’est livré au roman religieux, dont il a chez nous inventé[31] le genre : saint François semble un peu complice, de le lui avoir conseillé. L’Astrée de son ami d’Urfé avait mis Camus dans ce train d’être un d’Urfé tout chrétien : il voulut contreluiiter ou plutôt contrebutter, dit-il, ces autres livres dangereux ou frivoles : de là les Agathonphile, les Parthénice, les Dorothée, les Agathe, les Spiridion, les Palombe, que coup sur coup il desserra ; ses amants finissent toujours par le cloître ; c’est presque comme aujourd’hui[32]. Il faisait, dit Tallemant, l’un de ces petits romans en une nuit. Naudé, qui a l’air de l’admirer, nous dit que M. de Belley faisait un beau roman en quinze jours. Ces deux versions se concilient très-bien : Camus nous apprend lui-même qu’en écrivant il ne relisait ni n’effaçait jamais ; il faisait donc en quinze jours ses plus longs romans, et en une nuit ses simples nouvelles. Il a donné de celles-ci quatre livres réunis sous le titre d’Evénements singuliers : « Fasse le Ciel que ces Evénements singuliers que je ramasse en ces pages, dit-il, ressemblent aux verges de Jacob, avec lesquelles il donna à ses agneaux des toisons de telle couleur qu’il luy plaisoit ! ». Ainsi espère-t-il à l’égard des âmes.

Port-Royal n’était pas tout à fait de cet avis ; le bon évêque y figure à la suite de saint François de Sales ; mais il semble qu’il y brouillait et dérangeait un peu ce que faisait l’autre guide excellent et modéré. La sœur Anne-Eugénie, dont nous savons l’imagination haute et la fantaisie aisément rêveuse, nous dit :

« Quand la mère Agnès fut revenue de Maubuisson[33] M. l’Évêque de Belley, dont M. de Genève avoit donné connoissance à notre mère, vint à Port-Royal pour quelques jours. I y prêchoit et y écrivoit. Tous les soirs la mère Agnès et moi l’allions voir, et, comme il sut que j’avois la fièvre quarte, il me parloit en présence de la mère Agnès je crois plus gaiement qu’il n’eût fait, paroissant assez sérieux ce premier voyage. Mais y étant revenu d’autres fois, pendant qu’il ecrivoit des livres d’histoires entremêlées de discours de piété, qui finissoient toujours par des Martyres ou des Entrées en Religion, et néanmoins exprimant les passions humaines comme les romans, ces lectures m’étoient fort préjudiciables aussi bien que sa conversation qui étoit souvent sur cela. Si Dieu ne m’eût tenue de sa main, je fusse par là rentrée bien avant dans l’esprit du monde[34]. » La mère Angélique sentait de même ; dans une de ses lettres de Maubuisson à madame de Chantal on lit :


« Le bon M. de Bellay, qui m’a écrit, est venu ; je l’aime bien parce qu’il est bon ; mais il me brouille encore 1 esprit avec ses très-vaines et extravagantes louanges : car mon méchant esprit s’y plaît, et j’ai peine à déchirer ses lettres, qui sont de si beaux panégyriques… Je ne sais si je le dois prier de venir, ou non. Ses sermons émeuvent fort nos anciennes ; pour moi, ils contentent plus la vanité de mon esprit qu’ils ne touchent ma volonté. »


Le bon Camus était déjà (en paroles) de la dévotion aisée du Père Le Moine contre lequel sévira Pascal. Son meilleur livre reste l’Esprit de saint François de Sales, qu’on a bien fait d’émonder pour l’usage courant, mais que je voudrais qu’on pût retrouver entier pour la littérature. Plus ils est éloigné du saint, et plus il a obéi à ses gaietés[35].

À saint François de Sales peut se rattacher toute une école contemporaine d’écrivains mystiques fleuris, entièrement métaphoriques et allégoriques. Je ne dis pas qu’il les ait fait naître ; il les a sans doute encouragés. Lui-même il relève d’une grande série antérieure de mystiques plus ou moins semblables, qui, par-delà Gerson, et jusqu’à la cime du Moyen-Âge, va se concentrer et s’épanouir avec gloire dans les noms de saint Bonaventure, de Richard et Hugues de Saint–Victor. Mais on peut dire que par lui le genre (déjà à sa décadence) a fait avènement avec éclat dans la langue et la littérature française : M. Hamon dans Port-Royal le continuera. C’est, à l’époque catholique, quelque chose d’analogue pour la fleur et l’épanouissement à ce que sera plus tard le pittoresque et le descriptif. Seulement ce dernier genre diffère en ce qu’il est direct, et qu’au contraire l’autre est tout symbolique[36].

