Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XV


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 274-277).

XV

LE SONGE.

(1819.)


C’était le matin, et à travers les volets fermés, par le balcon, le soleil insinuait dans ma chambre sombre sa première blancheur, quand, au moment où le soleil plus léger et plus suave ferme les paupières, se dressa près de moi et me regarda au visage le fantôme de celle qui la première m’enseigna l’amour, puis me laissa dans les larmes. Elle ne semblait pas morte, mais triste, et telle que nous paraissent les malheureux. Elle approcha sa droite de ma tête, et, soupirant : « Tu vis, me dit-elle, et tu ne conserves aucun souvenir de nous ? — D’où, répondis-je, et comment viens-tu, chère beauté ? Combien, ah ! combien j’ai souffert et je souffre à ton sujet. Je ne croyais pas que tu dusses l’apprendre et cela rendait ma douleur plus inconsolable. Mais vas-tu me laisser une seconde fois ? J’en ai grand’peur. Or dis-moi : que t’advint-il ? Es-tu celle d’autrefois ? Et quelle destruction intérieure as-tu subie ? — L’oubli obscurcit tes pensées et le sommeil les enveloppe, dit-elle. Je suis morte, et tu m’as vue pour la dernière fois, il y a plusieurs lunes. » À ces mots, une douleur immense m’oppressa la poitrine. Elle poursuivit : « Je m’éteignis dans la fleur des ans, quand la vie est la plus douce et avant l’âge où le cœur s’assure que toute humaine espérance est vaine. Le mortel qui souffre en vient vite à désirer celle qui le tire de tout chagrin : mais désolante est la venue de la mort pour les jeunes, et dur est le destin de cette espérance qui va s’éteindre sous terre. Il est vain de savoir ce que la nature cache aux inexpérimentés de la vie et la douleur aveugle l’emporte de beaucoup sur une sagesse prématurée. — Ô infortunée ! ô bien-aimée ! tais-toi, tais-toi, lui dis-je : tu me brises le cœur avec ces paroles. Donc tu es morte, ô mon amie, et je suis vivant, et il était écrit dans le ciel que ton corps tendre et chéri devait éprouver les sueurs suprêmes, tandis que ma misérable enveloppe resterait intacte ! Oh ! combien de fois, en pensant que tu n’es plus et qu’il ne m’arrivera jamais de te revoir en ce monde, je ne puis y croire. Hélas ! hélas ! quelle chose est ce qu’on appelle la mort ? Que ne puis-je aujourd’hui l’apprendre par expérience et soustraire ma faible tête aux haines atroces de la destinée ! Je suis jeune, mais ma jeunesse se consume et se perd comme une vieillesse : la vieillesse ! je la crains, et pourtant j’en suis bien loin. Mais la fleur de mon âge en diffère si peu ! — Nous naquîmes tous deux pour les larmes, dit-elle ; la félicité n’a pas ri à notre vie, et le ciel s’est complu à nos chagrins. — Si maintenant, ajoutai-je, mes cils se voilent de larmes et mon visage de pâleur à cause de ton départ, et si je sens mon cœur lourd d’angoisse, dis-moi : aucune étincelle d’amour ou de pitié pour ton malheureux amant n’atteignit-elle ton cœur, pendant que tu vécus ? Alors je passais mes nuits et mes jours à désespérer et à espérer ; aujourd’hui mon âme se fatigue dans le doute vain. Si une seule fois tu eus compassion de ma vie misérable, ne me le cache pas, je t’en prie, et que le souvenir me console, maintenant que l’avenir est enlevé à nos jours. » Et elle : « Console-toi, ô infortuné ! Je ne te fus point avare de pitié, tant que je vécus, et je ne t’en suis pas avare maintenant : car j’ai été malheureuse, moi aussi. Ne te plains pas d’une malheureuse enfant. — Par nos malheurs et par l’amour qui me consume, m’écriai-je, par le nom chéri de la jeunesse et l’espoir perdu de nos jours, permets, ô aimée, que je touche ta main. » Et elle, d’un geste doux et triste, me la tendait. Pendant que je la couvre de baisers, que, palpitant d’une joie douloureuse, je la serre sur mon sein haletant, ma figure et ma poitrine se trempent de sueur, ma voix s’arrête dans ma gorge, le jour vacille devant mes yeux. Elle fixa tendrement ses yeux sur mes yeux et me dit : « Tu oublies, ô mon ami, que je suis dépouillée de ma beauté ? C’est en vain, ô infortuné, que tu t’échauffes et que tu frémis d’amour. Or, finalement adieu. Nos malheureuses âmes et nos chairs sont séparées pour l’éternité. Tu ne vis plus et jamais tu ne vivras pour moi : déjà le destin a rompu la foi que tu m’as jurée. » Alors, voulant crier d’angoisse, me pâmant, et les yeux mouillés de larmes désespérées, je m’arrachai à mon sommeil. Elle me restait pourtant dans les yeux et dans le rayon incertain du soleil il me semblait encore la voir.