Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XVI


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 278-281).

XVI

LA VIE SOLITAIRE.

(1819.)


Le matin, à l’heure où la poule bat des ailes et saute dans sa chambre fermée, où le villageois se montre à son balcon et où le soleil darde ses rayons tremblants à travers les gouttes qui tombent, la pluie qui frappe doucement ma cabane me réveille. Je me lève, et je bénis les nuées légères, les premiers gazouillements des oiseaux, la brise fraîche et les plages riantes. Car je vous ai trop vus et connus, murs fâcheux des villes, où la haine accompagne la douleur. Je vis affligé et je mourrai tel, ah ! bientôt ! En ces lieux la nature me témoigne quelque pitié, quoique bien peu : oh ! combien jadis elle me traita mieux ! Oui, tu dédaignes les malheurs et les chagrins, tu es l’esclave du bonheur tout puissant, ô nature. Au ciel, sur terre il ne reste aux infortunés d’autre refuge et d’autre ami que le fer.

Quelquefois je m’assieds dans un lieu solitaire sur une éminence, au bord d’un lac couronné de plantes muettes. Là, quand midi passe dans le ciel, le soleil reflète sa tranquille image, le vent n’agite ni herbe ni feuille ; point d’onde qui se ride ; point de cigale qui chante, point d’oiseau qui batte de l’aile sur une branche, point de vol de papillon ; on n’entend pas une voix, on ne voit pas un mouvement de près ou de loin. Un repos profond occupe ces rives : assis et immobile, je m’oublie moi-même ainsi que le monde ; et déjà il me semble que mes membres gisent épars, privés de souffle et de sentiment et que leur éternel repos se confonde avec le silence du lieu.

Amour, amour, tu t’es envolé loin de mon cœur qui fut autrefois si brûlant, que dis-je ? si embrasé. Le malheur l’a serré de sa main froide et il s’est glacé dans la fleur de ses ans. Je me souviens du temps où tu pénétras dans mon sein. C’était ce temps doux et irrévocable où s’ouvre au regard jeune cette misérable scène du monde et lui sourit comme une vue de paradis. Le cœur du jeune garçon bat d’espérances virginales et de désirs ; et déjà le malheureux mortel se prépare aux œuvres de cette vie, comme à une danse ou un jeu. Mais je ne te sentis pas plus tôt, Amour, que déjà la fortune avait rompu ma vie et que déjà mes yeux n’étaient plus bons que pour les larmes. Pourtant, si parfois parmi les plages brillantes, à l’aurore muette ou quand le soleil fait briller les toits, les collines et les campagnes, je rencontre le visage d’une belle jeune fille, ou si dans le repos d’une tranquille nuit d’été, arrêtant près des villes mon pas vagabond et contemplant la campagne déserte, j’entends résonner dans une chambre solitaire le chant harmonieux d’une jeune fille qui prolonge dans la nuit son travail manuel ; alors mon cœur de pierre se met à palpiter. Hélas ! mais il revient bientôt à son sommeil de fer : car les doux mouvements sont devenus étrangers à mon sein.

Ô chère lune, dont le tranquille rayon éclaire la danse des lièvres dans les forêts ; — et le matin le chasseur se plaint en trouvant les pistes embrouillées et trompeuses, et mille détours l’écartent des terriers ; — salut, ô bonne reine des nuits ! Ton rayon se glisse en ennemi à travers les buissons, les rochers ou dans les édifices déserts sur le fer du pâle voleur qui, l’oreille tendue, épie de loin le bruit des roues et des chevaux ou le son des pas sur la route muette : le cliquetis inattendu de ses armes, sa voix rauque, sa mine funèbre glacent le cœur du voyageur, qu’il laisse bientôt à demi mort et nu parmi les rochers. Ennemie aussi, ta blanche lumière rencontre par les carrefours des cités le vil galant, qui va rasant les murs des maisons et suivant l’ombre obscure, qui s’arrête et s’effraie des lampes brillantes et des balcons ouverts. Oui, ton aspect est ennemi des âmes méchantes, mais il me sera toujours clément sur cette plage où tu ne présentes à ma vue que de joyeuses collines et des plaines spacieuses. Et encore, bien que je fusse sans remords, j’accusais ton rayon gracieux quand, dans les lieux habités, il m’offrait au regard des hommes ou qu’il offrait d’autres hommes à mon regard. Maintenant je le louerai toujours, soit que tu m’apparaisses voguant parmi les nuages, soit que, sereine dominatrice de la plaine éthérée, tu regardes ce déplorable séjour des hommes. Tu me reverras souvent, seul et muet, errer dans les bois et sur les vertes rives, ou m’asseoir sur l’herbe, content s’il me reste assez de cœur et d’haleine pour soupirer.