La mauvaise postérité d’écrivains mystico-allégoriques qui dépend, à quelque degré, de saint François de Sales, se décèle surtout dans ses biographes et panégyristes les plus rapprochés. Le Père de La Rivière, dont j’ai cité de jolis traits, mérite certes une exception pour ses grâces, bien qu’un peu mignardes ; mais que dire de tant d’écrits raffinés et bizarres qui se prolongent et fourmillent autour de la mémoire du saint depuis sa mort jusqu’à sa canonisation[37] ? On est effrayé de tout ce qu’on retrouve ainsi en littérature sur chaque point où l’on prend la peine de regarder. Les livres qu’on connaît de loin et de nom ne sont pas un sur dix mille. Au reste, beaucoup de ces défauts de goût en théologie, du moins pour la subtilité et l’emploi alambiqué des métaphores, nous les retrouverons dans M. de Saint-Cyran même, dont le Père Bouhours, en fin jésuite qu’il était, s’est donné le plaisir de citer de longues phrases dans sa Manière de bien penser comme de parfaits modèles du galimatias : c’était de bonne guerre. Port-Royal pourtant demeure l’école qui a fait cesser ce faux goût et qui de bonne heure y a coupé court. Et la gloire, avant Pascal, en revient à Arnauld ; ce grand controversiste qu’on relit aujourd’hui avec peine parce qu’il est sérieux, clair et démonstratif outre mesure, logicien sans pitié, et qu’on le voit venir du bout d’une page à l’autre, Arnauld a rendu ce service éminent. Son livre de la Fréquente Communion publié en 1643, c’est-à-dire treize ans avant les Provinciales est dans son siècle, on l’a remarqué, le premier ouvrage de théologie sainement écrit, sagement pensé (je ne parle pas du fonds de doctrine, mais du train de raisonnement), tout à fait judicieux de déduction et sans rien de ces fadaises séraphiques. On peut dire qu’Arnauld, avec ses quarante volumes in-quarto, a fait digue au débordement de fausse et subtile théologie de la fin du seizième et du commencement du dix-septième siècle ; il en a déshabitué avec Pascal et autant que lui. Il a rendu plus facile ce sens chrétien si droit, si solide et si sûr, des Bossuet et des Bourdaloue. Son livre de la Fréquente Communion a, littérairement parlant, déblayé les voies ; l’auteur a fait, en quelque sorte, œuvre de Malherbe en théologie. Descartes venait de purger la philosophie par son Discours de la Méthode.

Homme selon l’esprit, et bien au-dessus des écoles, même comme écrivain, saint François de Sales avait eu le tort de se laisser trop approcher de ce flux mystique et d’y toucher par le bas de son manteau.



