Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 15

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 33-35).
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CHAPITRE XV


Des mœurs dans la tragédie. — De ce qu’il convient de mettre sur la scène. — De l’art d’embellir les caractères.


I. En ce qui concerne les mœurs[1], il y a quatre points auxquels on doit tendre ; l’un, le premier, c’est qu’elles soient bonnes.

II. Le personnage aura des mœurs si, comme on l’a dit[2], la parole ou l’action fait révéler un dessein ; de bonnes mœurs, si le dessein révélé est bon.

III. Chaque classe de personnes a son genre de bonté : il y a celle de la femme, celle de l’esclave, bien que le caractère moral de l’une soit peut-être moins bon, et celui de l’autre absolument mauvais[3].

IV. Le second point, c’est que (les mœurs) soient en rapport de convenance (avec le personnage). Ainsi la bravoure[4] est un trait de caractère, mais il ne convient pas à un rôle de femme d’être brave ou terrible.

V. Le troisième point, c’est la ressemblance. Car c’est autre chose que de représenter un caractère honnête et (un caractère) en rapport de convenance (avec le personnage), comme on l’a dit.

VI. Le quatrième, c’est l’égalité. Et en effet, le personnage qui présente une imitation et qui suppose un tel caractère, lors même qu’il serait inégal, devra être également inégal.

VII. Un exemple de perversité morale non nécessaire[5] c’est le Ménélas d’Oreste ; de caractère dépourvu de décence et convenance, la lamentation d’Ulysse, dans Scylla[6], et le discours de Mélanippe[7] ; de rôle inégal, Iphigénie à Aulis[8] ; car, dans les scènes où elle est suppliante, elle ne ressemble en rien à ce qu’elle se montre plus tard.

VIII. Or il faut, dans les mœurs comme dans la constitution des faits, toujours rechercher ou le nécessaire, ou la vraisemblance, de manière que tel personnage parle ou agisse conformément à la nécessité ou à la vraisemblance, et qu’il y ait nécessité ou vraisemblance dans la succession des événements.

IX. Il est donc évident que le dénouement des fables doit survenir par le moyen de la fable elle-même et non pas, comme dans Médée, par une machine[9] et comme, dans l’Iliade, ce qui concerne le rembarquement[10]. Mais il faut se servir de machine pour ce qui est en dehors du drame, pour tout ce qui le précède et que l’homme ne peut connaître, ou pour tout ce qui doit venir ensuite et qui a besoin d’être prédit et annoncé ; car nous attribuons aux dieux la faculté de voir toutes choses et (pensons) qu’il n’y a rien d’inexplicable dans les faits ; autrement, ce sera en dehors de la tragédie, comme, par exemple, ce qui arrive dans l’Œdipe de Sophocle[11].

X. Mais, comme la tragédie est une imitation de choses meilleures (que nature), nous devons, nous autres[12], imiter les bons portraitistes. Ceux-ci, tout en reproduisant une forme particulière, tout en observant la ressemblance avec l’original, l’embellissent par le dessin. Le poète, de même qu’il représente des gens colères ou calmes et de ou tel autre caractère, doit former un modèle ou d’honnêteté ou de rudesse, comme le personnage d’Achille, chez Agathon et chez Homère.

XI. Il faut observer avec attention ces divers points et, en outre, ce qui s’adresse aux sens dans leurs rapports nécessaires avec la poésie, car on peut faire souvent des fautes à cet égard ; mais nous nous sommes suffisamment expliqué là-dessus dans les livres précédemment publiés[13].

  1. L’auteur passe à la seconde des parties de la tragédie énumérées chap. VI, § 8.
  2. Chap. VII, § 12.
  3. Aristote semble contester à la femme et à l’esclave non pas la capacité et la bonté, mais plutôt la responsabilité morale de leurs actes. (Cp. son Histoire des Animaux, chap. IX, 1, et ses Problèmes, chap. XXIX, 11.)
  4. L’édition de G. Christ (coll. Teubner) propose l’addition de Ἀταλάντης après ἔστι γὰρ.
  5. On admet ici la correction de M. Thurot ἀναγκαίας, ou même ἀναγκαίου. (Revue critique, février 1875, p. 132.)
  6. Pièce dont l’auteur est resté inconnu.
  7. Tragédie perdue d’Euripide.
  8. Vettori observe qu’il manque ici un exemple de rôle non semblable.
  9. Dans Médée, c’est le Soleil qui fait office de Deus ex machina (vers 1319-22).
  10. Voir Egger (Critique chez les Grecs, p. 136 et suiv.).
  11. Le meurtre de Laïus par Œdipe et le mariage de celui-ci avec Jocaste.
  12. Lorsque nous composons des tragédies.
  13. Probablement dans les Διδασκαλίαι et dans le traité περὶ τραγῳδιῶν, ouvrages mentionnés par Diogène Laërce (l. V, ch. I, § 12.). Il s’agit de la décoration et de la musique, qui s’adressent aux sens de la vue et l’ouïe.