Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 16

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 36-38).
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CHAPITRE XVI


Des quatre formes de la reconnaissance.


I. En quoi consiste la reconnaissance, on l’a dit plus haut. Quant aux formes de la reconnaissance, la première et celle qui emprunte le moins à l’art et qu’on emploie le plus souvent, faute de mieux, c’est la reconnaissance amenée par des signes.

II. Parmi les signes, les uns sont naturels, comme la lance que portent (sur le corps) les hommes nés de la terre[1], ou les étoiles que fait figurer Carcinus dans Thyeste. Les autres sont acquis et, parmi ces derniers, les uns sont appliqués sur le corps, comme, par exemple, les cicatrices ; d’autres sont distincts du corps, ainsi les colliers, ou encore, comme dans Tyro[2], une petite barque[3].

III. On peut faire un usage plus ou moins approprié de ces signes. Ainsi Ulysse, par le moyen de sa cicatrice, est reconnu d’une façon par sa nourrice, et d’une autre par les porchers.

IV. En effet, les reconnaissances obtenues à titre de preuve et toutes celles de cet ordre sont moins du ressort de l’art ; mais celles qui naissent d’une péripétie[4], comme la reconnaissance qui a lieu dans la scène du bain[5], sont préférables.

V. La seconde forme comprend les reconnaissances inventées par le poète ; aussi ne sont-elles pas dépourvues d’art[6]. Par exemple, Oreste, dans Iphigénie en Tauride, reconnaît sa sœur, puis est reconnu d’elle[7], car celle-ci le reconnaît par le moyen de la lettre ; mais Oreste, lui, dit ce que lui fait dire le poète, et non la fable. Il y a donc là un procédé presque aussi défectueux que celui dont on vient de parler, car Oreste pouvait porter quelques objets sur lui. De même encore, dans le Térée de Sophocle, le langage de la toile[8].

VI. La troisième forme, c’est la reconnaissance par souvenir, lorsqu’on se rend compte de la situation à la vue d’un objet. Telle est celle qui a lieu dans les Cypriens, de Dicéogène. À la vue du tableau, le personnage fond en larmes. Telle encore celle qui a lieu dans la demeure d’Alcinoüs d’après des paroles. (Ulysse) entend le cithariste ; il se souvient et pleure ; de là, reconnaissance.

VII. La quatrième est celle qui se tire d’un raisonnement, comme dans les Choéphores[9]. Quelqu’un qui lui ressemble (à Électre) est venu ; or personne autre qu’Oreste ne lui ressemble ; donc, c’est lui qui est venu. Telle encore celle que présente l’Iphigénie de Polyide, le sophiste[10]. Il est naturel que le raisonnement d’Oreste soit que sa sœur a été immolée et que le même sort lui arrive. De même, dans le Tydée de Théodecte, le personnage qui vient comme s’il allait trouver son fils est lui-même mis à mort.

De même encore la reconnaissance qui a lieu dans les Phinéides ; à la vue de la place (?), elles tirèrent la conclusion fatale que leur destin était d’y mourir elles-mêmes, car c’est précisément là qu’elles avaient été exposées[11].

VIII. Il y a aussi une certaine reconnaissance amenée par un faux raisonnement des spectateurs, comme, par exemple, dans Ulysse faux messager. Le personnage dit qu’il reconnaîtra[12] l’arc, que pourtant il n’avait pas vu ; et le spectateur, se fondant sur cette reconnaissance à venir, aura fait un faux raisonnement.

IX. Le meilleur mode de reconnaissance est celui qui résulte des faits eux-mêmes, parce que, alors, la surprise a des causes naturelles, comme dans Œdipe roi, de Sophocle, et dans Iphigénie en Tauride, où il est naturel que celle-ci veuille adresser une lettre. Ces sortes de reconnaissance sont les seules qui aient lieu sans le secours de signes fictifs et de colliers ; après celles-là viennent celles qui se tirent d’un raisonnement.

  1. Les Thébains. (Cp. Dion Chrysostome, IV.)
  2. Pièce perdue de Sophocle.
  3. C’est la barque ou le petit bateau dans lequel les deux enfants de Tyro avaient été exposés par leur mère. (Voyez Odyssée, XI, 235 ; Apollodore, Bibliothèque, t. Ier, ch. IX, § 8 ; les Fragments, de Sophocle, coll. Didot, p. 315 (Egger).
  4. Ici, la péripétie est à peu près le « coup de théâtre ».
  5. Odyssée, XIX, 386.
  6. Nous adoptons la lecture de Batteux (διὸ οὐκ ἄτεχνοι) et renvoyons à ses Remarques. L’édition de G. Christ supprime διὸ ἄτεχνοι.
  7. Nous suivons ici la vulgate, le vieux manuscrit de Paris ne donnant pas de sens ; mais, dans le membre de phrase qui suit, nous abandonnons la vulgate pour revenir à ce manuscrit.
  8. On a traduit quelquefois la voix ou le son de la navette ; mais κερκίς a souvent le sens de tissu, et il y a ici, très probablement, une allusion à la fable de Philomèle, envoyant à Procné, sa sœur, un message sous la forme d’un tissu avec lettres brodées. (Bibliothèque d’Appollodore, l. III, ch. XIII, P. 7. — Cp. Achille Tace, liv. V.)
  9. Eschyle, Choéphores, 166-234.
  10. Poète, musicien et peintre, qui florissait dans la 95° olympiade, vers 400 av. J.-C.
  11. Le manuscrit 1741 met au féminin les enfants de Phinée.
  12. Le texte dit : qu’il connaîtra.