  1. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVI.
  2. J’insiste par avance sur Bernardin de Saint-Pierre : les comparaisons de saint François, on le remarquera chemin faisant, sont presque toutes tirées des champs, des plantes, des fleurs, des fruits, du règne végétal enfin, ou des abeilles, des oiseaux :
  3. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVII.
  4. Dans une Histoire du Jansénisme (Bibliothèque du Roi, manuscrits, 911, Saint-Germain : 3 vol. in-fol.), de laquelle Dom Clémencet a profité pour son Histoire générale de Port-Royal mais où restent encore bien des détails enfouis, on lit au tome I, liv. II, chap. X : « Il sembloit que tout le monde fût déchaîné contre la doctrine de saint Augustin : ce n’étoient pas seulement les Jésuites… ; il se trouvoit même des séculiers qui devenoient théologiens pour s’élever contre lui… M. de La Mothe-le-Vayer, qui depuis a été choisi pour l’éducation d’un grand prince en qualité de précepteur, et qui avoit déjà publié un très-grand nombre de livres sur des matières assez importantes sans être soupçonné d’avoir beaucoup de scrupule, composa en ce temps-là (1642) un livre qu’il intitula de la Vertu des Païens… Au lieu d’en demeurer dans les bornes de saint Augustin, qui reconnoît que les Païens ont souvent fait des actions qui sont bonnes selon leur devoir et leur substance, mais ne peuvent pas néanmoins passer pour de véritables vertus…, il ne craignit pas de prendre pour fondement de son opinion les objections que Julien le Pélagien avoit faites autrefois à saint Augustin… » Il défendait l’honnête ambition et un juste désir d’honneur, et citait adroitement une phrase de M. le président Seguier où, dans un livre sur les Éléments de la Connaissance de Dieu et de Soi-même, il est parlé avec espoir de salut des vertueux Païens, de manière à se couvrir de cette autorité devant le chancelier Seguier (neveu du président). Le docte et zélé janséniste (M. Hermant), auteur de cette Histoire, s’emporte contre l’impunité où on laissait M. de La Mothe-le-Vayer écrivant de telles choses, et s’en réfère à la justice de Dieu.
  5. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVII
  6. On lira, lors de la fondation des Écoles de Port-Royal, les graves pensées de M. de Saint-Cyran sur l’enfance. Voici, en attendant, un bien gracieux tableau de saint François de Sales faisant le Catéchisme aux enfants : je l’emprunte à sa Vie par le Révérend Père Louis de La Rivière, minime et son disciple trop peu connu en style fleuri ; « Tous les dimanches et au temps de Caresme les samedis après disner, il enseignoit le Catéchisme aux petits enfants, avant quoy environ une heure, un héraut fesoit le tour de la ville, couvert d’une casaque violette, sonnant une clochette et criant : À la Doctrine chrestienne, à la Doctrine chrestienne, on vous enseignera le chemin de Paradis. J’ay eu l’honneur de participer à ce beny Catéchisme, oncques je ne vis pareil spectacle : cet aymable et vrayement bon Père estoit assis comme sur un throsne, eslevé de quelque cinq degrés ; toute l’armée enfantine l’environnoit, et grand nombre des plus qualifiez qui n’avoient garde de desdaigner d’y venir prendre la pasture spirituelle. C’estoit un contentement non-pareil d’ouyr combien familièrement il exposoit les rudiments de nostre foy ; à chasque propos les riches comparaisons luy naissoient en la bouche pour s’exprimer ; il regardoit son petit monde, et son petit monde le regardoit ; il se rendoit enfant avec eux pour former en eux l’homme intérieur et l’homme parfait selon Jésus-Christ… » Et encore : « Spécialement il sembloit estre en son élément lorsqu’il se rencontroit au milieu des petits enfants ; là estoient ses délices et menus plaisirs ; il les caressoit et mignardoit avec un sous-ris et un maintien si gracieux que rieu plus. Eux pareillement s’accostoient de luy en toute privante et confiance ; rarement sortoit-il de son logis sans se voir soudainement environné de cette troupe agneline, laquelle le recognoissant pour son aymable berger, luy venoit demander sa bénédiction. Quelques fois ses serviteurs menaçoient les enfants et leur fesoient signe de se retirer, craignans qu’ils ne l’importunassent ; mais quand il s’en advisoit, il les reprenoit tout doucemont et leur disoit de si bonne grâce : « Hé ! laissez-les, laissez-les venir ; » puis les mignottant et les flattant de sa main sur la joue : « Voicy mon petit mesnage (fesoit-il) c’est mon petit mes- nage que cecy. » Au demeurant, plusieurs attribuoient presque à miracle de ce que les poupons encore pendillans à la mammelle, si tost que de loing entre les bras de leurs mères ils le découvroient venir le long des rues, trépignoient, se demenoient, et quant et quant se mettoient à pleurer si on ne les portoit vistement au sainct homme, duquel ayans esté festoyez et benists, ils restoient contens et satisfaits. » On retrouvera quelque trace à Port-Royal de cette manière séraphique dans le seul M. Hamon.
  7. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVII.
  8. Ailleurs, en un moment plus sévère, il a pu dire : « Celui qui fait le bien qu’il sait, mérite que Dieu lui aide à connoître celui qu’il ignore. Nous sommes des géants à pécher, et des nains à bien faire. Nous ressemblons à l’air, lequel, à l’absence du soleil, est toujours obscur. » Mais encore ici il y a le mérite de l’homme qui fait ce qu’il sait.
  9. 12 septembre 1619.
  10. Traité de l’Amour de Dieu, liv. I, chap. XVIII.
  11. Je prie qu’on se rappelle, à l’appui direct de ma comparaison, tant de méditations si sublimes, si tendres, exhalées la plupart aux lieux mêmes où vécut saint François : Dieu, le Crucifix, le Chant d’Amour imité du Cantique des Cantiques, la Consolation qui commence ainsi :

    Quand le Dieu qui me frappe, attendri par mes larmes... ;

    cette harmonie dont le début éclate en un cri de sainte et joyeuse violence :

     Encore un hymne, ô ma Lyre,
    Encore un hymne au Seigneur !...

    Et qu’on songe que ce sont là de simples élans partis comme au hasard, et de la force même de l’âme, à travers une vie qui courait. Que ne serait-ce devenu à la longue sous la discipline, et dans une vie, comme ici, tracée ?

  12. Traité de l’Amour de Dieu, liv. II, chap. VII.
  13. Dans son testament, en présence de la mort, il s’en ressouvint pourtant, et dit du monde, dans un arrière-goût amer : «Que son miel semble doux aux premières atteintes, mais que son fiel est aigre !»
  14. Psaume LXVII, 14.
  15. Préface du Traité de l’Amour de Dieu.
  16. Sa plus célèbre et si agréable chanson : Oh Nuict, jalouse Nuict, etc., était chantée par toutes les voix d’alors : elle rappelle un peu, pour le motif, le Maudit Printemps, reviendras-tu toujours ? de Béranger. — Saint François de Sales, en citant les vers de Des Portes, les rajeunit et les arrange un peu.
  17. Partie IV, chap, XXVI. Le volume intitulé Esprit de saint François de Sales, qui circule dans toutes les mains, n’est qu’un abrégé de l’ouvrage primitivement composé sous ce titre, non point par Camus, mais d’après les sermons, lettres, entretiens de Camus, et qui fut publié successivement en six volumes à dater de 1639. Cet Esprit complet est devenu presque introuvable, et on le doit regretter : les volumes que j’en ai sous les yeux me le prouvent. L’excellent abrégé qu’en a fait le docteur Collot, très suffisant pour l’édification, ne remplace pas l’original pour la littérature. Ce premier Esprit selon Camus, et la Vie du Bienheureux par le Père de La Rivière, sont indispensables pour pénétrer à fond dans la moelle du mystique idiome.
  18. Le conseil et comme le motif de cette belle méthode de sentir et de traduire la nature se trouve au chap. XXI du Combat spirituel, de cet excellent petit livre que saint François de Sales portait sur lui sans cesse, qu’il préférait, pour l’usage quotidien, même à l’Imitation y et qui, comme lImitation aussi, a laissé son humble auteur dans l’ombre.
  19. Cizeron-Rival, Récréations littéraires. — Un propos analogue est rapporté dans L’Esprit de Saint François de Sales (au tome VI de l’édition originale, XVI° partie, chap. XXX), et se trouve cité dans l’utile ouvrage de M. Auguste Bernard sur les D’Urfé(1839): «Entre autres propos symposiaques que nous eusmes durant et après le repas, il me souvient d’une agréable remarque de M. d’Urfé qui, parlant de l’ancienne amitié qui estoit entre nostre Bienheureux, M. le président Favre et luy, dit que chacun des trois avoit peint pour l’éternité, et fait un livre singulier et qui ne périroit point : notre Bienheureux sa Philothée, qui est le livre de tous les dévots ; M. Favre le Code Fabrian, qui est le livre de tous les barreaux, et luy l’Astrée, qui estoit le bréviaire de tous les courtisans. Nous nous entretinsmes fort gracieusement de cette généreuse remarque.» Le Père Tournemine, dans une lettre judicieuse sur le style de saint François de Sales, insérée dans les Mémoires de Trévoux (juillet 1736), loue l’auteur de Philothée d’avoir, par ses livres de dévotion, dégoûté des romans et de l’Astrée : l’éloge ici porte à faux ; cela se mariait assez bien ensemble.
  20. Quoi de plus galant comme légende et de plus à ravir que cette autre petite histoire si bien racontée de lui par le Père de La Rivière : «Il releva à Padoue d’une infirmité de laquelle les médecins désespéroient, et comme il estoit sur son départ, M. Deage, son gouverneur, l’advertit de n’oublier pas de prendre congé d’une certaine dame, laquelle avoit pris un soin extraordinaire de le faire bien servir durant sa maladie ; il promit de n’y manquer. Qu’il accomplist maintenant sa promesse ou qu’il ne l’accomplist pas, qu’il usast d’équivoque ou non, je m’en rapporte : tant y a qu’il s’en alla à l’église, et là, dans une chapelle de Notre-Dame, il demeura un assez long espace de temps en oraison, remerciant très-humblement l’incomparable Mère de son Sauveur des faveurs qu’elle luy avoit départy. Achevé qu’il eut sa dévotion, il retourna au logis et dit à son gouverneur : Nous nous en irons quand vous voudrez, j’ay remercié celle qui m’a le plus obligé.»
  21. M. de Saint-Cyran a écrit une Vie mystique de la Sainte-Vierge, pleine de considérations subtilement dévotes à la Mère de Dieu ; mais cela ne détruit pas l’induction générale que je tire sur le caractère de cette dévotion à Port-Royal. On verra d’ailleurs l’idée qu’il se faisait de la grandeur terrible de la Vierge, dans ses conseils à la sœur Marie-Claire : là encore la crainte.
  22. 12 septembre 1619. — On multiplierait les citations et toutes dans le même sens : «Dieu, ma fille ! je vois vos entortillements dans ces pensées de vanité : la fertilité, joincte à la subtilité de vostre esprit, preste la main à ces suggestions : mais de quoi vous mettez-vous en peine ? Les oiseaux venoient becqueter sur le Sacrifice d’Abraham. Que fesoit-il ? Avec un rameau qu’il passoit souvent sur l'holocauste, il les chassait.» Ailleurs il compare ce qu’elle craint à tort de ses légèretés et inconstances d’esprit à l’agitation du drapeau de la Grâce, de l’étendard de la Croix, qui frissonne, mais demeure fixe en même temps sur la pointe de son âme. — Le début de la lettre du 4 février 1620, d’où je tire la comparaison d’Abraham, est admirable de consolation ferme et vaillante sur la mort de M. Arnauld : mais il faut se borner.
  23. Ou plus probablement, à cette date (1622), celui des Filles du Calvaire, où le Père Joseph, qui s’en repentit bientôt, l’avait introduit.
  24. La dévotion au Sacré-Cœur naquit précisément au sein de l’Ordre de la Visitation, et fut fondée régulièrement en 1686 par la mère Marguerite-Marie (Alacoque), du couvent de Paray-en-Charolais.
  25. Voir, si l'on veut épuiser le sujet, la Lettre aux Religieuses de la Visitation, etc., par le Père Quesnel. — Mais comme j’aime mieux, après tout, la conciliation que la contradiction, j’en produirai ici un édifiant et trop rare exemple. Un de nos amis dont il sera question dans la suite, M. Feydeau, un des ecclésiastiques de Saint-Merry, du temps que M. Du Hamel y était curé, se trouvant chargé de la conduite de beaucoup d’âmes, particulièrement de personnes du sexe qui s’adressaient à lui, a écrit dans ses Mémoires (inédits) cette belle page qui se rapporte aux années 1646 et suivantes : «Je fus fort empêché de voir tant de personnes qui me demandoient de les conduire, sachant que c’est l’art des arts, et que les fautes qu’on y fait se font aux dépens des âmes que Jésus-Christ a rachetées de son sang. Je trouvois bien dans le livre de la Fréquente Communion toutes les règles nécessaires pour faire un bon renouvellement ; mais, après cela, je ne savois plus de quel esprit j’étois, et il me sembloit que les livres de M. de Genève (saint François de Sales) étoient ceux qui fournissoient plus de règles et qui faisoient une conduite assez solide et assez heureuse : en sorte que quelques-unes des personnes qui venoient à moi s’étonnoient quelquefois de la manière dont j’en parlois, croyant que Port-Royal, avec qui j’avois liaison, y devoit être opposé ; mais je me souvenois que la mère Marie-Angélique Arnauld, qui étoit pour lors abbesse de Port-Royal, m’avoit dit que M. de Genève avoit été son directeur ; que c’étoit un homme très-austère pour lui-même, et que sa conduite n’étoit nullement relâchée. J’unissois autant que je pouvois ces deux esprits ensemble : les rapprochant de leurs principes, je trouvois qu’il n’y en avoit qu’un.» C’est bien là l’union élevée à laquelle il serait à souhaiter que tous les cœurs véritablement chrétiens aspirassent d’atteindre. Bien peu y parviennent, et encore, autour d’eux, le plus souvent on s’en scandalise.
  26. Préface du Traité de l’Amour de Dieu.
  27. Il le sentait tellement, qu’il songeât à le voir et à le montrer au sein même des douleurs les plus actuelles et les plus touchantes, comme dans sa lettre à madame de Chantal, du 11 mars 1610 (Lettres inédites publiées par le chevalier Datta), quand il dit de sa mère qui venait de mourir : «À mon arrivée, toute aveugle et toute endormie qu’elle estoit, elle me caressa fort et dit : C’est mon fils et mon père cettuy-cy ; et me baysa en m’accolant de son bras, et me baysa la main avant toutes choses. Elle continua en mesme estat presque deux jours et demy, après lesquels on ne la put plus guère bonnement resveiller, et le premier mars elle rendit l’âme à Nostre-Seigneur doucement, paisiblement, avec une contenance et beauté plus grande que peut-estre elle n’avoit jamais eue, demeurant une des belles mortes que j’aye jamais veu.»
  28. Essais, liv. I, chap. xxv.
  29. Il cite Montaigne à divers endroits, dans ses Controverses contre les Protestants (discours xxv et xxvi) : Montaigne y a tout l’air, ma foi ! d’une très bonne et très loyale autorité catholique. « Je me souviens, dit le saint, d’avoir leu dans les Essays du sieur de Montaigne, quoyque laïque, qu’il trouvoit ridicule de voir tracasser entre les mains de toutes sortes de gens le sainct livre des sacrez mystères… » Ce quoyque laïque est joli ; il oublie vraiment que c’est là son moindre défaut.
  30. Lettres inédites de Camus (à moi communiquées dans le temps, par un ami regrettable, feu Charles Labitte). Elles doivent être à la Bibliothèque de l’Arsenal.
  31. Inventé ou plutôt réinventé ; car il n’y a rien, dès longtemps, de tout à fait nouveau. Le Moyen-Âge avait eu ses poèmes religieux, ses fabliaux-légendes : on sait les contes dévots de Gautier de Coincy.
  32. Palombe ou la Femme honorable, un de ces vertueux petits romans de Camus, et dans lequel, par exception, il n’est pas question de cloître, mais où la vertu conjugale est célébrée, a été republié de nos jours (1803), avec une Introduction, par M. H. Rigault ; mais malgré tout ce que le spirituel éditeur a mis en tête du livre et ce qu’il a retranché dedans, il n’a pu réussir à en faire quelque chose. C’est, en effet, une erreur de goût ou un jeu par trop artificiel, de prétendre faire quelque chose de rien, de croire qu’on peut ressusciter ce qui n’a jamais eu vie. M. Saint-Marc Girardin, dans une de ses agréables leçons, avait bien pu, par une sorte de gageure d’esprit, louer Palombe déclarer ses lettres admirables et moraliser à ravir sur ce thème de la femme délaissée (Cours de littérature dramatique, tome IV, p. 336) ; mais autre chose est une glose vive et piquante développée en Sorbonne, autre chose une édition du texte même, refroidie sur le papier. M. Rigault s’est trop laissé prendre à l’attrait du commentaire.
  33. Elle y avait fait quelque court voyage
  34. Mémoires pour servie à l’histoire de Port-Royal, (Utrecht, 1742), tome III, page 368
  35. Camus aimait la gaudriole, pour lâcher le mot. Il était de ceux qui plaisent aux gens du peuple aussi bien qu’aux philosophes, et de qui l’on dit : « Au moins il n’est pas cagot. » Il eut pour lui tout le petit cercle caustique de Naudé, Gui Patin : celui-ci dans ses lettres le loue à diverses reprises avec sérieux ; il va jusqu’à dire, dans un index autographe et inédit (Bibliothèque Sainte-Geneviève, in-4o, mss. G. L. 3.), à l’année 1584 : Le même jour qu’est mort saint Charles Borromée, grande lumière de l’Église, le 3 novembre, un samedi, est né un autre fort habile homme, et de grande considération dans l’Église, qui est messire Jean-Pierre Camus…, pour avoir courageusement attaqué et combattu par plusieurs bons et excellents livres le superstitieux parti des mauvais moines qui veulent être les maîtres partout. Il est fils de M de Saint-Bonnet, gouverneur d’Étampes. Il a lui-même décrit une partie de sa vie dans le VI tome de son Alexis. Lui-même s’avoue être né ce jour-là dans son Épître dédiée à saint Charles Borromée, de son Acheminement à la Dévotion civile, et lui-même me l’a dit être très vrai le dimanche 14 janvier 1635, que j’eus le bonheur d’entendre sa messe dans la Charité (et) de le voir en son logis… » Et dans ses Lettres : *J’ai ouï autrefois prêcher M. Camus, il méritoit bien un plus grand évêché. Aussi l’a-t-il refusé, et bien des fois. Il étoit trop homme de bien pour être pape. » Amelot de La Houssaye, un peu du même bord, le loue aussi : « Il auroit prêché trois heures que l’on ne s’y seroit jamais ennuyé. Les moines disent qu’il est…, tous les autres croient qu’il est sauvé, parce qu’il avoit toutes les vertus qui forment un homme de bien et un bon évêque. » Le témoignage naïf de Camus vient assez à l’appui des précédents, quand il nous dit (lettres inédites) « La semaine du dimanche gras je ne prêchai que six fois, la suivante que quatre, celle-ci que cinq : c’est ainsi que se passe le Carême, confirmant çà et là une fois ou deux la semaine… Nous ferons ce que nous pourrons jusqu’à ce que les jambes nous faillent. » Voilà certainement des vertus. Pourtant les éloges de ces quelques honnêtes gens, plus ou moins orthodoxes, furent bien compensés par les injures qu’essuya le bon Camus du côté religieux : les inculpations contre lui devinrent même un système complet d’accusation, et sa liaison avec Port-Royal en fit les frais. Dans la Réalité du Projet de Bourg-Fontaine par le Père Sauvage, jésuite, Camus est formellement dénoncé pour avoir assisté à une conférence secrète qui se serait tenue en 1621 entre Saint-Cyran, Jansénius et quelques autres, dans le but de fonder le déisme en France ; on se sert même de son roman d’Alexis pour prouver qu’il a dû faire le voyage de Bourg-Fontaine à cette date. La façon dont Port-Royal jugeait l’excellent Camus, par la bouche de la mère Angélique et de la sœur Anne-Eugénie, montre assez que M. de Saint-Cyran, l’homme de discrétion, ne put, dans aucun cas, fonder sur lui une confiance entière et à ce point imprudente. Qu’il y ait eu à Bourg-Fontaine une conférence où l’on ait jeté des idées de réforme, où l’on se soit sondé sur un concert mutuel d’efforts, et que Camus y ait assisté, c’est, à la rigueur, possible : tout le reste se rapporte à la calomnie de parti. Bien loin de devenir l’homme d’un complot, Camus resta plus que jamais l’enfant de son humeur.
  36. À propos du pittoresque en notre littérature, un homme d’esprit, qui sème dans des livres légers bien des observations dignes de mémoire, M. de Stendhal, a remarqué que « la première trace d’attention aux choses de la nature qu’il ait trouvée dans les livres qu’on lit, c’est cette rangée de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours réduit au désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves. » Cette rare et claire allée est devenue un assez beau parc chez Buffon, un assez magnifique paysage chez Rousseau : avec eux on avance et l’on reste dans le pur pittoresque ; mais avec Bernardin de Saint-Pierre et Lamartine le symbole se glisse, et dès lors quelque mysticisme reparaît.
  37. Je ne ferai que citer sa Vie symbolique par Gambart, avec figures et emblèmes, les Caractères ou les Peintures de la Vie du bienheureux François, par Nicolas de Hauteville, le magnifique Triomphe de saint François, par un messire Antoine Arnauld (qui, bien entendu, n’est pas le nôtre : c’est, je crois, le même contre qui l’on trouve un factum de Patru). Un Dom Laurent Bertrand donna en latin Cynosura mysticœ navigationis sancti Francisi, c’est-à-dire la Petite Ourse de la mystique navigation de saint François, divisée en rayons : c’est le sublime de la quintessence. Les allusions, les acrostiches, les anagrammes, les comparaisons de cerfs et d'alcyons, abondent dans ces amphigouri- ques éloges. De tous les emblèmes qui tapissèrent les églises à l’époque de la canonisation du saint, un seul me plaît et suffirait, ce semble, pour l’exprimer en entier : du milieu d’une arcade au-dessus du maître-autel, du sein d’une bordure de gaze d’or, deux pentes de fleurs de lis blancs avec cette devise : Pascitur inter lilia qui floruit ut lilium ; il vit maintenant parmi les lis angéliques, celui qui lut un lis sur la terre.